CHAPITRE XIX EN VOYAGE

Pépé acheta une malle, une sacoche, et il fit ses apprêts de voyage. Dans un sac spécial, destiné à ne le pas quitter plus que sa sacoche, il rangea sa boîte à couleurs, ses pinceaux, ses albums.

Il alla dire adieu à la jolie Colette, aux Alcindor, aux Giraud, écrivit aux Fougy, et il partit.

Comme il avait fait son service militaire à Paris, et que depuis longtemps il n’avait vu la Normandie, il pouvait presque dire qu’il n’avait jamais dépassé les fortifications, et il chantonna en quittant Paris ce quatrain d’une romance connue :

Toi qui n’as jamais, que je pense,
Dépassé Saint-Cloud ni Pantin,
Tu te figures que la France
N’existe qu’au pays Latin.

Et il ouvrit de grands yeux pour découvrir le paysage qui allait s’offrir à sa vue de Paris à Bruxelles.

Il aperçut quelques belles collines et de grandes forêts ; mais le pays lui parut monotone.

— Si la campagne était toujours comme ça, murmura-t-il, il ne faudrait jamais quitter Paris. Heureusement que j’ai gardé souvenir de la belle Normandie.

Il arriva à Bruxelles et s’écria :

— À la bonne heure ! Les villes sont beaucoup mieux que les provinces. Voilà une ville d’aspect gai, aux maisons propres. Elle me plaît cette ville de Bruxelles.

Il la parcourut dans tous les sens, des nouveaux boulevards avec leurs pittoresques façades au quartier Léopold plein d’hôtels particuliers somptueux. Les façades lavées, les trottoirs loquetés, les fenêtres dont l’appui était garni de fleurs ressortant sur des stores blancs, les rues pleines de femmes jolies et portant bien la toilette, de coquets jardins, le Parc avec ses beaux arbres, le Jardin botanique avec sa serre monumentale, la vie intense d’une capitale avec ses nombreux théâtres, ses cafés, il admira tout.

— Si je n’habitais Paris, pensa-t-il, je voudrais habiter
Bruxelles.

Ce fut par hasard qu’il déboucha sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Son admiration ne connut plus de bornes. Il se sentit transporté à une autre époque, dans un autre art. C’était à la tombée du jour, les ombres portées étaient plus vigoureuses et les nervures de l’art gothique plus en relief sur des creux plus noirs et les dorures de quelques-unes des maisons s’allumaient d’un dernier reflet.


— Que c’est beau ! fit-il.

Et il fut plus enthousiasmé encore de Bruxelles. Les musées achevèrent de monter son enthousiasme pour cette belle capitale.

— Mais, murmura-t-il, je commence seulement à comprendre Rubens ! Les Médicis de ce maître, qui sont au Louvre, n’en donnent pas une aussi haute idée.

Anvers devait porter à son comble son admiration pour Rubens et pour la Belgique. Quand il vit les tableaux de l’Élévation et de la Descente et le tableau du tombeau du peintre, il eut l’idée de la puissance du grand maître flamand.

Toutefois, il fit des réserves sur des parties qu’il trouvait trop faciles ou trop vivement traitées. Sa conception de la peinture l’entraînait à plus de sévérité, et il se disait que Rubens n’était pas aussi éloigné des maîtres italiens que l’étaient les peintres de l’École hollandaise.

Pressé de visiter la Hollande, il retint son passage sur le vapeur Telegraaf, qui fait le service entre Anvers et Rotterdam par l’Escaut et la Meuse.

Il n’avait jamais vu de port de mer, et l’outillage d’Anvers lui sembla supérieur à tout ce qu’il avait lu sur les ports français. Ces quais de l’Escaut, complètement couverts par des docks, organisés en vaste machine, les navires à quai venant des différentes parties du monde, le peuple de matelots et de débardeurs, les marchandises enlevées dans des vagons et des voitures, les grands chevaux boulonnais, lui offrirent un monde nouveau, extraordinairement intéressant et varié.

— Il y a là une vie, murmura-t-il.

