Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 112

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIIp. 2-8).

LETTRE CXII.

Le Seigneur Jeronimo au Chevalier Grandisson.

Vous serez surpris, mon cher Chevalier ; vous tomberez dans le plus grand étonnement. Cette chere Clémentine ! avec quel oubli d’elle-même elle a terni toute sa gloire ! Une Fille si délicate sur l’honneur… Bon Dieu ! faut-il que moi, son Frere, que votre Jeronimo expose l’imprudence d’une Sœur si chere !

Nous avions donné dans presque tous les désirs de son cœur. Elle nous avoit demandé un mois, pour voyager de Ville en Ville, de l’autre côté des Apennins, sous prétexte de fortifier sa santé ; & nous n’étions pas sans espérance qu’à la fin de ce terme elle consentiroit à recevoir la main du Comte de Belvedere, pour lequel elle marquoit de la reconnoissance & de la pitié. Nous avions approuvé, pendant son absence, différentes excuses sur lesquelles elle avoit différé son retour. Cependant nous avions été plus difficiles pour la permission de visiter Rome & Naples, & nos raisons l’avoient contentée. Elle nous demanda la permission de prendre à son service, en qualité de Page, un jeune Anglois, Neveu d’un Négociant de Livourne, & bien recommandé par son Oncle, sur les recherches de Madame Bémont, qui s’étoit chargée de ce soin. Nous ne fîmes point difficulté d’y consentir, dans la supposition que son unique motif étoit une reconnoissance innocente pour un Homme du même Pays, dont nous lui permettions de respecter la mémoire. Ce jeune Homme la suivit à Pistoie, à Patro, à Pise, à Sienne, &c. & dans quelques-unes de ces courses, elle eut la compagnie de Madame Bémont. Mais ayant souhaité de voir la Côte maritime, depuis Piombino jusqu’à Luques, & parlant d’aller jusqu’à Gènes, d’où elle devoit revenir après avoir achevé son mois, elle quitta cette Dame, pour continuer sa marche avec ses seuls Domestiques. Bien-tôt elle trouva le moyen d’en disperser une partie, avec ordre de la rejoindre à Luques : ma Sœur capable de cette pensée ! & ne retenant que Laura, sa femme de Chambre & le Page, elle prit le plus court chemin pour se rendre à Livourne. Là, elle est montée dans un Vaisseau, prêt à faire voile pour Londres ; & sa navigation a duré trois jours, avant qu’on ait eu la moindre nouvelle de son embarquement. Mais une Lettre, adressée à Madame Bémont, que cette Dame nous communique par un Exprès, nous jette dans le dernier étonnement, en nous apprenant les circonstances de sa fuite & de son départ pour l’Angleterre. Lisez-la, dans les propres termes.

« Pardon, très-chere Madame ! mille fois pardon ! Je m’engage dans une entreprise, qui suffit pour mon châtiment. Ainsi je vous demande à la fois grace & pitié. Le mal prochain est toujours le plus terrible. Mon aversion est extrême pour le mariage. Je vois toucher à sa fin le terrible mois, après lequel on s’attend à me livrer au pouvoir d’un homme contre lequel je n’aurois pas d’objection à faire, si je me sentois capable de le rendre heureux, & de trouver quelque bonheur avec lui. Mais quel moyen ! Persuasion ! cruelle persuasion ! Un Pere à genoux, une Mere en larmes, des Freres généreux, mais pressans ; comment, comment résister, si je retourne à Boulogne ? Vous, mes chers Parens, mes Amis, à Boulogne, à Urbino, grace & pardon. Que n’ai-je pas souffert, avant que d’en venir à la résolution qu’il faut que j’exécute, quand elle devroit être suivie du repentir. Ô Comte de Belvedere ! je vous demande grace aussi. Changez d’attachement. Vous méritez une meilleure Femme, que la conscience, l’honneur, la justice, termes qui signifient la même chose, ne peuvent vous la donner dans la malheureuse Clémentine… elle n’ose ajouter della Porretta. Ah, ma Mere ! »

Clémentine a laissé cette Lettre à Livourne, avec ordre de ne pas la faire partir avant que le Bâtiment eût mis à la voile. Nous sommes tous dans une mortelle consternation, mais sur-tout ma Mere. L’espérance d’adoucir un peu ses peines nous fait prendre la résolution d’anticiper sur notre visite d’Été ; & malgré l’obstacle de la saison, notre dessein est de partir dans huit jours. Que le Ciel donne, à ma Mere, la force de soutenir ce voyage !

Nous jugeons que le plan de ma Sœur étoit formé de long-tems. Elle avoit congédié sa fidelle Camille, parce qu’elle la trouvoit trop pressante pour lui faire changer de condition. Je crains en effet que cette honnête Fille n’ait exécuté avec trop d’affection l’ordre de mon Frere, qui lui avoit recommandé de ne pas perdre une occasion, pour inspirer de tendres sentimens à sa Maîtresse, en faveur du Comte de Belvedere. Depuis quelque tems, Laura étoit devenue sa Servante favorite.

