Histoire du Privilége de Saint Romain/1548 à 1574


1548. Le procureur-général veut suspendre l’effet du privilége.

Aussi, lorsque les chanoines députés vinrent, l’année suivante (le 23 avril 1548), insinuer le privilège au parlement, le procureur-général Morelon fit de nouveau des difficultés. « Il n’apparoist de ce privilège (dit-il) ; en tout cas, il est personnel ; on ne produit point de confirmation du roy Henry deuxième à présent régnant. Il avoit été confirmé par le roy Françoys défunct, à la bonne heure ; mais il n’a peu sortir de la personne de ce monarque. Le roy Françoys n’a peu obliger les roys ses successeurs à aliéner les droictz attachés à leur couronne. » Malgré toutes ces raisons, le parlement décida que, « par provision, le privilége demeureroit insinué et que le chapitre en jouyroit. » Le 9 mai suivant, jour de l’Ascension, le parlement reçut des lettres-patentes du roi, qui lui enjoignaient de surseoir à l’exécution du privilége, et de ne point délivrer de prisonnier aux chanoines, « attendu qu’ils n’avoient eu confirmation du privilége. »

Ces lettres furent immédiatement notifiées au chapitre. Ce n’était pas le parlement qui les avait sollicitées ; c’était M. Morelon, procureur-général, en dépit de l’arrêt rendu quinze jours avant, contre ses conclusions. Trois députés du chapitre vinrent représenter au parlement que les lettres-patentes qui leur avaient été notifiées ne leur défendaient pas d’élire, par provision, un prisonnier, et d’user du privilége. Ces lettres laissaient entier l’arrêt du 23 avril, qui les avait autorisés à faire cette délivrance par provision. « Le temps estoit si brief et si instant, qu’il leur seroit impossible de se pourvoir par devers le roy. Ils demandèrent d’estre autorisés à user de leur dict privilége et élection du prisonnier, franchement et librement, aux termes de cet arrêt. » C’était maître Combault, chanoine et trésorier de Notre-Dame, qui portait la parole pour le chapitre ; il finit, en priant le parlement de maintenir le chapitre dans son privilége, « sans avoir regard à des lettres impétrées par le , procureur-général, par subreption et obreption, je ne veulx pas dire, ajouta-t-il, par faulx donné à entendre, mais le contraire de ce qui y est allégué sera justifié : nous ne sçavons quo spiritu le procureur-général à impétré les dictes lettres… Dieu le congnoist. » Ces paroles un peu acerbes piquèrent au vif le procureur-général. Il demanda acte de ce que les chanoines venaient de dire contre lui. « Je n’ay point, dit-il, sollicité ces lettres : seulement j’ai envoyé au roy et au chancelier les copies de toutes les pièces dont le chapitre s’est aydé, jusqu’alors, dans l’intérêt de son privilége. Maistre Combault n’auroit pas dû adresser ces paroles : Quo spiritu à la personne de moy procureur-général ; et, certes, j’en advertiray le roy comme de injure à luy faicte en la personne de son serviteur et procureur-général ; au surplus, je n’ai faict autre chose, dans toute cette affaire, que de prier le roy d’y pourveoir sous son bon plaisir. Le chapitre, qui accuse les autres, ne s’est-il pas montré trop paresseux de n’avoir voulu se retirer, depuis un an, vers le roy, pour luy demander confirmation de son prétendu privilége ? C’est une trop grande impertinence à ces Messieurs de soustenir, la teste levée, qu’ils n’ont point besoin de lettres de confirmation, la cour les en ayant encore admonestés l’année dernière. Je somme et interpelle les députés du chapitre de déclarer si ce corps n’entend pas se retirer par devers le roy, pour obtenir confirmation du privilège de la fierte, et s’il ne demande pas un délay pour faire cette démarche. »

Le chanoine Combault cherchait à biaiser. Mais le premier président l’interpella, lui et ses deux collègues, de déclarer « s’ilz n’entendoient pas se retirer par devers le roy pour lui faire entendre la qualité du privilége de la fierte. » — « Le chapitre, répondit l’abbé Combault, se propose de faire remarquer au roy la qualité de son privilége et la possession qu’il en a depuis mille quarante-deux ans ; et il demande temps et délay pour ce faire. Qu’on nous laisse jouyr de nostre privilège, et, dans le délay de six mois, nos députés se retireront par devers le roy. » On vient de l’entendre, le chapitre, à l’en croire, jouissait du privilège, précisément depuis mille quarante-deux ans. L’erreur était par trop grossière ; car en consentant, contre toute vraisemblance, à faire remonter le privilège jusqu’à saint Romain, mort, nous l’avons vu, de 638 à 648, c’était encore faire le privilège plus vieux, d’un siècle, qu’il ne pouvait l’être, à moins de vouloir dire qu’il avait été octroyé cent ans avant saint Romain, et sous l’épiscopat de Flavius. Mais, laissant passer, sans le remarquer peut-être, ce révoltant anachronisme, « Considérez, s’écria le procureur-général, que MM. du chapitre ne veulent passer oultre à dire qu’ilz sont tenus de demander la confirmation de leur privilège. Déclarez, je vous prie, messieurs les chanoines, si vous ne vous retirerez pas devers le roy, afin de luy demander la confirmation de vostre privilège. ». — « C’est précisément là le procès entre vous et nous, reprit l’abbé Combault, la court le jugera, nous vous demandons délay pour remonstrer au roy la qualité de nostre privilége ; nous demandons, de plus, à jouyr, par provision, du dict privilége. » Le procureur-général reprit : « Quelque monition que l’on fasse à messieurs du chapitre, ils ne veulent recongnoistre leur supérieur et leur maistre. Tout seroyt finy, s’ils eussent consenty à demander leur confirmation et à faire remonstrance au roy de leurs droicts et possessions. Pour moy, je n’ay jamays entendu les leur tollir (enlever) ; ains (mais) seullement les assujettir à prendre confirmation. Après avoir entendu la volonté du roy, ny le parlement, ny moy, ne leur ferons plus aucune difficulté. » Il invita la cour à leur fixer un délai pour se pourvoir auprès du roi, et à prononcer que, à faute de ce faire, leur temporel serait saisi, et que leur insinuation ne serait plus reçue par le parlement. « Cependant (ajouta-t-il), pour éviter au tumulte du peuple, et veu que aucuns m’ont adverty que je suis en danger d’estre tué ; veu aussy que les lettres-patentes n’ont esté apportées que depuis vingt-quatre heures, je consens que, par provision, il soit baillè au chapitre ung prisonnier, ainsy qu’il est accoustumé ; mais je requiers qu’il leur soit enjoinct de se retirer par devers le roy, aux fins d’obtenir leur confirmation pour l’advenir. » Le parlement ordonna que, dans les trois mois, « les chanoines seroient tenus, sous peine de saisie de leur temporel, de se retirer par devers le roy, pour luy faire entendre la qualité du privilège de saint Romain, leurs droits et possessions, et leur différend avec le procureur-général, sur ce qu’ils se prétendoient dispensés de demander confirmation du dict privilége… »

Cependant, « par manière de provision, eu égard au consentement du procureur-général et aussi au temps de la présentation desdites lettres (la veille de l’Ascension), le parlement ordonna que le chapitre auroit, ce jour, délivrance du prisonnier qu’il esliroit, à la charge de le représenter toutes foys que de par le roy ou la dicte cour seroit ordonné ; et à charge par le dit prisonnier de faire au greffe les soumissions accoustumées. »

Tous ces débats avaient pris bien du tems ; et les trois députés se hâtèrent de retourner au chapitre, pour procéder à l’élection du prisonnier. Les suffrages tombèrent sur Jacques Sore, détenu pour homicide. Le parlement le délivra au chapitre, « mais à la charge de le restablir en l’estat qu’il estoit, toutes fois qu’il seroit ordonné par le roi, la court de parlement, ou autrement. » Le chapitre prit ses sûretés avec Jacques Sore, dont le père et le beau-père souscrivirent, le lendemain de l’Ascension, un acte par lequel ils s’obligeaient à le représenter au chapitre, lorsqu’ils en seraient requis, ou, à faute de ce faire, à payer solidairement au chapitre la somme de « mille escus d’or au soleil. » Quelques détails sur le fait qui avait mis Jacques Sore dans la nécessité de recourir au privilège de la fierte, ne seront pas sans intérêt pour le lecteur. Dans le mois de mars 1547, la duchesse de Nevers, comtesse d’Eu, avait fait « son entrée dans la ville et chasteau d’Eu, accompaignée de plusieurs gentilzhommes et officiers. » Quinze jours après, « le dimanche des Rames », dans une rue voisine de la place, une rixe eut lieu entre les officiers de la princesse et quelques habitans de la ville d’Eu ; on se battit ; les officiers eurent le dessus, et prirent à leurs adversaires vaincus, « leurs espées, manteaulx, cappes, courtes-dagues et guiternes. » Jacques Sore survint, et fut reconnu par quelques uns de ses parens, qui étaient au nombre des battus, et ils implorèrent son assistance. « Jacques Sore, soy adrécha aus diz officiers en doulces et bénignes parolles », en les priant de restituer ce qu’ils avaient pris à ses cousins. Ces officiers ne lui répondirent que par cinq ou six coups d’épée, qu’il para avec beaucoup de bonheur. « Et de ce conflict le bruit fut tellement, en ung instant, publié en la ville, qu’il vint en la congnoissance des prochains parents et amys de Jacques Sore… et cryoit le commun peuple par la ville d’Eu : « C’est Jacques Sore, que les gens de madame la comtesse tuent, et sont quinze ou seize contre luy. » — « A laquelle clameur populaire, et pour subvenir à Jacques Sore, survinrent plusieurs habitans, muniz de hallebardes, javelines, espées et autres bastons invasibles », qui contraignirent les officiers de la comtesse à se retirer, les uns au château, et les autres dans l’hôtellerie du Mouton d’or où ils étaient logés. Mais ils emportaient avec eux les manteaux et les armes de ceux qu’ils avaient précédemment vaincus. Alors les bourgeois d’Eu « eurent parolles ensemble des excèz, malfaçons, pilleries et emportz de leurs biens, que leur avoient faictz les dictz officiers… l’ung disoit sa cappe luy avoir esté ostée ; l’autre son manteau ; l’autre sa guiterne[1] ; l’autre son chapeau : l’autre sa courte-dague : et tous s’escryoient « qu’ilz estoient bien malheureux d’endurer estre ainsy traictéz, eux qui estoient enfans de la ville, par les dictz estrangers ; qu’il ne leur seroit loisible, à l’advenir, aller nuitamment par la ville, sans danger d’estre pilléz ou robéz, et que telle injure à eux faicte ne debvoit demourer invengée. » Tous ces propos les ayant échauffés, Jacques Sore, une pertuisane à la main, se mit à leur tête : ils allèrent à l’hôtellerie du Mouton d’or, en brisèrent les portes, blessèrent mortellement un nommé Lejeune qu’ils trouvèrent en bas. Puis ils montèrent, et enfoncèrent la porte d’une chambre. Là, un triste spectacle s’offrit à leurs yeux. Un chirurgien était occupé à panser et médicamenter les officiers de la comtesse, qui venaient d’être blessés il y avait une heure. Un cordelier confessait Lejeune, presque mourant des coups qu’il avait reçus. Jacques Sore donna au barbier « ung coup de courte-dague par le nez, à sang et à plaie, disant ; « Sang-dieu, mort-dieu, es-tu icy, coquin ? qui t’amaine yci ? tu es plus prest à panser ces gens icy que les gens de la ville ; va te panser toy-mesme. » Un autre donna un coup d’épée à Lejeune, qui se confessait, en lui disant : « Sang-dieu, mort-dieu, coquin, c’est par toy que toute la noise est venue. » Un troisième frappa du plat de son épée le cordelier qui confessait Lejeune, en s’écriant : « Ces malheureux apostatz porteront plustost faveur à ung tas de coquins que aux enffans de la ville. » Les bourgeois d’Eu, qui avaient figuré dans ces scènes déplorables, firent des démarches multipliées pour avoir leur grâce du roi ; mais la duchesse de Nevers les empêcha de rien obtenir. « C’est, (dirent-ils au chapitre, dans leur confession, pour avoir la fierte), c’est que si nous estions apréhendéz par justice, et avions aucune sentence criminelle à l’encontre de nous, la confiscation viendroit et appartiendroit à la dicte dame, qui est la cause pour la quelle elle nous tient la main, et ne prétendons avoir aucune grâce du prince pour l’advenir, si elle ne nous est faicte et donnée de Dieu, sa benoiste mère, monsieur saint Romain, et messieurs de l’esglise. » Jacques Sore, comme nous l’avons vu, obtint la fierte pour lui et ses nombreux complices.

