Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 43

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome IIIp. 128-163).

LETTRE XLIII.

Miss Byron, à Miss Selby.

Mardi 14 Mars.

Enfin Sir Charles est de retour. Il est venu avec le Docteur Barlet. Ma Philosophie retombe dans un grand danger, du moins jusqu’à ce qu’elle ait le tems de se fortifier par mes réflexions. Je prévois qu’à la fin, il faudra prendre le parti de chercher un azile au Château de Selby.

Je n’entends pas un mot à présent, qui ne me semble mériter d’être répété. N’espérez pas néanmoins que je puisse vous représenter combien sa présence anime une compagnie. Mais prenez-en quelques traits, que je recueillerai par lambeaux.

Nous comptions, lui a dit Mylord L… à son arrivée, sur le plaisir de vous voir plutôt. J’étois de cœur avec vous, Mylord, lui a-t-il répondu ; & prenant ma main, pour s’asseoir près de moi, mon impatience augmentoit, a-t-il ajouté, par le desir de partager promptement avec vous l’honneur de voir Miss Byron.

Pourquoi me prendre la main ? Mais le nom de Frere pouvoit autoriser cette liberté.

Il a continué. Je me suis trouvé engagé, pendant la plus grande partie de la semaine, dans un fort triste office, comme M. Grandisson a pu vous le raconter. Je ne suis revenu à Londres que samedi, & j’y ai trouvé un billet de sir Hargrave Pollexfen, qui s’invitoit à dîner chez moi le lendemain avec MM. Merceda, Bagenhall & Jordans. Mais quelques affaires m’ayant obligé de remettre la partie au jour suivant, vous ne devineriez pas, Miss Byron, à quoi elle nous a conduits : à faire ensemble le petit voyage de Padington, pour y rendre une visite à Madame Aubery.

J’ai tressailli ; j’ai tremblé même, en me rappelant ce que j’avois souffert dans ce lieu.

Sir Charles a continué de nous apprendre qu’il avoit engagé sir Hargrave, avec quelque difficulté néanmoins, à lui donner un ordre pour le payement des cent livres sterling qu’il a promises à Wilson, & qu’ayant été fort satisfait du témoignage que Madame Aubery avoit rendu des intentions de ce jeune homme pour sa fille, il s’étoit engagé à leur remettre cette somme, le jour de leur mariage, avec les cinquante guinées qu’il y veut joindre. Il s’est fait montrer la scene de ma triste Avanture ; & dans un entretien particulier qu’il s’est procuré avec la Mere, il s’en est fait raconter les principales circonstances. Sa bonté lui a fait ajouter, que ce récit l’avoit touché si vivement, qu’en rejoignant sir Hargrave il n’avoit pas eu peu de peine à reprendre l’air civil qu’il avoit eu jusqu’alors avec lui. Les trois Amis lui ont demandé en grace, & comme un motif pour se rendre à toutes ses volontés, d’être d’un dîner que sir Hargrave donne, vers la fin du mois, dans sa belle maison de la forêt de Windsor. Ils ont fort insisté sur cette condition : & Sir Charles y a consenti d’autant plus volontiers, que devant partir incessamment tous trois pour le voyage qu’ils se proposent, c’est la derniere occasion qu’il aura de les voir.

Ses Sœurs & Mylord L… ont marqué alors beaucoup de curiosité pour les raisons qu’il avoit appellées tristes, & qui l’ont arrêté si long-tems à Cantorbery. Ce nom, leur a-t-il dit, convient aux soins qui m’occupent ; & vous ne devez pas être surpris de me voir pendant quelques jours en habit de deuil. Ses deux Sœurs l’ont regardé avec une vive inquiétude ; & moi, qui suis, comme vous savez, la troisieme, je n’ai pu manquer d’en ressentir aussi. On lui a demandé impatiemment si ce deuil regardoit toute la Famille ? Non, a-t-il répondu. Il est question d’un Ami fort cher, qui étoit malade à Cantorbery, & que je viens d’y voir expirer. M. Danby, c’étoit son nom, après un long séjour en France, où le commerce l’avoit enrichi, se voyant une santé fort languissante, avoit souhaité de venir mourir dans sa patrie. Il passa de Calais à Douvres, il y a deux mois. Mais sa maladie augmenta si dangereusement, qu’ayant été forcé de s’arrêter à Cantorbery, dans sa route vers Londres, il y a payé le dernier tribut de la nature. Son corps doit avoir été transporté cette nuit à la Ville, & j’ai donné des ordres pour les préparatifs de sa sépulture, qui va m’occuper pendant deux ou trois jours. La fortune de M. Danby étoit considérable ; mais, en me chargeant de toutes ses affaires, il m’a dit qu’elles sont en ordre. Son testament ne doit être ouvert qu’après l’enterrement. Il laisse deux Neveux & une Niéce, que je lui ai proposé de joindre à moi, pour l’exécution de ses dernieres volontés. Il s’est obstiné à le refuser. Sa vie fut un jour attaquée par des assassins, qui n’étoient que les émissaires de son Frere. J’eus le bonheur de la lui sauver, avec assez peu de mérite, puisque j’avois à défendre la mienne, qui étoit exposée au même danger : mais quoique ses Neveux & sa Niéce n’aient point eu part à cette noire entreprise, j’apréhende qu’il n’ait porté trop loin son ressentiment contre leur Pere, & sa reconnoissance pour moi.

Mais ne convenez-vous pas, lui a dit Miss Charlotte, que nous avons un peu de réserve à vous reprocher dans cette occasion ? Vous avez fait dix fois le voyage de Cantorbery, sans nous dire un mot des raisons qui vous y conduisoient. Je ne vous dissimule pas que je vous ai soupçonné de quelque intrigue galante. Il a répondu que sa réserve n’avoit rien eu d’affecté ; mais qu’il croyoit devoir épargner à ses Amis des communications chagrinantes, sur-tout lorsquelles n’étoient pour eux d’aucune utilité ; & que chaque jour il étoit occupé de mille choses, dont cette seule raison l’empêchoit de fatiguer ses Sœurs. Je crois néanmoins, a-t-il ajouté en souriant, que Charlotte est assez curieuse, & qu’elle trouve quelquefois des secrets où l’on n’a pas dessein d’en mettre.

Miss Charlotte a rougi. Votre servante, Monsieur ; c’est toute sa réponse.

