CHAPITRE XVII AU RÉGIMENT

Quelqu’un de content et cependant fort triste, c’était Alcindor.

— Je suis content, disait-il, que Pépé ait passé ses examens ; mais je suis triste parce que mon cirque ne va plus avoir son Léotard. C’est un numéro dont la suppression me fera tort.

— Dressez donc un jeune garçon, dit Pépé, pour me remplacer.

— Sans doute, c’est ce qu’il faut faire, dit Mme Alcindor.

— On ne trouve pas des gymnastes sous le pied des chevaux, dit Alcindor. J’attendrai que Pépé revienne du service…

— Je chercherai un jeune garçon, moi, dit Mme Alcindor. Pépé va se rouiller au service militaire et avec son amour pour la peinture, on ne sait ce qu’il est capable de devenir.

— Il ne lâchera pas le cirque, j’espère ! s’écria Alcindor. Le cirque, c’est sa famille. Il y a été bien traité après y avoir été reçu en enfant.

— Oh ! je n’oublierai jamais mes bons amis, dit Pépé.

— En tout cas, dit Mme Alcindor qui voulait habituer son mari à se passer de Pépé, il faut le doubler.

— Oh ! oui, dit Alcindor, on peut toujours le doubler. Je chercherai un garçonnet bien découplé. Jamais je n’en trouverai un de tourné comme Pépé, mais enfin !…

— Ah ! dame ! fit Gig, on ne rencontre pas tous les jours des statues vivantes.

Pépé fut placé dans un régiment de dragons qui tenait garnison à Paris.

— Il sera beau sous l’uniforme, dit Gig.

— Pas mal ! fit Alcindor. Ses jambes dans les basanes et son torse dans une tunique qui n’aura même pas été faite à sa mesure !

Pépé entra gaiement au régiment.

— Je vais apprendre d’autres genres d’exercices, se disait-il, et je pourrai bien me procurer quelques heures, de temps en temps, pour ne pas perdre le coup de brosse que le célèbre auteur du célèbre écorché de Ratabise me reconnaît.

Au régiment, la première chose qu’il fit fut d’endosser l’uniforme.

À peine dans la salle où les vêtements étaient pliés en tas, il s’écria :

— Édouard !

— Tiens, Pépé !

Le fils du riche banquier venait s’habiller en même temps que le jeune saltimbanque pour faire également son service militaire.

— Me voilà sûr d’avoir un camarade, dit Édouard.

— Habillez-vous, leur dit brutalement le sergent qui les accompagnait. Vous bavarderez demain.

On leur essaya des effets dont aucun ne leur allait. Le pantalon était trop long ou trop court, la tunique trop large et les manches s’arrêtant à mi-chemin du coude au poignet.

— Ce n’est rien, dit le capitaine d’habillement, on vous arrangera ça, plus tard. Vous êtes très bien vêtus, pour le quart d’heure.

Quand ils se virent tous deux accoutrés comme ils l’étaient, ils se mirent à rire.

— Nous sommes réussis ! fit Édouard.

— Je crois, dit Pépé, qu’Alcindor avait raison en m’annonçant que je ne serais pas brillant sous l’uniforme de dragon.

— Oh ! dit Édouard en riant, l’uniforme devient joli quand on est à cheval.

Munis de leurs vêtements, on les fit monter dans la chambrée où on les plaça côte à côte.

Ils commencèrent à se servir d’une gamelle dans laquelle on leur servit la viande après la soupe.

— Il faut se faire à tout, dit Édouard ; mais, dans quelques jours, j’espère qu’on nous laissera manger à la cantine ; ce ne sera peut-être pas beaucoup plus propre, mais ce ne sera pas plus mauvais.

Dès le lendemain, on leur fît endosser le pantalon de treillis, la blouse de toile, et ils allèrent panser les chevaux, relever leur litière, nettoyer l’écurie.

— Je suis habitué à soigner les chevaux, dit Pépé.

— Oui, moi aussi, dit Édouard ; mais quelle écurie ! C’est papa qui ne mettrait pas ici ses chevaux !

— Les sabots me font mal aux pieds, par exemple !

— C’est assez commode, dit Édouard. Si le cheval nous met son sabot sur le nôtre, nous pouvons retirer notre pied avant qu’il l’écrase.