Il s’embarqua à trois heures du matin sur le Telegraaf, qui descendit le petit Escaut, c’est-à-dire la partie étroite du fleuve profond. Il n’aperçut bientôt plus le haut clocher dentelé d’Anvers se perdant dans la brume, et le navire fila entre les berges plates. À peine si des arbres se montraient çà et là. La pluie commença bientôt à tomber. Les nuages étaient gris et roulaient sombres et bas les uns sur les autres, emportés par le vent qui faisait fouetter l’eau. La fumée de la machine rasait le « stamboot ». À mesure que le Telegraaf approchait du grand Escaut, la lame devenait plus forte ; elle était courte mais pressée, quand tout à coup on déboucha dans le grand fleuve. À peine si on distinguait la rive opposée. Sur le navire ballotté, Pépé eut la sensation de la mer.

— Je ne suis pas fâché de pénétrer en Hollande avec ce ciel bas et pluvieux que l’on voit si souvent dans les tableaux des maîtres hollandais, pensa Pépé.

En sortant de l’Escaut, il entra dans le canal du Zuid-Beveland et voyagea entre deux hautes digues.

— Oh ! oh ! dit-il, ce n’est pas gai, ce voyage. De l’eau sur la tête, de l’eau sous ses pieds, de l’eau partout, et deux murailles vertes. Ce n’est pas du paysage.

Bientôt il entra dans un nouveau fleuve immense sur lequel des bateaux aux proues arrondies se balançaient, de chaque côté duquel les terres basses étaient semées de beaux arbres sous lesquels on apercevait des vaches brunes et blanches. Au loin, un pont long de quinze cents mètres se dessinait comme un feston de dentelle tendu sur le fleuve. Il traversait le « Moerdijk », un des bras de la Meuse.

Sur le bord de l’eau, pittoresquement placée, avec ses maisons luisantes de propreté, astiquées comme un navire, il vit Dordrecht. Les femmes en bonnet de dentelle, avec leurs ornements d’or et d’argent sous leurs cheveux, les mains dans les poches de leur tablier à bavette, regardaient passer le « stamboot ». Pépé comprit alors la poésie tranquille de ce pays et de ses habitants. Il eut l’œil frappé de l’intensité du vert de la prai­rie et des arbres. Ce vert, il ne l’avait vu nulle part si foncé. Jamais non plus il n’avait vu de hauts moulins tournant leurs grandes ailes au milieu des feuillages, quelquefois si rappro­chés qu’ils semblaient une forêt mouvante.

Il arriva à Rotterdam, trouva les quais superbes et la ville d’un bel aspect, mais il avait hâte d’arriver à la Haye, au musée. En Hollande, c’est comme en Belgique, toutes les villes se touchent ; on va de l’une à l’autre en moins d’une heure. Il abandonna donc Rotterdam et arriva à La Haye, au moment où la ville venait de s’enguirlander pour la kermesse.

Il eut cependant, le matin, l’aspect silencieux et presque vide de cette charmante ville. Les rues étaient propres, les mai­sons plus lavées qu’à Bruxelles. Les habitants qui passaient dans ces rues avaient l’aspect lavé aussi. Cette sensation de propreté extrême que donne la Hollande plaisait à Pépé. Il sentait qu’il y avait un peuple dans cette Hollande, un peuple ayant un esprit particulier, un caractère déterminé, des hommes dignes du nom d’homme.

Il fut agréablement surpris de constater que la plupart des Hollandais auxquels il s’adressait comprenaient la langue française et étaient capables de lui répondre, mais il eut quelque honte de s’avouer qu’en France on ne pourrait leur rendre la réciproque.

Le soir tout s’anima. Les maisons garnirent leur hampe
d’un drapeau, des verres de couleur s’allumèrent sur les places, la population, si calme une heure auparavant, se répandit joyeuse et bruyante par les rues ; des masses compactes s’avançaient en sautant et en criant : « Oranje boven ! Oranje boven ! » ce qui était comme si les Français eussent crié : famille d’Orange-Nassau régnant sur la Hollande.