Vous avez donc jugé, a-t-il repris, que c’étoit quelque Dame qui m’attiroit. Que vous connoissez peu votre Frere ! Comptez, Mylord, & vous, cheres Sœurs, que je ne vous cacherai jamais un secret de cette nature, lorsque je me sentirai porté par mon penchant à faire une seconde visite. C’est à votre sexe, Charlotte, qu’il est pardonnable de faire mystere de ses inclinations ; & je ne crois pas que l’on doive l’en blâmer, s’il doute qu’elles soient bien placées, ou qu’elles soient payées de retour. En prononçant ces derniers mots, il l’a regardée d’un œil fixe. Elle en a paru si embarrassée, que rougissant encore plus, elle l’a prié fort sérieusement de s’expliquer, sur deux ou trois des mêmes traits, qu’il lui avoit lancés avant son dernier voyage de Cantorbery. On s’imagineroit, lui a-t-elle dit, que je vous déguise quelque chose que vous devriez savoir.

Puisque vous êtes si pressante, a-t-il répliqué, permettez que je vous demande s’il y a quelque chose en effet que vous me déguisiez.

Mais vous-même, a-t-elle demandé à son tour, croyez-vous que je vous déguise quelque chose ?

Votre embarras, chere Sœur, l’alarme que vous avez paru prendre quelquefois sur des termes & des expressions fort simples, pourroient faire juger…

Faire juger… quoi ? mon Frere. Ayez la bonté de vous expliquer clairement.

Ah ! Charlotte. Il la regardoit en souriant, d’un air un peu malicieux.

Je ne soutiens point cet ah ! Charlotte, & cette maniere de me regarder. Vous vous expliquerez, Monsieur.

Et seriez-vous bien aise, ma Sœur, que cette affaire fût éclaircie ?

Oui, Monsieur ; & je le demande.

Ici j’avoue, chere Lucie, que, ne doutant point de l’innocence de Miss Charlotte, j’ai triomphé pour elle, & j’ai dit en moi-même, nous allons donc trouver quelque foible, quelque sujet de reproche, dans ce Frere qui possède tant de perfections réunies ! On a parlé de former un Tribunal, dont M. Grandisson fut d’abord exclu tout d’une voix. Miss Émilie s’est récusée d’elle-même, & la modestie du Docteur Barlet lui faisoit souhaiter aussi de se retirer. Mais Sir Charles l’a pressé au contraire de demeurer, pour servir d’Avocat à sa Sœur. Miss Byron, a-t-il dit, fera l’office de Juge.

J’ai demandé fortement d’en être dispensée. L’affaire sembloit commencer à devenir trop sérieuse.

Miss Charlotte m’a dit à l’oreille : Que je regrette de ne vous avoir pas ouvert entiérement mon cœur ! c’est votre perfide écriture qui en est cause. On ne vous trouve jamais que la plume à la main. Je lui ai répondu ; chere Miss Grandisson, ce n’étoit point à moi de vous presser là-dessus… chere Miss Grandisson, ma plume n’auroit rien empêché, si vous m’aviez marqué le moindre dessein… Il y a des secrets, a-t-elle interrompu, qu’on ne révele point sans être un peu pressée. On a de l’embarras à commencer, quoiqu’on y soit porté par le mouvement du cœur. Mais, chere Miss Byron, ne me méprisez point. Vous voyez quel est mon Accusateur. Il est si généreux, que le plus court seroit de passer condamnation tout d’un coup.

Je l’ai exhortée à ne rien craindre en effet, lorsqu’elle avoit pour partie le meilleur de tous les Freres.

Elle a pris alors assez de courage pour se tourner vers lui, & pour lui demander quelles étoient donc ces accusations ? Mais ne disiez-vous pas, a-t-elle ajouté avec un sourire forcé, que vous ne pouvez être tout à la fois Accusateur & Juge ? Qui sera donc mon Juge, puisque Miss Byron refuse de l’être ?

Votre propre cœur, a répondu sir Charles. Tous les Spectateurs seront vos Avocats, si leur Jugement est pour vous ; & s’il vous est contraire, je leur demande en votre faveur une compassion muette.

J’avoue, chere Lucie, que ces préliminaires m’ont effrayée pour Miss Charlotte.

De la compassion ! s’est-elle écriée. Mais n’importe, Monsieur. Venez au fait. Quelle est votre accusation ?

Quoiqu’elle s’efforçât de prendre une contenance ferme, il étoit aisé de voir son embarras. Sa respiration étoit agitée. Elle baissoit les yeux. Elle ôtoit son Diamant ; elle le remettoit ; & se trouvant assise près d’une Console, elle y traçoit des figures, du bout du doigt, avec une sorte d’attention, qui ne pouvoit venir que d’un mouvement de crainte ou de dépit. Encore une fois, je souffrois pour elle.

Sir Charles, affectant de ne pas remarquer sa confusion, a commencé alors à rappeler d’un ton fort tendre tout ce qu’il avoit fait depuis son arrivée, pour l’engager à s’ouvrir à lui sur ses inclinations, dans la seule vue de les favoriser par toutes sortes de services, & de se préparer à lui payer la dot qu’il lui avoit destinée. Mais, a-t-il continué, l’exemple de sa Sœur, qui avoit pris tout d’un coup le parti de la confiance, & tous les efforts qu’il avoit faits pour découvrir entre Mylord G… & le Chevalier Watkins, qui étoient ses deux Amans déclarés, lequel avoit la préférence dans son cœur, n’ayant pu lui procurer les lumieres qu’il desiroit, il avoit d’abord conclu qu’elle n’avoit encore aucun penchant. Ensuite d’autres observations lui avoient fait connoître qu’il s’étoit trompé. Il étoit revenu à la presser sur le choix de l’un des deux Concurrens ; & jugeant par ses réponses que Mylord G… ne lui déplaisoit point, il s’étoit déterminé à pressentir le Pere de ce jeune Seigneur sur une alliance qui ne pouvoit souffrir d’objection. Cependant, lorsqu’après avoir engagé cette affaire assez loin, il avoit cru la combler de joie en lui apprenant le succès de son zele, il avoit été surpris de lui trouver autant d’embarras que de froideur. Il ne vouloit pas dissimuler que dans l’incertitude où il seroit peut-être resté plus long-tems, quelques informations, qu’il ne devoit qu’au hazard, avoient jeté du jour…

Un profond soupir, & quelques larmes, qui sont échappées ici à Miss Charlotte, ont arrêté Sir Charles au milieu de son récit. Mylord & Mylady L… qui l’avoient écouté jusqu’alors en souriant, ont pris un air grave. Le Docteur Barlet a baissé les yeux ; & moi, je suis demeurée tremblante, sans oser me remuer sur ma chaise.

