Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 133

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIIp. 128-137).

LETTRE CXXXIII.

Mylady Grandisson à la même.

Samedi au soir.

Depuis mon indisposition, Clémentine ne me quitte plus. Elle étoit inconsolable, lorsqu’on m’a crue dans quelque danger. Elle se tordoit les mains : Oh ! pourquoi suis-je venue en Angleterre ! c’étoit son exclamation continuelle ; & tout le monde appréhendoit une rechute ; il s’en faut beaucoup qu’elle soit encore tranquille. Elle veut être seule, lorsqu’elle ne peut être avec moi. Souvent on la trouve noyée dans ses larmes, & regrettant de n’être pas en Italie. Sir Charles est fort alarmé pour elle. Il prétend qu’elle a quelque dessein dans l’esprit ; & m’ayant demandé, si dans nos entretiens elle ne s’étoit pas ouverte à moi, il paroît surpris que cette confidence tarde si long-tems.

Dimanche, 13 Mai.

Le Seigneur Jéronimo m’a parlé du Comte de Belvedere avec une vive compassion. Ce malheureux Esclave d’une passion désespérée n’a pu gagner sur lui-même de revenir avec Sir Charles & ses Amis. Il écrit à Jeronimo, que, depuis leur départ, il s’est mis deux fois en chemin pour les suivre, & que chaque fois, n’ayant pas eu la force d’exécuter ses intentions, il est retourné sur ses pas.

Jeronimo m’a dit que le Comte a fait son Testament, & que dans la supposition qu’il meure sans avoir été marié, il laisse à notre Famille tout ce qu’il peut laisser de son bien. Clémentine n’est point nommée dans cet Acte, de peur qu’elle ne lui attribue la bassesse d’avoir attendu d’un si riche présent ce qu’il n’espere pas de son estime. Le généreux Homme déclare, que si nos instances en sa faveur contribuoient malheureusement à renouveller la maladie de Clémentine, il se regarderoit comme le plus misérable des Hommes. Mon cher Jeronimo, a-t-il dit en le voyant partir, répétez à votre incomparable Sœur que je ne l’importunerai point aussi long-tems, que je lui croirai de l’aversion pour moi. Puisse-t-elle être heureuse ! & quel que soit mon désespoir, je trouverai de la consolation dans cette idée. Mais soyez bien sûr, que tant qu’elle restera Fille, je ne serai jamais le Mari d’une autre Femme.

Ma pitié s’est jointe à celle du Seigneur Jéronimo, pour une si déplorable situation. Cependant je dois avouer, qu’elle est encore plus vive pour Clémentine. Mais je me suis sentie touchée jusqu’aux larmes, en lisant un article de la Lettre du Comte, que Jéronimo m’a laissée avec la permission d’en extraire ce passage. Jugez-en par ma traduction : après mille vœux au Ciel pour le bonheur d’une fille si chere, quel que puisse être son propre sort… « Peut-elle être heureuse, dit-il, dans la situation que vous connoissez ? N’y aura-t-il pas toujours un violent combat entre les hautes notions qu’elle a du devoir, & sa passion, quoique la plus noble dont un cœur ait jamais brûlé ? Le désordre de son esprit ne peut-il pas se renouveller sans cesse ? Si cette divine Fille étoit à moi (souffrez que je me livre un moment à cette délicieuse supposition !) je me flatterois de pouvoir ménager, conduire, calmer une ame si noble. Nous pourrions nous entretenir avec une égale affection du meilleur des Hommes, dont la bonté n’est pas plus l’objet de son Amour que de ma vénération. Les jalousies vulgaires ne m’empêcheroient point de convaincre la Maîtresse de mon ame, que j’approuve son amour de Sœur. Elle ne seroit point abandonnée alors au silence, à la solitude, aux tourmens qui font le malheur de sa vie. »

Ma Grand-Maman, ma Tante, ma Lucie, que dites-vous d’un sentiment si noble ? Souhaiterai-je que Clémentine se laisse fléchir en faveur d’un Homme qui le mérite réellement ? Me rendrois-je, qu’en pensez-vous, dans la même situation ? Une question meilleure encore ; devrois-je me rendre ?

Lundi, 14 Mai.

La liberté qu’on me laisse de vous écrire, doit vous convaincre que ma santé est fort bien rétablie. S’il ne m’est pas encore permis de quitter la chambre, c’est par un excès de précaution.