Le court délai de trois mois, donné aux chanoines de Rouen pour obtenir du roi quelque acte favorable au privilège, touchait presque à son terme, et le chapitre n’avait encore pu rien faire. Vers le milieu du mois de mai, Henri II avait quitté Paris pour se rendre dans la Savoie, dans le Piémont, puis enfin à Turin, d’où sans doute il épiait Milan. Vers la fin de juillet « n’estoit encore aulcunes nouvelles ne espoir de son retour… » Les chanoines de Rouen exposèrent au parlement que « leroy estoit à six ou sept vingt lieues et d’advantaige, et qu’ilz ne pourroient faire le dict voyaige sans grand travail de leurs personnes et despenses sumptueuses, à leur grand dommaige et préjudice, eulx qui estoient chargéz de décimes et aultres charges onéreuses. » Ils demandèrent une prolongation de délai. Le parlement leur accorda jusqu’à la Saint-Martin.

1549.

Toutefois, le 13 mai 1549, jour 1519. où le chapitre envoya faire l’insinuation, le roi n’avait encore rien prononcé sur le privilège. Le procureur-général Morelon, toujours zélè pour les droits de la couronne, et qui peut-être aussi gardait rancune au chapitre, demanda que « les chanoines députés ne feûssent point reçeus à faire l’insinuation de leur privilége, faute d’avoir obéi aux arrêts de la cour et de monstrer qu’ils en eussent fait aucune diligence. » Il demanda que l’on continuât les procédures criminelles, et qu’il fût défendu aux « concierges et geôlliers de laisser les dictz de chappitre entrer ès dictes prisons en vertu du dict prétendu privilége, sur les peines au cas appartenantes. » Les chanoines présens attestèrent que le chapitre « avoit faict toute deue diligence vers le roy. » Le cardinal d’Amboise, neveu, archevêque de Rouen, le pénitencier, le grand-chantre de la cathédrale, et deux chanoines, étaient encore à la cour du roi, où ils sollicitaient activement des lettres-patentes. Mais, à raison de l’indisposition de monseigneur le chancelier, notoire à la cour, ils n’avaient encore pu avoir expédition. Ils supplièrent le parlement de recevoir l’insinuation, et de permettre que le jour de l’Ascension, il leur fût délivré un prisonnier, « ainsy qu’il estoit accoustumé de tout temps et ancienneté. » Le parlement déclara recevoir l’insinuation, « par provision et sans tirer à conséquence pour la délivrance du prisonnier. » A la cour des aides, on se montra plus exigeant. L’insinuation n’y fut reçue que par provision, et il fut arrêté, en outre, que le chapitre ne pourrait prendre aucun prisonnier dans la conciergerie de cette cour, qu’après avoir justifié des secondes lettres de Louis XII (du 25 février) ou de nouvelles lettres de confirmation émanées du roi régnant. Mais, pendant tous ces pourparlers, on avait agi en cour dans l’intérêt du privilège, et le 30 mai, jour de l’Ascension, le chapitre était en mesure. Ses députés se rendirent au palais, et exhibèrent une lettre close du roi Henri II, donnée à Paris le 27 du mois, et adressée au parlement. « Nos améz et féaulx, leur écrivait ce monarque, nous avons esté advertis par nostre très-cher et très-amé cousin le cardinal d’Amboise, de l’empeschement donné par nostre procureur-général au chapitre de Rouen sur la joïssance du prévillége sainct Roumain. Et, pour ce que les chanoines sont venuz devers nous, et ont mis les lettres de leur dict prévillége par devers nostre conseil, où si promptement ceste affaire ne se peult décider, au moins avant le prochain jour de l’Ascension nostre Seigneur, à ceste cause, nous voullons et vous mandons que vous aiéz à ne les troubler et empescher en leur ellection accoustumée, mais les en laisser user au dict prochain jour de l’Ascension, ainsy qu’ilz ont faict par cy-devant, en actendant que, leurs dictes lettres veues en nostre dict conseil, et leur droict bien entendu, il y ait esté par nous aultrement pourveu. »

Le parlement ne pouvait qu’obéir ; et le chapitre procéda à son élection avec l’entière certitude d’obtenir un prisonnier, sans les réserves qui, les années précédentes, lui avaient été opposées. Le cardinal d’Amboise, qui présidait, ce jour-là, le chapitre, lui donna un conseil fort sage. C’était lui qui avait obtenu les lettres closes du 27 mai ; et, en cour, il avait entendu proférer des plaintes très-vives sur l’abus que les chanoines faisaient du privilège ; on lui avait même dit que si ces abus continuaient, l’église de Rouen se verrait infailliblement dépouiller de son privilège. Il exhorta donc le chapitre à faire une élection qui ne lui attirât point de nouveaux reproches, et qui ne nuisît point à l’effet des démarches actives qu’il avait commencées auprès du roi Henri II, et qu’il allait continuer pour obtenir de lui la confirmation définitive du privilège de la fierte. Les chanoines déférèrent à ce conseil sage et paternel. La fierte fut donnée à Jacques Vallée, qui avait tué Simon Vallet, mais dont le crime n’offrait point de circonstances aggravantes.

En lisant la confession de Georges de Prestreval, qui avait levé la fierte en 1545, on ne peut douter que cette élection scandaleuse ne fût un des plus grands griefs du conseil du roi contre le privilège de saint Romain. Après des vols audacieux que ce gentilhomme avait commis chez son père, forçant les coffres, emportant argent et chevaux, contraignant, le poignard sur la gorge, les fermiers de son père à lui remettre les fermages dus à ce dernier, contrefaisant son écriture pour se procurer de l’argent, il était allé s’établir de force dans le château de Mesmoulins appartenant à son père. Il l’avait fortifié ; et, de ce repaire, lui et dix-huit ou vingt scélèrats, ses dignes compagnons, faisaient de fréquentes sorties dans les environs, pillant, rançonnant tous les villageois « qu’ilz avoient tellement assubjectiz qu’ils n’eussent ozé refuser ce qu’on leur demandoit. » Ils s’attachaient surtout aux comestibles, et en particulier à la poulaille, « des quelles poulailles et aultres biens mal prins ilz vivoyent et entretenoient des femmes en lubricité. » Bientôt, le prévost, accompagné de cent ou cent-vingt hommes armés, était venu avec de l’artillerie devant le manoir de Mesmoulins, pour déloger Prestreval et les siens. Mais ceux-ci s’étaient défendus à coups de haquebutes à crochet, et d’arbalestres, avaient tué des hommes du prévôt, blessé plusieurs autres, et mis enfin cette troupe en déroute. L’élection de ce Prestreval, coupable d’autres crimes encore, avait excité des réclamations universelles ; et elle avait particulièrement provoqué les plaintes menaçantes dont le cardinal d’Amboise avait paru s’inquiéter.


1551. Nouvelles difficultés suscitées au chapitre par les gens du roi.

Aussi, on ne se pressait point, en cour, de confirmer un privilége source de tant d’abus ; et les gens du roi harcelaient toujours le chapitre, qui ne cherchait qu’à gagner du tems. En 1551, lorsque les chanoines députés vinrent au parlement pour insinuer le privilège, l’avocat-général Jacques Lefebvre dit « qu'il avoit touiours soustenu et qu’il soustenoit encores, de présent, le dict privilége ne pouvoir avoir lieu, ny l’insinuation d’icelluy debvoir estre reçeue, jusques à ce que le chapitre eût obtenu du roy confirmation du dict privillége ; mais les chanoynes n’en avoient voulu faire aulcune diligence, combien qu’ilz se feûssent submiz à ce faire, et qu’il leur eust esté donné par la court plusieurs délays à ceste fin. » Les députés du chapitre se justifièrent par la lettre du roi adressée au parlement en 1543, lettre qui prouvait que le chapitre avait fait « toute diligence deue, et mis par devers le roy et son conseil privé, les chartes et pièces relatives au privilège, afin que le monarque pût déclarer son bon vouloir et plaisir sur le faict du dit privilége. »

Le parlement reçut l’insinuation, mais sans préjudice du contredit du procureur-général. Un nouveau délai de six mois fut accordé aux chanoines, pour se retirer auprès du roi, ce qui leur fut enjoinct et ordonné estroictement, avec déclaration qu’à faute de ce faire, la court feroit droict sur le contredit du procureur-général, ainsy qu’il appartiendrait. » Malgré l’opposition du procureur-général, le parlement délivra au chapitre, le jour de l’Ascension, le nommé Jehan Mondely, de la paroisse de Saint-Nicaise de Rouen, qui avait tué un paroissien de Saint-Godard, sans doute par suite de la vieille mésintelligence qui existait entre les habitans de ces deux quartiers de Rouen.


1552. Un voleur que l’on allait pendre se déclare clerc, est ramené aux prisons et obtient la fierte.

L’élection de l’année suivante offre un incident qui n’est pas sans intérêt. Le samedi 7 mai 1552, trois voleurs condamnés à mort furent amenés dans un tombereau, sur la place vulgairement appellée a Viel-Tour de Rouen, pour y être pendus en vertu d’un arrêt du parlement. Leur crime était d’avoir volé, de complicité, plusieurs pièces de drap. Les nommés Bellenger et Sainte-Adresse, deux d’entre eux, « furent réaulment et de faict exécutez au dict lieu de la Viel-Tour. Et, sur ce que Jehan Le Marié, âgé de vingt ans, leur complice, estoit prochain et prèz de l’eschelle, pour estre pendu et estranglè comme les deux autres, il fust adverty par aucuns de dire qu’il estoit clerc tonsuré, ce qu’il déclara au greffier, combien que, à la vérité, n’estoit clerc tonsuré ; mais ce qu’il en disoit estoit pour prolonger sa vye. Veu laquelle assertion, fust ramené du dict lieu de la Viel-Tour au bailliage de Rouen, et, à l’instant, au parlement[2]. » Dès le lundi suivant, il était notoire pour les magistrats que Le Marié avait fait un mensonge ; et on allait donner des ordres pour le faire pendre. Mais, ce jour même, les députés du chapitre étant venus insinuer le privilège de saint Romain, l’exécution fut nécessairement ajournée jusqu’après l’Ascension. Le Marié était enfant de la ville ; il n’avait que vingt ans ; les chanoines qui l’interrogèrent, lors de la visite des prisons, trouvèrent dans son crime quelques circonstances qui prouvaient qu’il avait été entraîné par des voleurs aguerris. Bref, élu, le jour de l’Ascension, pour jouir du privilège de saint Romain, et délivré par le parlement, il alla lever la fierte à la Vieille-Tour, et recouvra la vie, précisément au même lieu où, peu de jours avant, on avait vu dressé l’instrument de son supplice.


1553.

Dans l’attente des ordres du roi sur la fierte, le parlement voulait toujours s’en tenir à son arrêt du 26 janvier 1519, qui déclarait indigne du privilège l’homicide de guet-à-pens. Le nommé D’Imbleval, élu par le chapitre en 1553, amené devant le parlement et assis sur la sellette, ayant été forcé de s’avouer coupable de deux homicides commis proditoirement (par trahison) de guet-à-pens et par insidiation (embûche), le parlement déclara aux chanoines que ce prisonnier ne leur était délivré que par provision seulement, à la charge de le représenter actuellement prisonnier en la conciergerie, dans un certain tems fixé par l’arrêt. Dans l’intervalle, les chanoines devaient se retirer par devers le roi, sous peine de la saisie de leur temporel, pour lui faire entendre la qualité de leur privilége, leurs droits et longues possessions, et le différend existant entre eux et le procureur-général.

1554.