La foule conduisit Pépé à une place plantée d’arbres, la « Het Plein », où il y avait des cabarets sous des tentes et des baraques de saltimbanques. Ah ! ces baraques ! Dès que Pépé les aperçut, son cœur bondit et sa jeunesse passa comme un éclair devant ses yeux. Ces baraques, c’était lui qui en avait peint les toiles ! Il les retrouvait là, sur le sol étranger, loin de sa patrie, comme une autre patrie placée sur son chemin. Oh ! ces toiles ! ces fameuses toiles ! les toiles de Totor ! les toiles du dompteur ! Il les revoyait avec leur coloris atténué par la pluie, le soleil, les intempéries, mais naïves et produisant encore un mirobolant effet. Ils resplendissaient, Louis XIV, Napoléon et Louis-Philippe ! Les lions étaient peut-être devenus plus vivants. Quant aux serpents, c’était la nature même.

Pépé se donna le plaisir d’entrer dans la baraque de l’illustre Totor et d’assister à sa représentation. Quand Totor eut fini, Pépé l’aborda et lui dit :

— J’espère que tu vas m’offrir à souper.

— Quel est ce garçon ? se demanda Totor qui ne le reconnaissait pas.

— Regarde-moi fixement, dit Pépé.

Totor le dévisagea.

— Pépé ! fit-il.

— Hé, oui ! dit Pépé.

— Ah ! que je suis content de te revoir ! Tu es un grand peintre à présent, à ce qu’on raconte ! Si je t’invite à souper ? Ah ! je le crois, bien ! Dans la cage des lions, si. tu veux.

Il appela tout son monde…

— Voilà. Pépé, dit-il, Pépé, l’auteur de ma parade, mon ami Pépé, l’un des nôtres, le plus beau garçon qu’il soit possible de voir ! Il n’a pas dégénéré, au contraire.

Pépé passa la soirée avec Totor, et, le lendemain, il se rendit au musée. Il se promena de tableau en tableau, s’extasiant.

Les portraits attirèrent d’abord son attention. Celui de l’amiral Ruyter, par Ferdinand Bol, ceux de Van Dyck, celui de Paul Potter, par Van der Helst, les portraits de Keyzer, Van Mieris et sa femme, par lui-même.

Puis il se plaça devant la Leçon d’anatomie du professeur Tulp, par Rembrandt. Il en admira le fini d’exécution auquel il ne s’attendait pas. Il se logea chaque figure dans la tête et acheva d’étudier les quatre ou cinq autres tableaux de Rembrandt avant de passer à Paul Potter.

— Tiens ! s’écria-t-il au premier coup d’œil sur le fameux Taureau de Paul Potter, mes procédés pour peindre mes parades !

Mais il lui fallut atténuer son cri de triomphe. Le fini du Taureau, ce soin avec lequel chaque poil était peint, les empâlements dont les ombres suffisaient pour l’imitation parfaite de la nature étaient d’un art auquel le Pépé d’autrefois n’avait jamais égalé. Il sentait l’impression de l’air et du ciel de la Hollande dans la lumière du tableau. Il retint le procédé, il acheva de voir le musée, notamment les Van Ostade et le portrait de Gérard Terburg par lui-même ; puis il se remit devant chaque portrait, et huit jours de suite, il vint étudier ces maîtres incomparables.

Au bout de huit jours, il alla faire une promenade à Scheveningue, voir la mer. Sur la belle plage de sable fin, il s’assit, regardant les vagues d’un vert jaunâtre rouler à ses pieds en grandes volutes. Il ne pleuvait pas, mais le ciel semblait toucher la mer et les navires avaient l’air d’être aplatis entre les nuages et l’eau. Tout prenait un aspect lourd : la mer, le ciel, le bateau, les hommes.

— Je voudrais un rayon de soleil là-dessus, pensa Pépé.

Il en eut un le jour où il entra au musée d’Amsterdam et se planta devant la Ronde de nuit de Rembrandt. On eût dit que le soleil voulait faire éclater devant ses yeux les jeux multiples de lumière que le peintre a mis dans ce tableau.

