Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 109

Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIp. 174-180).

LETTRE CIX.

Mylady Grandisson, à Madame Sherley.

Au Château de Grandisson, 6 Janvier.

Sir Charles reçut hier une Lettre de M. Lowther, qui se disposoit à quitter Boulogne. Suivant la date, il devroit être arrivé depuis quinze jours. Ainsi nous pouvons l’attendre à chaque moment.

Il marque que toute la Famille de Boulogne a plus d’ardeur que jamais, pour l’exécution de ses vues sur Clémentine, qui ne laisse pas de refuser encore les visites du Comte de Belvedere ; & sur ce point, ils se dispensent de la presser. M. Lowther semble craindre qu’il ne manque quelque chose à son rétablissement. Malheureuse Fille ! Il en juge par le desir qu’elle ne perd point, de faire un voyage en Angleterre. Elle a reçu, dit-il avec beaucoup de fermeté, la nouvelle du mariage de Sir Charles. Elle a demandé la bénédiction du Ciel, pour lui & pour la Compagne de son sort : mais depuis elle a paru sombre, réservée ; & quelquefois on l’a trouvée noyée dans ses larmes. Lorsqu’on lui en a demandé la cause, elle a repondu qu’elle appréhendoit le retour de la maladie. Les Médecins veulent absolument qu’on se hâte de la marier. On attend le Général pour presser la célébration. Mais elle demande qu’il lui soit permis encore une fois de traverser les Apennins, & d’aller passer quelques jours à Florence, avec sa chere Madame Bémont. Elle craint la vue du Général.

Que je suis touchée de sa situation ! Sir Charles ne doit pas l’être moins. Pourquoi n’attendent-ils pas du temps, ce grand Médecin de tous les maux, le succès d’un événement qu’ils ont tant à cœur ? M. Lowther ajoute que la santé du Seigneur Jéronimo se fortifie de jour en jour.

Que vous dirai-je de notre chere Émilie ! j’ai pitié d’elle. Je plains son jeune cœur, d’avoir si tôt éprouvé un amour sans espérance. Je voyois, il n’y a qu’un moment, ses yeux attachés sur le visage de son Tuteur, d’un air si passionné, qu’elle lui a fait baisser les siens. Il faut que je vous fasse, à cette occasion, le détail d’un entretien que j’ai eu avec elle, & dont la conclusion me fait espérer de la voir quelque jour heureuse.

J’avois craint plus d’une fois que ses yeux ne la trahissent à ceux de son Tuteur, qui n’attribue, jusqu’à présent, son respect, qu’à la reconnoissance. Au moment qu’il est sorti, venez ici, mon Amour, lui ai-je dit avec la tendresse d’une Sœur. Elle est venue. Ma très-chere Émilie, si vous regardiez tout autre homme, de l’air que je remarque souvent, & que vous aviez aujourd’hui en regardant votre Tuteur, cet homme, s’il n’étoit pas marié, pourroit espérer d’obtenir bientôt une Femme.

Elle a soupiré. Mon Tuteur s’en est-il apperçu ? Je me flatte, Madame, qu’il n’y a pas fait tant d’attention que vous.

Tant que moi, ma chere ?

Oui, Madame. Lorsque mon Tuteur est présent, je vois que vous m’observez beaucoup. Mais j’espere que vous n’avez rien remarqué dont vous soyez offensée.

Vous êtes sérieuse, Émilie.

Il me semble que ma chere Mylady Grandisson l’est aussi.

Cette réponse m’a surprise, & m’a causé même un peu d’embarras. Son amour, ai-je pensé, peut la rendre trop hardie, sans qu’elle y fasse d’attention. En effet, ne s’appercevant pas qu’elle m’eût un peu déconcertée, elle a regardé un petit ouvrage d’aiguille dont je m’occupois : Que ne donnerois je pas, Madame, pour travailler dans cette perfection ? Mais vous soupirez, Madame ?