En 1554, toujours par suite de ce système du parlement sur les crimes exceptés, le procureur-général, quelques jours avant l’insinuation du privilège, avait fait enlever de la conciergerie du palais et des prisons du bailliage, et transporter hors de la ville les individus accusés des crimes que cette compagnie voulait exclure de la grâce du privilége. Le chapitre se plaignit au roi de tous ces procédés du procureur-général « tendants à anéantir et annuller le privilége. » — « Si on les tolère, disait-il au roi, iceluy privilége demeurera illusoire, inutile et de nul effect, contre l’intention de vos prédécesseurs, et à la grande dyminucion de l’honneur concédé à l’église de Rouen, en commémoration de monsieur saint Romain. Vostre procureur-général nous troublant chaque jour, nous recourons à vous comme protecteur des esglises de vostre royaulme. » Dans les derniers jours d’avril 1554, le chapitre obtint, non pas encore des lettres-patentes de confirmation en forme, mais un brevet, expédié par ordre du roi, portant l’entière confirmation du privilége de saint Romain. Voici cette pièce :

« Aujourd’huy 28e. jour d’avril, l’an 1554, estant le roy à Ennet, a accordé à monseigneur le cardinal deVendosme, archevesque de Rouen, l’entière confirmation du privillége monsieur Sainct Romain, tant pour luy que pour ses successeurs et le chapitre de sa dicte église, pour en jouyr par eux irrévocablement, et délivrer ung prisonnier le jour de l’Ascension, ainsy qu’ilz ont accoustumé de tout temps et d’ancienneté, et sans aulcune diminution ny retardement d’icelluy, et que pour l’advenir leur soit besoing d’obtenir aultre déclaration ny confirmation du dict privillége, et, pour ce faire, m’a commandé expédier au dict sieur et à son dict chapitre toutes lettres ad ce requises et nécessaires, en la présence de messeigneurs le cardinal de Lorraine, duc de Guise, et duc de Montmorency, connestable de France.

» Ainsy signé : De Laubespine. »

Dès lors, le sort du privilège put paraître assuré pour toute la durée du règne de Henri II, et ce monarque déclarant « confirmer entièrement le privilège, sans aulcune dimynution, et ainsy que les chanoines avoient accoustumé d’en jouyr, de tout temps et d’ancienneté, » il ne fallait plus songer à critiquer leurs élections, sous couleur d’indignité. Ce brevet replaçait leur privilège dans l’ancien état, où aucun crime n’en était exclus. La déclaration de décembre 1512, l’arrêt du 26 janvier se trouvaient ainsi comme non avenus. Le chapitre avait à cœur de le prouver ; et c’est ce qu’il fit en 1555, en choisissant pour lever la fierte, Charles Vauquelin, seigneur des Yveteaux, et trois autres gentilshommes qui, de complicité avec Guillaume Vauquelin, seigneur de Boissey (décédé depuis le crime), et accompagnés d’un grand nombre d’hommes armés, avaient assassiné, de guet-à-pens, à la foire de Guibray, Robert Poret, serviteur de Julien De Rotours. Il fallut bien que le parlement les délivrât, et ils en furent quittes pour une dure semonce que leur adressa M. De Saint-Anthot, premier président.

1557.

Au mois de mai 1557, le chapitre attendait encore les lettres-patentes qui lui avaient été promises, lorsque le cardinal de Bourbon écrivit au chapitre, peu de jours avant l’Ascension, la lettre que voici ; « Messieurs, j’ai reçeu lettre de madame la duchesse de Valentinoys, par la quelle elle me prie, comme aussi faict de sa part monsieur de Meaulx[3] grand aulmosnier, pour faire donner le privilége de lever la fierte sainct Romain, le prouchain jour de la feste d’Ascension nostre Seigneur, à ung gentilhomme nommé Bièvredent, qui s’est trouvé avec le sieur D’Auzebosc à quelques jeunesses, depuis huit ou dix ans, desquelles il a esté peu curieux se purger. Dont la dicte dame a telle affection, qu’il n’est possible en faire plus instante prière qu’elle me faict par sa lettre, me priant de tant faire vers vous, que nul aultre ne soit esleu au dict privilège. Qui m’a faict vous envoyer la présente, avec ce gentilhomme exprèz, pour vous prier très-affectueusement qu’en cest endroict vous veuillès congnoistre combien la dicte dame peult pour nous et nos affaires communes et particulières, et, à ceste cause, l’en favoriser et gratiffier, comme je m’asseûre vous désiréz et feréz très-voulontiers, et, en ceste confidence, je prye Dieu, etc. »

En recevant cette lettre, les chanoines de Rouen s’estimèrent trop heureux de pouvoir faire quelque chose pour l’illustre bienfaitrice de leur église, pour une femme toute puissante sur l’esprit du roi, et qui, reconnaissante de leur empressement à condescendre à ses désirs, ne manquerait pas de solliciter, et obtiendrait certainement du monarque les lettres-patentes annoncées et si impatiemment attendues. Mais leur joie redoubla, et leur espoir s’accrut encore, lorsqu’ils reçurent à la fois une lettre de Diane de Poitiers elle-même, témoignage irrécusable du haut prix qu’elle mettait au succès de sa demande, et une lettre du roi Henri II, qui n’avait pu refuser cette démarche aux instances de son amie.

« Messieurs (leur écrivait la duchesse de Valentinois), pour le désir que j’ay de faire plaisir, en ce que me sera possible, à mon nepveu D’Ozebosc, j’ay escript au sieur De Draqueville, maistre des requestes ordinaires de l’hostel du roy, vous dire de ma part ce en quoy je suis advertie que vous le povéz grandement gratiffier, pour le mettre hors de ses affaires qu’il a par de là, et luy donner le moyen de continuer à faire service au roy. Ce que je vous prie vouloir faire en ma faveur, et croire ce que le dict sieur De Dracqueville vous en fera entendre ; vous asseûrant que toute fois que l’ocasion se pourra présenter, je le recognoîtray pour vostre compaignye en général et particulier, d’aussi bon cueur que je prie le créateur vous donner, en santé, bonne et longue vie[4]. »

Le roi, dans sa lettre, affectait de ne point nommer le neveu de la duchesse de Valentinois, et ne parlait que du sieur De Bièvredent, complice de ce gentilhomme. « Nous avons (disait-il) esté très-instamment et humblement requis, de la part des parens et amys d’un nommé Bièvredent prisonnier à Rouen, que nostre plaisir feust le faire joïr du privilége de sainct Romain, et, en cela, vouloir bien estandre et impartir nostre bonté et clémence ; ce que, pour plusieurs bonnes considérations, luy avons acordé, et de vous en escripre en sa faveur, vous priant, à ceste cause, comme de chose que nous aurons très agréable, estre contans de le nommer et présenter pour lever et porter la châsse de saint Romain, à ce prochain jour et feste du dict sainct, et, en cela, le préférer à tout aultre, retenant, pour vostre descharge, la présente signée de nostre propre main, qui servira de tesmognage certain de nostre vouloir et intention en cest endroict.   Henry. »

Ces diverses lettres furent présentées par des gentilshommes et des conseillers au parlement, qui exposèrent de vive voix, au chapitre, les détails du fait à raison duquel les sieurs De Bièvredent et D’Auzebosc sollicitaient la fierte. Ces lettres, ces démarches, eurent tout le succès qu’on avait dû en attendre ; et, le jour de l’Ascension, le sieur De Bièvredent, qui seul était dans les prisons, leva la fierte. Il avait commis plusieurs crimes que les registres du chapitre n’indiquent point, non plus que ceux du parlement, par égard, peut-être, pour la duchesse de Valentinois, tante du sieur D’Auzebosc son complice. Ce dernier vint, dès le samedi suivant, remercier les chanoines assemblés. Près de partir pour la cour, il offrit au chapitre ses bons offices auprès du roi et de la noble duchesse de Valentinois. Ses offres de services venaient trop à propos pour ne pas être acceptées avec empressement ; et la conjoncture étant très-favorable, deux chanoines furent chargés de se rendre à Monceaux, avec le sieur D’Auzebosc, pour solliciter du roi la confirmation du privilège de saint Romain. Cinquante écus d’or leur furent alloués pour ce voyage. Cette nouvelle démarche fut couronnée d’un entier succès ; et, le 14 juin suivant, Henri II signa, à Reims, les lettres-patentes qu’il avait tant fait attendre. « Ayant esgard à la dévotion et affection que l’archevesque, les chanoines, chapitre, et généralement tout le peuple de la ville de Rouen et pays des environs, avoient au glorieux sainct Romain, le roi déclaroit vouloir que l’archevesque et le chapitre de Rouen jouissent du privilége de la fierte, ainsy que leurs prédécesseurs en avoient par ci-devant jouy et usé, et qu’il estoit contenu ès-lettres et éditz de déclaration de son ayeul Louis XII, et pussent, en conséquence, eslire chaque année, au jour de l’Ascension, un prisonnier ou prisonnière criminel, pour quelque cas ou crime qu’il fut détenu. » Pour le passé, le défaut de lettres de confirmation ne pourrait porter aucun préjudice au privilége ; et, à l’avenir, Henri II ne voulait pas que le chapitre fût tenu de demander aucune confirmation aux rois ses successeurs. Toutefois, autant que besoin était, il le ratifiait et approuvait, révoquant tous les arrêts modificatifs de ce privilège, arrêts qu’il cassait par le présent édit. Le chapitre ne serait plus tenu, à l’avenir, de solliciter aucunes lettres de confirmation, ni de demander, soit au parlement, soit ailleurs, aucun enregistrement de quelques lettres que ce fût, même des présentes lettres-patentes, Sa Majesté les tenant et voulant qu’elles fussent tenues entérinées et publiées de sa grâce spéciale, pleine puissance et autorité royale.


1558. Élection de Guillaume Le Sens.

Le chapitre s’était empressé de communiquer ces lettres-patentes au parlement, qui les lui fit rendre sans réponse et sans lui donner aucun acte de l’arrêt rendu sur ces lettres. Cet accueil n’était pas d’un augure favorable pour le chapitre ; et, en effet, l’année suivante il eut à lutter contre de nouvelles difficultés, provoquées, au reste, il le faut avouer, par une élection peu faite pour mériter la faveur.

Le prisonnier élu, cette année-là, se nommait Guillaume Le Sens, et était né à Reviers (diocèse de Bayeux). A l’en croire, deux frères, du nom De Bordeaux, ayant voulu épouser Barbe et Péronne De la Rivière, sœurs de sa femme, il s’y était opposé de tout son pouvoir, parce qu’ils n’étaient pas riches « et qu’il désiroit l’augmentation des biens et honneurs de ses dictes sœurs. » Irrités de son opposition, ils avaient (disait-il) cherché, par l’espace d’un an, l’occasion de le tuer. « Ce que craignant, et fasché d’estre ainsy agité, et quasy désespéré, il mist le feu à la maison de ses deux belles-sœurs, et ce pour se venger des dictz De Bordeaulx et leur donner crainte de ne plus le charcher pour luy mal faire, ny ses deux belles-sœurs pour les espouser. » Admirable expédient sans doute, et bien imaginé surtout de la part d’un homme qui « désiroit si passionnément l’augmentation des honneurs et des biens de ses belles-sœurs ! »

