CHAPITRE XVI L’ÉCOLE

Ce qui s’ouvrit alors, pour Pépé, ce fut une vie de travail plus acharné encore. Plus de jeux et plus de ris. Il s’était instruit étant déjà grand gar­çon ; il devait, rattraper beaucoup de temps perdu pour le développement de son intelligence, et, à toute force, il lui fallait réduire son service militaire à un an. S’il eût dû rester deux ou trois ans sous les drapeaux, la petite Colette était morte pour lui.

— J’aimerais mieux me tuer, se disait-il.

Il prit un professeur spécial pour l’instruire dans les sciences et dans les lettres tandis que les professeurs de l’école des Beaux-Arts formeraient l’artiste.

— Dépense l’argent que tu as, lui avait dit Mme Alcindor, c’est le tien. Le jour où tu auras épuisé ta petite bourse, tu puiseras dans la mienne. Tu peux me demander ce que tu voudras, je te le donnerai.

Son professeur, un étudiant de cinquantième année, était un admirable préparateur aux examens qu’il n’avait pas passés lui-même, souvent par paresse et par apathie, quelquefois faute d’argent pour prendre des inscriptions. Il s’était fait une spécialité de la préparation de ce que dans sa langue universitaire il appelait « des crancres » et il y réussissait.

Il trouva Pépé fort peu avancé.

— Il va falloir bûcher trois fois plus que les autres, lui dit-il. Passez vos nuits, si vous voulez arriver.

Pépé ne se le fit pas répéter. Il ne perdit pas une seconde ; il ne fit que dîner par hasard et en courant à la maison de l’hivernage ; il ne se laissa distraire par rien, perdant de vue ses camarades de l’atelier Cabrion et n’en faisant pas de nouveaux.

— C’est pour Colette, se répétait-il.

Il suivit les cours de l’école des Beaux-Arts.

Il était Parisien ; il n’avait jamais, pour ainsi dire, sinon dans son bas âge, pour aller à Saint-Aubin-sur-Auquainville, quitté Paris, et il ne connaissait pas l’école de la rue Bonaparte.

Quand il entra dans la cour, au milieu des admirables spécimens d’architecture apportés là et plus ou moins bien rangés, il se sentit dans un autre milieu que celui dans lequel il avait vécu jusqu’alors. Ces pierres sculptées, ouvragées, ces lignes si habilement proportionnées qu’elles le frappaient d’une sorte de stupeur, lui ouvraient un monde nouveau, monde de beauté, monde de l’art.

Les grands modèles dans les hautes salles, les colonnes montant jusqu’aux combles, les salles elles-mêmes, les petits coins perdus qui sentent l’Italie, comme la cour du Mûrier, le peuple des statues ouvraient son cerveau et il lui semblait que sa pensée grandissait et que son front s’élevait.

— Le savoir est une si belle et si noble chose, pensait-il, qu’il semble nous changer même physiquement et que j’en dois être plus beau.

Les ateliers des Beaux-Arts n’engendraient pas la mélancolie ; on n’y faisait pas autant de farces que dans l’atelier Cabrion, mais les élèves y faisaient rigoureusement payer la bienvenue au nouveau et ils se rattrapaient quand ils étaient sortis.

Dans l’atelier même, le maître, le peintre Ratabise, ne supportait pas les écarts. Il n’entrait pas en colère comme Cabrion, mais il mettait ses élèves à la porte et on pouvait être chassé de l’école. Il était, au surplus, trop bougon pour qu’on eût l’idée de plaisanter et de rire en sa présence.

Il passait à chaque instant derrière ses élèves et, en sourd qu’il était, criait à leurs oreilles :

— Qu’est-ce que vous fichez là ? Qu’est-ce que c’est que ce bras ? Où avez-vous vu cette jambe ? Où placez-vous le thorax ? De quel côté est ce muscle ?

Il ne laissait peindre à ses élèves que du nu.

— Quand vous saurez faire du nu, disait-il, vous mettrez des habits dessus tant que vous voudrez, mais sachez d’abord faire du nu. Quand on veut peindre un corps, il faut savoir comment un corps est fait.