On ne peut douter que ce ne soit le jeune homme qui a ménagé toute cette intrigue. Il se nomme Édouard Dagley. Madame Bémont se rappelle aujourd’hui diverses circonstances, qui lui auroient été suspectes, si elle avoit pu soupçonner Clémentine d’une entreprise de cette nature. Le Vaisseau qu’elle a pris se nomme le Colchester, commandé par le Capitaine Henderson.

Comment cette chere Créature pourra-t-elle soutenir vos regards, en arrivant en Angleterre ; les vôtres, ceux de Mylady Grandisson & de vos deux Sœurs ? Que n’aura-t-elle point à souffrir dans un tel voyage, & dans une telle saison ? À quelles insultes n’est-elle pas exposée ? avec si peu de connoissance de la Langue Angloise ; avec Laura qui n’en sait pas une syllabe ; dans la dépendance d’un jeune Étranger ; sans autres habits que ceux qu’elle avoit emportés pour son voyage ! Si l’argent ne lui manque point, c’est ce que nous ignorons ! L’Angleterre, dans ses idées, un Pays d’hérétiques ! Juste Dieu ! Ma Sœur peut-elle avoir été capable de cette témérité !

Mais quelle doit-être son aversion pour le mariage ! Il est certain que nous nous sommes trop précipités. Le changement de votre sort est une bonne garantie ; cependant, j’ose le dire, vous n’auriez jamais soupçonné Clémentine d’une si folle démarche. Hélas ! nous jugeons qu’il faut l’attribuer aux dernieres atteintes de sa maladie, plus qu’à toute autre cause. Lorsque le désordre est une fois dans la tête, les remedes sont sans force, & la guérison est toujours imparfaite. Mais je répete que nous nous sommes trop hâtés. Le Général… Cependant il est le plus désintéressé des hommes ; sans quoi, il n’auroit pas été si pressant pour son mariage.

Chere, chere Clémentine ! Que mon cœur saigne des peines dont elle est menacée ! Mais elles ne peuvent approcher de celles de sa Mere. Ma Sœur n’ignore point que la vie de son Pere & de sa Mere est liée à la sienne. Je le dis encore : il faut qu’elle soit retombée dans son ancienne maladie, pour avoir fait une démarche qui nous pénétre jusqu’au fond du cœur.

Sur les lumieres que nous avons pu recueillir, nous nous flattons que vous parviendrez à la découvrir, avant qu’elle soit exposée à toutes les disgraces que nous redoutons pour elle, avant qu’elle se trouve dépourvue d’argent & d’autres commodités. Si je ne me trompe point dans cette espérance, vos Sœurs auront la générosité d’accorder leur protection à l’Imprudente, jusqu’au moment de notre arrivée. Notre compagnie sera, mon Pere, ma Mere, l’Évêque mon Frere, le Pere Marescotti, nos deux Cousins, Julien & Sebaste, & votre Jéronimo. Madame Bémont, par de purs motifs d’humanité, a promis d’accompagner ma Mere. La pauvre Camille, presque aussi inconsolable que ma Mere, ne manquera point d’être à sa suite.

Nous vous prions familierement de nous faire trouver une maison à louer, la plus grande qu’il sera possible. Les circonstances nous obligent de nous borner aux simples commodités. Aussi n’aurons-nous que les Domestiques nécessaires. Le Comte de Belvedere s’accommodera du logement qui pourra s’offrir. Si M. Lowther est de retour à Londres, il se donnera volontiers les soins, dont je prends la liberté de vous charger. Avec des vents favorables, notre Patron ne demande que trois semaines pour nous rendre dans la Tamise.

Que le Ciel, mon cher Grandisson, éloigne de notre entrevue tout ce qui pourroit en troubler la douceur ! Puissions-nous trouver la chere Fugitive en sureté sous votre protection, ou sous celle d’une de vos nobles Sœurs ! J’espere que ce malheureux incident ne produira rien de désagréable entre Mylady Grandisson & vous. Si ce malheur arrivoit, de quel surcroît de disgraces ma téméraire Sœur n’auroit-elle point à répondre ?

Le Général est trop irrité contre cette malheureuse Fille, pour penser à nous accompagner, quand il pourroit en obtenir la permission de son Souverain. La moindre réparation, dit le Prélat, que la chere Créature puisse faire à sa Famille, est de tendre la main de bonne grace au Comte de Belvedere, qui regarde d’avance l’issue de cet événement comme la crise de son sort.

Je sais à peine ce que je viens d’écrire, & comment quitter la plume. C’est vous, notre cher Ami, notre Consolateur, notre Frere, & dans cette occasion, notre refuge après Dieu, qui servirez de guide à nos démarches, & qui mettrez à couvert la gloire de notre Sœur & la nôtre. Nous attendons cette grace du Ciel & de vous. Adieu, le plus noble des Amis !