Arrêté à raison de ce crime, condamné à la torture par les juges de Vire, il appela de cette sentence au parlement, fut conduit dans les prisons de Rouen, et sollicita la fierte en 1558. Mais lorsque les députés du chapitre vinrent l’interroger dans les prisons, après leur avoir avoué le crime que nous venons de rapporter, il en confessa un autre bien plus affreux, commis sept ou huit ans auparavant. Par suite d’un complot ourdi entre lui et cinq autres scélérats, il était venu tout exprès de Bayeux, à Caen, avec eux pour épier un enquesteur de Caen nommé Robert Godes, dont lui et ses complices prétendaient avoir à se plaindre, parce qu’il avait refusé de leur prêter de l’argent. A l’en croire, « il avoit esté délibéré entre eux, non de le tuer, mais seulement de luy bailler trois ou quatre coups d’espée ou de dague sur les bras et sur les jambes. » On voit bien que ce n’était qu’une plaisanterie. Mais les six bandits « se pourmenant de soir, à Caën, près du carrefour de l’Espinette », aperçurent Robert Godes qu’ils guettaient ; et ce malheureux vieillard, assailli par Le Sens, le bâtard d’Essy et les quatre autres assassins, tomba percé de coups d’épée et de dague, et mourut à l’heure même. Le bâtard d’Essy, arrêté immédiatement après le meurtre, et mis en jugement, avait eu la tête tranchée à Caen. Le Sens confessa ce crime au chapitre « de paour que semblable pugnicion ne se fit de luy que du bastard d’Essy », et, en vérité, il méritait bien le même sort. Toutefois, le chapitre l’élut pour lever la fierte. Mais Le Sens, en croyant qu’un aveu volontaire de ce second et horrible crime allait avoir, auprès du parlement, autant de succès qu’auprès du chapitre, avait trop espéré de ces magistrats, impatiens, depuis longtems, de découvrir tous les assassins de Robert Godes. Le parlement déclara aux envoyés de l’église de Rouen « qu’il délivreroit Le Sens pour le regard seulement de l’incendie, mais que pour le regard du meurtre commis de guet-apensé, par insidiation et machination préméditée, sur la personne de Robert Godes, le procureur-général estoit autorisé à le faire appréhender au corps, luy et ses complices. » L’arrêt fut si bien exécuté, que le jour même de la fête, après que Le Sens « eût faict le tour de la procession accoustumée », il fut arrêté par deux huissiers du parlement, dans la maison du maître en charge de la confrérie de saint Romain, où il soupait, selon l’usage, et ramené à la conciergerie où on lui mit les fers aux pieds. Le parlement, comme s’il n’eût pas déjà montré assez de mauvaise volonté contre le privilége « fit, au grant scandalle et vitupère de la dicte eslection, et diminution du dict privilège, publier son arrest par les carefours de Rouen, à son de trompe, ce qui causa dans Rouen beaucoup de rumeur. » Puis on procéda contre Le Sens, par examens et interrogatoires ; MM. Le Georgelier, conseiller, et Laurent Bigot, avocat-général, furent envoyés en commission à Caen, pour informer plus amplement sur l’assassinat de Robert Godes, tant contre Le Sens que contre ses complices. On imagine facilement l’indignation du chapitre et l’empressement avec lequel il dénonça à Henri II cet attentat à un privilége que Sa Majesté avait si expressément confirmé sans aucune modification. « Nostre privilége (écrivait le cardinal de Bourbon) a esté si bien confermé par cy-devant, que eûsse tousiours estimé pour l’advenir ne s’en debvoir faire instance. » Ce prélat, la duchesse de Valentinois, M. de Brézé, évêque de Meaux et grand-aumônier, appuyèrent si énergiquement les dolèances du chapitre, que le roi ordonna au parlement « de lui envoyer par écrit les causes et raisons qui l’auroient meu à donner cette décision », et lui défendit de passer outre, quant à présent, à l’exécution de l’arrêt. Le parlement suspendit les procédures ; mais, au lieu de se hâter d’envoyer au roi les motifs de son arrêt, il dressa longuement les articles de remontrances verbales qu’une députation irait faire au roi sur cette affaire, et ce « au grant retardement de la délivrance du prisonnier Le Sens, scandalle et diminution d’un si louable et dévot prévilleige. » Pendant toutes ces longueurs, Le Sens était toujours prisonnier à la conciergerie, où il resta long-tems « détenu en grande calamité et misère. »

Le chapitre, dans ses assemblées, s’occupait chaque jour de cette affaire. Mécontente, à l’excès, de l’avocat-général Laurent Bigot, cette compagnie se défiait d’un de ses membres, fils de ce magistrat ; et elle mit en question si ce chanoine, si proche parent d’un homme qui, en toute rencontre, montrait sa mauvaise volonté contre le privilège de saint Romain, devait être présent aux délibérations où étaient concertées les mesures propres à garantir le privilège des vives attaques auxquelles il était en butte. Après une longue discussion, on permit à l’abbé Bigot d’assister aux assemblées. Mais il fut obligé de promettre solennellement, et de jurer même qu’il ne révélerait à son père l’avocat-général rien de ce qui aurait été résolu ou dit, en chapitre, relativement à cet objet.

Bientôt le chapitre adressa au roi un mémoire apologétique de l’élection par lui faite de Le Sens pour lever la fierte. Souvent, disait le chapitre dans ce mémoire, souvent le parlement a admis à jouir du privilége, des prisonniers chargés de plus grands crimes que ceux imputés à Le Sens. Au reste, le choix à faire, par les chanoines, d’un prisonnier pour lever la fierte, était, la plupart du tems, fort difficile, en ce que le parlement et les autres juges royaux « pour frauder le privilége, l’énerver et tascher de le mettre au néant » faisaient, tous les ans, plusieurs jours avant l’insinuation, transporter tels prisonniers qu’ils voulaient, des prisons de Rouen en d’autres prisons hors la ville. Ils ôtaient ainsi aux chanoines la liberté d’élire « tel prisonnier qu’ils désireroient à leur advis et conscience. » Il était arrivé plusieurs fois que ces prisonniers, ainsi transportés « en autres prisons et geôles peu seûres et mal gardées, s’estoient évadés et soustraits aux peines qu’avoient encourues les horribles maléfices et exécrables crimes par eux commis. » Une année entre autres, il s’en était enfui, en une seule fois, un plus grand nombre que le chapitre n’en eût pu délivrer pendant dix ans en vertu du privilège. Mais, pour ne parler que de l’année présente (1558), on avait fait transporter hors de la ville tant de prisonniers, qu’il ne s’en était trouvé que trois dans les prisons, qui prétendissent au privilège, savoir : un nommé Orson, de Vire « le plus insigne et notable voleur qui fût en France, fabricateur de faulse monnoye, dont deux frères avoient récemment esté exécutez sur la roë, à Paris, par sentence du prévost des maréchaux. » Le second « povre homme, laquet de tripot, avoit, par cas fortuit, tué ung sien compaignon, d’ung petit cousteau, en rixe, et, en se défendant des coups et oultraiges qu’il lui faisoit. » Le chapitre avait dû reculer devant l’énormité des crimes dont le premier s’était rendu coupable. L’homicide commis par l’autre lui avait paru pouvoir être remis par des lettres du prince ; ce qui était arrivé, en effet, peu de tems après. Le choix des chanoines n’avait donc pu tomber que sur le troisième prétendant, qui était Le Sens ; si ce choix était mauvais, était-ce au chapitre qu’il fallait s’en prendre, ou aux magistrats, qui avaient fait transporter tant d’autres détenus, parmi lesquels le chapitre eût pu en trouver de plus dignes du privilège de la fierte ? Quelques membres du parlement prétendaient que Le Sens s’était, dans sa confession au chapitre, accusé de l’assassinat de Godes, commis par d’autres qui l’avaient excité à s’en accuser, afin que, s’il obtenait la fierte, son arrêt d’absolution leur profitât ; ce qui, en vérité, n’avait guère de vraisemblance. Mais, en tout cas, que pouvait à cela le chapitre ? Le fait, vrai ou non, lui était entièrement étranger. Qui oserait garantir que les témoins qui n’avaient pas chargé Le Sens comme complice de cet assassinat, avaient fait une déposition complète et sincère ? Le fait de l’homicide étant notoire, et un prisonnier venant s’en accuser volontairement, ils l’en avaient cru coupable, et l’avaient élu. Le Sens avait fait les mêmes aveux devant le parlement, tant le jour de l’Ascension que dans les interrogatoires qu’on lui avait fait subir depuis. S’il était innocent de ce crime, pourquoi donc l’avait-on rétrudé en prison, puisqu’il avait été jugé capable et digne du privilège, pour le crime d’incendie par lui confessé et dont il était convaincu ? Au reste, il était juste que le roi fit vérifier si la confession de Le Sens était sincère ou frauduleuse et faite par un innocent, pour profiter aux vrais coupables qui n’osaient se montrer. Le chapitre le demandait lui-même hautement, ayant le plus puissant intérêt à ce que l’on découvrît l’illusion que Le Sens aurait pu faire à ses députés. Si la fraude était prouvée, le chapitre ne s’opposerait pas à ce que l’on poursuivît ces coupables, malgré le privilège de la fierte, dont un imposteur aurait voulu leur faire un manteau ; et Le Sens condamné à de grosses amendes pour avoir « illudé (trompé) justice, et dérobé le privilège de monsieur sainct Romain. » Mais, en tout cas, il devait jouir du privilége, qui, au jour de l’Ascension, lui avait été conféré de bonne foi ; et son emprisonnement était illégal et tortionnaire. Ces réclamations eurent l’effet que le chapitre avait pu en attendre.


1559. Nouvel édit de Henri II en faveur du privilége de saint Romain.

Le 9 mars 1559, le roi étant à Villers-Coterets donna, en faveur du privilége de saint Romain, de nouvelles lettres-patentes, encore plus expresses que les premières. Il confirmait et renouvelait les lettres-patentes de Louis XII, celles données par lui-même au mois de juin 1557 ; et déclarait que les chanoines de la cathédrale de Rouen pourraient « délivrer tous les ans tel prisonnier qu’il leur plairoit, quelque cas et crime qu’il eust commis, réservé seulement le crime de lèze-majesté divine et humaine ; et ce, nonobstant les réserves faictes par l’eschiquier contre les crimes de faulse monnoye et d’homicide pourpensé. » Par ces mêmes lettres-patentes, Henri II ordonnait la mise en liberté immédiate de Le Sens, et celle du sieur D’Imbleval, qui, malgré des ordres antérieurs, très-formels, était encore dans les prisons.

Et comme le parlement, toujours pour restreindre le privilège, avait défendu, les années précédentes, aux geoliers et concierges de Rouen, de recevoir dans les prisons, des prisonniers volontaires, le roi levait cette prohibition, et de plus défendait au parlement de faire désormais transporter hors de la ville de Rouen aucun prisonnier, au préjudice du privilége. Henri II mourut quatre mois après ; le parlement n’avait pas encore enregistré l’édit du 9 mars 1559 ; et, alors, on dut craindre qu’il ne profitât de cet événement pour gagner du tems. En effet, au mois de novembre 1560, Louis Le Sens était toujours dans les prisons du palais ; on avait même arrêté, depuis peu, Jacques Hays, un des complices de l’assassinat de Robert Godes, et la procédure marchait activement. Mais le cardinal de Bourbon, archevêque de Rouen, obtint du jeune François II un ordre exprès, adressé au parlement de Normandie, pour qu’il eût à se conformer aux lettres-patentes données par son père. « D’autant (disait le jeune roi) que pour le trespas advenu de nostre feu seigneur et père, vous pourriez faire difficulté de vérifier et entériner les lettres de confirmation par luy accordées au chapitre de Rouen, pour la délivrance d’un prisonnier tous les ans, le jour de l’Ascension, nous vous mandons et très-expressément enjoignons, que vous ayez à vériffier et entériner les dictes lettres de confirmation, et faire souffrir et laiscer jouir le chapitre du contenu en icelles, selon et ainsy qu’elles se portent et contiennent, sans y faire aucun refus ny difficulté. » Ces lettres de François II sont du 6 novembre 1560, et datées d’Orléans où il mourut un mois après, à l’âge de dix-sept ans. Peut-être le parlement se fit-il un scrupule de contrevenir aux derniers ordres qu’il eût reçus d’un jeune roi dont la mort était si prématurée ; ce qu’il y a de certain, c’est que, peu de tems après, Louis Le Sens et Jacques Hays son complice furent interrogés sur la sellette, et enfin mis en liberté.


1560. La fierte accordée aux habitans du Mesnil-sous-Saint-Georges près Rouen

En 1560, aux Rogations, le nommé Guillaume Quibel vint se présenter aux chanoines qui visiaient les prisons, et sollicita d’eux la fierte, non pour lui seul, mais pour toute sa famille, mais pour un village entier, dont les habitans avaient tous pris part au meurtre pour lequel il demandait grâce à l’église de Rouen. Ce village était celui du Mesnil-sous-Saint-Georges, près la Vaupalière. M. De Radepont y avait une portion de fief ; et quelques pièces de prairie sises dans cette paroisse étaient en litige entre les habitans et lui. En 1559, un dimanche de juin, pendant la messe, M. De Radepont et quinze ou seize hommes de sa suite, tous armés, vinrent au Mesnil, et voulurent emmener des troupeaux « de bestes à cornes et chevalines » qui paissaient dans les prairies contentieuses. D’abord, ils se saisirent des gardiens qui résistaient, et ils s’efforcèrent de les conduire en prison. Mais les cris que poussèrent ces gardiens furent entendus de l’église du Mesnil. Aussi-tôt le tocsin fut sonné. Tous les habitans, hommes et femmes, se rendirent « au lieu et prairie du Maresc des Carrières », où un combat eut lieu entre eux et les gens du sieur De Radepont. Comme on se battait, survint Guillaume Quibel, qui, voyant son père, sa mère et ses sœurs grièvement blessés « meu de juste douleur, prinst ung baston de saux, de cinq à six pieds de long, et se rua sur les gens du dict sieur De Radepont, des quieulx en jecta trois par terre, dont l’ung fut apporté à Rouen, et mourust le jour mesme, entre les mains des barbiers. » M. De Radepont et ses gens furent mis en fuite. Mais bientôt commencèrent des procédures rigoureuses contre tous les habitans du village. Guillaume Quibel, que l’on parvint à arrêter, fut condamné à mort. De cent ou cent dix autres habitans, décrétés de prise de corps ou ajournés personnellement, vingt ou vingt-deux furent exécutés par effigie sur le Vieux-Marché de Rouen. « En telle façon (dit Guillaume Quibel, dans sa confession) que pour le jour d’huy, le pauvre villaige du Mesnil est rempli de pauvres enffans, orphelins, femmes veufves, à cause de la fuite des pères et mères qui ont plus cher aymé habandonner leurs biens, familles et héritages, que de tumber ès mains de justice. » C’était au nom de tous ces malheureux, comme au sien, que Guillaume Quibel demandait au chapitre la vie et la liberté. Ses prières furent écoutées ; et le jour de l’Ascension, élu par les chanoines et délivré par le parlement, il leva la fierte pour lui et pour tous ses complices, c’est-à-dire pour le village du Mesnil tout entier.