J’appréhende, a repris Sir Charles, après un moment de silence, que l’effet n’ait répondu bien mal à mes intentions. Si je vais trop loin, chere Sœur, c’est à vous de me le faire connoître. Me préserve le Ciel de faire valoir mon caractere aux dépens du vôtre ! Parlez de bonne foi ; suis-je un Imprudent ? Oui, Charlotte, je veux le supposer : & je vous demande seulement en quoi je puis contribuer à votre bonheur.

Miss Grand. (En pleurant amerement.) Pardon, mon Frere ! Ajoutez cette grace à tant d’obligations que je vous ai déja. Il est vrai que j’ai quelque chose à me reprocher.

Sir Ch. Si je vous pardonne ! oh ! c’est du fond du cœur.

Miss Grand. (En s’essuyant les yeux.) Ne continuez-vous pas votre récit ?

Sir Ch. Nous prendrons un autre tems, Mademoiselle.

Miss Grand. Mademoiselle ! Ah ! je vois trop que vous êtes irrité contre moi. De grace, continuez.

Sir Ch. Irrité ? Je vous assure que je ne le suis point. Mais vous aurez la bonté, quand vous le souhaiterez, de m’accorder une heure d’entretien dans votre cabinet.

Miss Grand. Non, non. Continuez, je vous prie. Il n’y a personne ici qui ne me soit très-cher. Il faut que tout le monde entende ma justification ou ma Sentence. De grace, Monsieur, reprenez votre récit. Pourquoi s’est-on levé ? Miss Byron, faites-moi le plaisir de vous asseoir… Je crois que j’ai tort. Mon Frere vous a priés tous de prendre pitié de moi en silence, si vous me trouvez coupable. Peut-être aurois-je besoin en effet de votre pitié. Je vous supplie, Monsieur, de m’apprendre ouvertement ce que vous savez de mes fautes.

Sir Ch. Très-chere Charlotte, j’en sais assez pour les faire sentir à votre cœur. Je me garderai bien d’aller plus loin. Ne vous imaginez pas, ma chere Sœur, que je veuille prendre un ton de Censeur avec vous. Mais…

Miss Grand. (L’interrompant avec une agitation extrême.) Mais quoi, Monsieur ?

Sir Ch. Mais vous auriez fait mieux… Cependant je souhaite d’avoir été trompé sur ce point, & de ne pas trouver que ma Sœur ait tort.

Miss Grand. Hé bien, Monsieur, on ne vous a point trompé, si l’on vous a dit… (en paroissant chercher ses expressions.)

Sir Ch. Qu’il existe un homme pour lequel vous avez du goût, malgré…

Miss Grand. (L’interrompant.) Malgré tout ce que j’ai pu dire de contraire, n’est-ce pas ? si cela est, Monsieur, c’est une grande faute de l’avoir désavoué.

Sir Ch. Et c’est ce que je pense uniquement, chere Sœur ; car ce n’est point une faute de donner la préférence à quelqu’un dans votre estime. Ce n’en est point une, de la donner sans avoir consulté votre Frere. Ne me suis-je pas proposé de vous laisser entiérement maîtresse de votre conduite & de vos actions ? Il ne seroit pas généreux de m’attribuer d’autres droits, lorsque je n’ai rien fait pour vous que je ne regarde comme un devoir. Ne m’en croyez pas capable. Non. Mais je m’étois assez expliqué avec vous, pour devoir compter que vous ne me laisseriez pas dire à Mylord G… & même au Comte son Pere, que vos affections n’étoient point engagées, lorsqu’elles l’étoient effectivement.

Miss Grand. Êtes-vous sûr, Monsieur, qu’elles le soient.

Sir Ch. Oh ma Sœur ! qu’il m’en coûte, pour vous pousser comme je fais ! Demeurons-en là. Par considération pour vous-même, n’allons pas plus loin.

Miss Grand. Nommez votre homme, Monsieur.

Sir Ch. Le mien ? oh non, Charlotte ; le capitaine Anderson n’est pas mon homme.

Aussi-tôt sir Charles s’est levé ; il a pris la main de sa Sœur, qui sembloit immobile, il l’a pressée de ses levres.

Ne vous troublez point à cet excès, lui a-t-il dit ; votre chagrin m’afflige plus que votre erreur : & lui faisant une profonde révérence, il est sorti sur le champ. C’étoit par pitié pour sa confusion, qu’il vouloit lui laisser le tems de se remettre. Elle est demeurée toute interdite. Mylady L… s’est hâtée de lui présenter des Sels : peut-être n’en avoit-elle jamais eu besoin que dans cette occasion.

Que je suis méprisable ! s’est-elle écriée, même à mes propres yeux ! Je vous demande grace, Miss Byron ! Docteur Barlet ! L’accorderez-vous à ma folle persévérance ? Pardon, Mylord, & vous, Mylady, n’aurez-vous pas un peu d’indulgence pour une Sœur ? Mais sir Charles ne cessera jamais de me voir sous un jour si humiliant. Il doit lui en coûter en effet ! Qu’il est vrai qu’une erreur ne manque point d’en attirer d’autres !

Son Frere, entendant sa voix & celle de toute l’assemblée, qui s’efforçoit de la consoler, est rentré sans affectation. Elle a voulu se lever ; & dans la disposition où elle paroissoit, peut-être alloit-elle se jetter à ses pieds. Mais il a pris ses deux mains jointes dans une des siennes ; & de l’autre tirant un fauteuil, il s’est assis auprès d’elle. Une douce majesté reluisoit sur son visage avec la compassion ; il n’a paru terrible qu’aux yeux de Miss Charlotte. Pardon, Monsieur, ont été ses premiers mots.

Oui, chere Sœur, lui a-t-il répondu affectueusement. Chacun de nous n’a-t-il pas besoin de la même grace ? Notre compassion n’est jamais plus sincere pour autrui, que lorsque nous en avons à demander pour nous-mêmes. Souvenez-vous seulement d’adoucir la sévérité de votre vertu pour les autres.

Sa réflexion tomboit apparemment sur Madame Oldham.

On ne prévoit pas toujours, a-t-il continué, où peut conduire le moindre oubli des principes. Jettons un peu les yeux devant nous. Mais n’aimeriez-vous pas mieux passer dans votre cabinet ?

Miss Grand. Je ne veux rien cacher à l’assemblée. Ma confiance pour ceux qui la composent est égale à mon amitié. Mais je demande la permission de sortir un moment.