Ce coup de soleil donnait aux couleurs une telle intensité que Pépé n’admit pas d’abord qu’on en pût pousser aussi loin la crudité. Il subit une impression empruntée au théâtre et se figura que chacune des figures éclairées recevait un jet de lumière électrique qui la détachait seule en laissant dans l’ombre les figures qui se trouvaient à côté. L’opposition violente des clairs-obscurs, de la lumière et de l’ombre, était portée dans ce tableau au dernier degré qui se pût atteindre. Il saisit de suite la manière du peintre, ses gros empâtements, ses « trucs », s’il est possible d’employer ce mot pour un tel chef-d’œuvre. Mais il se fatiguait un peu à la longue d’être obligé de « faire son tableau » dans le tableau même. Les figures lumineuses attiraient son regard l’une après l’autre et l’empêchaient presque de saisir l’ensemble du tableau.

Il passa immédiatement devant les Syndics des drapiers, l’autre grand tableau de Rembrandt au musée d’Amsterdam.

— Voilà le chef-d’œuvre ! s’écria-t-il.

Il l’examina un long moment et ajouta :

— C’est plus beau que la Ronde de nuit ; c’est plus beau que la Leçon d’anatomie. Voilà le vrai portrait.

Et dès lors, il laissa de côté tout le reste. Ni les superbes portraits du Banquet de la garde civique de Van der Helst, ni l’École du soir, l’inimitable École du soir de Gérard Dow, ni le Govert Flinck, ni le Gérard Terburg, ni aucune des autres toiles de ce merveilleux musée d’Amsterdam qui ne contient que des chefs-d’œuvre ne le captèrent ; il ne vit que les Syndics des drapiers, rien que les Syndics des drapiers.

Quand il eut dans l’œil les procédés de Rembrandt, sa couleur, la manière dont il transforme la nature, dont il trans­figure le visage le plus commun, il copia les fameux Syndics et ne remit plus les pieds au musée, ne songea qu’à voyager dans la Hollande éclairée par un beau soleil.

Comme Pépé était un garçon de bon sens, voulant voyager il se rendit compte de la meilleure manière dont on peut voir et comprendre le pays que l’on veut connaître.

Il changea d’hôtel et, au lieu de demeurer dans un beau caravansérail où l’on trouve toutes les commodités de la vie, des personnes parlant le français, de la cuisine française et des lits français, il alla se loger dans une auberge hollandaise, propre à faire honte aux grands hôtels, et où on lui servit de la cuisine de Hollande.

Les braves aubergistes ne parlaient pas français, mais il y a trois ou quatre mots qui sont universellement compris de tous les gens et avec lesquels on peut vivre sur la surface entière du globe terrestre.

Ces mots sont : pain, vin, bière et bifteck.

Si, par aventure, on ne trouve personne à qui ces mots de la langue universelle ne disent rien, une mimique expressive consistant à faire le geste de se couper un morceau de quelque chose et de se l’introduire dans la bouche est compris même des populations les plus sauvages et les plus déshéritées, des malheureux insulaires qui ne connaissent pas bifteck.

Mais, en Hollande, Pépé n’avait aucun besoin d’employer la mimique, et, d’ailleurs, il sut très vite demander en hollandais ce dont il avait besoin, avantage qu’il tira de la fréquentation de l’aubergiste chez lequel il s’installa et dont il se trouva forcé de parler la langue.

Une fois logé et servi par des domestiques en petit bonnet blanc et en caraco de cotonnade bleue tombant sur une jupe noire ou verte, il visita la ville.

— Pour visiter une ville, il faut avant toute chose, pensa-t-il, en connaître la disposition topographique. Voilà bien un plan qui me permet de constater qu’Amsterdam est disposée en éventail, mais je m’oriente mal, et pour m’orienter, il me faut monter sur les édifices.

Il choisit pour étudier la ville le belvédère du Palais-Royal. Sa vue, de là-haut, porta sur les polders, c’est-à-dire sur les champs, sur les plaines qui remplacent les lacs et les mers que les Hollandais, à force de travail et de persévérance, ont desséchés et livrés à la culture, comme la mer de Harlem, comme l’Y, que l’on prononce « ail » et qu’on écrit « ij » ; sa vue porta sur une étendue immense, et il plongea dans la ville, se rendant compte des dispositions de ses rues, remarquant les tours et les différents monuments qui devaient lui servir de point de repère pour se reconnaître et se guider.