Un jeune lieutenant, encore frais émoulu de l’école, la moustache retroussée, le monocle dans l’œil, passa dans les écuries.

— Vous allez m’étriller ce cheval-là mieux que ça, dit-il à Pépé.

— Je croyais l’avoir suffisamment étrillé, dit Pépé.

— Suffisamment ? Qu’appelez-vous « suffisamment » ? fit le lieutenant. Apprenez qu’au régiment, on ne réplique pas, on écoute et on obéit.

— Voilà ! dit Édouard, c’est comme au lycée.

— Allons, je vais rebouchonner Cocotte, dit Pépé.

— C’est le premier devoir du cavalier, dit Édouard. Il existe là-dessus une chanson pleine de vérité dans un opéra-comique quelconque.

— Je ne la connais pas.

— À entendre tes paroles, je croyais, au contraire, que c’était un refrain. Cette chanson, voici ce que j’en sais :

Quand le dragon a bien trotté,
Qu’il arrive bien éreinté,
Qu’il soit bien, qu’il soit mal.
Il lui faut avant tout songer à son cheval.

— C’est de circonstance, ce couplet-là.

— Et la fin :

Bouchonne Cocotte,
Bouchonne, mon fils,
C’est elle qui trotte
Et c’est toi qui séduis,

— Il est certain que, sous notre blouse, avec nos gros sabots, nous sommes absolument séduisants.

Le lendemain, de grand matin, ils étaient à cheval. Édouard et Pépé étaient l’un et l’autre excellents cavaliers ; on n’avait pas grand’chose à leur apprendre. Cependant, le jeune lieutenant grincheux trouva moyen de leur dire :

— Vous montez comme des saucisses.

Édouard et Pépé qui voyaient le lieutenant à cheval se contentèrent de lever les épaules. Édouard connaissait le sabre ; Pépé dut se le laisser enseigner.

Le vieux maréchal des logis, une vieille brisque, un type de grognard bienfaisant, qui leur apprenait à faire des moulinets, leur chantait, pour les encourager :

Le sabre est pour le cavalier
Un ami, c’est un frère !
Quand on le lève, son acier
Luit comme la lumière ;
Il est noble, il est valeureux
Il entre comme il tranche,
Et le cavalier bien heureux
Le porte sur sa hanche.

— Voilà une chanson à retenir, faisait Édouard en riant.

Ils étaient satisfaits de leur sort tant que le jeune lieutenant ne se montrait pas, mais aussitôt qu’il apparaissait, tout changeait ; les jours de salle de police pleuvaient sur la tête des pauvres dragons qui manœuvraient avec Pépé et Édouard.

Il y avait quinze jours que Pépé était au régiment, il avait pu apprécier son colonel et son capitaine, paternels pour le soldat, mais il ne digérait pas le jeune lieutenant, et précisément, celui-ci passa dans l’écurie au moment où Pépé et Édouard chargeaient le fumier.

— Qu’est-ce que c’est que cette manière de traiter le crottin ! cria le lieutenant. Avez-vous peur d’y mettre les doigts ? Croyez-vous que ce fumier va se vendre cher, si vous le ramassez ainsi ? Vous me ferez quatre jours de salle de police, pour vous apprendre. Une autre fois, vous saisirez délicatement ces dragées-là entre le pouce et l’index, et vous les déposerez dans le panier sans les casser. Vous m’entendez ?

— Oui, mon lieutenant, dit Édouard répondant pour Pépé et pour lui.

— En attendant, quatre jours de salle de police à chacun de vous, pour vous apprendre.

La salle de police était une grande salle mal éclairée, le long du mur de laquelle on voyait un lit de camp, c’est-à-dire des planches légèrement inclinées, absolument nues et fort malpropres.

On enferma dans cette pièce Édouard et Pépé. Ils s’y trouvèrent avec cinq soldats qui y étaient depuis trois semaines pour être arrivés en retard à l’appel et avoir cherché à s’excuser.

— Il ne fait pas bon ici, dit un des dragons, les nuits sont fraîches et on ne nous donne pas seulement une couverture. Ce n’est cependant pas le pain et l’eau que nous avons qui peuvent nous réchauffer.

Pépé et Édouard se promenaient de long en large.

— Quatre jours à s’ennuyer, dit Pépé, ce n’est pas la mer à boire.

