Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 113

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIIp. 8-13).

LETTRE CXIII.

Mylady Grandisson, aux mêmes Dames.

14 Février.

Je vous ai promis le détail des circonstances. Nous étions hier à dîner, avec toute la joie & l’harmonie possible, Émilie comptant les jours heureux qu’elle espere de passer en Northampton-Shire, Sir Charles employant de généreuses raisons pour engager mon Oncle & ma Tante à faire un plus long séjour avec nous ; lorsque la triste Lettre fut remise entre ses mains. C’est de mon cher Jéronimo, dit-il, en jettant les yeux sur l’adresse. Il l’ouvrit, après un mot d’excuse ; & dès les premieres lignes, il trésaillit. Ensuite, sans donner la moindre explication, il salua la Compagnie, il quitta la table, & se retira dans son cabinet.

Nous n’avions pas achevé de dîner. Je pressai nos Amis, mais je ne pus leur donner l’exemple. Nous nous levâmes du consentement de tout le monde, & nous passâmes dans la salle voisine. Sir Charles nous y rejoignit bientôt, mais le visage enflammé. Il sembloit avoir fait effort pour le composer, quoiqu’il n’y eût pas réussi. Je le regardai, avec des yeux qui parloient sans doute, puisqu’il me dit aussi-tôt en prenant ma main : Ne vous alarmez point, mon Amour ; nous recevrons bientôt une visite d’Italie. D’Italie, Monsieur ! Oui, ma chere. Qui ? qui, Monsieur ?

Le Docteur Barlet étoit avec nous. Il le pria de traduire la Lettre. Le Docteur s’étant retiré pour cette commission, Sir Charles nous dit qu’il n’étoit pas impossible que Clémentine ne fût bientôt en Angleterre, & peut-être avant le reste de sa Famille. Ne soyez pas surpris, ajouta-t-il, en voyant que nous nous regardions les uns les autres ; le Docteur Barlet vous lira sa Traduction : & me tendant la main, il me pria de sortir un moment avec lui.

Il me conduisit à son cabinet, où il m’expliqua, dans les termes les plus tendres, le fond de la Lettre. Chere Henriette, me dit-il, en passant ses bras autour de moi, vous ne douterez jamais de la constance de mon Amour. La démarche que je vous apprends me cause autant d’inquiétude que de surprise. Que le Ciel protège la chere Clémentine ! Joignez vos prieres aux miennes. Vous êtes capable de pitié pour cette malheureuse Fille. Je me la représente désolée & sans protection ; votre pitié s’étend, j’en suis sûr, jusqu’à ses tristes Amis. Ils la suivent. Ils sont pleins de vertu & d’honneur ; ils ont les meilleures intentions : mais des instances excessives ont un air de persécution. Dans les fâcheuses circonstances que vous connoissez, ils devoient lui accorder du tems. Le tems triomphe de tout.

Je vous supplie, Monsieur, répondis-je, de lui accorder sur-le-champ votre secours. Ma seule inquiétude est pour sa sûreté, pour son honneur, & pour le chagrin que vous ressentez vous-même, dans une occasion si touchante ; heureuse si je puis le diminuer en le partageant.

Il me serra plus ardemment encore : je n’ai, me dit-il, aucun doute de votre généreuse bonté. Je ferois injustice à Clémentine, à mon cœur, à vous, qui en êtes la Maîtresse absolue, si je me croyois obligé de vous renouveler aujourd’hui les protestations de mon inviolable amour. Vous serez informée de chaque pas que je vais faire. Vous m’aiderez de vos conseils. Les ames aussi délicates que la vôtre & celle de Clémentine, doivent avoir entre elles une sorte d’alliance. Je me fierai à mes mesures, lorsqu’elles seront approuvées de mon Henriette. Toutes mes démarches seront communiquées à nos Amis : leur discrétion nous est connue. Je ne laisserai à personne aucun sujet de douter, qu’autant qu’il est en mon pouvoir, mon Henriette ne soit la plus heureuse des Femmes.

Quelle est, Monsieur, la date de votre Lettre ? Il avoit déja remarqué, dit-il, qu’elle étoit sans date ; la douleur de Jéronimo… Clémentine, interrompis-je, est peut-être arrivée. Laissez-moi dans cette Maison avec mon Oncle & ma Tante, que j’engagerai à rester un peu plus long-temps qu’ils ne se le proposoient, & partez promptement pour la Ville. Si vous pouvez rendre service à une pauvre malheureuse Étrangere, destituée, comme vous le craignez, de toute protection, & peut-être exposée à mille sortes de dangers, vos Lettres me seront, s’il est possible, plus agréables que la présence même de l’homme qui m’est plus cher que moi.

J’étois élevée, mes cheres Dames. C’étoit m’agrandir, que de me trouver dans le pouvoir de convaincre Sir Charles Grandisson, que tous mes sentimens, pour la plus noble des Femmes étoient réels.

Je suis trop heureux ! me dit-il, en m’embrassant ; votre bonté me prévient. Je pars pour la Ville. Vous retiendrez nos amis. Un amour fondé comme le mien sur les perfections de l’ame, de quelques charmes qu’elles soient accompagnées dans l’aimable figure que je tiens entre mes bras, est le comble du bonheur !

Il rejoignit avec moi la Compagnie qui nous attendoit. Tous se leverent à notre arrivée, par un mouvement comme involontaire ; dans l’impatience d’entendre nos résolutions. Le Docteur n’avoit pas achevé de traduire la Lettre : mais Sir Charles la fit demander, & pria le Docteur, qui l’apporta lui-même, de nous la lire en Anglois ; ce qu’il fit très-facilement. Mon Oncle, ma Tante, Lucie & M. Deane n’attendirent point que Sir Charles eût parlé, pour le prier de ne faire aucune attention à ses Hôtes, & de suivre librement toutes ses vûes. Il leur dit que s’ils vouloient promettre de me tenir compagnie, il partiroit le lendemain pour Londres. Ils s’y engagerent, & sans bornes, pour laisser une carriere plus libre à sa générosité.

Il me reste, lui dis-je, une chose à vous demander : Ne souffrez point, si vous pouvez l’empêcher, que la Fugitive soit traînée malgré elle à l’Autel. Qu’on ne prenne point avantage de sa téméraire démarche, comme on y paroît disposé dans quelques endroits de la Lettre, pour lui faire acheter sa réconciliation par une prompte complaisance. Il m’a nommée sa généreuse, sa noble Henriette, en me répétant qu’il se gouverneroit par mes avis.

Il est parti ce matin. Joignez, mes cheres Myladys, vos plus ardentes prieres aux miennes, pour l’heureuse fin des afflictions de Clémentine. Que je suis impatiente de la voir ! mais c’est avec un mêlange de crainte. Croyez-vous que je puisse la voir, en effet, sans appréhender qu’elle ne me regarde comme l’usurpatrice de ses droits ? Elle est indubitablement son premier amour.

Votre Frere est parti dans le dessein d’achever promptement de faire meubler la nouvelle maison qu’il a prise dans Grosvenor-Square, pour y recevoir ses nobles Hôtes. Il nous informera de ses autres vûes dans l’occasion. Adieu, mes très-cheres Sœurs ! Que je suis fiere de pouvoir vous donner ce titre, en prenant celui de

Henriette Grandisson !