CHAPITRE XX LE PORTRAIT

Aussitôt qu’il se re­trouva sur l’asphalte parisien, Pépé s’em­para du portrait de Colette, qu’il avait ébauché déjà.

— Ce n’est pas ça, se dit-il ; on ne travaille plus ainsi quand on connaît Rembrandt.

En quelques heures il transforma son œuvre première, lui donna une puissante coloration et un relief saisissant.

— À présent, murmura-t-il, il me faut le modèle.

Il descendit ses provisions dans un fiacre et alla offrir son pain à la grecque, son massepain blanc, et ses caramels à M. et à Mme Alcindor, ainsi qu’à ses anciens camarades du cirque.

— Tu as fait un bon voyage, Pépé ? demanda Mme Alcindor.

Pépé parla de ce qu’il avait vu et s’étendit longuement sur les six figures du tableau des Syndics des drapiers d’Amsterdam, car rien ne l’avait frappé davantage.

— C’est de la peinture, tout ça, dit Alcindor. Mais les hommes, ceux qui vivent, sont-ils beaux en Hollande ?

— Ma foi, dit Pépé, je n’y ai fait qu’une attention distraite.

— Aux hommes ! s’écria Alcindor, qui ne comprenait pas qu’un objet inerte fît l’admiration de quelqu’un en regard d’un être bien portant.

— Oui ! fit Pépé, j’ai vu les orphelins bourgeois d’Amsterdam habillés d’une veste moitié noire et moitié rouge ; on m’a montré un paysan de l’île de Marken qui ressemblait quelque peu à un Turc ; j’ai vu des Zélandais qui avaient une ceinture avec une boucle énorme, mais ils ne m’ont pas frappé plus que ça.

— C’est donc qu’ils ne sont pas beaux, dit Alcindor.

— Ils ne m’ont pas paru si mal, dit Pépé. Les soldats sont gaillardement plantés.

— Il faudra que j’aille en Hollande, dit Alcindor.

— J’y ai rencontré Totor, dit Pépé.

— Totor y était ! C’est un intrigant, ce Totor ! il parcourt l’Europe entière ! Il faudra que je fasse comme lui. J’ai envie de voir du pays. C’est Mme Alcindor qui m’a toujours retenu sous prétexte qu’elle devait aller voir sa fille trois ou quatre fois par semaine. Aussitôt que Colette sera mariée, il n’y aura plus de raison pour me figer à Paris.

— Et je ne te retiendrai plus, dit Mme Alcindor ; nous irons au bout du monde, si tu veux.

— Je désire que vous sortiez avec moi, dit Pépé à Mme Alcindor.

— Nous allons partir ; je fais atteler.

Quand ils eurent quitté Alcindor, la directrice dit à Pépé :

— Je sais… Tu veux voir Colette.

— Oui, dit Pépé, et je veux que vous l’ameniez chaque jour chez moi.

— Quoi faire ?

— Je veux peindre son portrait pour le prochain Salon.

— Je ne puis conduire Colette dans ta maison peuplée de jeunes étudiants, dit Mme Alcindor ; je ne trouverais pas ça convenable.

— Je vais louer un atelier ailleurs, mais il me faut mon modèle. Venez voir ce que j’ai fait de mémoire.

Il montra à Mme Alcindor le portrait qu’il avait commencé.

— Comme c’est ça ! s’écria-t-elle naïvement. Tu en as mis de la lumière là dedans ! Mais tu feras mieux encore quand tu auras le modèle posé devant toi.

— Je le crois bien ! Un si joli modèle !

— Allons à la recherche d’un atelier, dit Mme Alcindor.

Elle le conduisit à Montmartre.

— C’est loin de l’école des Beaux-Arts, dit Pépé.


— Qu’est-ce que ça fait, dit Mme Alcindor ; à Paris la distance n’existe pas.

Au lieu de courir les rues, la voiture s’arrêta devant la mai­son qui avait remplacé l’ancien atelier de Pépé, cet atelier dans lequel il avait cru établir sa grande industrie de toiles peintes pour parades de saltimbanques.

— Je me doutais un peu, dit Pépé, que c’était toujours là chez vous.

— Non, dit Mme Alcindor, ce n’est plus chez moi.

— Plus chez vous ! Chez qui donc ?

— Chez toi.

— Chez moi ?

— Chez toi ; c’est ton hôtel à toi, où tu viendras habiter avec ta petite femme Colette, dès que vous serez mariés.

— Ah ! quel bonheur ! s’écria Pépé.