Il se lança dans Amsterdam. Les maisons lui faisaient l’effet de l’arrière de ces anciens navires, percés des fenêtres de leurs chambres de poupe et couronnés d’ornements que figuraient les frontons, les toits à redans et les statues des maisons.

Ces maisons penchaient presque toutes pour se mirer dans l’eau des canaux, à travers le feuillage des arbres plantés sur les quais. Les canaux représentaient la vie animée d’Amsterdam. Ils étaient sillonnés de bateaux, les uns à voile, les autres à vapeur, charriant la population, apportant les poissons, les denrées jusque devant les maisons, et, sur le port, les grands navires amenaient à la métropole les produits de ses colonies et du commerce des deux mondes.

Le port donnait à Pépé une haute idée de la valeur et de la grandeur du peuple hollandais. Quelques années avant son voyage à Amsterdam, cette ville ne communiquait avec la mer que par le canal du Helder. Ce canal du Helder avait été un grand progrès sur la navigation par le Zuyderzée et par l’Y, navigation très difficile ; mais il fallait au moins vingt-quatre heures pour aller du Helder à Amsterdam. Les exigences de la navigation étant de plus en plus considérables et Rotterdam, et Anvers surtout, faisant une grande concurrence à Amsterdam, les Hollandais ont comblé l’Y, ont tracé au travers un canal large comme celui de Suez, et ils vont maintenant à la mer en deux heures et demie.

Pépé sentait qu’il avait un grand peuple sous les yeux, qui ne faisait rien de hâtif, qui s’asseyait sur des bases solides, qui ne livrait rien au hasard. La ville d’Amsterdam se transformait au fur et à mesure de ses besoins et comblait un canal pour en faire un boulevard.

Les voitures sont rares, à Amsterdam, le véhicule se tient sur l’eau et non sur la terre, elles ont du mal à circuler, la plupart des canaux ne pouvant se franchir que sur des ponts-levis, les quais bordant les canaux devant les maisons n’étant faits que pour la circulation des piétons. L’absence relative de voitures donne à la ville un air particulier, la rend plus silencieuse. La marche des piétons n’est pas la même que dans les rues encombrées de chevaux ; la foule se répand dans la rue et la remplit, les passants se coudoient plus facilement.

De monument, de monument vraiment remarquable, Pépé n’en découvrit pas ; ce qu’il remarqua, c’est l’habitation particulière, la maison bourgeoise pressée contre la maison bourgeoise, grande malgré son étroite façade, dans laquelle les richesses se sont accumulées sans qu’on les ait dispersées, chaque maison étant habitée par une famille et se transmettant de père en fils.

Les marins hollandais ont apporté dans leur maison les riches étoffes, les meubles et les porcelaines de la Chine, les marbres sculptés d’Italie, les bois et les peaux de Java, les tapis de l’Orient ; l’industrie patiente des Hollandais a joint à ces importations les grandes armoires, les bahuts ouvragés, les meubles faits avec le bois importé des îles. L’enfant a respecté ce qu’il tenait de son père, il y a ajouté, il n’a ni brisé, ni transformé,. La maison écrit l’histoire de la famille hollandaise..

Séduit par le pittoresque d’Amsterdam, Pépé le fut encore par ses habitants. Il connut cette ville unique au monde, cette ville gardant son cachet antique, et une population dont les mœurs n’avaient pas subi de transformation radicale. Il se déclara en lui-même qu’il aimait les Hollandais.

Il s’embarqua pour aller voir Broek, petit village de douze cents habitants qu’on lui dit être le plus propre de la Hollande.

Il arriva dans ce village exceptionnel, qui lui fit un peu
L’absence relative de voiture donne à la ville un air particulier (p. 318).
l’effet d’un cimetière. Les maisons en bois étaient peintes en bleu ou en jaune, en blanc ou en vert ; elles étaient lavées et brossées, les rues pavées de briques sur champ étaient nettoyées comme un parquet et les habitants répandaient du sable dans lequel ils traçaient des dessins que les rares passants effaçaient le moins possible.