— Qu’est-ce que nous pourrions faire pour nous distraire ? demanda Édouard.

La salle de police avait un mur blanc qui tirait l’œil à Pépé.

— Tu vas voir, dit-il.

Il sortit un crayon de sa poche et commença à esquisser la charge du lieutenant. Tout en faisant cette charge, il disait :

— C’est égal ! je ne me serais pas figuré que le métier militaire consistât à ramasser le crottin de cheval comme des pierres précieuses.

— C’est idiot ! fit Édouard, et s’il n’y avait la guerre !…

Les deux jeunes gens, sur le pied d’égalité parfaite que donne la vie commune du régiment, se mirent à blaguer irrévérencieusement le jeune lieutenant.

— Vois-tu, Pépé, dit Édouard, nous sommes des camarades parce que nous restons de simples soldats ; mais dans le métier militaire, il suffit d’un galon de laine sur la manche pour qu’un homme se croie plus qu’un autre.

— Et voilà !

Comme ils étaient punis, leur chef vint les prendre pour les mener à la corvée. Ils balayèrent la cour.

— C’est avec le manche du balai que l’on apprend à vaincre, fit observer Édouard.

— C’est pour ça qu’on dit : balayer l’ennemi.

— Faites donc attention ! cria le lieutenant en passant, vous laissez des brins de paille.

— Manque d’habitude, murmura Édouard.

— Vous me ferez vingt-quatre heures de salle de police de plus, pour vous apprendre.

— Toi, pensa Pépé, ce que je vais t’accentuer ta charge, tu vas voir !…

Effectivement, il l’embellit prodigieusement en rentrant à la salle de police.

— Voilà, dit Édouard en s’étendant sur le lit de camp, voilà que j’ai envie de chanter comme dans les opéras-comiques :

Ah ! le beau métier ! Ah ! le beau métier que celui de soldat !

— Je m’en vais, tandis que j’y suis, dit Pépé, faire tout le régiment.

Et bientôt le mur s’orna d’un défilé de dragons, ayant en tête le colonel.

— Qu’il est ressemblant ! s’écrièrent les compagnons de captivité de Pépé.

Après le colonel vint un commandant, puis son capitaine et un autre capitaine dont Pépé se rappelait aussi la physionomie. Au premier rang des dragons, il fit la charge d’Édouard, celle de ses camarades de salle de police et la sienne. La grande muraille blanche était devenue une fresque sur laquelle Pépé avait usé tous les crayons qu’il avait pu ramasser.

— C’est très bien, s’écria Édouard :

Le régiment, musique en tête,
Défile dans la ville, au pas,
Il est superbe, les soldats
Ont tous un petit air de fête.
Le régiment défile au pas.

Le maréchal des logis, en revenant les chercher pour faire la corvée, remarqua le dessin et il en devint tout pâle.

— Vous avez sali un mur qui venait d’être recrépi ! fit-il.

Et il alla avertir le lieutenant.

Celui-ci arriva, son monocle dans l’œil, sa cravache sous le bras. Il regarda le mur en fronçant les sourcils.

— Quel est celui de vous qui s’est permis de faire la charge de ses supérieurs ? demanda-t-il.

— C’est moi, répondit Pépé.

— Vous avez un mois de salle de police, pour vous apprendre.

Et le lieutenant avertit son capitaine qui avertit son commandant qui avertit son colonel.

Heureusement, le colonel n’était pas de la même pâte que le lieutenant ; c’était un brave fils de paysans, engagé volontaire à dix-huit ans, qui avait conquis ses grades à la force du poignet et par dix blessures reçues sur le champ de bataille. Il était plein de sens et d’humeur gaie.

Quand il vit sa charge, il éclata de rire, et promenant ses yeux sur le reste du régiment, son rire redoubla.

— J’ai infligé à l’auteur un mois de salle de police, dit le lieutenant.

— Pourquoi donc ça, lieutenant ? Est-ce que ce n’est pas amusant, ces charges-là ? On reconnaît tout le monde ! Vous êtes frappant, vous, lieutenant. Tenez, lieutenant, je vous l’ai dit déjà, vous ne savez pas comme il faut vous comporter. Vous n’avez pas été fait officier pour taquiner ou persécuter le soldat. Je lève les punitions, moi. Vous pouvez sortir, vous autres.