— Je me suis dit qu’une maison prenait du temps pour être construite, dit Mme Alcindor, et qu’il fallait que vous eussiez la vôtre en vous mariant. Quant à la meubler, je n’y ai pas songé, c’est un plaisir que je veux vous laisser pendant que vous vous ferez la cour. Tu peux, dès à présent, occuper cette maison et commencer à garnir l’atelier.

— Vous êtes la meilleure des femmes ! s’écria Pépé.

— Tu pourrais dire des mères, dit Mme Alcindor, car si j’ai préparé tout ça, c’est parce que tu es déjà mon fils.

Pépé embrassa Mme Alcindor et ils examinèrent la maison.

En bas, il y avait deux salons, une salle à manger et l’atelier ; en haut trois chambres à coucher, une salle de bain, des cabinets de toilette ; sous les combles des logements de domestiques ; dans le sous-sol des cuisines et des resserres.

— Comment trouves-tu l’atelier ? demanda Mme Alçindor.

— Je trouve, qu’il me va, dit Pépé.

— Meuble-le donc, je t’accorde d’avance l’argent qui te sera nécessaire. Quand il sera prêt, j’y amènerai Colette.

— Je vais me dépêcher, dit Pépé.

En quelques jours, les hautes murailles de l’atelier furent couvertes de vieilles tapisseries à verdures sombres ; une sorte de balcon construit pour permettre de voir les tableaux de haut fut orné d’un jeté de velours rouge frangé d’or ; des stores gris furent disposés pour tamiser la lumière, un tapis de Smyrne couvrit le plancher et, peuplé de chevalets et de toiles, l’atelier attendit les objets d’art et les bibelots, tandis que le peintre attendait Colette.

La jeune fille vint à lui toute rieuse, très contente parce que sa mère lui avait promis de la faire rapidement sortir de pension, et Pépé commença à étudier son modèle et d’abord la toilette qu’il s’agissait pour elle d’adopter. Il avait songé à la vêtir de bleu, puis ils passèrent au gris perle ; mais il trouvait que les nuances donnaient encore trop de couleur, et il finit par lui faire adopter un corsage de velours noir, légèrement échancré au cou.

Il ne voulait peindre que sa tête et il la voulait en pleine lumière, tout le reste étant dans une demi-ombre, avec des dégradations propres à la mettre en valeur.

— Vous serez belle, Colette, lui dit-il, parce que vous êtes belle.

— À la bonne heure ! dit Colette, voilà comme les peintres doivent penser.

Elle eût volontiers dit à Pépé qu’elle le trouvait bien aussi, mais elle ne savait pas encore certainement qu’elle l’épouserait un jour et elle se tut.

Cependant, elle commença à s’interroger sur les intentions de sa mère et se demanda s’il ne s’organisait pas quelque petit complot lorsque celle-ci lui dit :

— Pendant que Pépé fait ton portrait et dans l’intervalle des poses, si nous nous occupions de meubler notre maison.

— Puisque tu ne sais pas, maman, quand tu viendras l’habiter ? dit Colette.

— Elle sera prête, néanmoins, dit Mme Alcindor.

Dès lors commença pour Colette et pour Pépé une vie qui, sous l’œil bienveillant de Mme Alcindor, leur parut charmante.

Colette ne rentra plus à la pension que pour y coucher.

À dix heures du matin, Mme Alcindor allait prendre sa fille et ils se rendaient à Montmartre. Colette posait pendant une heure, assise dans un fauteuil de velours noir, Pépé à son chevalet, regardant la lumière miroiter et briller dans les cheveux blonds de Colette.

— Votre teint blanc et rose, lui disait-il, semble être lumineux de lui-même.

À midi, ils allaient déjeuner tantôt dans un restaurant, tantôt dans un autre.

— Cette nourriture me change beaucoup, disait Colette. Ah ! j’en ai vraiment par-dessus la tête, de la nourriture de la pension. J’en aurai mangé des tranches de gigot et des tranches de veau ! J’en aurai mangé des lentilles et des épinards.

— Veux-tu des truffes ? demandait Mme Alcindor.

— Oh ! oui ! c’est si parfumé.

— Et quelques petits pâtés ? demandait Mme Alcindor.

— Oui, des petits pâtés, disait Pépé.

— Oui, c’est bon, appuyait Colette. Des petits pâtés chauds.

— Comme ceux de Lisieux, disait Pépé. C’est là qu’il y a de bons petits pâtés chauds !

— Voudrais-tu retourner à Saint-Aubin ? demanda Mme Alcindor.

— Ma foi, dit Pépé, je compte bien y aller. Je reverrai avec plaisir les Fougy, Adèle, Aimée.

— Nous irons, dit Mme Alcindor.