Quelqu’un qui aurait craché dans ces rues eût passé pour un individu fort malpropre. Aucune voiture et aucun cheval ne devait traverser le village, et quand, par hasard, une vache s’y aventurait, on lui attachait une sorte de sac sous la queue. Dans l’étable même, les vaches avaient la queue retenue en l’air pour qu’elles ne se salissent pas. À l’intérieur des maisons la propreté se voyait aussi grande, les jardins étaient peignés et si on y lâchait un animal, de peur que cet animal, chien, chat ou canard ne commît quelque malpropreté, on le faisait en zinc. Le soin de la propreté à Broek avait été poussé si loin que, dans une maison, on avait remplacé les échantillons de la race humaine par des automates manœuvrant au moyen d’une mécanique grinchante.

L’industrie des habitants de Broek consiste dans la fabrication du fromage d’Edam, nom d’un autre village peu éloigné ; ce sont ces fromages d’un beau rouge luisant, de forme sphérique, qu’on nomme vulgairement « tête de mort ». Il n’y a pas au monde de lait plus proprement recueilli qu’à Broek, de fromage plus proprement fait que le fromage d’Edam. Pour entrer dans une étable de Broek, c’est comme pour entrer à la mosquée, il faut quitter ses chaussures et enfiler des sabots ou des babouches d’une propreté assez scrupuleuse pour les mettre en contact avec le sol et avec la litière réservée aux vaches qui sont elles-mêmes frottées et luisantes.

On raconte qu’un jour, un roi de Hollande voulut entrer botté dans une maison de Broek. Le propriétaire de cette maison lui barra le chemin et lui dit :

— Quand même vous seriez le bourgmestre d’Amsterdam, vous n’entrerez pas sans ôter vos souliers.

Pépé partit de Broek absolument édifié sur la propreté de cet endroit propre parmi les plus propres.

— Mais, se dit-il, une propreté un peu plus gaie, ou une gaieté un peu moins propre, font décidément mieux mon affaire. Les deux ensemble, cependant, ne me déplairaient pas.

Il rentra à Amsterdam pour se rembarquer le lendemain pour Zaandam. Il n’eût pas manqué, comme tous les touristes, d’aller voir la fameuse cabane où Pierre le Grand passa environ une semaine à vivre parmi les constructeurs de bateaux.

— Que de moulins à vent ! s’écria Pépé quand le vapeur sur lequel il se trouvait eut traversé l’Y.

Il y en avait une armée et don Quichotte qui se battit contre quelques méchants moulins à vent de rien du tout, comme sont les moulins espagnols, aurait eu là des adversaires dignes de son courage. Les moulins à farine, les moulins à huile, les moulins à ciment, les moulins à scier le bois, les moulins pour pulvériser le tabac à priser, les moulins à battre le chanvre, les moulins pour la fabrication du papier, les moulins pour broyer les couleurs, les moulins pour pomper l’eau du sol et la rejeter dans le canal de l’Y ou dans la Zaan, rivière qui a donné son nom à Zaandam, « dam » signifiant digue, et se retrouvant dans une quantité de noms géographiques de ce beau pays, les moulins pour préparer le grès avec lequel les ménagères hollandaises feront reluire leurs chaudrons et leurs casseroles, en un mot des moulins pour tous les usages, sont réunis là, les uns contre les autres, faisant tourner leurs ailes immenses, chargées de toile comme les mâts d’un navire, car dans ce magnifique pays de Hollande, il faut tout rapporter au navire : la maison, la cabane, le moulin, l’homme.

L’effet de cette multitude de grands bras qui battent l’air est d’autant plus singulier et d’autant plus amusant qu’il semble que les moulins forment à la fois une avenue et une enceinte pour la ville de Zaandam, et qu’ils menacent quiconque ose en approcher et quiconque oserait y toucher. Ils font pendant, sur la terre ferme, à la forêt de mâts des bateaux de cabotage qui encombrent le port de Zaandam. Autrefois la Zaan se jetait dans l’Y ; aujourd’hui, elle se jette dans le canal d’Amsterdam à la mer, juste à l’endroit où ce canal commence. Les bateaux étalent leur large proue et ils font l’effet de s’aplatir dans la fouillée des arbres qui baignent jusque dans la mer. Zaandam a un aspect riant. Au-dessus de son antique écluse ornée des armes de la ville se ramassent quelques maisons de briques de construction récente et des maisonnettes de bois peintes en bleu. Un clocher élancé surmonte ce groupement pittoresque.