À partir de ce moment, l’existence de soldat changea pour Pépé. On eût dit que, dans sa vie, comme dans la vie de la plupart des hommes, les commencements devaient être durs et difficiles, et la suite souriante.

— Je sais pourquoi, au fond, vous avez été punis, dit le maréchal des logis à Édouard et à Pépé.

— Pourquoi… au fond ?

— C’est parce que vous avez oublié de payer la bienvenue aux camarades.

— Je crois que c’est pour ça, effectivement, dit Pépé ; aussi allons-nous réparer notre oubli.

Ils invitèrent tous les sous-officiers de la compagnie à un dîner à la cantine, et la compagnie tout entière à un punch phénoménal.

— À la bonne heure ! Voilà des gaillards qui font bien les choses, dit la vieille brisque. Au moins, à présent, on voit des fils de famille riches comme Crésus sous les drapeaux et ils paient des tournées aux soldats qui n’ont que leur solde… Fameux !

Il était en gaieté le vieux de la vieille.

— Attention, dit-il, je vais chanter.

— Chante, dit un brigadier. Moi aussi, je veux chanter.

— Alors, brigadier, à toi avant moi.

— Après vous, je vous en prie.

— Alors, écoutez-moi, dit le maréchal des logis.

Il fit des hum ! hum ! toussa à se déchirer la poitrine, se moucha, et finalement, il entonna d’une voix rugueuse :

Le vrai, le pur troupier
Jamais que de la gloire, il connaît la syntaxe.
La gloire est une taxe
Qu’il consent à payer.
Après la gloire il vit pour le jus de la treille !
Tout son amour il est logé dans la bouteille !


— Tais-toi donc, dit le brigadier. Tu ne sais que des chansons à boire.

— Voyons la vôtre, brigadier, dit Édouard.

— Oui, voyons, dit Pépé.

— Oh ! la mienne… la mienne… fit le brigadier. Ce n’est pas moi qui l’ai faite, bien entendu.

— Je le pense, dit Pépé ; mais elle n’est peut-être pas plus mauvaise pour ça.

— Il faut l’entendre, dit Édouard.

— Je crois qu’elle n’est pas neuve, dit le brigadier.

— Va donc ! cria un dragon.

— J’y suis :

Si vous saviez comme on s’amuse,
Comme on s’amuse au régiment.
Fla, fla, fla, fla, fla, fla, plan, plan !
Faut pas nous voir à la cambuse
Où l’on vient boire à tout moment.
Fla, fla, fla, fla, fla, fla, plan, plan !
Il faut nous voir en cavalcade
Sur des chevaux qui vont piaffant.
Fla, fla, fla, fla, fla, fla, plan, plan !

Il faut nous suivre à la parade
Quand nous avons l’air triomphant.
Fla, fla, fla, fla, fla, fla, plan, plan !

— Larifla, fla, fla ! continua Pépé » C’est juste, les militaires, c’est comme les bons dîners, il ne faut pas les voir à la cuisine. Nous nous verrons à la parade.

— Les belles chansons de soldats, dit Édouard, ne sont pas celles que vous chantez, car vos chansons ne sont que chansons d’opérette. Ce que le soldat doit répéter, c’est ceci :

La Victoire en chantant nous ouvre la carrière……

Au moment où Édouard, d’une voix vibrante, entonna ce chant de victoire, la physionomie des soldats changea subitement. Ils étaient rouges, allumés, criaient et gesticulaient le verre en main, ne songeant qu’à plaisanter. Ils devinrent un peu pâles, graves.

Pépé sentit qu’une émotion qu’il ne connaissait pas encore s’emparait de ses camarades et de lui.

Il écouta la fin du couplet chanté en chœur par des voix devenues profondes et frémissantes :

Tremblez, ennemis de la France…

Il sentait un courant étrange parcourir les veines de son corps, son cœur se gonfler et battre plus ardemment, ses yeux s’attacher à une vision de guerre, de bataille et de victoire ; ses oreilles avaient l’hallucination du canon et son nez l’hallucination de la poudre. Secoué dans son être entier, il se mit à chanter avec les dragons, plein d’élan, et il entrevit pour la première fois ce que c’était véritablement que le métier de soldat.