Clémentine se réjouit sincerement de ma guérison : cependant chaque jour semble ajouter quelque chose à sa tristesse. Elle dit à sa Mere, qui s’en alarme beaucoup, que son chagrin vient de la situation de son Frere. En effet le Seigneur Jeronimo n’est pas bien. M. Lowther lui avoit annoncé qu’il ne seroit pas exempt de quelques douleurs passageres : mais je suis sûre, que ce tendre Frere se trouveroit bientôt mieux, s’il voyoit sa Sœur au Comte de Belvedere. J’en parlois avec Sir Charles, il n’y a pas une heure. Clémentine, lui disois-je, n’est rien moins qu’heureuse. Je doute qu’elle le soit jamais hors du cloître. Songez, m’a-t-il répondu, que la grande objection de la Famille est que sa Mere en mourroit de chagrin : & tous les autres n’en seroient gueres moins affligés. Pour leur intérêt, il ne faut pas revenir à cette idée.

Quel parti reste-t-il donc à prendre ?

Celui de la patience, mon très-cher Amour. Sa maladie a mis cette Ame noble en désordre. Il faut qu’elle fasse l’essai de ses propres plans. S’ils ne réussissent point, elle en formera de nouveaux, jusqu’à ce qu’elle en trouve un qui la fixe : & j’espere que le tems n’en est pas éloigné.

Le croyez-vous, Monsieur ?

Ne voyez-vous pas que de jour en jour sa tristesse ne fait qu’augmenter ? Il se passe quelque chose dans sa tête. J’ai obtenu de sa Mere, que cet esprit troublé soit abandonné quelque tems à ses propres inspirations. Sa véhémence, excitée par des obstacles qu’elle regardoit comme une persécution, s’est appaisée depuis quelque tems. Par dégrés, elle tombera sur des réflexions, qui ne se sont point encore présentées.

Jéronimo pense, m’a dit encore Sir Charles, que je pourrois plaider avec succès pour le Comte. Mais n’est-ce pas moi qui ai dressé les articles ? Les conditions ne viennent-elles pas de moi ? Clémentine ne sera point trompée. Elle m’évite depuis quelque tems, dans la crainte peut-être, que je ne tente mon crédit auprès d’elle. Elle ne paroît à l’aise qu’avec vous. Tâchez de conserver sur elle le poids que les ames délicates ont toujours l’une sur l’autre. Il peut revenir par intervalles quelques légeres apparences de sa maladie ; mais, si le Ciel soutient du moins sa raison, je ne doute pas que ses agitations présentes n’operent un grand changement dans ses vues, qui aboutira peut-être à cette tranquillité d’ame, dont tous ses Amis feroient leur bonheur. Jusqu’à ce tems, ma chere, voici notre regle : qu’elle marche, & nous la suivrons. La persuasion contre un penchant déclaré, nous l’avons dit plusieurs fois, est un dégré de violence ; & nous l’avons condamné. Si l’admirable Fille eût été sollicitée de prendre le noble parti qu’elle embrassa, lorsqu’elle rejetta mes offres, elle auroit été moins heureuse, malgré la force de ses motifs, qu’elle ne le fut de se voir Maîtresse absolue d’elle-même, & de pouvoir nous surprendre & nous étonner par toute sa grandeur d’ame.

Qu’opposer à ce raisonnement ? J’en demande la confirmation au Ciel, & je crois la voir déja dans l’avenir.

Mardi 15.

Aujourd’hui, après le dîner, où je n’assiste point encore, Clémentine m’a fait demander par sa Camille, un quart-d’heure d’entretien dans ma chambre. J’ai donné ordre qu’il ne me vînt personne, si je n’appellois moi-même. Elle est entrée. Elle a pris un fauteuil près de moi, & de la maniere la plus noble elle m’a tenu ce discours.

J’ai cru, chere Mylady, qu’il convenoit d’attendre votre rétablissement, pour vous entretenir d’un sujet, sur lequel je me sens pressée de vous ouvrir mon cœur. Grâces au Ciel ! vous êtes rétablie. Quelle inquiétude votre maladie ne m’a-t-elle pas causée ? Je me reprochois d’en être la cause. Je vous avois engagée dans une trop longue promenade. Tout le blâme est tombé sur moi ; & j’ai remarqué, dans les yeux de Mylady G… un air visible de mécontentement. Bon Dieu ! ai-je dit, tout me paroissant étrange autour de moi, où suis-je ? Qui suis-je ? Puis-je être cette même Clémentine, que j’étois il y a quatre mois ? N’ai-je donc apporté que de l’infortune dans cette Famille, qui est mon unique refuge ? Mes yeux se sont ouverts sur l’indécence de mon passage en Angleterre, & sur celle du séjour que je fais dans la maison d’un Homme, pour lequel tout le monde connoît mes sentimens. Je sais que le Public commence à parler. Cruelle Olivia ! elle dit ce qu’elle souhaite que tout le monde pense. Que ne dois-je pas à votre bonté, à celle de tous vos Amis, pour conserver une si bonne opinion de moi, dans la situation où je suis ? J’ai une obligation extrême à la compassion de Sir Charles, s’il y trouve des raisons pour ne me pas mépriser. Une petite Fille (je ne le dis qu’à vous, qui me le pardonnerez), m’est proposée pour modéle par la chere Madame Bémont. Que je suis tombée ! mon orgueil ne peut le supporter. S’il m’avoit été permis d’entrer dans un Cloître, tant d’irrégularités dans ma conduite auroient été prévenues, & la malheureuse Clémentine se seroit épargné toutes ces humiliations. Dites-moi, chere Mylady Grandisson, aidez-moi de vos conseils : ne puis-je pas renouveller mes instances, pour obtenir la liberté de quitter le monde ? Donnez-moi l’avis d’une Sœur : jamais l’on n’eut, pour une Sœur, plus d’affection que j’en ai pour vous. Quel chemin dois-je tenir ? Quel moyen de me rétablir à mes propres yeux ? À présent, je me hais, je me méprise moi-même.

