Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 42

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome IIIp. 121-128).

LETTRE XLII.

Miss Byron à Miss Selby.

Lundi 13 de Mars.

Il faut vous dire à présent en faveur de qui les deux Sœurs donnent leur suffrage. C’est Mylady Anne S… fille unique du Comte de S… Il paroît qu’elle jouit déja d’une grosse fortune, indépendante de son Pere, dont elle attend encore plus. Elle a fait annoncer, pour aujourd’hui même, une visite aux deux Sœurs. J’y consens. C’est sans doute une personne charmante. C’est un esprit supérieur. C’est tout ce qu’il y a d’aimable au monde. Mais je doute, ma chere, si je souhaite sincérement de la trouver digne de ces éloges. Quoi ? l’Amour, s’il faut avouer qu’il ait quelque pouvoir sur moi, l’amour est-il capable de rétrecir le cœur ? Je ne sais si lors qu’il est incertain & qu’il n’est que d’un côté, il n’a pas un peu d’affinité avec la jalousie, l’envie & la dissimulation. Mais je n’en serai pas moins fidele à mon éducation, aux exemples que j’ai reçus, quels que puissent être les vœux de mon cœur, aussi long-tems que je serai dans l’incertitude. Je suis sûre que si je voyois prendre un engagement au Chevalier Grandisson, je respecterois son heureuse femme, & je souhaiterois à l’un & à l’autre toutes les félicités qu’on peut espérer dans ce monde. Je le désavouerois ce cœur, si j’y trouvois d’autres sentimens.

Les deux Dames se sont attachées à M. Grandisson, pour découvrir les affaires qui conduisent si souvent sir Charles à Cantorbery. Mais en avouant qu’on ne l’oblige point au secret, il ne laisse pas de les tenir en suspens par un badinage affecté, & par des avantures qui sentent beaucoup le roman. Il est question, s’il faut l’en croire, d’une très-belle femme dont sir Charles est aimé, & pour laquelle il n’a pas moins d’amour, mais sans aucun rapport au mariage. Ce M. Grandisson ménage peu la vérité, & ne fait pas scrupule d’employer des termes solennels, quoique prononcés d’un air badin, pour causer de l’embarras par des récits peu vrai-semblables ; & le Mauvais-plaisant rit alors sans mesure, de l’incertitude où il jette ceux qui l’écoutent. Quelles frivoles créatures que les petits Maîtres ! Quelle idée doivent-ils avoir des femmes ! & qu’elles sont folles, en effet, de se prêter à des extravagances, dont le ridicule retombe ordinairement sur elles !

Cet homme important trouva hier au soir l’occasion de m’entretenir seule, & me pria fort sérieusement d’agréer ses soins. J’en sus très-mauvais gré aux deux Sœurs, car je jugeai qu’elles ne m’avoient laissé seule avec lui que pour favoriser son dessein. Serois-je tombée si bas dans leur esprit, dis-je en moi-même, qu’elles me crussent propre à devenir la femme du seul homme que je méprise dans leur famille ; & cela parce que je n’ai pas la fortune de Mylady Anne S… ? Je saurai ce qu’elles pensent là dessus ; & quoiqu’à leur priere j’aie déclaré à M. Reves que je demeurerois ici plus long-tems que je ne me l’étois proposé, je retournerai à la Ville aussi-tôt qu’il sera possible. Quelque fiéres qu’elles puissent être de leur Nom, ajoutois-je dans mon ressentiment, le nom seul n’en impose pas aux yeux d’Henriette Byron. Je suis aussi fiére qu’elles.

Sans leur faire connoître ce qui se passoit dans mon esprit, j’ai saisi le premier moment pour leur parler de la déclaration de leur Cousin. Elles m’ont paru fort choquées de sa hardiesse, & Miss Charlotte a juré de s’en expliquer avec lui. Elle s’étonne de cette présomption. À la vérité, malgré toutes les folies de sa jeunesse, il lui reste de fort grands biens ; mais c’est, dit-elle, une confiance insupportable, dans un homme de si mauvaises mœurs, de se croire en droit d’aspirer… à votre Henriette, chere Lucie. Ainsi pensent d’elle Miss Charlotte Grandisson & sa Sœur, de quelque maniere que vous en pensiez vous-même, dans un tems qui est celui de son humiliation. C’est alors que je leur ai confessé le dessein que j’avois de partir à cette occasion. Elles ont fait chercher sur le champ leur Cousin ; & l’explication, qu’elles ont eue avec lui, doit avoir été fort vive, puisqu’il leur a promis de ne donner jamais sujet aux mêmes plaintes. Il leur a dit qu’au fond il n’avoit pas une forte passion pour le mariage, & qu’il avoit long-tems balancé avant que de se déterminer à faire une déclaration si sérieuse ; mais que se croyant menacé, néanmoins, de courber un jour la tête sous le joug, il avoit jugé qu’il ne trouveroit jamais de femme avec laquelle il pût espérer plus de bonheur qu’avec moi.