Il était l’auteur d’un célèbre écorché que l’on nommait de son nom « l’écorché de Ratabise ». C’était le corps d’un homme écorché qu’il avait peint de dos, de face, de côté, levant les bras, agenouillé avec les bras sur la tête, accroupi et couché. Les différents tableaux de l’écorché de Ratabise étaient dans la peinture ce que l’écorché d’Houdon est dans la sculpture.

Si, par hasard, un membre quelconque du corps humain ne lui semblait pas dessiné selon les règles académiques, ce qui arriva plus d’une fois à Pépé comme aux autres, il s’écriait :

Imbécile ! vous n’avez donc pas vu le célèbre écorché de Ratabise ?

La première fois que Pépé entendit cette phrase, comme c’était un brave garçon qui n’avait jamais menti de sa vie et qui ne devait pas apprendre à mentir, il répondit ingénument :

— Je ne sais pas ce que c’est que l’écorché de Ratabise.

Les élèves regardèrent Pépé avec étonnement et avec effroi.

— Gare la bombe ! murmurèrent-ils.

La bombe éclata, naturellement.

— Hein ? fit le professeur.

Les élèves essayèrent de prévenir par des signes le pauvre Pépé de la faute qu’il commettait ; mais lui, franchement, répéta :

— Je ne connais pas l’écorché de Ratabise.

— Comment ! cria le vieux sourd, vous ne connaissez pas l’écorché de Ratabise ! Vous êtes encore à ce degré de créti­nisation humaine ! Vous osez prendre un pinceau sans connaître le célèbre écorché de Ratabise ! D’où sortez-vous. ? D’où êtes-vous ? De quel pays assez sauvage arrivez-vous pour ne pas savoir qu’il existe dans la peinture un célèbre écorché, l’écorché de Ratabise ? Pour vous apprendre ce que vous ne devriez pas ignorer, imbécile que vous êtes, vous m’apporterez d’ici à huit jours une copie de cet écorché ou je vous fiche dehors.

— Malheureux, dirent les camarades en sortant de l’école, est-ce vrai que tu ignores le célèbre écorché de Ratabise ?

— Sans doute, c’est vrai, dit Pépé.

— Nous allons te le faire voir, dirent les camarades. Ils le conduisirent au musée du Luxembourg et, chemin faisant, lui firent acheter des dessins des différentes poses de l’écorché.

— Il est réellement très beau, dirent-ils, et c’est une des meilleures études que l’on ait pour se guider. Copie-le comme il l’a dit, et apporte-le-lui, tu t’en feras un ami.

Le musée du Luxembourg était aussi une nouveauté pour Pépé ; il examina les toiles l’une après l’autre.

— Je ne connais rien, dit-il ; Paris renferme des richesses admirables ; on y peut s’instruire en s’y promenant et je ne m’y promène pas. Est-il possible que je ne sois jamais entré au musée du Louvre !

Et, sans en rien dire à ses camarades, il alla du Luxembourg au Louvre.

Dans ce dernier musée, il se transfigura. La vue des tableaux qui y étaient exposés devint pour lui la révélation de la peinture. Il en fut d’abord ébloui. Les sujets papillotèrent devant ses yeux en même temps que les couleurs. Il passait vite et ne dégageait pas un tableau d’un autre, dans sa joie de parcourir les galeries, ce grand magasin de l’art, immense, inexploré par lui.

Tout à coup il tomba devant les « Noces » de Paul Véronese.

Il s’arrêta, il se sentit transporté dans l’air qui circulait, dans le ciel bleu moussu de nuages qui lui donnait la sensation de l’infini ; il s’enfonçait dans la profondeur du tableau et il voyait se mouvoir et parler les personnages.

Il demeura longtemps devant ce chef-d’œuvre et, sans transition, tomba sur un Rembrandt qui l’attira par d’autres qualités et le laissa rêveur. Il sortit du Louvre absolument transfiguré,

Tous les moments que lui laissa l’école des Beaux-Arts et son professeur de français, il alla les passer au Louvre, étudiant un tableau, puis un autre et finissant par se passionner pour la peinture hollandaise, pour les portraits et les scènes d’intérieur rendues avec force et vérité.