1561.

Les quatorze années du règne agité de Charles IX offrent quelques faits curieux pour l’histoire du privilège de la fierte. Ce privilège avait dès-lors des ennemis et des détracteurs. Le cardinal de Bourbon, qui voyait se former l’orage, écrivait, en 1561[5], au chapitre : « La fierte va estre sollicitée, ceste année, par plusieurs qui vous pourront esmouvoir à si grande pitié que n’en pourriez esconduire ung seul, si tant vous estoit loisible en eslire. Mais puisqu’à ung se fault résouldre, me semble très-nécessaire de considérer les cas les plus pitoyables, et choisir les personnes qui, par aultres mérites d’eulx ou des leurs, peuvent estre agréables tant au peuple qu’à ceulx qui ne cherchent qu’occasion de nuyre au dict privilège ; affin que, par telle eslection, ils puissent estre vaincus de leurs affections contraires, et s’abstenir (au respect des personnes et du cas) de l’impugner et calomnier ; surtout en ce temps où il y faut plus prendre garde qu’en aucun autre que nous ayons veu. » Cette lettre, on le voit, n’indiquait point le nom des protégés du cardinal ; mais l’archidiacre Saint-Désir, qui arrivait de Gaillon où le prélat lui avait tout dit, était chargé de les nommer, de vive voix, au chapitre. C’étaient les trois barons De Pellevé de Flers, gentilshommes d’une des plus anciennes et des plus illustres familles de Normandie, gravement compromis dans une très-fâcheuse affaire.

« Ung jour et feste de Chandeleur, plusieurs individus, au nombre de huyt ou dix, armez et esquipéz d’armes à feu et de toutes autres armes, s’estoient apostés à la porte de l’église de Flers, avec propos délibéré de tuer noble homme Henry De Pellevey de Caligny, baron du dict lieu de Flers ; comme de faict, à l’issue de la messe, faisant la révérence au dict sieur De Caligny, luy tirèrent plusieurs coups de pistollet, et tuèrent ung gentilhomme appartenant au sieur De la Poupelière, et une levrette estant prèz le dict sieur De Caligny ; sans, toutes foiz, pouvoir tuer ce dernier. » Alors, les assassins s’étaient enfuis. Seulement, Perrin Hénard, l’un d’eux, ayant été pris par les gens du sieur de Caligny, avait été amené au château de Flers, où on le retint prisonnier, dans l’espérance « de tirer de luy la congnoissance des noms et surnoms de ceulx qui avoient tiré sur le sieur De Caligny. Mais, par désespoir, au bout de quelques jours, il se pendist par le moyen d’une corde et lien de foin qui luy avoit esté baillè au lieu de feurre, à soy coucher. » Dans la mêlèe du jour de la Chandeleur, on avait reconnu les nommés Raguenel, Nicolas Delamare (cousin de De Bras de Bourgueville), Thomas Ourson et Jean Le Harivel. M. De Caligny les dénonça à la justice comme les auteurs du guet-à-pens dont il avait failli être victime. Guillaume De la Cour sieur des Marescs, et Pierre De la Cour sieur de Grainville, gentilshommes nourris dans la maison du feu sieur De Pellevé de Tracy, étaient demeurés au service du sieur De Pellevé-Caligny son fils ; et ce fut le sieur Des Marescs qui fut chargé de suivre le procès existant au bailliage de Caen entre le baron De Pellevé-Caligny et les sieurs Delamare, Raguenel, Ourson et Le Harivel. De là, ces derniers conçurent pour le sieur Des Marescs une haine violente qui se manifesta par mille procédés insultans, et enfin par une tentative d’assassinat. Le baron De Flers, fatigué des chicanes de ces trois hommes et des outrages continuels qu’ils prodiguaient aux sieurs De la Cour ses agens, dit un jour, en présence du sieur De Pellevé-Tracy son frère et du sieur De Saint-Remy son ami : « Par le corps Dieu, frère, je vouldroys qu’ilz feûssent tous mortz. » Le sieur De Saint-Remy s’écria que « s’il les trouvoit à propos il les chastieroit bien. » Des Marescs n’oublia point ce propos ; et, à quelques jours de là, il dit au sieur De Saint-Remy que « s’il pouvoit dépescher Delamare et ses complices, il feroit beaucoup pour le baron De Flers. » Saint-Remy y ayant consenti avec empressement, restait à trouver une occasion. Bientôt elle s’offrit d’elle-même. Delamare et les siens devaient passer, un certain jour, au pont de Landes, pour venir à Caen obéit à une assignation qu’ils avaient reçue dans leur procès avec le baron de Flers. Guillaume De la Cour, qui les avait fait assigner, donna cette indication au sieur De Saint-Remy, et chargea en outre Saugrenée, l’un de ses affidés, de lui désigner les victimes, et de l’assister lors du crime. Il leur recommanda « de ne point faillir à exécuter leur entreprinse, les priant bien fort de ne point faillir ceste belle occasion, et jurant qu’il estoit bien marry qu’il n’y pouvoit estre lui-mesme, estant contrainct estre à Caën, à raison de son proceds. » Les armes, la poudre furent fournies par lui à Saugrenée. Au jour et à l’heure indiqués, Saint-Remy, Saugrenée et un allemand soldé par Guillaume De la Cour étaient embusqués au pont de Landes. Delamare, Ourson et Le Harivel étant venus à passer, les trois meurtriers sortirent de leur cachette, les assassinèrent, et, comme cela avait été convenu, se saisirent de leurs papiers qui étaient dans une bougette de cuir. MM. De Pellevé étaient, en apparence, étrangers à ce crime odieux. A en croire Guillaume De la Cour (un peu suspect, on l’avouera), M. De Pellevé-Tracy, l’un d’eux, et son frère le protonotaire (qui depuis devint évêque de Pamiers), étant survenus au pont de Landes peu d’instans après l’assassinat ; à la question : Qui vous mayne ? adressée par l’un d’eux au sieur De Saint-Remy, qu’il paraissait étonné de trouver là, ce gentilhomme avait répondu : Amour et guerre, et les deux frères n’avaient rien soupçonné. A en croire encore De la Cour, le baron De Flers ne reçut sa confidence que quelque tems après l’événement. Cependant, le jour même de l’assassinat, Guillaume De la Cour, qui avait été forcé de rester à Caen, à raison des mêmes affaires pour lesquelles les sieurs Ourson, Delamare et Raguenel y étaient cités, avait tenu des propos étranges. Avant de se rendre à la cohue, on l’avait entendu dire, dans son hôtellerie ; Je m’en vois faire appeler mes pingeons ; mais je sçay bien que tous ne se trouveront point. Plus tard on se souvint de ces paroles imprudentes, et on s’assura de sa personne. L’Allemand, arrêté avant lui, mis en jugement et convaincu, avait été exécuté à Caen. Le sieur De Saint-Remy avait été arrêté aussi, mais s’était évadé des prisons. Au mois de mai 1561, Guillaume De la Cour vint à Rouen solliciter la fierte, à raison de l’assassinat des sieurs Delamare et autres, crime commis, on l’a vu, avec la préméditation la plus froide et la plus calculée.

Compromis dans la procédure criminelle instruite à raison de cet assassinat, auquel il était bien difficile de les croire étrangers, les Pellevé envoyèrent Guillaume De la Cour solliciter la fierte à Rouen, et mirent tout en usage pour assurer une élection à laquelle ils étaient si intéressés. Il ne faut pas s’étonner que le cardinal de Bourbon regardât cette élection comme étant de nature à servir la cause du privilège de saint Romain. Qu’on se rappelle quelle était alors l’illustration et l’importance de la noble maison De Pellevé. Il y avait des Pellevé dans les premiers rangs de la noblesse militaire et du clergé. Le grand crédit dont ils jouissaient, dès lors, leur permettait d’espérer, dans un avenir assez prochain, les premières dignités de l’état. Le privilège de saint Romain, si l’on continuait de l’attaquer, pourrait alors trouver en eux de zélès, de puissaus protecteurs.

Au reste, le faible cardinal de Bourbon n’était pas le seul personnage éminent que les Pellevé fussent parvenus à intéresser en leur faveur. A leur prière, Charles IX écrivit au chapitre de Rouen :

« Chers et bien améz,

» Ayant entendu la coustume qui s’est observée de long-temps, le jour des Rogations, en l’honneur et révérence de la fierte sainct Romain, et ce que aquiert de privilège celuy qui liève et porte la dicte fierte ce jour-là, désirant, pour certaines considéracions, que ce soit le sieur De Sainct-Remy ou autre de sa complicité, nous vous prions que vous le veuillèz, en ce, préférer à tout aultre, pour joyr d’icelluy prévillége, et en tirer le fruict et l’impunité. »

C’était « à la requeste d’aulcuns de ses espéciaulx serviteurs » que le roi avait adressé cette recommandation au chapitre. C’est ce que nous apprend une lettre de Catherine de Médicis, qui accompagnait celle de son fils, et qu’elle terminait en assurant que l’élection du sieur De Saint-Remy et de ses complices « estoit une chose que le Roy son seigneur et filz désiroit et qu’il auroit bien fort agréable. » Antoine, roi de Navarre, père de Henri IV, recommandait aussi le sieur De Saint-Remy, qui, disait-il, « avoit prins norriture en sa maison. » Le moyen de résister à de tels protecteurs et de repousser de tels prétendans !

Le chapitre élut Guillaume De la Cour pour lui et ses complices. Le parlement délivra ce prisonnier, mais par provision seulement. Guillaume De la Cour figura à la procession et leva la fierte ; mais il avait été déclaré indigne par une clause secrète de l’arrêt ; et, après la cérémonie, il fut saisi par des archers et replongé dans les cachots de la conciergerie du Palais, où l’on transféra aussi Saugrenée, un de ses complices, qui, avant, était dans les prisons de la Cour des Aides ; et il fut décidé que, malgré l’élection du chapitre, on procéderait contre eux « tout ainsy que s’ilz n’avoient esté nommés et esleuz pour joyr du dict privilège. » Le chapitre, après bien des difficultés, fut contraint d’envoyer au greffe du parlement la confession faite par ces prisonniers pour obtenir la fierte. Le cardinal de Bourbon se plaignit amèrement au roi. Charles IX, qui était alors à Reims où il venait d’être sacré, envoya au parlement de Rouen, par un gentilhomme de confiance, l’ordre très-exprès de mettre en liberté Saugrenée, « si tant estoit que le dict Saugrenée fust de la complicité du sieur De Grainville qui avoit levé la fierte ceste année. » Cette lettre de Charles IX était très-favorable au droit du chapitre. Le monarque y déclarait vouloir « que le privillége de la fierte, de si long-temps octroyé aux sieurs du chapitre de Rouen, fût inviolablement observé. »

Le cardinal de Bourbon, qui avait obtenu cette lettre close, écrivait au chapitre : « Sa Magesté vient d’escripre à messieurs de sa court de parlement pour leur faire entendre le vouloir et intention qu’il a, que le dict privilége, comme des plus solennelz et authenticques, soit, selon sa forme et teneur, observé et gardé ; à quoy je vous prye, tant en général que chacun de vous en particulier, et d’autant que vous congnoissez estre des plus antiens et singuliers privilèges, vouloir tenir la main qu’il n’y soit, en aulchun article, aulchunement dérogé. Et, où il sera besoing d’en avoir aultre et plus ample jussion ou déclaration (comme je prétendz faire, et eusse volontiers faict sans la doubte que j’ay de tropt retarder ce gentilhomme présent porteur), je vous asseûre y faire tout debvoir[6] ».