Elle est sortie, après m’avoir fait signe de la suivre ; & cherchant à partager sa faute, elle m’a fait un nouveau reproche de ma passion d’écrire, qui l’avoit empêchée, m’a-t-elle dit, de me faire sa confession. Je lui ai demandé à quoi cette confidence auroit servi, & si son Frere en auroit moins… Non, a-t-elle interrompu ; mais vous m’auriez donné votre avis. J’aurois eu cet avantage, & peut-être m’auriez-vous conseillé de prévenir l’accusation. Mais pardon, a-t-elle ajouté.

Ô Charlotte ! ai-je pensé en moi-même ; si vous pouviez prendre un peu plus d’empire sur votre charmante vivacité, vous n’auriez pas deux pardons à demander au lieu d’un.

Elle m’a priée de rentrer avant elle ; mais elle m’a suivie presqu’aussi-tôt. Elle a repris sa place ; & trouvant le moyen d’allier avec son embarras un air de véritable dignité, elle a préparé notre attention par cet exorde.

S’il n’est pas trop tard, après une longue persévérance dans l’erreur, pour me rétablir dans l’estime d’un Frere, dont l’estime & l’amitié me sont plus précieuses que tous les trésors du monde, mon ingénuité va plaider pour moi.

Sir Ch. Chere Sœur ! Je voudrois vous épargner la peine…

Miss Grand. Je ne demande aucun ménagement, Monsieur, & je vous supplie de m’écouter. Mon dessein n’est pas de relever les fautes d’autrui, pour diminuer les miennes, & bien moins de jetter la moindre ombre sur une mémoire qui me sera toujours chere & respectable. Mais votre piété, Monsieur, ne sera point blessée, si je rappelle quelques circonstances que je crois nécessaires à mes explications. Mon Pere se trouvant offensé, ou jugeant à propos de le paroître, à l’occasion de quelques ouvertures qui regardoient le mariage de ma Sœur…

Sir Ch. [L’interrompant.] Deux mots, très-chere Sœur. Peut-être ne fut-il pas satisfait qu’un traité de mariage, quelques honorables que fussent le parti & les offres, eût été commencé sans sa participation.

Miss Grand. Personne n’ignore que mon Pere avoit des qualités supérieures, qui étoient accompagnées d’une extrême vivacité d’esprit. Il entreprit à cette occasion d’humilier ses deux filles ; & voulant leur faire perdre toute idée de mariage, il joignit à l’autorité paternelle, que nous pouvons nous glorifier d’avoir fidélement respectée, cette veine de raillerie que tout le monde lui a connue ; nous en fûmes confondues, jusqu’à ne pouvoir lever la tête. Ma Sœur en particulier se vit forcée de rougir d’une inclination, que le mérite de l’objet ne pouvoit rendre honteuse pour aucune femme. Il plut aussi à mon Pere, & sans doute par de sages raisons, de nous déclarer que nous ne devions nous attendre qu’à une fortune fort bornée. L’effet de cette conduite fut de m’avilir à mes propres yeux. Ma Sœur eut l’esprit plus fort, & se trouva soutenue par de meilleures espérances ; mais ce qu’elle avoit souffert me fit appréhender le même traitement à mon tour. Je me sentis dans la disposition d’entreprendre tout ce qui pouvoit s’accorder avec la vertu, plutôt que de m’exposer à des railleries & à des invectives, auxquelles mon devoir ne me permettoit pas de répliquer.

Pendant que ces impressions m’occupoient dans toute leur force, M. Anderson, qui étoit en quartier dans le voisinage, eut l’occasion de me voir. C’est un homme de fort bonne mine, vif, enjoué, qui étoit reçu agréablement de tout le monde, & distingué sur-tout par trois jeunes Dames, que cette raison mettoit fort mal ensemble. J’avoue que la préférence qu’il parut me donner sur toutes les autres, lui fit d’abord un mérite à mes yeux. D’ailleurs, étant le principal Officier du Canton, il y étoit considéré comme un Général. Tout le monde jugea, comme lui, qu’une fille de Sir Thomas Grandisson étoit un objet digne de son ambition ; tandis que cette pauvre fille, redoutant les difficultés qui arrêtoient sa Sœur, & concluant de la déclaration de son Pere, que deux à trois mille livres sterling étoient tout le bien qu’elle pouvoit prétendre, croyoit devoir appréhender qu’un Capitaine de Cavalerie, qui cherchoit peut-être à relever sa fortune par un mariage avantageux, ne fût trompé dans ses espérances, en supposant même qu’elle obtînt le pardon de son Pere, si elle s’engageoit avec lui, comme elle en étoit sollicitée par les Lettres, qu’il trouvoit le moyen de lui écrire secrettement. J’espere, Monsieur, j’espère, Mylord, & vous, mes deux Sœurs, que tous ces aveux vous feront prendre une meilleure opinion de ma sincérité, quoiqu’ils ne puissent justifier mon indiscrétion.

Cependant mon orgueil étoit quelquefois blessé. Je ne me le dissimulois pas toujours ; mais le plus souvent je me laissois aveugler par les artifices où les hommes excellent. Par dégrés, je fus entraînée si loin, qu’il me devint également difficile d’avancer ou de retourner sur mes pas. M. Anderson étoit d’une Famille honorable ; mais il y avoit tant à dire en faveur des inclinations de ma Sœur ; la naissance, le rang, les titres étoient si différens, & si fortifiés d’ailleurs par les liaisons de Mylord avec mon Frere, qu’un engagement téméraire me paroissoit un opprobre. Il me sembloit que la femme du Capitaine Anderson ne devoit s’attendre qu’à la pitié, ou peut-être au mépris. Et puis quels sont mes droits, me disois-je à moi-même, lorsque je me permettois de faire une réflexion sérieuse, pour donner à mon Pere, un Fils, à mon Frere, à ma Sœur, à Mylord L… si ma Sœur l’épouse, un Frere, qu’ils n’auroient jamais choisi, & qu’ils prendront peut-être le parti de désavouer ? Les condamnera-t-on de rejetter cette alliance ? Et Charlotte Grandisson, fille de la plus prudente des Meres, fera-t-elle une démarche qui va la faire passer pour la honte de sa famille ? Se mettra-t-elle dans l’obligation de suivre la fortune d’un Soldat, de quartiers en quartiers, & peut-être dans des régions éloignées ? Ces raisonnemens, dont je sentois la force, ont été la seule cause qui m’a toujours empêchée de m’ouvrir à ma Sœur. Je voyois trop l’extrême avantage que son choix avoit sur le mien. Depuis ces dernieres semaines, j’ai pensé plusieurs fois à décharger mon cœur dans le sein de notre chere Miss Byron ; & c’est un des motifs qui m’ont fait accepter votre invitation, Mylord, lorsque vous m’avez assurée qu’elle consentoit à nous accompagner ici. Mais je la trouve éternellement occupée de ses écritures ; & je n’ai pas voulu mendier une occasion qui ne s’offroit pas d’elle-même.