— Ah ! çà, qu’est-ce que tu deviens ! fit Mme Alcindor en tombant chez lui un matin. Nous oublies-tu ? Il y a quinze jours que nous ne t’avons vu.

— Oh ! je ne vous oublie pas, dit Pépé ; mais vous ne savez pas ? J’ai découvert le Louvre.

— Vraiment ?

— J’ai découvert le Louvre ! Vous ne supposez pas combien il s’y trouve de richesses accumulées ! Que de belles toiles ! que de savoir ! que d’art on a dépensé pour former un musée pareil ! Vous doutez-vous de ce que c’est que l’École hollandaise ? Je veux vous conduire au Louvre.

— Je ne suis pas venue te chercher pour aller au musée, dit Mme Alcindor, mais pour te mener faire une petite visite à ma fille.

— Oh ! je vous suis, dit Pépé avec transport. On a fait de belles peintures, mais on n’a encore rien fait d’aussi beau que le serait le portrait de Mlle Colette.

— Tu le feras, dit Mme Alcindor.

— Oui je la peindrai, s’écria Pépé, et il n’y aura rien d’aussi beau au monde ! Oui, c’est moi qui ferai son portrait.

Colette, quand elle vit sa mère avec Pépé, montra une joie exubérante.

— J’approche de l’âge où je vais enfin quitter la pension, dit-elle. Oh ! que je serai heureuse de sortir ! car tu as été bien cruelle, ma mère, de ne jamais me prendre avec toi jusqu’à ce que mon éducation fût terminée. Les autres jeunes filles n’apprennent pas plus que moi, et elles sortent tous les dimanches et passent leurs vacances chez leurs parents.

— Tu seras bientôt libre, dit Mme Alcindor.

— Oh ! quel bonheur !

Quand Mme Alcindor se retrouva dans la rue, elle dit à Pépé :

— Nous sommes bien embarrassés. Pour que Colette sorte, il faut qu’elle se marie immédiatement, si nous ne voulons pas la mettre en contact avec les saltimbanques…

— Il faut la marier immédiatement, dit Pépé auquel cette idée souriait beaucoup.

— Et si elle ne voulait pas de toi ?

— Ne pas vouloir de moi ? fit Pépé qui pâlit.

— Et si Alcindor n’en voulait pas non plus ?

— De moi ?

— De toi. Il ne faut pas trop te leurrer, mon cher Pépé. Colette n’est pas encore à toi.

Deux grosses larmes descendaient lentement sur les joues de Pépé.

— Bête ! fit Mme Alcindor. Je sais que tu l’aimes bien, et ce que je souhaite pour Colette, c’est qu’on l’aime.

Elle ajouta :

— Nous nous demandons, Alcindor et moi, si nous ne devons pas vendre notre cirque. Seulement, nous sommes si accoutumés à notre vie légèrement nomade que je ne sais si nous nous habituerions à ne rien faire. C’est une existence pleine de distractions que la nôtre, au milieu de notre troupe. Nous avons contracté l’habitude de vivre les uns avec les autres. Je connais les mots et les intonations de Rig, de Gig et de Pig, mais ils me manqueraient, si je ne les entendais plus ; ceux que j’ai vus enfants, Mametta, Carlo, Luisa, toute mon ancienne petite troupe, je les aime presque autant que s’ils étaient les miens. J’éprouverais une peine extrême à me séparer des bêtes, du vieil âne Barbasson et de ton ancien camarade Moutonnet, quoiqu’ils se fassent vieux. Alcindor, de son côté, ne s’habituerait peut-être pas à ne plus dresser ses chevaux, à ne plus paraître en public, à ne plus être applaudi quand il monte Zéphyrin ? Plus nous y réfléchissons, plus nous répugnons à cesser l’exercice de notre art. Il faut donc marier bientôt Colette. Alcindor se demande quel mari elle rencontrera ; moi, je ne lui parle pas de Pépé, mais je voudrais que Pépé eût déjà quitté le service militaire.

— Je vais redoubler d’ardeur au travail, dit Pépé.

