Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 124

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIIp. 54-61).

LETTRE CXXIV.

Mylady Grandisson à la même.

Lundi 5 Mars.

Mylady L… & Clémentine sont arrivées, lorsque nous étions prêts à déjeuner. Ma nouvelle Sœur, car mon goût ne fait qu’augmenter pour un nom si tendre, a fait en Langue Françoise un compliment fort civil à toute l’Assemblée. Elle n’a point attendu qu’on lui ait nommé M. & Madame Selby, Lucie, Émilie, pour les reconnoître, sur le seul récit de Mylady L… ; & ses obligeantes remarques ont été placées avec autant de jugement que de politesse. C’est tout ce que je puis écrire à présent, dans un instant que je dérobe à mes chers Amis, qui se préparent à se rendre chez Mylady G…, pendant que Sir Charles est engagé dans un entretien particulier avec notre charmante Étrangere.

Au moment que les Convives de Mylady G… sont partis, Sir Charles est venu à moi ; & me conduisant dans l’Appartement, où il avoit laissé Clémentine : Consolez votre Sœur, m’a-t-il dit ; elle a besoin de vos plus tendres consolations.

Je me suis avancée, les bras ouverts. Elle est venue s’y jetter, en versant une abondance de larmes, & laissant même échapper quelques sanglots. Prenez courage, ma très-chere Sœur ; ne vous livrez point à cet excès d’affliction.

Ô Madame ! mon Pere & ma Mere sont attendus ici de jour en jour ; j’ignore quelle est leur Compagnie. Comment soutiendrai-je la vue de mon Pere & de ma Mere !

Sir Charles est sorti, pour se soulager apparemment du trouble où il étoit. Il a pris soin de nous envoyer Mylady L…

Votre Frere, Madame, ai-je repris, votre Ami & le mien, sera votre Protecteur. Il n’est pas vraisemblable que votre Pere & votre Mere eussent entrepris un voyage si pénible, s’ils n’étoient résolus de tout faire pour vous obliger.

Hélas ! c’est ce que le Chevalier me dit.

Dans cette saison, Mademoiselle, avec une santé si foible, avec tant d’aversion pour la Mer, le motif de la Marquise ne peut être qu’une vive tendresse pour vous. Elle préfere votre santé, votre tranquillité à la sienne.

Eh ! cette considération même n’est-elle pas un tourment pour une ame reconnoissante ? Indigne Clémentine ! quels chagrins n’as-tu pas causés à ta Famille ? Je ne puis, non, je ne puis soutenir leurs regards. Ô Mylady Grandisson ! je n’ai jamais été qu’une Fille perverse. Tout ce que j’avois commencé à désirer, je n’étois pas tranquille, si je ne me croyois sûre de l’obtenir. Mon orgueil & mes caprices me coûtent cher. Mais, dans les derniers tems, n’ai-je pas été plus perverse que jamais ? J’avois conçu l’envie de venir en Angleterre ; je suis déja lasse de mon entreprise. L’Angleterre me déplaît, lorsque je n’y puis être à couvert. Mais, depuis des années entieres, j’étois remplie d’un autre projet : il m’occupoit seul ; il m’avoit aidé à faire le plus grand des sacrifices ; & je suis venue dans un lieu, presque le seul de l’Europe, où ce cher projet est impraticable. Que ne suis-je passée en France ? j’avois assez d’argent pour obtenir l’entrée du premier Couvent qui pouvoit s’offrir. Le tems de la profession seroit arrivé… Mais je crois qu’il n’est pas trop tard encore. Je veux partir. Aidez-moi, très-chere Sœur ! je ne puis soutenir la vue de ma Mere.

Sir Charles est entré alors. Mademoiselle, a-t-il dit d’un ton paisible, j’ai entendu ce qui vient de vous échapper. Calmez-vous, je vous en conjure. J’avois appréhendé de vous déclarer l’arrivée de vos Proches ; mais ne connoissez-vous pas leur indulgence ? Vous n’avez rien à craindre, & vous avez au contraire tout à vous promettre de leur présence.

Rien à craindre ! Et vous engagez-vous, Monsieur, à leur faire approuver que je me consacre au Ciel ? Me promettez-vous de plaider cette cause pour moi ?

Je ne puis dire ce qui sera dans mon pouvoir, avant que de les avoir vus. Mais fiez-vous à mon zele. La maison de Mylord L… je le répete, sera votre azile, jusqu’à ce que vous ayez consenti à les voir. Je leur avouerai que je sais où vous êtes ; mais, si vous l’exigez, vous ne serez pas moins cachée pour eux, que vous l’étiez pour moi dans votre premiere retraite.

Quelle consolation, a-t-elle dit en levant les mains, que le secours d’un homme d’honneur pour une Femme affligée ! Mais dites-moi maintenant, par cet honneur, auquel vous n’avez jamais manqué, dites-moi qui vous attendez avec mon Pere & ma Mere.

Votre Frere Jéronimo, Mademoiselle, votre Frere l’Évêque…

Dieu ! Dieu ! s’est-elle écriée en serrant les mains avec une grace inimitable, que vous m’effrayez ! Mais qui encore ?

Le Pere Marescotti.

Vertueux homme ! m’a-t-il crue digne de cette attention ! Mais c’est en faveur de mon Pere & de ma Mere. Eh ! Qui encore ?

Madame Bémont, qui ne pensoit plus à remettre le pied en Angleterre : mais elle a changé de résolution, pour obliger votre Mere.

Excellente Madame Bémont ! Mais ne dois-je pas la craindre aussi ? Ensuite, Monsieur ?