Antoine, roi de Navarre (père de Henri IV), écrivit au parlement de Rouen, pour « le prier de bien bon cœur, que, suyvant le voulloir et intention du roy, il fist incontinent mectre Saugrenée à plaine et entière liberté. Vous ferez par là (disait-il) congnoistre à monsieur le cardinal, mon frère, que ne voullez, de son temps, restreindre aucunement les prévilléges cy-devant donnez et octroyez par les feuz roys aux chanoines et chappitre de l’esglise de Rouen, mais les continuer en la forme et manière qu’ilz ont esté cy-devant donnez et octroyez[7] ».

Peut-être ces lettres parvinrent-elles trop tard au parlement de Rouen. Saugrenée avait été mis en jugement ; la procédure révéla un grand nombre de crimes dont il s’était rendu coupable. Chose assez piquante, il fut prouvé qu’abusant du privilége de saint Romain, plusieurs fois il était venu confesser des assassinats pour lever la fierte, et sauver, par ce moyen, « aucuns nobles qui les avoient commis[8] » La lettre du roi, ou arriva trop tard, ou ne lui servit de rien ; il fut condamné à la roue, et exécuté sur la place du Vieux-Marché. On peut juger de l’indignation du chapitre et de la vivacité des plaintes qu’il s’empressa d’adresser au roi. Charles IX écrivit au parlement, et lui reprocha d’avoir, « en cest endroict, violè le privilége. » Il est à craindre, « ainsy que l’on nous a faict entendre (ajoutait-il), que vous en veuilléz autant faire des aultres individus estant de la dicte complicité, ce qui seroit contre et au préjudice du dict privilége, qui ne s’est jamais veu enfraindre depuis qu’il a esté premièrement accordé et institué, chose que nous ne saurions trouver sinonfort estrange, comme nous faisons aussy, la façon dont vous avéz proceddé à l’encontre du dict Saugrenée. » — « Voulant que le privileige sainct Romain fûst entièrement entretenu, gardé et observé », le monarque ordonnait au parlement de mettre en pleine liberté, et de laisser jouir de la grâce « et effect du privilège tous ceulx généralement qui estoient de la complicité du sieur De Grainville, avec défense expresse de procéder davantage contre eulx. » Vient ensuite une clause qui étonne ; « Ou bien, là où vous ne vouldriéz nous satisfaire et obéyr, en cest endroict, vous ne fauldréz (manquerez), incontinent la présente reçeue, de nous advertir des causes et occasions qui à ce vous meuvent. Et cependant vous ne procedderéz à l’encontre des dictz complices, jusques à ce que par nous en soit autrement ordonné. » Le parlement s’opiniâtrant à ne point vouloir faire mettre ces scélèrats en liberté, le chapitre, soutenu par le cardinal de Bourbon, adressa de nouvelles plaintes au roi, qui manda une députation du parlement. C’était précisément ce qu’avait désiré cette cour. MM. Le Georgelier et Laurent Bigot furent députés. Bodin, qui était alors en commission à Rouen pour la réformation générale de Normandie, fut témoin de toute cette affaire qu’il suivit avec intérêt ; il nous apprend que « l’advocat du roy Bigot fit grande instance au conseil contre l’abus et entreprise sur la majesté du roy. Mais, ajoute-t-il, le temps y estoit mal propre ; et, quelque remonstrance que l’on fist, le privilège est demeuré aux chanoines de Rouen[9] ». En effet, le 28 juin, un arrêt du conseil, rendu en présence des deux députés du parlement, ordonna que Guillaume De la Cour, dit Grainville, Orlando De Courseulles, Jean, Henri et Richard De Pellevé, jouiraient en cette circonstance, « et pour les dictz homicides seulement, du privilège de sainct Romain, et seroient mis en liberté. » À cette fois, les Pellevé sont indiqués par leur nom, et il n’y a plus moyen de douter qu’ils ne fussent au moins très-compromis dans cet horrible procès.

MM. Le Georgelier et Bigot, étant en cour, avaient vu la reine-mère, et avaient eu occasion de s’entretenir avec elle de cette affaire. Comprirent-ils bien ce qu’elle leur dit, ou bien jugea-t-elle à propos de se rétracter, par des motifs que l’on ignore ? A leur retour à Rouen, ils dirent au parlement que cette princesse leur avait fait entendre que, nonobstant tous arrêts du conseil, la compagnie ne devait pas se désister de procéder à l’encontre du sieur De Grainville et de ses complices, et qu’elle voulait que le parlement n’eût aucun égard « ni à ces arrêts ni à quelques lettres qui lui feûssent pour ce escriptes. » On ne se pressa donc point d’obtempérer à l’arrêt du conseil. Mais bientôt le parlement reçut une lettre de Catherine De Médicis, en date du 8 juillet. Elle disait « n’avoir jamais tenu tous ces propos aux dictz Georgelier et Bigot, et n’en avoir eu aucune occasion. Son intention n’estoit, en cest endroict, autre que celle du conseil, contenue dans l’arrêt du 28 juin… elle désiroit donc que le sieur De Grainville et ses complices jouîssent du privilège, et fûssent immédiattement mis en liberté. » On peut choisir entre les assertions uniformes et expresses de deux magistrats parmi lesquels etait Laurent Bigot, et la dénégation d’une femme telle que Catherine De Médicis. Le parlement voulut encore incidenter ; mais un nouvel arrêt du conseil lui interdit la connaissance du fait commis par Grainville et ses complices, les déclara purgés, et ordonna leur mise en liberté immédiate. Il fallut obéir.


1562. Excès des religionnaires. La fierte n’est point levée.

L’année suivante, les conjonctures n’étaient pas, à beaucoup près, aussi favorables pour le privilège. Dans la nuit du 16 avril, les religionnaires s’étaient rendus maîtres d’une grande partie de la ville de Rouen, et y avaient commis beaucoup d’excès. Le couvent et l’église des Célestins avaient été pillés, et les religieux accablés de mauvais traitemens ; l’Hôtel-de-Ville, le Vieux-Palais et le Château étaient au pouvoir des insurgés : M. de Villebon, bailli de Rouen, avait été chassé de la ville. Le parlement députa un de ses membres vers le roi pour l’instruire de ce qui se passait ; le désordre était grand, et il était facile de prévoir qu’il allait s’accroître encore. Cependant, le lundi 20 avril, jour consacré, de tems immémorial, à l’insinuation du privilège, le chapitre ne crut point devoir déroger à un usage si ancien. Les chanoines Jean Nagerel, archidiacre du Vexin normand, Robert Busquet, Pierre Lambert, pénitencier, et Jean Lesueur, accompagnés de quatre chapelains, et précédés de leur messager, vinrent au palais insinuer le privilége de saint Romain à messieurs du parlement assemblés (le duc de Bouillon était présent) ; puis ils se rendirent au bailliage et à la cour des aides, « à la manière accoustumée ; et, partout, paisiblement furent reçeuz, et leur requeste accordée[10] » Mais l’insinuation du privilège ne devait avoir, cette année, aucune suite. Les premières violences commises par les religionnaires n’avaient été que le prélude d’excès plus grands encore. Dans les premiers jours de mai, devenus entièrement maîtres de la ville, ils entrèrent de force dans toutes les églises et dans tous les monastères, brisèrent les autels, les croix, les statues, les grilles, les chaires, les stalles, les jubés, et firent main-basse sur les innombrables objets de prix dont la piété de plusieurs siècles avait doté nos temples ; tout fut en proie. Le parlement, qui n’était plus, désormais, en sûreté, quitta la ville, et alla tenir ses séances à Louviers, où il resta plusieurs mois. Beaucoup de chanoines de Notre-Dame, et presque tous les prêtres, étaient en fuite. Le culte catholique avait cessé entièrement dans la ville de Rouen, et devait n’y être rétabli que cinq ou six mois après. La fête de l’Ascension ne fut donc point célèbrée ; on ne délivra point de prisonnier : la fierte ne fut point levee : que dis-je ? bientôt le trésor de la cathédrale fut pillè ; et cette fierte, cette châsse de saint Romain, si révérée des catholiques, n’en attira que davantage l’attention des dévastateurs, dont la cupidité était d’ailleurs excitée par la richesse d’un si magnifique morceau d’orfèvrerie. « Le mercredy 8 juillet, le président D’Emandreville, Noël Cotton et plusieurs autres, vindrent, de matin, en la sacristie de l’esglize cathédralle de Rouen… ilz descouvrirent la châsse ou capse de sainct Romain, couverte de lames d’or et pierres précieuses, et enrichie de plusieurs agneaulx (anneaux) d’or… qu’ilz mirent en pièces, ainsi que d’autres objets, et, parmy eulx, la châsse de saincte Anne... ilz en emplirent trois grands penniers que l’on porta à la monnoie[11]… » Les ossemens des saints, ceux de saint Romain, entre autres, furent ramassés confusément, brûlés au portail de la Calende ; et de pieux catholiques, qui vinrent la nuit fouiller dans le bûcher éteint, ne trouvèrent plus que des cendres et quelques fragmens méconnaissables. En 1638, Louis XIII voulant former un reliquaire pour sa chapelle, fit écrire à M. De Harlay, archevêque de Rouen, « qu’il luy feroit un plaisir signalè de luy donner une petite quantité des reliques de Sainct Romain, approchante tout au plus de la grosseur du bout d’un petit doigt de la main[12]. » Bientôt, le pieux monarque écrivit lui-même à ce prélat, « qu’estant en volonté d’orner son oratoire de reliques asseûrées, il avoit désir d’en avoir de sainct Romain. » Le chapitre répondit « que, au désastre des hérétiques, ils avoient volé tous les trésors de l’esglise de Rouen, et mesme, avec impiété, découvert les châsses d’or et d’argent et tous les reliquaires, dont ils avoient pris les corps et ossements des sainctz qui y estoient en dépost, notamment le corps de sainct Romain qui y estoit entier, et les avoient bruslès dans le parvis de la Calende, et qu’on n’en avoit pu ramasser que les cendres et quelques fragments, sans les pouvoir discerner en particulier[13]. » Nous verrons, en 1776, M. Terrisse donner au chapitre de Rouen, dont il était le doyen, un ossement de saint Romain, qui, en 1179, avait été accordé à l’abbaye de Saint-Victor, par Rotrou, archevêque de Rouen.

Reprenons, maintenant, la suite de notre récit, et hâtons-nous de dire que les profanations de 1562 ne tardèrent pas à être expiées par leurs auteurs. Après un siége meurtrier de plusieurs mois, la ville de Rouen fut, le 26 octobre, prise d’assaut par l’armée royale, et traitée en cité conquise, c’est-à-dire qu’elle fut pillée à discrétion[14] et le pillage dura trois jours ; le président Dubosc d’Emandreville et Noël Gotton, qui s’étaient signalès lors de la dévastation des églises, furent condamnés à mort et exécutés sur le Vieux-Marché.


1563. Le chapitre élit deux prisonniers et n’en obtient qu’un

Le parlement revint ; et, dans nos églises dévastées, la religion put, de nouveau, célébrer paisiblement ses mystères.