— Alcindor déclare que tu dois venir plus souvent t’exercer, que tu vas perdre ta souplesse. Je ne lui dis pas que tu vas quitter le cirque, car je pense que tu devras faire encore la campagne de cet été.

— Je la ferai avec plaisir, dit Pépé, qui, sans s’en rendre compte, éprouvait aussi une certaine angoisse à l’idée de ne plus paraître en maillot devant le public dont il était idolâtré.

En attendant l’été, il continua à travailler avec persévérance et fit des progrès si remarquables que le professeur Ratabise le donnait en exemple aux autres élèves.

— Voyez-vous, disait-il, comme il est visible, à cette heure, qu’il connaît le célèbre écorché de Ratabise. Est-ce construit ce nu-là !

Le professeur de français n’était pas moins satisfait.

Il fallait mettre Pépé en mesure de faire figure dans le monde des artistes et de se trouver à la hauteur de ce qu’on exigerait de lui quand il serait au régiment.

— Nous arriverons, disait le professeur, mais ne vous relâchez pas.

Pas une minute n’était distraite du double labeur de Pépé.

En vain ses camarades l’invitaient à leurs petites réunions ; il refusait tout. Il n’y eut qu’une fête qu’il ne pût esquiver parce que l’atelier Ratabise en entier y prit part. Ce fut pour célébrer la victoire d’un camarade qui avait remporté le prix de Rome.

Le camarade, nommé Grandisson, avait un logement avec un immense atelier dans lequel on avait organisé la fête par souscription.

L’invitation à la fête était ainsi libellée : « Le lauréat Grandisson, grand-chef des habitants des Îles-Désertes recevra ses sujets dans leur costume obligatoire mais laissé à leur fantaisie…… »

Grandisson, grand-chef des habitants des Îles-Désertes, reçut, en effet, assis sous un dais formé d’étoffes multicolores, sur un fauteuil élevé et sur un tapis du Levant. Il était vêtu d’un pagne et d’une coiffure de plumes de toucan ; un collier de dents de serpent entourait son cou, et sa main s’appuyait sur une sagaie. Des esclaves noirs comme de l’ébène agitaient des éventails de plume au-dessus de sa tête auguste.

Personne autre que lui et ses esclaves ne se trouvait dans l’atelier au moment où commença la fête.

Il vit entrer le premier un des habitants des Îles-Désertes, un énorme singe qui laissait sortir une langue démesurée de sa mâchoire en carton. Ses bras pendaient jusqu’à terre et il marchait par petits sauts.

Il se gratta le nez en signe de salut au grand-chef et s’assit sur les marches de son siège.

Après lui entra le Doge de la sérénissime République de Venise, dans une grande robe de velours écarlate, ruisselante d’or et de pierreries.

— Illustre grand-chef des Îles-Désertes, dit-il, je m’excuse profondément d’avoir été obligé de laisser en bas ma galère le Bucentaure qui s’est absolument refusée à monter au cinquième étage.

— J’excuse les cinq étages, répondit le grand-chef des Îles-Désertes.

— Mais il m’a semblé que, même en laissant mon navire au rez-de-chaussée, je ne pouvais moins faire que de contracter des relations commerciales avec des îles dépourvues d’habitants.

— Il y en aura ! cria-t-on d’une voix vibrante.

Et deux matelots de la marine française entrèrent, portant sur leurs épaules une magnifique odalisque.

Ils ouvraient la bouche pour faire un discours au grand-chef lorsqu’ils furent interrompus par un bruit de trompettes bizarres.

Au bruit de cette musique se mêlait un unisson de voix fortes et graves qui lançaient dès le bas de l’escalier des :

Zim boum boum ! Zim boum boum !
Les beaux militaires !
Zim boum boum ! Zim boum boum !
C’est les beaux pompiers.

Là dessus le grand-chef vit entrer messieurs les musiciens. Ils avaient des casques hauts comme eux avec des chenilles et des plumeaux ; de grands cols de chemise montant jusqu’à leur casque ; des épaulettes larges comme des parapluies, des vestes dont les basques partaient du milieu de leur dos, des pantalons qui étaient larges comme des sacs et des souliers qui n’en finissaient plus.