Oui ; pour cette pauvre Clémentine ! ai-je dit : & réellement, elle s’étoit présentée à mon souvenir.

Soupirez-vous, Madame, pour tous ceux qui aiment mon Tuteur ?

Il y a différentes sortes d’amour, Émilie.

C’est ce que je m’imagine, Madame. Personne n’aime plus que moi mon Tuteur ; mais ce n’est pas le même amour que celui de Clémentine : j’aime sa bonté.

Et croyez-vous que Clémentine ne l’aime pas aussi ?

Oui, oui ; mais l’amour est différent.

Expliquez-moi donc la nature de votre amour.

Il m’est impossible ! (en poussant un soupir.)

Pourquoi soupirer ? Vous m’avez fait la même question : j’ai répondu que je soupirois de pitié.

Pour moi, Mme , j’ai pitié aussi de Clémentine, mais je ne soupire pas pour elle ; parce qu’elle a pu épouser mon Tuteur, & qu’elle ne l’a pas voulu.

Elle n’en est que plus digne de nos soupirs, Émilie. Un motif tel que le sien…

Fi, fi, son motif ! lorsqu’il lui laissoit la liberté de vivre dans sa Religion !

Ce n’est donc pas pour Clémentine que vous soupirez ?

Je ne le crois pas, Madame.

Pour qui donc ?

Je ne sais. Il ne faut pas me le demander. Habitude, & rien de plus.

Mais je vois que mon Émilie soupire encore.

Pourquoi vous en appercevoir, Mme  ? Habitude, je vous l’ai dit. Cependant, croyez-moi, ma chere Mylady, (en me passant les bras au tour du Cou & cachant la tête dans mon Sein) si la vérité étoit connue…

Elle s’est arrêtée, mais sans changer de posture ; & je sentois ses joues brulantes.

Eh bien, ma chere, si la vérité étoit connue ?

Je n’ose parler. Vous serez fâchée contre moi.

Non, mon Amour, je vous en assure.

Oh oui ! mais vous serez fâchée.

J’ai cru, ma chere, que nous étions deux Sœurs. J’ai cru qu’il n’y avoit point de secret entre nous. Dites-moi : de quoi est il question ? si la vérité étoit connue…

Hé bien, Madame, pour faire l’essai de votre bonté, dites-moi, n’êtes-vous pas un peu sujette à la jalousie ?

À la jalousie, ma chere ! Vous me surprenez. Pourquoi, de qui, de quoi, jalouse ? La jalousie suppose un doute : De qui puis je douter ?

On doute quelquefois sans cause, Madame.

Expliquez-vous mieux, ma chere.

N’êtes-vous pas fâchée, Madame ?

Je ne le suis point. Mais pourquoi me croire jalouse ?

Vous n’avez aucune raison de l’être, en vérité. Mon Tuteur vous adore. Tout le monde convient que vous méritez d’être adorée. Mais pourquoi trouver mauvais qu’un Enfant, tel que moi, regarde quelquefois son Tuteur avec des yeux de reconnoissance ? Les vôtres, ces yeux charmans, sont toujours si prêts à surprendre les miens ! Si je me connois moi-même, je ne suis qu’une jeune innocente. J’aime mon Tuteur, je n’en disconviens pas. Je l’ai toujours aimé, vous le savez bien, Madame ; & si vous me permettez de le dire, long-temps avant qu’il ait su qu’il y eût au monde une Dame aussi charmante que vous.

