Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 70

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIp. 62-66).

LETTRE LXX.

Le Chevalier Grandisson au Docteur Barlet.

À Boulogne, 22 de Mai.

L’Évêque de Nocera partit hier pour Urbin, dans la seule vue d’être informé par ses yeux de la santé de sa Sœur, & peut-être de disposer le Général à me voir avec politesse. Si j’étois sûr que l’honnête Prélat crût cette précaution nécessaire, mon orgueil en seroit piqué.

Le Comte de Belvedere est d’hier au soir à Boulogne. Il a cherché d’abord à me voir. Dans un assez long entretien, il m’a dit en confidence, qu’on lui avoit fait des propositions de mariage avec la Signora Daurana ; qu’il avoit répondu que son cœur est engagé, quoiqu’avec peu d’espérance ; & qu’il regrettoit peu d’avoir fait une réponse si courte, parce qu’il avoit su avec quelle cruauté & par quels motifs les Auteurs de cette ouverture avoient aggravé les maux du plus parfait Ouvrage de la Nature. Vous voyez, a-t-il ajouté, que je m’explique avec vous sans réserve. Vous m’obligeriez beaucoup, Chevalier, si vous vouliez m’apprendre quelles sont à présent vos propres vues. Mais je serois charmé d’entendre de vous-même ce qui s’est passé entre vous, Clémentine & la Famille, avant votre départ d’Italie. Ils m’ont déja fait leur relation.

Je lui ai fait la mienne avec une fidélité, dont il a paru fort satisfait. C’est exactement, m’a-t-il dit, ce qu’on m’avoit déja raconté. Si vous étiez d’une même Religion, Clémentine & vous, il n’y auroit rien à prétendre pour un autre homme. J’adore sa piété & son attachement à l’Église ; mais je n’ai pas le cœur assez étroit, pour ne pas rendre la même justice à vos sentimens. Comme sa maladie est accidentelle, je ne penserois jamais à d’autres femmes, si je pouvois me flatter qu’elle ne se crût pas malheureuse avec moi. Parlez naturellement : je sais qu’on a désiré votre retour ; êtes-vous venu dans la résolution de l’épouser, si sa santé se rétablit ?

Je lui ai fait la même réponse qu’à la Marquise. Il a paru aussi content de moi, que je le suis de lui. Le même jour il est retourné à Parme.

Vendredi, 23 de Mai.

Le Prélat est de retour. Clémentine avoit été fort mal. La fievre étoit survenue. Combien n’a-t-elle pas essuyé d’agitations ? L’Évêque m’assure, que le Général & sa Femme se reconnoissent obligés aux soins que j’ai pris pour le service de Jeronimo. La fievre ayant quitté Clémentine, elle sera ici dans un jour ou deux.

Que je suis impatient de la voir ! Cependant ce spectacle ne me promet que de l’amertume. C’est, dit-on, le vrai tableau de la tristesse muette. Ses traits sont les mêmes, ajoute l’Évêque, quoiqu’elle soit fort maigrie. On lui a dit, que Jeronimo commençoit à se trouver mieux ; votre cher Jeronimo, lui a répété le Général. Elle a prononcé tendrement ce nom ; & baissant les yeux, elle est retombée dans un profond silence. Ensuite on lui a prononcé aussi mon nom. Elle a regardé promptement autour d’elle, comme dans l’espérance d’y voir quelqu’un. Mais sur quelque bruit que le hazard a fait entendre, elle a tressailli, elle a jetté les bras autour de Camille, les yeux troublés, dans la crainte apparemment d’être observée par la cruelle Daurana. Combien doit-elle avoir souffert de sa barbarie !

Vendredi au soir.

Je passe la moitié du tems avec le Seigneur Jeronimo ; mais à différentes heures, pour ne pas fatiguer ses esprits. Les Chirurgiens Italiens & M. Lowther s’accordent heureusement dans toutes leurs mesures. Aussi le malade rend-il témoignage qu’il n’a pas été si bien depuis plusieurs mois. Tout le monde attribue le retour de ses forces à mes fréquentes visites. On doit lui faire demain une ouverture sous sa plus dangereuse plaie. M. Lowther, qui entreprend cette opération, ne veut se flatter de rien, dit-il, avant le succès.

Le Marquis & sa femme ne cessent point de me marquer leur reconnoissance dans les termes les plus vifs & les plus obligeans. Je reçus hier leur visite, sous le prétexte d’une légere indisposition, qui me retint dans ma chambre, & que je crois venue du tumulte de mes esprits, occasionné par la fatigue, par mes craintes pour Jeronimo, par mon inquiétude pour Clémentine, & par le souvenir continuel des chers Amis, que j’ai laissés en Angleterre. Vous savez, cher Docteur, que malgré tous mes efforts pour déguiser souvent des peines, auxquelles je ne puis remédier, le Ciel m’a donné un cœur plus sensible, qu’il ne convient à mon repos. Olivia est un tourment pour mon imagination. Pour Miss Byron, elle doit être heureuse dans la droiture de son cœur. Je suis porté à croire qu’elle ne résistera point aux vives instances de la Comtesse D…, en faveur de son Fils, qui est assurément un de nos plus aimables Seigneurs. Elle sera la plus heureuse femme du monde, comme elle en est une des plus dignes, si son bonheur répond à mes vœux. Émilie occupe une grande partie de mes pensées. Notre cher Belcher est fait pour être heureux. Mylord W…, mes Sœurs & mes Beaux-Freres, doivent l’être aussi. Pourquoi ne le serois-je pas moi-même ? Je dois, je veux l’être, si j’obtiens du Ciel la santé de Jeronimo & celle de sa Sœur. Vous, cher Docteur, il est impossible que vous ne le soyez pas. Qui m’empêche donc de croire que je partage le bonheur de tous mes Amis, comme je vous assure, mon cher Docteur, que je suis le plus fidele & le plus dévoué des vôtres.

Grandisson.