Ils jouaient dans des instruments en carton qui donnaient des sons semblables à ceux de gigantesques mirlitons, mais ils avaient une vraie grosse-caisse sur laquelle ils tapaient à coups redoublés.

À la suite de cette musique marchait le capitaine, deux lieutenants et toute la troupe composée d’un seul pompier qui traînait avec une ficelle une pompe microscopique, de ces pompes que l’on vend dans les rues pour amuser les petits enfants.

C’était le capitaine avec sa troupe qui accompagnaient de leur chant la musique des pompiers sur l’air connu des « Pompiers de Nanterre ».

Ils chantaient :

Quand ces beaux pompiers sortent de l’école,
Tout le monde en joie accourt les admirer.
Ils jouent pour Paris dont ils sont l’idole
Leurs airs les plus beaux et ça fait s’écrier :

— Allons, en chœur, mes enfants, et forte la musique :

Zim boum boum ! Zim boum boum !
Les beaux militaires !
Zim boum boum ! Zim boum boum !
C’est les beaux pompiers !

— Bravo ! cria le grand-chef.

— Attention au second couplet, dit le capitaine. D’attaque, mes enfants, comme si nous allions au feu :

Ces beaux pompiers-là sont de vrais modèles.
À les voir le feu flambe de toutes parts,
Mais comme au devoir ils sont très fidèles,
Ils crachent dessus, les pompiers des Beaux-Arts !

— Au refrain, mes enfants :

Zim boum boum ! Zim boum boum !
Les beaux militaires !
Zim boum boum ! Zim boum boum !
C’est les beaux pompiers !

— Bravo ! bravo ! cria le grand-chef. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.

La musique des pompiers se rangea auprès du siège du grand-chef des Îles-Désertes, et elle exécuta un morceau après chaque entrée.

On vit un gros bébé joufflu, avec un bourrelet sur la tête, un hochet d’une main, un biberon de l’autre main, et sous ses bras des fleurs.

Le gros bébé s’arrêta devant le grand-chef et lui chanta :

Grand prix de Rome, aujourd’hui, c’est ta fête,
Maman m’a dit que tu n’y serais pas,
Mais j’ai des fleurs pour couronner ta tête
Un doux baiser pour arrêter tes pas.

Et le bébé passa au grand-chef une couronne immense de coquelicots d’un rouge étonnant qui lui tomba sur les épaules.

« Zim boum boum ! Zim boum boum ! Zim boum boum ! Zim ! » fit la musique.

— Merci ! dit le grand-chef des Îles-Désertes. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir.

Deux élèves arrivèrent à la fois, l’un déguisé en mouche et l’autre en papillon. Ils étaient rutilants de bleu, de rose et d’or l’un et l’autre.

À leur suite on entendit crier :

— Oh ! ramonia la chemina du haut en bas !

— Il n’y a pas de cheminée dans mon île, dit le grand-chef, car pour qu’il y ait une cheminée, il faut une maison et pour qu’il y ait une maison, il faut un habitant. S’il n’y a pas d’habitant il n’y a pas de maison ; n’ayant pas de maison il ne se trouve pas de cheminée, pourquoi donc un ramoneur ?

— C’est pour embrasser le monde ! dit le ramoneur.

Il était noir d’une épaisse couche de fusain et il s’approchait des camarades ; ceux-ci le fuyaient en poussant des cris d’effroi. Il en voulait particulièrement au capitaine des pompiers qui tira son sabre pour se défendre.

— Approche donc ! dit le ramoneur en brandissant sa truelle. Et il alla s’asseoir auprès du Doge de la sérénissime République de Venise avec lequel il entama un bout de conversation.


Un berger et une bergère Watteau apportèrent une note plus idéale mais qui fut immédiatement corrigée par l’entrée d’un apothicaire, de noir vêtu comme au temps de Molière, avec son grand tablier blanc. Il tenait à la main l’instrument distinctif de sa profession et allait de l’un à l’autre disant :

— Si monsieur a besoin de mes services, dignus est intrare ?

Et Pépé fit son entrée, Pépé costumé en lapin blanc avec son museau et ses oreilles roses, qui se livra à des gambades des sauts étonnants en guise de bonjour et qui laissa devant ses camarades des petites crottes de chocolat praliné.