J’ai quitté mon ouvrage ; & la serrant entre mes bras ; ne cessez pas de l’aimer, chere Émilie ! Vous ne sauriez l’aimer autant qu’il mérite de l’être. Vous me verrez toujours approuver une affection si pure. Mais de la jalousie, ma chere ! vous m’attribuez de la jalousie ! C’est une chimere de votre imagination. Ma seule crainte, c’est que les mouvemens du cœur se devinant par les yeux, sur tout dans les jeunes personnes, qui sont encore remplies d’innocence, vous ne donniez sujet à ceux, qui savent aussi bien que moi, que votre affection pour votre Tuteur est un respect filial, de l’attribuer à la naissance d’une autre espece de sentimens, qui dans votre cœur néanmoins, s’ils venoient à s’y fortifier, produiroient une flamme aussi pure, qu’il s’en soit jamais allumé dans un cœur virginal.

Ô Madame, quelles expressions vous employez ! Elles me pénétrent le cœur. Je ne puis vous expliquer ce qui s’y passe : mais, de jour en jour, mon respect augmente pour mon Tuteur. Mon respect… Oui, c’est le vrai terme. Je vous remercie de me l’avoir dicté. Un respect filial, je ne puis le nommer mieux. Et jamais je ne l’ai tant respecté qu’à présent, depuis que je vois avec quelle douceur, avec quelle affection, il cherche à faire le bonheur de ma chere Mylady. Cependant, Madame, pour ne vous rien dissimuler, si j’étois mariée, & que ce ne fût pas avec un homme tout-à-fait semblable à lui, je craindrois d’être assez foible pour vous porter envie : je serois du moins une très-malheureuse Femme.

Ne doutez pas, ma chere, que si vous étiez capable d’envie, cette noire pasion ne vous rendît malheureuse. Mais vous ne devez jamais recevoir les soins d’un homme, à qui vous ne croirez pas plus d’amour pour vous que pour toute autre Femme, qui ne sera point honnête homme par principes, homme sensé, & qui n’aura pas un peu vu le monde.

Où trouve-t-on, Madame, des hommes de ce caractere ?

Reposez-vous de ce soin sur votre Tuteur. Si vos yeux ne vont pas plus vîte que votre jugement, comptez, ma chere, qu’il vous fera trouver un homme avec lequel vous puissiez être heureuse.

Oh ! Madame, ne craignez rien de ma précipitation : premierement, parce que mon respect pour mon Tuteur & ses grandes qualités feront paroître tous les autres hommes fort petits à mes yeux. Ensuite, j’ai tant de confiance à son jugement, que s’il allongeoit le doigt, en me disant, Émilie, voilà l’homme qui vous convient, je m’efforcerois d’aimer celui qu’il m’auroit montré. Mais je crois qu’il me sera impossible de prendre jamais du gout pour aucun homme.

Il y a du tems de reste, mon Amour. En attendant, n’en connoissez vous aucun, que vous pussiez préférer aux autres, si vous étiez dans l’âge de vous marier ?

Je ne sais que répondre à cette question. J’ai du tems, comme vous dites. Je ne suis qu’une très-jeune Fille : mais on a ses pensées à tout âge. Je vous avouerai, Mme , que l’homme qui a passé quelques années avec Sir Charles Grandisson, qui a mérité son amitié par un caractere éprouvé… Elle s’est arrêtée.

Belcher, sans doute ?

Belcher, Madame. De tous les hommes que je connois, c’est le plus semblable à mon Tuteur. Mais il est homme fait ; & je suppose qu’il a vu quelques Femmes qu’il peut aimer.

Je ne le crois pas, ma chere.

Pourquoi ne le croyez-vous pas, Madame ?

Parce qu’à parler franchement, comme je souhaiterois que vous le fissiez avec moi, il me paroît marquer pour vous, toute jeune que vous êtes, un respect & des attentions extraordinaires.

C’est par considération pour mon Tuteur. Mais quoiqu’il en soit, si je conserve l’amitié de mon Tuteur & la vôtre, je n’aurai rien à desirer.

L’arrivée de son Tuteur, du mien, de mon Ami, de mon Amant, de mon Mari, & tous les noms chers ensemble, a terminé cette conversation. Je l’abandonne à votre jugement, ma très-chere Mme  mais j’en conçois de fort grandes espérances.