Les chanoines, qui n’avaient pas eu de prisonnier en 1562, voulurent, l’année suivante, en avoir deux. Dès le 4 mai, les députés envoyés au parlement pour insinuer le privilége, annoncèrent que le chapitre demanderait, cette année, deux prisonniers, l’un pour l’année présente, l’autre pour l’année 1569. On leur dit de communiquer aux gens du roi les titres sur lesquels ils entendaient fonder cette demande. Les jours suivans, les gens du roi et plusieurs membres du parlement montrèrent des dispositions peu favorables à cette prétention. Le 20 mai, jour de l’Ascension, ce point étant encore indécis, l’avocat et le procureur du chapitre vinrent, dès le matin, présenter au parlement assemblè une requête de ce corps, « tendante à avoir deux prisonniers pour estre faietz jouyr du privilége de monsieur sainct Romain. » Laurent Bigot, avocat-général, se déclara contre cette demande ; le parlement ordonna « que le procureur-général du roi, ensemble les ditz doyen, chanoynes et chappitre seroient oys au premier jour sur leur dicte requeste, pour leur estre, sur ce, faict droict, ainsy que de raison » ; mais, pour l’heure, « ne permit aus doyen, chanoynes et chappitre de procéder qu’à l’élection d’un prisonnier seullement, suyvant leur privilège et ainsi qu’il estoit acoustumé, sans préjudice, toute foys, de leurs droictz et raisons ausquels ils estoient réservés. » A huit heures du matin, lorsque le chapitre s’assembla pour procéder à l’élection, il connaissait déjà la décision du parlement. Mais, avant tout, il n’en délibéra pas moins sur le point de savoir s’il élirait un seul prisonnier, ou bien deux, l’un pour l’année présente, l’autre pour l’année 1562, « où l’esglise de Rouen n’avoit pu jouyr de son privilège, empeschée qu’elle avoit esté par la sédition, la ville estant alors au pouvoir des factieux. » Les chanoines Prudhomme et La Place soutinrent vivement que le chapitre, sachant ce qui s’était passé le matin au parlement, ne devait demander qu’un seul prisonnier ; ils déclarèrent que si le chapitre persistait à vouloir en élire deux, ils ne prendraient, cette année, aucune part à l’élection. Tous les autres chanoines ayant été d’avis, au contraire, que l’on devait élire deux prisonniers, les archidiacres Bignes et Nagerel allèrent, au nom du chapitre, remontrer au parlement que « le peuple de la ville comptoit voir deux prisonniers lever la fierte en ceste journée. » Le chapitre était donc résolu de les élire ; et ils venaient prier instamment la cour de les leur délivrer tous deux pour esviter une esmotion populaire. On leur répondit qu’il y avait arrêt, et que la cour s’y tenait. Chose remarquable ! le chapitre, pour obtenir deux prisonniers, allèguait le danger d’une sédition dans la ville ; et, de son côté, le parlement repoussa la demande du chapitre « pour obvier à l’esmotion et sédition du peuple. » Cette crainte des magistrats était peut-être fondée. Et en effet, quelle joie bruyante les catholiques n’auraient-ils pas manifestée, si, dans cette belle cérémonie qu’ils aimaient tant, et dont les religionnaires les avaient privés l’année précédente, ils eussent vu figurer, outre le prisonnier élu pour l’année présente, l’autre prisonnier dont ces mêmes religionnaires avaient, en 1562, empêché la délivrance ! A leurs cris d’allégresse et de triomphe, n’aurait-on pas entendu se mêler les imprécations, les défis et les insultes ; surtout lorsqu’on pense que la châsse de Saint-Romain, brisée naguère par un marteau sacrilège, reparaissait, cette année, dégradée, mutilée, recouverte d’une étoffe, au lieu du riche faîte d’argent doré qui la décorait autrefois, triste monument de la fureur des calvinistes ; et dans l’état d’exaspération où, de part et d’autre, étaient les esprits, n’y avait-il pas lieu de craindre que les deux partis n’en vinssent aux mains, et qu’un jour de grâce et de fête ne se changeât en un jour de sang et de deuil ? Quoi qu’il en soit, lorsque les deux archidiacres, de retour au chapitre, eurent annoncé que le parlement s’en tenait à sa première résolution, le chapitre s’écria, tout d’une voix, qu’il s’en tenait aussi à la sienne. Il faut, toutefois, excepter les chanoines Preudhomme et La Place, qui, comme ils l’avaient annoncé, sortirent de la salle capitulaire, ne voulant point prendre part à l’élection, vu l’arrêt du parlement. L’archidiacre Nagerel sortit aussi ; après le message dont il avait été chargé le matin, et le parlement venant de lui notifier à lui-même sa décision, il ne voulait point paraître la braver, en prenant part à une double élection. En vain ces trois chanoines furent interpellés et sommés, à diverses reprises, de rentrer dans la salle capitulaire ; ils s’y refusèrent absolument. Le chapitre, en punition de leur désobéissance et de leur rebellion contre la décision de la majorité, arrêta que, pendant six mois, ils n’auraient aucune part aux distributions capitulaires. Alors, procédant à l’élection, ils choisirent, pour l’année présente (1563), Guillaume Duchesne, du faubourg Saint-Gervais, coupable de deux meurtres ; et, ensuite, ils élurent, pour 1562, un autre prisonnier dont le nom et le crime n’ont jamais été connus ; seulement le registre nous apprend que c’était une femme. Le nom et le surnom de cette prisonnière, avec sa confession ou déposition, demeurèrent au coffre secret du chapitre. Le chapelain de Saint-Romain alla porter au parlement un cartel où était inscrit le nom de Guillaume Duchesne, élu pour l’année présente. Mais, au-dessous de ce nom, on lisait ce qui suit : « Messieurs, suyvant que autrefoys s’est faict en semblable cas, et que le peuple désyroit, nous avons esleu ung second prisonnier, lequel nous ne nommons point, pour obvyer à l’esmotion, protestans nous pourveoir en temps et lieu. » Guillaume Duchesne fut délivré par le parlement, et leva la fierte avec les solennités accoutumées.

Les chanoines avaient protesté qu’ils se pourvoiraient contre le refus qu’on leur avait fait d’un second prisonnier. En effet, immédiatement après la fête, ils eurent recours au cardinal de Bourbon. Ils le supplièrent de tout faire pour obtenir du roi des lettres qui enjoignissent au parlement de leur délivrer le prisonnier élu pour 1562, « ou autre, en cas qu’il eust souffert la mort ; affin, dirent-ils, que ceulx de la nouvelle religion ne facent gloire et puissent se vanter, comme ilz font, chascun jour, d’avoyr empesché l’effect du prévilliége, mesmes les processions et cérémonies louables accoustumées estre faictes au temps des Rogations. » Pour exciter le prélat, ils ajoutèrent « qu’ilz avoient entendu, de la pluspart de messieurs du parlement qu’ilz n’empescheroient l’effect d’icelles lettres ; quoy faisant, Dieu seroit honoré, et son esglize maintenue en ses franchises et libertéz. » Bientôt Charles IX envoya l’ordre de délivrer au chapitre un second prisonnier ; et le parlement ne se mettant pas en devoir d’obéir, le chapitre s’en plaignit au roi. « En pareil cas, disait-il dans sa requête, nous devons avoir deux prisonniers, comme nous en eusmes deux, une année, du temps du roi Richard-Cœur-de-Lion. » Ils supplièrent le roi d’envoyer au parlement de nouveaux ordres, pour qu’il eut à « limiter le temps au chapitre de procéder à nouvelle élection d’un second prisonnier, et de le leur délivrer. » Il ne paraît pas que Charles IX ait envoyé de nouveaux ordres, et ainsi le chapitre n’eut qu’un prisonnier. Si ses démarches pour en obtenir deux eussent eu du succès, il n’aurait pas manqué de se prévaloir de ce fait dans les nombreux procès qu’il eut depuis. Dans ces procès, il a toujours parlè des deux prisonniers qu’il avait eus du tems de Richard ; et jamais il n’a dit en avoir eu deux en 1563.

Tout le monde connaît les malheurs de ce règne, les haines ardentes et profondes qui divisaient alors les Français. A Rouen, comme dans presque toutes les villes de France, la mesintelligence entre les catholiques et les religionnaires était extrême ; dans le sac de 1562, qui avait duré trois jours, les soldats de l’armée royale, enivrés par une victoire long-tems disputée, s’étaient rués avec fureur sur tout ce qui s’était offert à leur convoitise ; tout avait été pillè, saccagé, détruit, sans distinction entre les biens des catholiques et ceux des religionnaires. Brantôme avait vu ce pillage ; quinze ou seize mois après, lorsqu’il revint à Rouen à la suite de Charles IX, à l’en croire « l’on n’y trouvoit plus rien à redire pour le sac, et la royne mère s’en estonna, tant ceste ville s’estoit bien remise, et estoit autant ample et opulente que devant, sy (tellement) ajoute-t-il, qu’il ne nous y manqua rien[15] ». Mais les dommages se réparent, et les souvenirs demeurent. Les catholiques ne pouvaient pardonner à leurs adversaires, auteurs de tous leurs maux ; et, de leur côté, ceux-ci n’avaient point oublié le supplice de leurs ministres et de leurs principaux chefs. Chaque jour on voyait les deux partis aux prises ; chaque jour, quelque scène nouvelle décelait de plus en plus une antipathie profonde, d’amers ressentimens, et annonçait, pour l’avenir, de nouveaux malheurs plus grands que ceux que l’on déplorait déjà. Pour ne parler ici que de ce qui se rapporte à l’objet de cet ouvrage, au mois de septembre 1563, il y eut une querelle violente à Rouen, au Port-Morand, près la cathédrale, entre un commis de la rue de l’Épicerie, nommé Larchevêque, clerc tonsuré, et un sergent nommé Carie, Larchevêque était un catholique exalté ; Carie un sectateur ardent de la réforme. Sous prétexte que Larchevêque « avoit sa dague à sa ceincture », le sergent Carie s’adressa à lui « jurant, blasphémant, renonçant le nom de Dieu ; et lui dit : Sçais-tu pas bien les édietz du Roy, et qu’il est deffendu de porter armes ? et, en parlant ainsi, il « desgayna sa dague » dont il menaçait Larchevêque. Aussi-tôt le peuple accourut à la défense de ce dernier. Mort Dieu ! s’écria Carie, voicy des papistes qui soustiennent des razéz ; il les fault tous tuer. Puis, brandissant son épée et sa dague nues, il criait à haute voix : Meschantz papistes, n’aurons-nous jamais la fin de vous ? Irrités par ses menaces et ses injures, les catholiques lui jetèrent des pierres, et le poursuivirent jusqu’au près de la Grande Crosse. Larchevêque, avec qui avait commencé la querelle, était un des plus échauffés ; c’était lui qui poursuivait Carie de plus près ; ce fut lui qui lui porta le coup mortel. Lorsque Carie fut tombé à terre, Larchevêque le foula aux pieds et l’acheva.


1565.

Deux ans après (en 1565) il sollicita la fierte, et l’obtint sans peine « parce qu’il avoit tousiours tenu et entendoit tenir le party de l’esglize catholique et romaine. » Lors de la cérémonie, les catholiques témoignèrent par leurs acclamations bruyantes combien cette élection leur était agréable.

On pense bien que le peuple, si ardent contre la réforme, n’aurait pas souffert que l’on donnât à des religionnaires un privilége qui, il faut le reconnaître, devait en effet, par sa nature, être réservé à des enfans de l’église. Ce qui arriva, cinq ans après, le montre assez.