Pendant que le lapin blanc faisait sa promenade circulaire, la bande des élèves du professeur Ratabise chantait un refrain de l’atelier :

C’est un lapin,
Ah ! le joli lapin !
Qu’il mange bien le pain
Et la pomme de pin !

C’est un lapin,
Ah ! le joli lapin,
Celui qui l’a là peint
Est un rude lapin !

« Zim boum boum ! Zim boum boum ! Zim ! » fit la musique des pompiers des Beaux-Arts.

Aussitôt entra le cortège de la grande-chefesse des Îles-Désertes. La grande-chefesse était un modèle de l’atelier qui était costumée en Minerve. Elle était flanquée de sa Maison civile et militaire, composée de deux académiciens qui s’ap­pelaient « Immortels », de deux chambellans à habit doré, au milieu du dos desquels on avait cousu une gigantesque clef et une énorme serrure, et de quatre gardes habillés en sauvages qui portaient un grand baquet.

Le baquet fut salué par un triple salve d’applaudissements.

« Zim boum boum ! Zim boum boum ! Zim ! » fit la musique des pompiers des Beaux-Arts.

Le baquet était plein de punch.

Il fut déposé au milieu des convives et allumé. Une grande flamme bleue illumina l’atelier comme un feu de bengale.

Un des élèves se mit au piano. La musique des pompiers des Beaux-Arts se rangea autour de lui et aussitôt commença une danse effrénée digne des habitants futurs des Îles-Désertes tandis que les élèves et leurs invités entonnaient de leurs voix impossibles le Chant du punch très en honneur depuis 1830, au moins, parmi les rapins, et dans lequel s’intercalait une complainte célèbre :

Qu’on apporte le punch et que sur cette table
Il éclaire nos yeux, ce nectar délectable,
Ce nectar pur
Pur !
Couleur d’azur
Zur !

Cela était enlevé comme avec le clairon, et aussitôt en enten­dait traîner la complainte :

Quand le roi rendit visite
À son peupl’ qui crèv’ la faim,
Il faisait un dîner fin
Avec quatre pommes cuites.
Sans même avoir un misé
Râble de lièvre en civet.

Et aussitôt reprenait le chant du punch :

Qu’on apporte le punch et que sur cette table
Il éclaire nos yeux, ce nectar délectable,

Ce nectar pur
Pur !
Couleur d’azur
Zur !
C’est bien le feu
Buvez un peu
C’est bien le feu
Le feu au ventre
Ah ! fichtre ! ah ! diantre !
Encor un coup
Buvons beaucoup.

Le punch flamba dans les verres, on but à la santé du prix de Rome, à Rome, à la villa Médicis, à l’art, au retour de Grandisson, à son avenir, à sa gloire, à sa fortune ! Le nombre des santés portées fut aussi nombreux que les flots de l’Océan ou les étoiles du firmament.

Et chacun s’en alla coucher on ne peut plus satisfait.

En dehors de cette fête dont la gaieté avait été si grande et les costumes si variés, Pépé ne se donna aucun plaisir. Il se remit courageusement au travail, passa ses nuits, apprit, apprit, heureux d’apprendre, se sentant grandir de ce qu’il savait, chaque jour davantage.

Ratabise déclarait qu’il avait un coup de brosse merveilleux.

À force de travailler, quand on le fit entrer en loge pour son examen, l’avis de ses camarades était qu’il en sortirait vainqueur. Il remporta, en effet, la victoire la plus grosse, celle qui lui donnait une récompense avec laquelle il ne devait faire qu’une année de service militaire.

Ce fut du délire ! Il attrapa une voiture, arriva à la maison de l’hivernage, se jeta dans les bras d’Alcindor, de Mme Alcindor, de Margarita, de Gig, de Rig, de Pig, embrassa Trilby et l’âne Barbasson et serra sur son cœur son vieux camarade Moutonnet.

— J’aurai Colette ? murmura-t-il à l’oreille de Mme Alcindor.

Et la maman Alcindor sourit en pressant la main de Pépé.