— Bientôt, maman ? demanda Colette. Ce serait si joli, un petit voyage. Moi qui n’ai jamais voyagé, qui ne connais même pas Paris !

— Je vous ferai connaître Paris, Colette, disait Pépé.

Il lui racontait son voyage en Hollande et ils se promenaient dans les rues. Quand ils trouvaient un meuble ou des tentures qui leur plaisaient, ils les achetaient, et leur après-midi se passait à dépenser de l’argent, ce qui est une grosse occupation.

Au contraire, quand Pépé se sentait fiévreux de son pinceau, ils allaient à Montmartre et le jeune artiste s’asseyait à son chevalet.

Le portrait devenait lumineux.

— Que tu es donc ressemblante, Colette ! s’écriait Mme Alcindor.

Et, détaillant le tableau, elle ajoutait :

— Je ne m’y connais pas, mais ça doit être beau.

La saison brûlante passa et un hiver doux lui succéda tandis qu’ils continuaient tous les trois cette vie. Mme Alcindor avait abandonné le cirque et ne rentrait que pour se coucher dans la maison de l’hivernage. Elle avait dû confier entièrement ses projets à son mari qui lui avait dit simplement :

— J’aurai du plaisir à voir Pépé épouser Colette. Elle aura un homme admirablement fait et il possédera une femme ravissante : donc ils seront heureux.

Pendant l’hiver, ils installèrent une chambre à coucher Louis XV en noyer doré. Le lit de milieu avait un baldaquin en soie bleu pâle semée de bouquets de fleurs des champs brochées. Les murs étaient tendus de la même étoffe et le plafond de soie blanche à pluie de bleuets. Une grande armoire à glace à trois corps était placée entre les deux fenêtres, un chiffonnier faisait pendant à un coffre à bijoux monté sur pieds, et des chaises légères et des fauteuils capitonnés étaient posés sur le tapis de Perse à fond bleu foncé et à entrelacs d’un bleu d’azur.

Le cabinet de toilette et la salle de bain furent garnis en faïence peinte avec une installation de robinets et de tablettes, des garnitures de toilette en cristal incolore dans lesquels l’eau paraissait cristalline, et des boîtes d’ivoire et d’argent.

— C’est ta chambre de jeune fille, celle-là, dit Mme Alcindor. Si tu meublais une chambre pour moi ?

— Ma chambre de jeune fille ! pensa Mlle Colette. Tu me crois si sotte, ma pauvre maman !… Je ne devine pas qu’il se trame quelque chose !…

Ils meublèrent une chambre en bois d’amarante rehaussé de cuivre doré, style Louis XVI ; une autre chambre fut meublée en chêne, style Louis XIII.

— Et la salle à manger ?

Colette la voulut en poirier noirci, dans le style Henri II. Pour faire ressortir les meubles, on tendit les murs de velours rouge, et pour mettre en valeur les pièces d’argenterie on garnit du même velours l’intérieur d’un buffet fermé et vitré.

Mais Colette prit surtout un plaisir extrême à meubler les deux salons. Le premier vit ses murs couverts de peluche de soie grise, unie, bordée d’une grosse torsade de semblable couleur, les rideaux et les portières de même. Le plafond était peint fond ciel avec des nuages. Des meubles de formes les plus diverses, crapauds, bergères, dos-à-dos, fauteuils, tabourets, canapés, en tapisserie, en soie, en velours, en peluche, de toutes les couleurs, de tous les tons, s’arrangèrent dans un désordre apparent. Un piano à queue, couvert d’une soie de Chine brodée, occupa un coin. Sur le parquet un tapis rouge uni fait à la main. Sur les murs, Pépé se chargea de placer quelques gravures du xviiie siècle et quelques tableaux. Sur la cheminée un groupe en marbre blanc exécuté sur les dessins de Pépé soutint le cadre dans lequel devait être placé le portrait de Colette.

Le second salon, plus petit, fut meublé de meubles japonais ou de forme japonaise, en bois noir, avec des draperies et des ornements de cuivre, fabriqués dans le quartier des Archives, en plein Paris. Des soies multicolores brodées de fleurs et d’oiseaux aux couleurs brillantes, couvrirent les murs et le plafond. Des étagères aux formes étranges, des coussins soutachés d’or, s’écrasèrent sous les portières et les fenêtres drapées.

— Eh bien, dit Mme Alcindor, tu peux te vanter d’avoir une maison soignée, et t’estimer heureuse de ne pas nous voir regarder à l’argent.

— Tu es bonne, maman ! s’écria Colette.

— Je vais voir à présent si tu as l’instinct du ménage.