Sir Ch. Je ne voudrois pas vous interrompre, Charlotte ; mais puis-je vous demander si toute l’affaire s’est traitée par Lettres ? Ne vous êtes-vous pas vus quelquefois ?

Miss Grand. Nous nous sommes vus : mais nos rencontres n’ont point été fréquentes ; parce qu’il étoit tantôt en Écosse, tantôt en Irlande, ou dans d’autres Provinces du Royaume, & qu’il y passoit six ou sept mois avec sa Troupe.

Sir Ch. Dans quel lieu est-il à présent ?

Miss Grand. Sir Charles badine. Ceux qui vous ont informé de l’affaire, Monsieur, n’auront pas manqué d’y joindre cette circonstance.

Sir Ch. (souriant). Il est vrai, Mademoiselle, qu’on ne me l’a point cachée. Il est à Londres.

Miss Grand. Je me flatte d’après une confession si naïve, que mon Frere est trop généreux pour me tendre des piéges, comme je le mériterois si j’étois moins sincère.

Sir Ch. Ce reproche est juste, Charlotte ; & je vous demande pardon. N’ai-je pas dit que chacun de nous en a quelquefois besoin ? Cependant mon intention n’étoit pas de vous embarrasser ; je ne pense, en vérité, qu’à vous tendre la main.

Miss Grand. Avec un Frere tel que vous, que n’avons-nous eu la liberté de lui écrire & de recevoir ses Lettres ? Je serai trop heureuse si je puis réparer…

Sir Ch. (l’interrompant.) Continuez votre récit, ma chere Charlotte. La réparation l’emporte déja beaucoup sur la faute.

Miss Grand. M. Anderson est à Londres. Je l’ai vu deux fois, depuis son retour. Je devois le voir à la Comédie, si je n’étois pas venue à Colnebroke. Comptez, Monsieur, que je ne vous cacherai rien. À présent que je suis rentrée dans le bon chemin, il ne m’arrivera plus de m’en écarter. Mes faux-pas m’ont fait assez souffrir ; quoique j’aie fait bien des efforts, & souvent avec un courage affecté, pour résister au poids qui me tenoit la poitrine oppressée.

Sir Charles s’est levé ici avec transport ; il a pris une des mains de Miss Charlotte, & la serrant entre les siennes : chere Sœur, fille digne de ma Mere ! après une franchise si noble, nous ne devons plus vous permettre de vous accuser vous-même. Une erreur, reconnue avec tant de graces, est une glorieuse victoire. Si le capitaine Anderson vous paroît digne de votre cœur, je lui promets une place dans le mien ; & j’employerai tout mon crédit auprès de Mylord & de Mylady L… pour leur faire agréer son alliance. Miss Byron & le Docteur Barlet lui accorderont leur amitié.

Il a repris sa chaise, en faisant éclater dans tous ses traits un mêlange de joie & d’affection fraternelle.

Miss Grand. Ô Monsieur, que puis-je répondre ! Votre bonté redouble mon embarras. Je vous ai dit comment je m’étois laissée comme enchaîner. Les soins de M. Anderson ont commencé avec l’espoir d’une grande fortune, qu’il croyoit tôt ou tard infaillible pour une fille de sir Thomas Grandisson. J’ai reconnu, dans mille occasions, que c’étoit son principal motif. Le mien, au contraire, a toujours été la crainte de ne me voir jamais assez de bien pour arrêter un homme plus généreux. Je parle d’un tems, où l’on nous faisoit mener une vie fort contrainte ; & je ne respirois alors que la liberté. Mariage & liberté sont des termes synonimes dans l’esprit des jeunes filles. Je me figurai d’abord que j’aurois toujours le pouvoir de rompre avec lui, si je le jugeois à propos ; mais il me tient sérieusement, sur tout depuis qu’il a su toutes vos bontés pour moi, & qu’il bâtit des espérances d’avancement, sur l’honneur de votre alliance.

Sir Ch. Mais, chere Sœur, n’aimez-vous pas le Capitaine Anderson ?

Miss Grand. Je crois l’aimer autant que j’en suis aimée. Il n’a pas dissimulé que sa principale vue étoit ma fortune. Si je regle mes sentimens sur les siens, la raison du goût qu’il a pour moi ne doit pas m’en donner beaucoup pour lui.

Sir Ch. Je ne suis pas surpris que M. Anderson pense à vous tenir sérieusement, pour me servir de vos termes. Mais, chere Charlotte, répondez-moi. Avez-vous moins de goût pour lui, depuis que votre fortune est sûre & dépend absolument de vous, que vous ne vous en êtes senti jusqu’alors ?

Miss Grand. Si je connois bien mon cœur, cette raison n’y change rien. Mais j’ai remarqué plus d’empressement dans ses soins, depuis qu’on est informé de ce que vous avez fait pour moi. Lorsque le bruit public me faisoit dépendre entiérement de mon Frere, & représentoit le bien de la famille en fort mauvais ordre, en un mot, lorsque nous étions, ma Sœur et moi, dans le doute de notre sort, je n’ai pas entendu parler souvent de M. Anderson ; & sa prudence m’expliquoit sa froideur, car je n’ai pas été long-tems à la pénétrer.

Ici, ma chere, Mylord & Mylady L… l’ont traité, assez vivement, d’indigne personnage. J’en ai pris la même idée ; & les regards du Docteur Barlet ont marqué qu’il en jugeoit comme nous.

Sir Ch. Je le plains. Il a trop de prudence, apparemment, pour se fier à la Providence. Mais, chere Sœur, quels sont à présent vos embarras ?

