Contes choisis (Twain)/Histoire du bon petit garçon

Traduction par Gabriel de Lautrec.
Nelson, Éditeurs (p. 131-137).


HISTOIRE DU BON PETIT GARÇON


Il y avait une fois un bon petit garçon du nom de Jacob Blivens. Il obéissait toujours à ses parents quelque absurdes et déraisonnables que fussent leurs ordres. Il apprenait exactement ses leçons, et n’était jamais en retard à l’école du dimanche. Il ne voulait pas jouer au croquet, même aux heures où son jugement austère lui disait que c’était l’occupation la plus convenable. C’était un enfant si étrange qu’aucun des autres petits garçons ne pouvait l’entraîner. Il ne mentait jamais, quelque utilité qu’il y eut. Il disait simplement que le mensonge était un péché, et cela suffisait. Enfin il était si honnête qu’il en devenait absolument ridicule. Ses bizarres façons d’agir dépassaient tout. Il ne jouait pas aux billes le dimanche, il ne cherchait pas des nids, il ne donnait pas des sous rougis au feu aux singes des joueurs d’orgue. Il ne semblait prendre intérêt à aucune espèce d’amusement raisonnable. Les autres garçons essayaient de se rendre compte de son naturel, et d’arriver à le comprendre, mais ils ne pouvaient parvenir à aucune conclusion satisfaisante. Comme j’ai déjà dit, ils se faisaient seulement une sorte de vague idée qu’il était frappé. Aussi l’avaient-ils pris sous leur protection, et ne permettaient pas qu’on lui fit du mal.

Ce bon petit garçon lisait tous les livres de l’école du dimanche. C’était son plus grand plaisir. C’est qu’il croyait fermement à la réalité de toutes les histoires qu’on y racontait sur les bons petits garçons. Il avait une confiance absolue dans ces récits. Il désirait vivement rencontrer l’un de ces enfants, quelque jour, en chair et en os, mais il n’eut jamais ce bonheur. Peut-être que tous étaient morts avant sa naissance. Chaque fois qu’il lisait l’histoire d’un garçon particulièrement remarquable, il tournait vite les pages pour savoir ce qu’il était advenu de lui, il aurait volontiers couru des milliers de kilomètres pour le rencontrer. Mais, inutile. Le bon petit garçon mourait toujours au dernier chapitre, il y avait une description de ses funérailles, avec tous ses parents et les enfants de l’école du dimanche debout autour de la tombe, en pantalons trop courts et en casquettes trop larges, et tout le monde sanglotant dans des mouchoirs qui avaient au moins un mètre et demi d’étoffe. Ainsi le bon petit garçon était toujours désappointé. Il ne pouvait jamais songer à voir un de ces jeunes héros, car ils étaient toujours morts en arrivant au dernier chapitre.

Jacob, cependant, avait la noble ambition d’être mis un jour dans les livres. Il souhaitait qu’on l’y vit, avec des dessins qui le représenteraient refusant glorieusement de faire un mensonge à sa mère, qui pleurait de joie. D’autres gravures l’auraient montré debout sur le seuil de la porte, donnant deux sous à une pauvre mendiante, mère de six enfants, et lui recommandant de les dépenser librement, mais sans profusion, car la profusion est un péché. Et ailleurs, on l’aurait vu refusant généreusement de dénoncer le méchant gars qui l’attendait chaque jour au coin de la rue à son retour de l’ecole, et lui donnait sur la tête des coups de bâton, et le poursuivait jusqu’à sa maison, en criant « Hi ! hi ! » derrière lui. Telle était l’ambition du jeune Jacob Blivens. Il souhaitait de passer dans un livre de l’ecole du dimanche. Quelque chose seulement lui faisait éprouver une impression manquant de confortable : il songeait que tous les bons petits garçons mouraient à la fin du livre. Sachez qu’il aimait à vivre, et c’était là le trait le plus désagréable dans la peinture d’un bon garçon des livres de l’école du dimanche. Il voyait qu’il n’était pas sain d’être saint. Il se rendait compte qu’il était moins fâcheux d’âtre phtisique que de faire preuve de sagesse surnaturelle comme les petits garçons des livres. Aucun d’eux, remarquait-il, n’avait pu soutenir longtemps son personnage, et Jacob s’attristait de penser que si on le mettait dans un livre, il ne le verrait jamais. Si même on éditait le livre avant qu’il mourut, l’ouvrage ne serait pas populaire, manquant du récit de ses funérailles à la fin. Ce n’était pas grand’chose qu’un livre de l’école du dimanche où ne se trouveraient pas les conseils donnés par lui mourant à la communauté. Ainsi, pour conclure, il devait se résoudre à faire le mieux suivant les circonstances, vivre honnêtement, durer le plus possible, et tenir prêt son discours suprême pour le jour.

Cependant, rien ne réussissait à ce bon petit garçon. Rien ne lui arrivait jamais comme aux bons petits garçons des livres. Ceux-là avaient toujours de la chance, et les méchants garçons se cassaient les jambes. Mais, dans son cas, il devait y avoir une vis qui manquait au mécanisme, et tout allait de travers. Quand il trouva Jim Blake en train de voler des pommes, et qu’il vint sous l’arbre pour lui lire l’histoire du méchant petit garçon qui tomba de l’arbre du voisin et se cassa le bras, Jim tomba de l’arbre lui aussi, mais il tomba sur Jacob et lui cassa le bras, et lui-même n’eut rien. Jacob ne put comprendre. Il n’y avait rien de semblable dans les livres.