Le métier de soldat, ce n’était pas l’assujettissement à la vie de caserne, plusieurs années d’existence bête passée dans une oisiveté relative, entre des corvées et des exercices de corps ; le métier de soldat, c’était la guerre, c’était le regain de la sauvagerie de l’homme, l’instinct du sang, mais aussi l’instinct de la conservation et de la sauvegarde ; le métier de soldat, c’était la défense de la grande famille où l’on a ses amis, ses parents, où l’on parle la même langue, où tous les intérêts sont communs, qui a nom la Patrie !

Et à dater de ce jour où il avait eu la conception du soldat, Pépé devint un dragon modèle. Son ami Édouard et lui, sans se quitter, ils prirent tout gaiement la gamelle et la corvée,

Ensemble, ils allaient dans les rangs (p. 285).
le sabre et le fusil, le casque et la basané. Ils firent arranger leur uniforme, devinrent élégants, tinrent à faire figure dans l’armée française.

Ils s’amusèrent de leurs chevaux, en parfaits cavaliers et se montrèrent les plus adroits au manège et à la manœuvre.

Pépé surprit les dragons par la manière dont il exécutait la voltige, et quand il s’agit de la gymnastique, il humilia ses moniteurs.

— Cet homme-là est trop fort à tout, disaient les chefs.

Et le lieutenant qui avait ragé de voir lever les punitions qu’il avait infligées à Pépé et d’être désavoué devant ses subalternes, le méchant lieutenant qui avait pris ses renseignements, disait aux hommes :

— Ce Pépé est un saltimbanque !

Il croyait humilier Pépé et l’abaisser dans l’esprit de ses camarades, mais la position sociale du brave dragon était indifférente aux autres cavaliers, et ils ne l’en aimaient pas moins.

Ils disaient de Pépé :

— C’est un bon garçon.

Et ils n’avaient pas besoin d’autre vertu pour être de ses amis.

Ensemble ils allaient dans les rangs, les escadrons en grandes files, les casques reluisants, les lattes scintillantes, et les chevaux caracolants. C’était beau quand ils défilaient devant le général venu pour l’inspection ! Le général avec son uniforme brodé d’or et son chapeau surmonté de plumes blanches se portait en avant de son état-major, sur son cheval bai, le général de brigade se plaçait à côté de lui et le régiment passait clairons et musique en tête, son colonel suivant avec son aigrette au casque, et puis les escadrons. Les rangs des soldats étaient serrés, l’éperon sentait l’éperon, et les chevaux s’alignaient, droits comme si on les eût attachés à des barres de fer. Le fourreau du sabre battait contre l’étrier, et les chevaux secouaient leur mors qui rendait un bruit de clochettes.

Après avoir défilé au pas, ils repassaient au trot, puis tout à coup, ils faisaient front devant le général, formant une double ligne immense, le colonel se plaçait au milieu et levait son sabre en criant :

— En avant !

Le régiment de dragons s’ébranlait, chargeant, au grand galop des chevaux, le sabre en l’air.

Alors, pris de vertige dans leur course folle, les hommes sentaient une sorte de gloire monter à leur cerveau, il leur semblait un instant que l’ennemi se trouvait en face d’eux, qu’ils le chargeaient, qu’ils le culbutaient, qu’ils étaient vainqueurs et criaient :

— Vive la France !

Mais le colonel avait commandé :

— Halte !

Et tout le régiment s’était arrêté net, à vingt mètres du général, qui complimentait son colonel et saluait son drapeau.

Quand étaient passées les parades et les revues, on faisait la petite guerre, on figurait l’ennemi, on le recherchait, on essayait de l’envelopper, on le rencontrait face à face. L’infanterie se choquait à la cavalerie, des soldats brûlaient des cartouches. Le grand air enivrait leurs narines. Le léger bruit des détonations chatouillait agréablement leurs oreilles. On remportait la victoire et on allait établir son campement, attacher les chevaux au piquet, dresser les tentes. Les feux s’allumaient sur le front de bandière, on faisait la soupe et on se couchait. La fatigue d’une journée entière de combat procurait un bon sommeil, et dans ce bon sommeil on rêvait qu’on se battait pour de vrai, là-bas, au delà de la frontière, où sont les ennemis de la France, qu’on effaçait les revers et que la patrie était plus grande.