Miss Grand. Ils viennent de ma folie. M. Anderson me parut d’abord aussi sensé, que tout le monde le trouvoit agréable. Il parle avec beaucoup de feu & de facilité. Son air décisif ne me laissa point douter de son jugement ; & l’homme qui sait dire à une femme des choses agréables, d’un ton qui le soit aussi, a toujours pour lui la vanité de celle qui l’écoute, parce qu’elle ne peut douter de la bonne foi du flateur, sans déroger à l’idée qu’elle a de son propre mérite. Lorsque le capitaine eut commencé à m’écrire, ses Lettres augmenterent encore plus ma prévention. Mais aussi-tôt qu’il se crut sûr de moi, je vis changer la beauté de son style, & jusqu’à son orthographe. J’ai honte de le dire ; & j’en eus beaucoup alors de le voir.

Sir Ch. Tous les hommes se ressemblent. Il leur est naturel à tous, lorsqu’ils découvrent en eux quelque imperfection, d’apporter tous leurs soins à la déguiser, sur tout aux yeux de ceux dont ils veulent obtenir l’estime ; mais j’en ai connu, qui n’étoient pas aussi disposés que M. Anderson à reconnoître leurs défauts. Au reste, peut-être avoit-il perdu son Écrivain dans les changemens de quartier. Ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’un homme d’une naissance honnête ait eu si peu d’éducation.

Miss Grand. Une jeunesse déréglée, comme je l’ai su depuis, l’a fait courir d’un College à l’autre, avant que d’avoir acquis les principes communs du savoir. Ensuite ses Parens lui acheterent une Enseigne, & c’est tout ce qu’ils ont voulu faire pour lui. Un second mariage, qui donna d’autres Enfans à son Pere, le fit regarder comme un Étranger dans sa Famille. Quelques informations m’ont fait découvrir cette partie de son Histoire. Mais il m’avoit fait d’abord une autre peinture de sa situation. Une fort belle Terre, m’avoit-il dit, bien bâtie & bien plantée, quoique d’un revenu médiocre, faisoit le fonds de son bien, & ses espérances étoient considérables. On souffre d’autant plus impatiemment d’être trompé, qu’on est moins capable de tromper les autres. Je n’ai pu me défendre d’un souverain mépris pour M. Anderson, en reconnoissant qu’il m’en avoit si grossiérement imposé par des fables autant que par des Lettres, qu’il faisoit écrire pour lui ; & qu’il n’étoit ni le Seigneur d’une Terre, ni l’homme de sens & de savoir pour lequel il s’étoit fait passer.

Sir Ch. Mais comment se crut-il sûr de vous ?

Miss Grand. Ah, Monsieur ! Pendant qu’il soutenoit ces trompeuses apparences, il avoit arraché une promesse de ma main ; & dès qu’il se vit sur moi cet avantage, ce fut alors, ou bien-tôt après, qu’il m’écrivit de la sienne. Je fus ainsi convaincue qu’il avoit employé celle d’autrui, quoique nous fussions convenus d’un inviolable secret. Je tremblai de me voir exposée à l’indiscrétion de son Écrivain, qui m’étoit absolument inconnu, & qui devoit partager son mépris, entre l’Amant qui avoit besoin de son secours, & l’objet de cette indigne ruse. Cependant, je me dois ce témoignage, que mes Lettres étoient à l’épreuve de toute censure. Mais j’avoue que c’étoit l’encourager assez, que de lui répondre par écrit, & que sa présomption s’est fondée là-dessus, pour solliciter une promesse, quatre mois avant qu’il ait pû l’obtenir.

Sir Ch. Et dans quels termes, je vous prie, cette promesse est-elle conçue ?

Miss Grand. Ô folie que je me reprocherai toujours ! J’ai déclaré que tant qu’il seroit à marier, je n’en épouserois jamais d’autre sans son consentement. C’est ainsi, qu’à mon extrême confusion, je l’ai constitué mon Pere, mon Tuteur, mon Frere ; ou du moins, que j’ai rendu comme inutiles, dans la plus importante affaire de ma vie, tous les conseils, toutes les influences de mes plus chers & de mes plus fidéles Amis. Bientôt après, comme je l’ai dit, il me fit connoître, par des Billets de sa propre main, avec qui j’avois le malheur d’être en Traité ; & depuis ce tems-là, je n’ai pas cessé de faire des efforts de bouche & par écrit, pour retirer une promesse téméraire. C’étoit mon espoir & l’objet de tous mes soins, avant que votre bonté, Monsieur, m’eût donné des droits à l’indépendance. Je me suis flattée, à la fin, qu’il céderoit à mes instances, & qu’il chercheroit une autre femme ; mais vous ne m’avez pas tenue assez long-tems dans l’incertitude de vos bienfaits, pour me laisser le tems d’achever avant qu’il en fût informé. Malgré cette disposition, j’ai gardé mon secret. Je n’avois point assez de hardiesse, ou plutôt assez d’humilité, pour faire l’ouverture de ma situation à personne au monde. Cependant Miss Byron sait que, dès les premiers tems de notre connoissance, je lui ai fait quelques plaintes de mes embarras ; car je ne pouvois, avec justice, leur donner le nom d’amour.

Sir Ch. Charmante franchise ! Que je vois briller de vertu au travers de vos erreurs !

Miss Grand. J’admire la bonté de mon Frere. Il me semble que mon plus grand malheur est d’avoir redouté trop long-tems les communications, qui étoient le seul moyen de sortir de l’abîme où je m’étois plongée. Si je vous avois mieux connu, Monsieur, pendant les cinq ou six dernieres années de ma vie ; s’il m’avoit été permis d’entretenir avec vous une correspondance de Lettres ; je n’aurois pas fait un pas sans votre approbation.

Vous savez à présent tous les secrets de mon cœur. Je n’ai point exagéré les torts de M. Anderson, & je n’en ai pas eu le dessein. Il me suffit d’avoir eu quelques vues sérieuses en sa faveur, pour me croire obligée de lui souhaiter toutes sortes de biens, quoiqu’il n’ait pas soutenu l’opinion que je m’étois formée de lui. Je dois ajouter, néanmoins, que son humeur est emportée, violente, & que dans les derniers tems je ne l’ai jamais vu qu’avec répugnance. J’avois promis, à la vérité, de le voir, si je n’étois pas venue à Colnebroke ; mais c’étoit dans la disposition de lui répéter, comme je le faisois depuis long-tems, que je ne pouvois jamais être à lui, & que s’il ne vouloit pas me dégager de ma folle promesse, j’étois déterminée au célibat pour toute ma vie. Je demande à présent le conseil de tous ceux qui m’ont fait la grace de m’écouter.

Mylord L… Je pense, ma Sœur, que cet homme est absolument indigne de vous. J’approuve la résolution où vous êtes de ne jamais l’épouser.