Et un jour que des méchants garçons poussaient un aveugle dans la boue, et que Jacob courut pour le secourir et recevoir ses bénédictions, l’aveugle ne lui donna aucune bénédiction, mais lui tapa sur la tête avec son bâton et dit : « Que je vous y prenne encore à me pousser et à venir ensuite à mon aide ironiquement ! » Cela ne s’accordait avec aucune histoire des livres. Jacob les examina tous pour voir.

Un rêve de Jacob était de trouver un chien estropié et abandonné, affamé et persécuté, et de l’emmener chez lui pour le choyer et mériter son impérissable reconnaissance. À la fin, il en trouva un et fut heureux. Il le prit à la maison et le nourrit. Mais quand il se mit à le caresser, le chien sauta après lui et lui déchira tous ses vêtements, excepté sur le devant, ce qui fit de lui un spectacle surprenant. Il examina ses auteurs, mais ne put trouver d’explication. C’était la même race de chien que dans les livres, mais se comportant très différemment. Quoi que fit ce garçon, tout tournait mal. Les actions même qui valaient aux petits garçons des histoires des éloges et des récompenses devenaient pour lui l’occasion des plus désavantageux accidents.

Un dimanche, sur la route de l’école, il vit quelques méchants gars partir pour une promenade en bateau. Il fut consterné, car il savait par ses lectures que les garçons qui vont en bateau le dimanche sont infailliblement noyés. Aussi courut-il sur un radeau pour les avertir. Mais un tronc d’arbre à la dérive fit chavirer le radeau, qui plongea, et Jacob avec lui. On le repêcha aussitôt, et le docteur pompa l’eau de son estomac, et rétablit sa respiration avec un soufflet, mais il avait pris froid, et fut au lit neuf semaines. Ce qu’il y eut de plus incroyable fut que les méchants garçons du bateau eurent un temps superbe tout le jour, et rentrèrent chez eux sains et saufs, de la plus surprenante façon. Jacob Blivens dit qu’il n’y avait rien de semblable dans ses livres. Il était tout stupéfait.

Une fois rétabli, il fut un peu découragé, mais se résolut néanmoins à continuer ses expériences. Jusqu’alors, il est vrai, les événements n’étaient pas de nature à être mis dans les livres, mais il n’avait pas encore atteint le terme fixé pour la fin de la vie des bons petits garçons. Il espérait trouver l’occasion de se distinguer en persévérant jusqu’au bout. Si tout venait à échouer, il avait son discours mortuaire, en dernière ressource, prêt.

Il examina les auteurs et vit que c’était le moment de partir en mer comme mousse. Il alla trouver un capitaine et fit sa demande. Quand le capitaine lui demanda ses certificats, il tira fièrement un traité où étaient écrits ces mots : « À Jacob Blivens, son maître affectueux. » Mais le capitaine était un homme grossier et vulgaire. « Que le diable vous emporte ! cria-t-il ; cela prouve-t-il que vous sachiez laver les assiettes ou porter un seau ? J’ai comme une idée que je n’ai pas besoin de vous. » Ce fut l’événement le plus extraordinaire de la vie de Jacob Blivens. Un compliment de maître, sur un livre, n’avait jamais manqué d’émouvoir les plus tendres émotions des capitaines, et d’ouvrir l’accès à tous les emplois honorables et lucratifs dont ils pouvaient disposer. Cela n’avait jamais manqué dans aucun des livres qu’il eût lus. Il pouvait à peine en croire ses sens.

Ce garçon n’eut jamais de chance. Rien ne lui arriva jamais en accord avec les autorités. Enfin, un jour qu’il était en chasse de méchants petits garçons à admonester, il en trouva une troupe, dans la vieille fonderie, qui avaient trouvé quelque amusement à attacher ensemble quatorze ou quinze chiens en longue file, et à les orner de bidons vides de nitro-glycérine solidement fixes à leurs queues. Le cœur de Jacob fut touché. Il s’assit sur un bidon (car peu lui importait de se graisser quand son devoir était en jeu) et, prenant par le collier le premier chien, il attacha un œil de reproche sur le méchant Tom Jones. Mais juste à ce moment, l’alderman Mac Welter, tout en fureur, arriva. Tous les méchants garçons s’enfuirent, mais Jacob Blivens, fort de son innocence, se leva et commença un de ces pompeux discours comme dans les livres, dont le premier mot est toujours : « Oh ! Monsieur ! » en contradiction flagrante avec ce fait que jamais garçon bon ou mauvais ne commence un discours par « Oh ! Monsieur ! » Mais l’alderman n’attendit pas la suite. Il prit Jacob Blivens par l’oreille et le fit tourner, et le frappa vigoureusement sur le derrière avec le plat de la main. Et subitement le bon petit garçon fit explosion à travers le toit et prit son essor vers le soleil, avec les fragments des quinze chiens pendus apràs lui comme la queue d’un cerf-volant. Et il ne resta pas trace de l’alderman ou de la vieille fonderie sur la surface de la terre. Pour le jeune Jacob Blivens, il n’eut pas même la chance de pouvoir prononcer son discours mortuaire après avoir pris tant de peine à le préparer, à moins qu’il ne l’adressât aux oiseaux. Car, quoique le gros de son corps tombât tout droit au sommet d’un arbre dans une contrée voisine, le reste de lui fut dispersé sur le territoire de quatre communes à la ronde, et l’on dut faire quatre enquêtes pour le retrouver, et savoir s’il était mort ou vivant, et comment l’accident s’était produit. On ne vit jamais un gars aussi dispersé.

Ainsi périt le bon petit garçon, après avoir fait tous ses efforts pour vivre selon les histoires, sans pouvoir y parvenir. Tous ceux qui vécurent comme lui prospèrent, excepté lui. Son cas est vraiment remarquable. Il est probable qu’on n’en pourra pas donner d’explication.