Il fallait acheter la vaisselle, garnir la cuisine, mettre du vin en cave, meubler les chambres de domestiques. Ce n’était plus aussi artistique, Pépé n’y entendait plus rien, mais Colette s’en tira à son avantage.

— Allons, dit Mme Alcindor, tu es mûre pour le mariage.

Colette sourit en regardant Pépé à la dérobée.

Les beaux jours revenaient, Pépé se remit au travail et il acheva le portrait de Colette.

— C’est beau ! c’est beau ! répétait Mme Alcindor.

C’était la première fois que Pépé exposait. Il était anxieux de savoir s’il serait admis au Salon. Il croyait avoir fait un chef-d’œuvre en peignant sa petite Colette, mais s’il s’était trompé sur sa propre valeur ! Si son tableau ne valait rien ! S’il était refusé ! C’était son œuvre condamnée, que le refus au Salon ; c’était le réduire à douter de son talent ; bien plus, c’était forcer à s’envoler le rêve qui le hantait depuis qu’il était enfant de faire sa femme de la jolie petite Colette !

Il porta, avec l’aide de son encadreur, son tableau magnifiquement entouré d’or, au palais de l’Exposition.

C’était le dernier des jours pendant lesquels il était permis de présenter des tableaux. Il y avait un grand mouvement dès l’entrée. Les encadreurs amenaient des tapissières remplies de toiles. Quelques-unes étaient apportées sur des civières. De nombreux commissionnaires, ayant sur le dos les tableaux, à demi garantis par des bâches ou des couvertures, arrivaient suivis du peintre, le plus souvent pauvre hère, plein d’espérance, ce jour-là, et croyant au succès.

On inscrivait les tableaux et on les montait dans la grande salle du premier où ils étaient rangés contre les murs les uns près des autres, posés sur le côté, en longues files d’or, sur lesquelles tranchait par-ci par-là un cadre de chêne ou de velours.

Curieusement, les artistes regardaient les tableaux qu’on apportait, les admirant quelquefois, les critiquant presque toujours, riant sans pitié des peintures naïves et inexpérimentées.

— Encore une œuvre d’amateur ! s’écriaient-ils.

Il y avait des peintres qui s’étaient amusés, pour se venger du jury chargé d’admettre les travaux au Salon, à se moquer de ses membres.

L’un figurait le plus gros peintre du jury en robe de chambre à fleurs, un bonnet de coton sur la tête et son bougeoir à la main, allant se coucher.

Un autre avait représenté une troupe d’oisons devant un tableau et chacun de ces oisons était doté de la tête d’un des membres du jury.

Tous les peintres présents applaudissaient. Ils se figuraient la tête véritable que feraient ces messieurs leurs juges quand on ferait passer ces charges devant leurs yeux.

— Ces tas de crétins ! murmurait un artiste dont ils avaient refusé le tableau l’année précédente.

Alors une voix de cuivre, une voix de trompette s’éleva dans cette grande salle sonore, et sur un ton de récitatif, elle chanta :

Qui qu’a fait un beau tableau ?

Et tous les artistes présents répondirent à la fois :

C’est Bibi !

La voix reprit sur le même ton :

Qui qui n’a pas trouvé beau ?

Le chœur répondit :

Le jury !

En ce moment, le portrait de Colette fit son apparition.

Ils éclataient de rire en voyant une toile immense où le président du jury d’admission sous les traits d’Hercule assommait de sa gigantesque massue un tableau microscopique.

Ils devinrent tout sérieux.

— Qu’est-ce qui a fait ça ? demandèrent-ils.

Le tableau était signé P-P.

Ils voulurent voir la déclaration. Elle était signée Pépé.

— Pépé ? Pépé ? ce n’est pas un nom ! s’écrièrent-ils.

Pépé ne disait rien et regardait indifféremment son tableau, comme s’il eût été d’un autre.

— Qui a fait ça ? répétèrent Les peintres.

— Pépé ? qui connaît Pépé ?

Aucun des camarades de l’école ni de l’atelier Cabrion, de ceux qui connaissaient Pépé, ne se trouvant dans la salle, personne ne donna de renseignements.

— Mâtin de mâtin de mâtin ! cria un rapin, c’est un portrait, ça !

— Et on ne peut savoir qui l’a fait ?

— Qui que ce soit, dit un autre artiste, il y a une chose que l’on peut affirmer hautement : celui qui a fait ce portrait est un rude lapin.

Et comme les refrains de l’école ne perdaient jamais leurs droits, on entendit de tous les coins de la salle :

C’est un lapin,
Ah ! le joli lapin
Celui qui l’a là peint
Est un rude lapin.