Mylady L… Sans attendre l’opinion de mon Frere, la mienne est que M. Anderson en use indignement, lorsqu’il prétend vous lier par une promesse inégale ; c’est-à-dire, une promesse qu’il n’a point accompagnée de la sienne. Je ne puis croire, Charlotte, qu’elle soit un lien pour vous. Et que penser du vil artifice, qui lui a fait employer la main d’autrui pour vous écrire, au risque de vous perdre de réputation, & contre un engagement formel au secret ? Que je haïrois cet homme-là ! Qu’en dites-vous, Miss Byron ?

Miss Byron. Je répondrois mal à la confiance de cette chere assemblée, si je ne hazardois pas mon sentiment, lorsqu’on me fait l’honneur de le demander. Il me semble, Miss Grandisson, qu’il n’y a jamais eu entre vous & le capitaine Anderson aucune affection vive, aucune sympathie de caractere ? si je puis employer cette expression.

Sir Ch. Excellente question.

Miss Grand. Non ; je crois que d’un côté comme de l’autre, il n’y a jamais rien eu de cette nature. Je vous ai fait entendre ses motifs & les miens. Chaque Lettre, que j’ai reçue de lui, m’a confirmé ce que je vous ai dit de ses vues. Aujourd’hui son principal motif, pour me tenir liée par une promesse, est toujours celui de l’intérêt. Je ne veux pas faire valoir le mien, & je ne l’ai jamais fait ; quoique son exemple pût me servir d’excuse.

Mylord L… Votre promesse, ma Sœur, est-elle par écrit ?

Miss Grand. [En baissant les yeux.] Sans doute, Mylord.

Miss Byr. Permettez une autre question, Mademoiselle. Votre promesse porte, qu’aussi long-tems qu’il demeurera sans se marier, vous n’accepterez point la main d’un autre, sans son consentement. Avez-vous promis que si vous vous mariez jamais, ce ne sera qu’à lui ?

Miss Grand. Non. Il m’a pressée de lui faire cette promesse dans ces termes ; mais je l’ai refusé. Quel est donc votre avis, chere Miss Byron ?

Miss Byr. Je serois bien aise d’entendre auparavant celui de sir Charles & du Docteur Barlet.

[Sir Charles a regardé le Docteur ; & le Docteur a prié Sir Charles de commencer.]

Sir Ch. J’y consens, Docteur. Vous rectifierez mon sentiment, s’il n’est pas juste. Vous êtes habile Casuiste.

Je pense, comme Mylord, que le Capitaine Anderson, dans toute sa conduite, ne paroît pas digne de Miss Grandisson ; & réellement je connois peu d’hommes qui soient dignes d’elle. Si c’est partialité, elle est pardonnable dans un Frere.

[Miss Charlotte l’a remercié par une profonde inclination, & nous avons applaudi tous à un compliment qui lui rendoit le courage de lever la tête.]

Sir Ch. Je crois de même que si ma Sœur est sans estime pour lui, elle est en droit de lui refuser pour jamais sa main. Mais que dire de sa promesse ? Je conçois qu’elle s’y est laissée engager pendant la vie de mon Pere, qui avoit assurément le pouvoir de l’en dispenser. Cependant les efforts même, qu’elle a faits depuis, pour obtenir sa dispense de M. Anderson, montrent qu’elle se croit liée dans le fond du cœur.

[Il nous a regardés tous ; & chacun demeurant en silence, il a continué :]

Mylady juge que c’est en user indignement, que de vouloir la tenir liée par une promesse inégale. Mais où est l’homme, si vous ne le supposez extrêmement généreux, qui, se voyant en possession de quelque avantage sur une fille telle que Charlotte, [elle a rougi] ne tente point de le faire valoir ? Pourroit-il faire autrement, sans porter condamnation contre lui-même ? En un mot, peut-on penser que celui qui engage une femme à quelque promesse, n’ait pas dessein d’en exiger l’exécution ? Je dois connoître mon sexe ; & j’aurois peu profité des occasions, si je ne connoissois un peu le monde. Nous avons appris de ma Sœur les raisons qui l’ont empêchée de lier le Capitaine par le même engagement : elle ne l’estimoit pas assez pour lui imposer cette loi. N’est-ce pas précisément le malheur de M. Anderson ?

Charlotte appréhende quelque blâme sur ce point. Mais considérons quelle étoit sa situation. Je n’en répéterois pas les circonstances ; il est douloureux pour moi que mes Sœurs ayent pu s’y trouver. À l’égard de l’artifice du Capitaine, pour se faire valoir par la main d’un autre, je conviens que c’est un sujet de mépris aux yeux d’une femme qui se fait honneur elle-même de bien écrire. Mais de quoi n’est-on pas capable, pour arriver au point où le cœur se fixe ? Cette méthode n’est pas nouvelle. On rapporte qu’une Dame célebre s’en servit heureusement pour obtenir la faveur d’un grand Monarque, aux dépens d’une autre Dame qui employoit ses services. Concluons seulement que les femmes doivent être bien sûres de leur choix, avant que d’accorder leur confiance aux hommes. Mylady le haïroit, pour avoir exposé la réputation… Elle me permettra de répondre, qu’une femme qui ne veut pas être exposée, ne doit jamais se livrer à la discrétion d’autrui. Ô Miss Byron ! [en se tournant vers moi, qui n’étois que trop disposée à me faire l’application d’une partie de son conseil,] ayez la bonté d’avertir quelquefois ma Pupille, qu’elle ne doit jamais aimer un homme, sans être bien sûre d’en être aimée ; qu’elle ne doit jamais lui faire connoître l’ascendant qu’il a sur elle, sans être sûre qu’il est reconnoissant, juste, généreux ; & qu’elle doit le mépriser comme une ame vile & intéressée, au premier moment qu’il cherche à l’engager par une promesse. Pardon, chere Charlotte. Vous vous blâmez si généreusement vous-même, que vous ne devez pas faire difficulté de donner votre expérience en exemple à une jeune personne, qui peut tomber dans la même situation, sans être capable de s’y conduire avec autant de noblesse & d’élévation que vous.

C’est fort à propos pour moi, chere Lucie, que Sir Charles a cessé de m’adresser ses dernieres réflexions. La confusion de sa Sœur a servi de voile à la mienne ; & je n’ose répondre qu’elle lui en ait servi parfaitement. Je sens, ma chere, qu’il ne faut pas que je demeure éloignée plus long-tems de ma famille, du moins pour vivre dans le lieu où je suis. Miss Ancillon, Miss Barnevelt, & tant d’autres, dont je me souviens d’avoir fait le portrait, où êtes-vous ? où puis-je vous trouver ? Mon cœur, lorsque j’ai commencé à vous connoître, étoit paisible & sans crainte. Je pouvois rire alors de tout ce qui paroissoit autour de moi. Je n’appréhendois pas que la raillerie pût retomber sur moi-même.