Camille ; votre Camille, Mademoiselle.

Pauvre Camille ! Je l’ai traitée durement : mais elle ne se lassoit point de me tourmenter. Souvenez-vous, Monsieur, qu’ils ne doivent pas savoir où je suis. Votre maison, Madame, (à Mylady L…) sera mon azile. (Et me voyant affectée) Cœur tendre & compatissant, quel droit ai-je de troubler ainsi votre repos ? Hé bien, Monsieur, (en s’essuyant les yeux, avec des regards trop empressés, pour l’état de son ancien mal) n’attendez-vous personne de plus ?

Vos deux Cousins arrivent aussi ; mais le Général n’est pas du voyage.

J’en remercie le Ciel ! J’aime ce Frere ; mais il est d’un caractere si dur ! Sa Femme seule est capable de l’adoucir.

Enfin Sir Charles est parvenu à lui faire envisager plus tranquillement l’arrivée de sa Famille, & l’a soutenue dans cette situation pendant le dîner, avec une adresse que je n’ai pas cessé d’admirer. Elle a confessé une fois qu’elle verroit son Pere & sa Mere avec des transports de joie, s’ils laissoient paroître sur leur visage un peu de disposition à lui pardonner.

Sir Charles a voulu que nous ne fussions servis à table, que par le Valet de chambre qu’il avoit en Italie. Elle l’a remercié de cette attention ; mais elle a souhaité qu’il fût permis à Laura de se tenir derriere sa chaise… Il lui échappoit par intervalle une larme involontaire. Quelle scene pour elle en effet ! Ses réflexions n’étoient point difficiles à pénétrer. Elle souffroit, m’a-t-elle dit plusieurs fois, de la peine qu’elle étoit venue me causer ; & souvent elle s’est efforcée de supprimer un soupir. Une fois, après une rêverie de quelques minutes : Eh ! suis-je ici ? s’est-elle écriée ; en Angleterre, à la table du Chevalier Grandisson ! N’est-ce pas un songe ?

Après le dîner, étant passée avec Mylady L… & moi dans une autre Salle : que j’admire votre générosité ! m’a-t-elle dit. Je tremblois avant que de vous avoir vue ; mais au premier regard, j’ai connu, & j’ai embrassé une Sœur. Me passez-vous mon estime pour votre cher Grandisson ?

Dites votre tendresse, ma chere Clémentine, & je vous en fais mes remercimens. Un honnête homme n’a-t-il pas droit à l’affection de tous les bons cœurs ?

Sir Charles est entré ; & s’étant assis avec nous, il nous a demandé, après quelques momens d’entretien, la permission de s’absenter une heure, pour l’aller passer avec ses Amis chez Mylord G… Notre conversation n’a pas langui dans cet intervalle ; elle a tourné sur divers sujets. Les usages des Dames Italiennes, & l’ignorance surprenante où la plupart des Femmes du Pays sont élevées, nous ont occupées long-tems. Une Femme en Italie, qui savoit plus que sa langue, passoit pour un prodige, jusqu’à ces derniers temps, où les usages de France semblent avoir prévalu. Si l’on en cherche la raison, c’est qu’avec autant de génie qu’il y en ait jamais eu dans un Climat ami des Lettres, elles y sont comme noyées dans les plaisirs sensuels. Le chant, la danse & la galanterie prennent tout leur tems. À considérer le peu de soin qu’on apporte à leur former le jugement, on s’imagineroit que leurs Maris & leurs Peres les regardent comme des enfans dans ce monde, qui n’ont aucune prétention à l’héritage de l’autre. Si la Religion ne leur donnoit pas de meilleures idées, elles pourroient se regarder elles-mêmes comme des Idoles passageres, proposées pour un tems à l’adoration des hommes. Cependant on remarque assez, dans leur commerce, de quoi elles seroient capables avec une autre éducation. La culture du Pays est aussi négligée que celle de l’esprit des Femmes. Le jardin du monde, comme on nomme l’Italie, est couvert de ronces ; & faute de soins, la richesse même du terroir en cause la maladie. Ces réflexions, ma chere Grand-Mere, ne sont point l’aveu direct de Clémentine ; car elle est passionnée pour son Pays, tel qu’il est. Je ne fais que les recueillir de ses diverses peintures. Mais tous nos Voyageurs éclairés en parlent comme je viens d’écrire.

Sir Charles est revenu à l’heure qu’il s’étoit prescrite. Il a raison de vouloir être par-tout ; car il fait le charme de toutes les Compagnies. Nous avons passé une des plus agréables soirées du monde ; & Clémentine, si malheureuse en elle-même, a trouvé la force de contribuer par toutes ses graces à la satisfaction commune. Sir Charles a reconduit les deux Dames.

N. B. Une Lettre suivante contient le départ de l’Oncle, de la Tante, de Lucie, d’Émilie & de M. Deane. Les adieux d’Émilie sont touchans. Mylady Grandisson lui promet une correspondance de Lettres. Sir Édouard Belcher, en possession du titre & des biens, depuis la mort de son Pere, avoit commencé à prendre de l’inclination pour cette jeune personne, & s’en étoit même ouvert à Sir Charles, qui lui avoit objecté l’extrême jeunesse d’Émilie. Quelqu’amitié que ce sage & généreux Ami eût pour Belcher, il souhaitoit que sa Pupille, qu’il croyoit moins avancée fût en état de se déterminer par goût, & que son Ami même ne courût pas les risques de l’inconstance naturelle aux jeunes Filles. Belcher ne laisse pas de demander la permission d’accompagner Émilie dans son retour, & l’obtient sans difficulté, à titre de politesse.