Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 108

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIp. 172-174).

LETTRE CVIII.

Mis Byron à la même.

Mercredi matin, 8 Novembre.

Nous étions informés, dès le matin, que Sir Charles étoit allé rendre sa visite à M. Gréville ; & nous serions retombés dans toutes nos inquiétudes, si M. Deane, qui arriva hier au soir, n’avoit servi à nous rassurer. Ma Tante vient de m’apporter le billet suivant de Sir Charles, adressé à mon Oncle, & venu de chez M. Gréville.

« En regrettant, mon cher Monsieur, tous les momens que je passe hors des Châteaux de Selby & de Sherley, je crois vous devoir compte de l’usage que je fais de mon temps dans cette ennuieuse absence.

» J’ai trouvé M. Gréville, dans une disposition moins heureuse que je ne m’y étois attendu. C’est avec une résistance inexprimable, qu’il combat contre lui-même, pour se déterminer à l’abandon de ses espérances. Il paroissoit étrangement agité, lorsque je me suis fait introduire chez lui. Dès le premier instant, il m’a proposé, & d’un ton même assez fier, de suspendre mon mariage l’espace de deux mois, ou d’un, du moins. J’ai reçu cette demande avec l’indignation qu’elle méritoit. Il a voulu la justifier par quelques raisons d’intérêt propre, que je n’ai pas écoutées plus volontiers. Après quelques discussions, il a juré qu’il obtiendroit du moins quelque chose ; & pour alternative il m’a proposé de dîner avec lui, & quelques Amis d’élite, qu’il avoit invités. J’y ai consenti ; quoique je ne pusse douter que ses Amis ne fussent les mêmes auxquels il a confié ses menaces. J’ai su de lui qu’il étoit sorti hier au matin, dans l’espérance de me rencontrer ; car il se vante d’avoir été bien informé de toutes les démarches de Miss Byron, & des miennes. Que ceux, Monsieur, qui croyent avoir quelque intérêt à nous observer, aient les yeux curieusement attachés sur nous. Les cœurs honnêtes ont peu de secrets. Je ferois gloire de recevoir la main de Miss Byron devant mille Témoins.

» M. Gréville avoit été en marche toute la nuit précédente : il ne dit point que ce fût pour me chercher ; mais il savoit que j’étois attendu au Château de Selby, Lundi au soir, ou hier au matin. Ne m’ayant pas rencontré, il avoit passé la nuit avec ses Confidens à l’Hôtellerie de Northampton, d’où il partit hier avec eux dans la résolution de m’engager à suspendre mon mariage : idée mal conçue, comme vous voyez, & dont il n’auroit pas espéré beaucoup de succès s’il avoit eu la tête plus libre. Mais nous allons passer, dit-il, un acte d’oubli & de parfaite réconciliation, en présence des Amis qu’il attend à dîner. Nous sommes déja convenus que ce détail, & la connoissance même de son projet, ne sortira point de votre Famille. Je vous assure, Monsieur, que dans la disposition où il m’auroit trouvé, s’il m’avoit rencontré cette nuit ou l’autre, il n’auroit pu rien arriver de fâcheux ; car je suis porté réellement à le plaindre.

» Nous sommes à présent les meilleurs Amis du monde. Il forme mille desseins ; & celui auquel il paroît s’arrêter, est d’aller passer un mois chez Mylady Frampton, qu’il nomme la Confidente de ses peines. Je me suis étendu sur toutes les circonstances, pour n’avoir rien à mêler ce soit au délicieux sujet qui occupe toute mon attention. J’ai l’honneur, M. d’être, &c. »

Méchant Gréville ! quoiqu’à plaindre, ma chere, s’il est capable des tendres sentimens qu’il s’attribue. Qu’il parte ! Qu’il se retire chez Mylady Frampton, ou dans toute autre lieu ; & qu’il y vive heureux, pourvu que ce soit à cinquante milles de nous ! Je ne cesserai pas de le craindre, jusqu’à ce qu’il ait quitté le Canton.

Quelle glorieuse qualité que le courage, lors qu’elle est accompagnée de modération ! lorsqu’elle est fondée sur l’intégrité du cœur & sur le témoignage qu’il se rend de son innocence ! Dans toute autre supposition, ne mérite-t-elle pas plutôt le nom de férocité !

Mais que d’embarras, ma chere Mylady, que de trouble je cause à votre Frere ! À quels dangers ne l’ai-je pas exposé ? Jamais, jamais, il ne me sera possible de l’en récompenser.

N B. Le temps de la récompense arrive enfin : c’est-à-dire, que le Mariage est célébré au Château de Selby. Ceux qui aiment les Descriptions de Fêtes, de Parures & de Cérémonies, les Complimens, les détails de plaisir & de joie, trouveront dequoi se satisfaire dans l’Original. L’attention de l’Auteur va jusqu’à rapporter le nombre & le rang des Carrosses, avec les noms l’ordre des personnes qui étoient dedans. C’étoient, comme on se l’imagine, tous les Parens & les Amis des deux Familles. Après la célébration, l’heureux Couple se rend au Château de Grandisson, accompagné de M. & Mme Selby, de leur Fille Lucie, &c. Autre Description de cette belle Terre, & de tous les agrémens dont on entre en possession. Mais il suffit de s’y représenter Miss Byron bien établie, sous le titre de Mylady Grandisson, que les Femmes des Chevaliers Anglois portent, comme celles de la haute Noblesse.