Mais quel parti prendrons-nous donc pour notre chere Sœur ? a demandé Mylady L… Les regards de Miss Charlotte nous ont fait la même question. Tout le monde s’en est rapporté à Sir Charles.

Je commence, chere Charlotte, a-t-il repris, par vous assurer que si votre cœur donne la moindre préférence à M. Anderson, & si vous croyez que la justice ou d’autres raisons vous obligent d’être à lui, je le verrai d’un air d’amitié, pour lui faire mes propositions & recevoir les siennes. Si nous ne trouvons point une ame généreuse ou reconnoissante, nous lui inspirerons ces sentimens par notre exemple, & je promets de commencer.

Ce discours nous a remué le cœur à tous. Le Docteur Barlet n’y a pas été le moins sensible. Miss Charlotte pouvoit à peine se tenir sur sa chaise : tandis que son Frere, de l’air d’un homme accoutumé aux grandes actions, qui ne suppose pas qu’il ait rien dit d’extraordinaire, ne s’est pas même apperçu de notre émotion.

Miss Grand. [Après avoir hésité quelques momens.] En vérité, Monsieur, le capitaine Anderson ne mérite pas le nom de votre Frere. Je n’entre là-dessus dans aucun détail, parce que je suis déterminée à ne recevoir jamais sa main. Il sait ma résolution. D’ailleurs ma promesse ne m’oblige pas d’être à lui. Si je lui connoissois de la vertu, de la générosité… Mais il n’a point assez de l’une & de l’autre, pour m’inspirer le respect qu’une Femme doit à son Mari.

Sir Ch. Alors, chere Sœur, je vous conseille de ne le pas voir, si vous lui en avez donné l’espérance. Vous lui ferez faire des excuses. Vous lui ferez dire que vous m’avez communiqué tout ce qui s’est passé entre vous & lui, & que vous vous rapportez de tout à moi mais avec une ferme résolution, si vous l’avez en effet, de ne jamais être sa femme.

Miss Grand. Je crains la violence de son naturel.

Sir Ch. N’appréhendez rien. Ceux qui sont capables de violence à l’égard d’une femme, n’en ont pas toujours avec les hommes. Mais je lui parlerai civilement. S’il a jamais espéré de vous voir à lui, il est assez malheureux de vous perdre. Vous pouvez lui faire dire que je le verrai dans le lieu qu’il voudra nommer. En attendant il seroit à propos, si vous n’y avez aucune répugnance, de me faire voir quelques unes de vos Lettres & des siennes, particulierement celles où vous l’avez pressé de renoncer à vous ; & les plus anciennes, si vous en avez, qui prouvent depuis long-tems votre résolution.

Miss Grand. Je vous remettrai, si vous le desirez, toutes ses Lettres & les copies de toutes les miennes. Elles vous persuaderont, Monsieur, que c’est le malheureux sort, auquel je me suis crue condamnée, après le rigoureux traitement que j’ai vu recevoir à ma Sœur, & le chagrin de ne pouvoir espérer une fortune dont j’eusse quelque avantage à me promettre, qui m’ont fait prêter l’oreille au Capitaine Anderson.

Sir Ch. Triste souvenir ! Mais jettons les yeux sur un avenir plus heureux. Je verrai M. Anderson. Si dans quelques-unes de ses Lettres il a pris un ton trop fier avec ma Sœur, vous ne devez pas me les montrer. Ce n’est pas curiosité, c’est le seul desir de vous servir, qui me fait souhaiter de les voir. Cependant il faut me communiquer tout ce qui est essentiel à votre situation, afin qu’il ne puisse rien me dire que je ne sache point de vous-même, & dont je puisse tirer des inductions en sa faveur. Je vous assure que je lui accorderai tout ce que je croirai devoir à la justice ; & vous verrez, chere Sœur, que si vos Lettres étoient celles de deux Amans passionnés, vous n’auriez rien à craindre de ma censure. Je n’ai point de sévérité pour les foiblesses du cœur. Nos passions produisent quelquefois d’excellens fruits. Comptez, Mesdames, [en nous regardant toutes trois,] que la philosophie de votre Frere n’est pas le Stoïcisme.

Oui, sir Charles ? ai-je dit en moi-même. Vraiment… auriez-vous été amoureux ? Je ne sais, chere Lucie, si je devois en être bien aise ou fâchée. Mais, après tout, n’est-il pas bien étrange, que ses avantures, dans les Pays étrangers, soient si peu connues ? On lui entend dire néanmoins, qu’il n’est pas fâché que sa Sœur ait marqué de la curiosité là-dessus. Si j’étois à la place de ses Sœurs, il y a long-tems que j’aurois mis sa franchise à l’épreuve.

Mais voilà de nouveaux embarras pour lui, & je suis impatiente de voir la fin de cette affaire.

Miss Charlotte m’a fait voir quelques Lettres du capitaine Anderson. Qu’elle auroit dû le mépriser, si son malheur l’avoit forcée d’être à lui ! Et que ce mépris auroit augmenté en le voyant figurer à côté de son Frere ! C’est ainsi, que Sir Thomas, avec tout son esprit & son orgueil, s’est exposé à voir une fille du plus noble caractere, tomber au pouvoir d’un homme sans fortune, sans éducation, sans jugement même, & sans aucune apparence de générosité.

On me permet de transcrire pour vous ce que Miss Charlotte vient d’écrire au capitaine.

M. 

« Avec un homme généreux, je n’aurois pas eu besoin de m’exposer à la censure d’un Frere, dont la vertu doit me faire craindre un juste refroidissement pour une Sœur, qui peut dans cette occasion lui paroître indigne de sa tendresse. Mais il est le plus noble des hommes. Sa pitié l’emporte en ma faveur. Il se charge de vous entretenir amicalement, dans le lieu que vous choisirez vous-même, sur une affaire qui cause depuis long-tems mon chagrin. Vous connoissez mes sentimens. J’évite les récriminations. Mais je vous répéte, comme je l’ai fait cent fois, que je ne puis, & ne veux jamais être à vous, sous un autre titre que celui de votre très-humble servante,

Charlotte Grandisson.