Dans les maisons, derrière des jardinets proprets et fleuris, les habitants ont des chambres étroites comme des cabines, des lits comme des armoires fermées avec des rideaux ou des panneaux. L’air semble supprimé. C’est toujours le navire.

Dans une humble maisonnette de bois habita le tzar Pierre le Grand. Deux petites pièces, une alcôve grande comme la main, des parois mal jointes, deux fauteuils grossiers, une table chancelante devant une large cheminée, voilà la célèbre maison de Pierre le Grand. Seulement, les visiteurs ont écrit leur nom partout ; on y a fait sceller des plaques commémoratives et des tableaux, et comme l’édifice n’était pas solide, on a placé cette maison dans une autre, on a mis le toit sous un toit, la boîte dans une boîte.

Autour de la maison, des lavandières lavent leur linge dans une eau saumâtre, sous les arbres verts. Ce vert intense de la Hollande, la belle coloration des fleurs des jardins chatoyait au regard de Pépé.

— Décidément, fit-il, j’aime la Hollande.

Il trouvait cependant que son séjour s’y prolongeait. Il était allé explorer les dunes, qui paraissent presque des montagnes dans ce pays plat ; il voulut, en revenant, visiter les grandes digues de la Hollande et s’arrêta en Zélande. Il avait vu à Amsterdam de jolies filles avec des plaques d’or et d’argent sous leur bonnet, de belles Frisonnes au teint rose ; il avait vu les filles de Dordrecht avec leurs tire-bouchons d’or sur les tempes, des frisures de crin au-dessous et une lame d’or ornée de pierres sur le front ; il vit les Zélandaises aux manches courtes et aux bras rouges lui apporter des tartines d’excellent beurre frais avec un verre de bière.

Il constata, en débarquant, que la Zélande était plus verte encore que les autres parties de la Hollande qu’il venait de parcourir. Le sol que ses pieds foulaient était au même niveau ou plus bas que la mer. L’eau envahissante était re­tenue par des dunes ou par des digues énormes contre les­quelles se brisaient les flots. Un jour, les digues s’étaient rompues et la mer avait tout envahi. Il y avait eu de l’eau jusqu’au toit des maisons, à Middelbourg même, la capi­tale de la Zélande. Pépé admirait les Hollandais, de vivre sous la menace incessante de la vague, il trouvait qu’il y avait de la grandeur à voir, étant sur la terre ferme, autour de soi et au-dessus de soi, les voiles des navires glissant entre les digues des canaux, digues dont la seule rup­ture pouvait noyer des milliers d’hommes et des milliers d’animaux.

Il mangea, à Middelbourg, un bifteck exquis qui faisait le plus grand honneur aux bœufs de l’île de Walcheren, et, après avoir admiré cette jolie cité et son élégant hôtel de ville, il partit en voiture de bois poli et vernissé pour les grandes digues de West-Kappele, énormes murailles de pilotis, de fas­cines, de terre et de sable, entretenues avec tout le soin que réclame la sécurité des habitants.

La terre, que les paysans travaillaient presque toujours à la bêche, était noire et grasse. Les blés poussaient drus dans cet humus et les prairies avaient l’herbe épaisse et d’une belle couleur d’émeraude. De grands arbres dont la ramure descen­dait jusqu’au sol donnaient leur ombre à des troupeaux de bœufs, de vaches et de moutons. L’île de Walcheren semblait faite pour l’idylle.

Pépé demeura dans le ravissement de la Hollande et il la quitta à regret. Il s’embarqua à Flessingue, pour se redonner un petit avant-goût de la mer et il retraversa, à grande vitesse, la Belgique.

Il avait acheté à La Haye des caramels exquis ; à Anvers, il s’était approvisionné de massepain blanc ; à Bruxelles, il avait pris des boîtes de pains à la grecque et il rentra dans Paris avec ces provisions dans son bagage.

Colette posait pendant une heure (ch. xx).