Vous conclurez, ma chere, de la démarche de M. Grandisson, qu’on n’a dans cette Famille aucune pensée d’une autre nature. Ce qui me cause, peut-être, un peu plus de regret que je n’en aurois autrement, c’est que je vous vois, à tous, tant d’estime & d’affection pour le plus grand… oui, le plus grand des hommes, parce qu’il est le meilleur. Il est fort heureux, pour une jeune fille, que le goût de tous ses Parens se rencontre avec le sien. Mais il ne faut pas espérer l’impossible. Je verrai bientôt quel est donc le mérite de cette Mylady Anne. Si ma fortune… Réellement, ma chere, quand je serois la premiere Princesse de la terre, je ne désirerois pas d’autre homme, si je pouvois l’obtenir ; malheureusement, je ne suis que la pauvre Henriette Byron ! Depuis Samedi, la Comtesse de D… a pris sans doute des mesures qui n’apporteront plus de trouble à ma résolution. C’en est fait, chere Lucie. Je ne penserai jamais autrement. Je ne puis, je ne dois, & par conséquent je ne veux pas donner ma main à qui que ce soit au monde, tandis que je me sens dans le cœur une préférence déclarée pour un autre. Reconnoissance, justice, vertu, décence, tout m’en fait une loi que je ne violerai jamais.

Cependant, comme je ne vois pas une ombre d’espérance, j’ai commencé à tenter la conquête, dirai-je de mon inutile passion ? Hé bien, qu’on donne ce nom à mes sentimens, si c’est celui qui leur convient. Un Enfant en Amour ne s’y tromperoit pas ; vous savez que c’est le reproche qu’on m’a fait. Quoiqu’inutile, parce qu’elle est sans espérance, je ne rougirai pas de l’avouer. N’ai-je pas pour moi la raison, la vertu, la délicatesse ? Est-ce la figure que j’aime, si ce que je sens est de l’amour ? Non, c’est la bonté, la générosité, la véritable politesse, qui ont triomphé de mon cœur. Qu’aurois-je donc à rougir ? Cependant je ne puis me défendre quelquefois d’un peu de honte.

Les deux Sœurs me pressent toujours de leur lire plusieurs endroits de mes Lettres, avant que je les fasse partir pour le Château de Selby ; mais elles ont la générosité de ne pas se plaindre, lorsque je passe sur quelques lignes, & même sur des pages entieres ; c’est leur faire juger néanmoins que je dissimule quelque chose. D’accord. Elles ne me trouveront jamais de bassesse, ma chere Lucie.

Fort bien. Mylady Anne S… a fait ici sa visite, & vient de partir. C’est une personne fort agréable. Je ne puis lui refuser cette justice ; & si elle étoit actuellement Mylady Grandisson, je crois que je pourrois la respecter. Je le crois sans doute. Mais, chere Lucie ! que j’étois heureuse avant mon voyage de Londres !

On s’est long-tems entretenu de sir Charles. Mylady Anne n’a pas fait difficulté d’avouer qu’elle le regarde comme le plus bel homme qu’elle ait vu de sa vie. Elle est amoureuse, dit-elle, de son excellent caractere. Elle ne va nulle part où elle n’entende son éloge. L’affaire de sir Hargrave, dont elle avoit entendu parler, lui a donné occasion de me faire mille complimens. Elle a même ajouté, qu’ayant appris que j’étois à Colnebroke, l’espérance de me voir avoit eu beaucoup de part à sa visite. Je crois lui avoir entendu dire à l’oreille de Miss Grandisson, que j’étois la plus jolie créature qu’elle eût jamais vue. C’est le terme dont elle s’est servie. Nous sommes toutes des créatures, je n’en disconviens pas : mais je vous avoue que ce mot ne m’a jamais paru si choquant que dans la bouche de Mylady Anne.

On m’apporte à ce moment la Lettre de ma Tante, sur ce qui s’est passé entr’elle & la Comtesse de D… Ainsi, chere & bonne Comtesse, vous êtes partie fort chagrine ! j’en suis affligée. Mais ma Tante m’assure que vous êtes d’ailleurs contente de moi, & que vous louez du moins ma franchise : c’est un éloge que je crois mériter. Je suis charmée que cette aimable Dame désespere de vaincre ma prévention en faveur d’un autre ; ce sentiment est digne d’elle & de son Fils. Je ne cesserai jamais de la respecter. Graces au Ciel, cette affaire me paroît terminée.

Ma Tante regrette l’incertitude où je suis. Mais ne m’a-t-elle pas dit elle-même que sir Charles Grandisson étoit trop riche, possédoit trop d’avantages, & que sur ce point, il étoit par rapport à nous ce que le Public est pour les personnes privées ? Je ne vois donc rien à regretter. Pourquoi le terme d’incertitude ? Soyons certains, & tout est fini. Ses Sœurs en peuvent badiner, me parler de quelque heureux homme en Nortampton-Shire, comme si elles me disoient, vous ne devez point penser à mon Frere ; me répéter que Mylady Anne S… est une très-riche Héritiere, ce qui est me dire, en d’autres termes : quelle peut être votre espérance, Henriette Byron ? Rien ne me touche si peu. Ce Monde n’est qu’un passage, un passage fort court, qui conduit à une meilleure vie. Je ne m’en efforcerai pas moins de continuer ma course, & peut-être avec plus d’empressement pour arriver au terme.

En un mot, dans les dispositions où je suis, il n’y a qu’un homme au monde, à qui je puisse désirer honnêtement d’appartenir. Je n’y vois aucune apparence. Il ne me reste donc nécessairement que le parti d’un éternel Célibat. J’en fais le vœu. Où est le mal, ma chere ? N’en aurai-je pas moins d’inquiétude & de soins ? La grace que je demande à tous mes chers Parens, est de ne me jamais parler de mariage.