Avec combien de raison, très-chere Sœur ! excellente Amie ! Toute ma Famille vous révere ! Sir Charles, ses Sœurs & moi, nous vous aimons tendrement. Mylady G… vous admire : il est impossible qu’elle vous ait regardée d’un œil mécontent. Quels peuvent être les discours d’Olivia ? Sa téméraire censure a-t-elle jamais rien épargné ? Je ne laisse pas de voir la délicatesse de votre situation : quel conseil puis-je vous donner ? Mais si vous ouvriez votre cœur à la Marquise ? À Madame Bémont, si vous l’aimez mieux. C’est la plus prudente des Femmes.

Je connois déja leurs dispositions. Elles ne s’accordent point avec les miennes. Madame Bémont, sans le vouloir, j’en suis sûre, n’a fait que m’épouvanter. Ma Mere se croit liée par les articles, & ne me dit rien.

Si vous preniez conseil de Sir Charles ? vous savez qu’il est le plus délicat des Hommes.

Je ne cesserai jamais de l’honorer. Mais votre indisposition me l’a fait regarder avec plus de respect que de familiarité. En méditant sur ma situation, je me suis senti dans le cœur une peine que je ne connoissois point encore, une peine que je ne saurois décrire. Elle est ordinairement ici (en portant la main à sa tête) : mais (en la mettant sur son cœur) c’est ici qu’elle est à présent ; & quelquefois j’ai peine à la supporter.

Je demande en grace à ma chere Clémentine, d’ouvrir ce noble cœur à Sir Charles. Vous connoissez sa pure affection pour vous. Vous savez combien votre gloire l’intéresse. Vous savez que votre Mere même, votre Madame Bémont, n’ont pas l’ame plus délicate. Ouvrez-vous à lui. Mais il craint tant de vous déplaire, que c’est vous qui devez commencer. La moindre ouverture suffira. Ses égards pour votre honneur, pour celui de notre sexe, le porteront à vous épargner un détail embarrassant. Il est sans prévention. Quelque attachement qu’il ait pour votre Famille, sa préférence est entiérement pour vous. Dirai-je que ses premiers soins m’ont été rendus en votre nom, sous vos auspices, en reconnoissant néanmoins qu’il avoit été refusé par un Ange ?

Modele des Hommes ! je veux le consulter, & devant vous.

Pour ma présence, Mademoiselle…

Oui, oui, a-t-elle interrompu : J’aurai besoin de votre secours. Soyez mon Avocate auprès de lui ; & s’il veut plaider aussi pour moi, je puis encore être heureuse. Je ne connois désormais qu’une voie, pour me dégager avec honneur. Je n’ose la proposer. Il le peut. Le Public, & cette cruelle Olivia, ne veulent pas me laisser chercher mon bonheur dans le Célibat. Pourquoi ne me seroit-il pas permis de le chercher dans le fond d’un Cloître ?

Je l’ai embrassée. Je me suis efforcée d’adoucir ses peines : mais je n’ai pas oublié l’avis de Sir Charles ; qu’elle marche, & nous la suivrons. Après lui avoir promis de ne pas dire un mot de ce qui s’étoit passé entre nous ; pour l’assurer qu’elle trouveroit Sir Charles sans prévention, j’ai sonné. On est venu. J’ai fait prier Sir Charles de monter. Il nous a trouvées dans une situation tranquille. Notre Clémentine, lui ai-je dit avant qu’il eût ouvert la bouche, a quelque chose sur le cœur ; & je l’engage à vous consulter. Il faut, a-t-elle interrompu, que vous soyez mes conseillers tous deux. Demain, Monsieur, aussi matin qu’il pourra convenir à Mylady Grandisson, nous nous rassemblerons dans cette vue.

Puisse le succès de cette conférence, établir sur des fondemens inébranlables la tranquillité de notre charmante Sœur !