1570. Mouvement populaire à l’occasion de l’élection d’un prisonnier soupçonné de protestantisme.

En 1570, le jour de l’Ascension, il y eut beaucoup d’agitation dans la ville pendant que le parlement délibérait sur le sort du prisonnier demandé par le chapitre pour lever la fierte. Ce prisonnier était Claude Goubert, dit Filleul, de la paroisse de Montville, près Rouen, « coupable de plusieurs crimes, meurdres et pilleries. » L’année précédente, accompagné de quelques gentilshommes et de plusieurs domestiques du baron de Clères, il s’était rendu à Préaux pour aider les sieurs De Braque et De Dranville à tirer vengeance d’insultes qu’ils prétendaient avoir reçues dans ce village. Lui et ses dix complices, armés d’épées, de dagues et de poignards, s’étaient rués à l’improviste sur des villageois qui « estoient en table où ilz prenoient leur réfection. » Ils avaient frappé et blessé ces malheureux qui « estoient sans verges, bastons, ny défense. » Plusieurs étaient restés sur la place ; un prêtre avait été blessé ; la femme Morel, âgée de soixante ans, avait été atteinte et tuée au moment où elle cherchait à faire à ses fils un rempart de son corps. Le crime en lui-même, malgré toute son horreur, malgré la préméditation et la lâcheté avec lesquelles il avait été commis, n’aurait probablement pas suffi seul pour soulever le peuple et l’irriter contre les coupables ; car, à ses yeux, l’énormité du forfait ne faisait que relever la grandeur et l’efficacité d’un privilége qui lui était cher. Mais quelques gentilshommes, dont les opinions en matière de religion lui étaient suspectes, se trouvaient compromis dans cette affaire. Le baron de Clères, dont les veneurs et les varlets de chiens y avaient trempé, ne passait pas non plus pour assez bon catholique, lui que naguère les religionnaires avaient regardé comme un émissaire des Guise, comme un persécuteur de la religion. De là, beaucoup de fermentation parmi le peuple, qui ne pouvait oublier les excès dont les protestans s’étaient souillés en 1562, les mauvais traitemens qu’ils avaient prodigués aux catholiques, les malheurs d’un siége de trois mois, et l’horreur d’un pillage de trois jours, qui avait ruiné un grand nombre des habitans de la ville. Ce peuple aurait pu s’en rapporter aux chanoines de Notre-Dame, aussi peu enclins que lui, on le croira sans peine, à favoriser du privilége ceux qui en avaient, huit ans auparavant, empêché l’effet. Mais la veille de l’Ascension (mercredi des Rogations), un prédicateur nommé Leharenger avait monté les têtes, en répétant en chaire, avec une affectation marquée, « qu’il n’estoit plus raisonnable d’eslire des huguenotz. » Ces paroles avaient volé de bouche en bouche, commentées de mille manières. Ce que disaient alors les prédicateurs était pour le peuple parole d’évangile, quoique malheureusement, à cette époque, il s’en manquât de beaucoup, la plupart du tems ; et, le lendemain, une multitude passionnée, répandue dans les rues, sur les places, et surtout dans les avenues du chapitre et du Palais-de-Justice, faisait entendre des murmures, et criait que « Goubert estoit ung huguenot. » Un énergumène nommé Bigot, suivi de quelques hommes de sa trempe, parcourait la ville, criant « sy on nomme des huguenotz pour lever la fierte, ilz n’en jouyront point. » Il était faux que Goubert et ses complices eussent embrassé la religion nouvelle. Quelques individus, qui prétendaient au privilège de saint Romain, en concurrence avec eux, voulant les rendre odieux au chapitre et les faire exclure de cette grâce, avaient méchamment fait répandre ce mensonge. Mais Claude Goubert et ses complices, avertis à tems, s’étaient adressés aux curés de Montville, de Clères, d’Anceaumeville, de Heugleville et de Saint-Remy-des-Lettes, qui tous s’étaient empressés de rendre le témoignage le plus favorable des sentimens religieux de ces onze prétendans au privilége. Des actes notariés qui attestaient le catholicisme de ces prisonniers, et même leur éloignement marqué pour les opinions nouvelles, avaient été, en tems utile, présentés au chapitre, qui, indigné des menées et des calomnies employées contre ces prétendans, les avait désignés pour lever la fierte. Les séditieux étant parvenus, on ne sait par quelle voie, à pénétrer le secret du cartel, firent de nouveau retentir la ville de vociférations et de menaces, dans l’espoir d’intimider les magistrats, et de les forcer à rejeter le choix du chapitre. Le parlement, occupé à examiner le procès des prisonniers élus, fut averti que les sieurs De Vaudrimare, sergent-major, et Le Seigneur, conseiller de ville, demandaient à être introduits pour une communication pressée. Admis dans la grand’chambre, ces deux députés dirent « qu’il se préparoît un grand tumulte. » M. De Carouge, gouverneur, connaissant les dispositions du peuple, les avait chargés de déclarer au parlement « qu’il y avoit danger d’esmotion. » MM. du parlement devaient y donner ordre ; il les en suppliait au nom de la ville tout entière. Si Goubert était élu « il estoit à craindre qu’il ne fust tué », et « y avoit grand danger d’esmotion périlleuse. » Le nom du baron de Clères était prononcé dans toutes ces vociférations ; le peuple disait « qu’il avoit esté tué des gens de Rouen chez luy, et qu’il ne permettroit point que luy ou les siens jouîssent du privilége. » Après que les sieurs De Vaudrimare et Le Seigneur se furent retirés, les gens du roi dirent que si Goubert était huguenot « il n’estoit raisonnable qu’il eust la fierte. » Il existait un arrêt qui défendait d’élire des huguenots. « Il falloit avoir esgard au public et éviter au tumulte et sédition. » Le parlement fit venir Goubert, et après lui avoir fait jurer, la main sur l’évangile, de dire la vérité, l’interrogea, avec beaucoup de détail, sur sa croyance. Goubert protesta qu’il n’avait jamais été de la religion réformée, et avait toujours porté les armes pour le roi. On lui demanda s’il voulait s’en rapporter à son curé sur la question de savoir où il avait fait ses Pâques depuis l’an 1562. Il répondit qu’il les avait faites ailleurs, mais fort exactement ; et il produisit en effet des actes passés par-devant notaires, et attestant qu’il avait reçu la communion pascale, tantôt à Montville, tantôt à Fresquienne, tantôt à Quincampoix ; il ajouta, ce qui était vrai, que pas un de ceux qui avaient figuré avec lui dans l’affaire de Préaux n’était huguenot.

Le procureur-général Péricard dit que, puis que des menaces de mort avaient été proférées, il y allait de l’autorité du gouverneur ; M. De Carouge devait être mandé par la cour « pour entendre de luy s’il avoit moyen de séder (apaiser) le peuple. Quant au faict particulier (l’affaire de Préaux), il n’estoit sy aygre ny si malheureux que celuy de l’an passé, dont les auteurs avoient levé la fierte. De plus, Goubert justifioit suffisamment de son catholicisme ; il n’empeschoit donc pas que ce prisonnier jouît du privilége, ainsi que ceux de ses complices qui ne seroient de la religion nouvelle. » Le parlement envoya dire à M. De Carouge que la compagnie « ne sçavoyt les forces des mutins ; elle n’avoit forces à sa disposition ; ains elles estoient en la puissance de M. De Carouge qui avoit les troupes du roy. » Lorsque la cour saurait quelles troupes il avait pour réprimer la sédition, elle prononcerait son arrêt. C’était à lui d’y donner ordre pour le service du roi et du public. Toutefois, la cour pensait qu’il n’y avait lieu d’inviter le chapitre à faire une nouvelle élection, « parce que les chanoines avoient disné, et que le prisonnier par eux esleu se purgeoit de n’estre de la nouvelle opinion. » Pendant ce message, le parlement avait sursis à prononcer sur le cartel. Peu après, les sieurs De Vaudrimare et Le Seigneur revinrent dire au parlement que M. De Carouge avait mandé les capitaines des arquebusiers, et qu’il avait lieu d’espérer que ce mouvement populaire n’aurait point de suite ; seulement, s’il y avait quelques uns des complices de Goubert qui fussent de la religion, il suppliait la cour de ne les point comprendre dans l’arrêt. Alors, on alla aux voix. Le parlement arrêta que Goubert jouirait du privilége « pour luy et ses complices estant de la religion catholique, apostolique et romaine. » Les prévisions de M. De Carouge ne furent point trompées ; la cérémonie s’acheva paisiblement, et sans aucune entreprise contre les prisonniers.


1573. La fierte accordée à un seigneur qui avait tué sa femme.

Toutes les élections du chapitre n’étaient pas de nature, comme les deux dernières dont nous venons de parler, soit à flatter, soit à choquer les opinions de la multitude. Le plus fréquemment la fierte était donnée à des hommes coupables de crimes quelquefois énormes, mais qui ne touchaient en rien aux idées politiques ou religieuses de l’époque. Par exemple, en 1573, le choix du chapitre tomba sur François De Beaufort, baron de Montboissier, chevalier de l’ordre du roi, grand seigneur du pays d’Auvergne. Il avait tué Florie d’Apchier sa femme. Mariés depuis vingt ans, jamais ils n’avaient vécu en bonne intelligence ; Florie d’Apchier, d’une conduite plus que légère, avait souvent, sans motif, quitté la maison conjugale, même pendant des maladies de son mari, et d’autres fois pendant qu’il était à la guerre ; « c’estoit une femme haultaine qui ne faisoit que ce qu’elle vouloit. » Toutefois, après bien des scènes violentes, les deux époux paraissaient réconciliés. « Le jour de Pasques 1572, ilz avoient reçeu, en une mesme table, chrestianement et dévotement leur créateur. » Ils étaient alors chez le seigneur de Beauvoir leur parent et leur voisin, « et avoient beu et mengé aimablement ensemble, en la compaignye du sieur De Beauvoir, de sa damoiselle, de plusieurs autres honorables personnes, et mesmes du curé du lieu. La nuict du mardy des festes de Pasques, estant couchéz en ung lit, sur ce que le baron de Montboissier requéroit de sa femme la bénévollence et debvoir que les femmes doibvent à leurs espoux et marys, elle le luy dénya, avec paroles rigoureuses et injurieuses, disant : « Vous estes ung bélistre, ung sot, une beste, ung babouyn, ung punays, ung guénard et ung polletron, qui ne vallez rien. Par Dieu, devant qu’il soit peu de temps, je vous feray coupper bras et jambes et rompre la teste par mes parentz et amys ; et vous en tenez tout asseûré. » Alors, Montboissier, « comme ung homme forcené et tout transporté de rage, se saisit d’ung petit pougnard qu’il avoit accoustumé pendre au chevet de son lict, et qu’il monstra à sa femme pour luy faire paour », à ce qu’il dit depuis. Florie d’Apchier ne fit que redoubler d’invectives, saisit son mari au collet, et lui arracha son poignard, dont elle chercha à le frapper. Montboissier l’eut bientôt ressaisi, et, tout hors de lui, « en frappa plusieurs coups sa dicte femme, dont elle mourut incontinent. »

Page d’honneur de Henri II, dès l’âge de douze ans, toujours au service de ce monarque et des rois ses successeurs, depuis cette époque, Montboissier avait, dans ces derniers tems, porté les armes contre les rebelles. Il s’était signalé, surtout en 1568, lors de la défense de Chartres contre les protestans, commandés par le prince de Condé ; c’était en cette occasion qu’il avait reçu le collier de l’ordre du roi. Mais l’assassinat d’une épouse, d’une femme de la noble maison d’Apchier, n’était pas un crime dont il pût espérer la rémission par les voies ordinaires. « Je m’asseûre, dit-il au chapitre de Rouen, que tous les services que je peulx avoir faictz ne pourront induyre le roy à me donner pardon de mon crime. Par quoy, désespérant de la faveur des hommes, auxquelz ne veux avoir recours, je jecte mon espoir et actente du tout à la miséricorde de Dieu, par l’intercession de sa bienheureuse et digne mère et de tous les benoitz sainctz de paradis, et signantement de monseigneur sainct Romain, confessant que, en une seule heure, j’ay mérité ung million de foys perdre la vye. » Le profond repentir de Montboissier, et ses longs services, intéressèrent le chapitre en sa faveur. On savait d’ailleurs que Charles IX, qui lui avait refusé sa grâce, l’avait, toutefois, fait conduire de Nemours à Rouen par le prévôt de l’hôtel et des archers, évidemment pour le mettre à portée de solliciter la fierte. Le chapitre lui donna donc ses suffrages, le jour de l’Ascension. Au parlement, ce choix rencontra quelque opposition. L’avocat-général Emeric Bigot ne fut pas favorable au prisonnier. « Le cas est détestable, dit-il ; le baron de Montboissier l’avoue lui-même. Encore vous a-t-il fait une confession telle qu’il l’a voulu faire ; il a dit beaucoup de choses que rien ne prouve. La cour ne peut pas se payer d’une déclaration telle que la faict un prisonnier. Au fond, il est clair qu’après une réconciliation hypocrite et sacrilège, il a tué inhumainement sa femme. Le privilège est restreint à quelques crimes dont celui-cy n’est point. En tout cas, le baron de Montboissier n’est pas domicilié en Normandie, la connoissance du crime qu’il a commis appartient au parlement de Paris, le roy n’en ayant pas attribué la connoissance à celuy de Rouen. Dès lors, il semble que ce dernier parlement ne peut rien soit pour, soit contre luy. » Malgré ces raisons, le parlement délivra le baron de Montboissier au chapitre.

Reconnaissant de la grâce qui lui avait été accordée, le baron de Montboissier vint, le lendemain, déclarer au chapitre que son intention était de lui donner six cents livres tournois « pour faire mettre une lame d’argent par-dessus la châsse de Saint-Romain. » N’ayant point actuellement d’argent, il offrait de donner une obligation par écrit. Les chanoines le remercièrent, en lui déclarant qu’ils ne voulaient de lui aucune promesse ni obligation, et le prièrent de « n’envoyer aucun argent, se rapportans à luy de faire décorer la dicte châsse, ou faire tel autre présent à l’esglise, qu’il adviseroit bien estre. » Le baron de Montboissier persista-t-il dans ses intentions bienfaisantes ? Nous aimons à le croire ; mais toujours ne fit-il point « mettre une lame d’argent par-dessus la châsse de sainct Romain. » Car cette châsse, découverte en 1562 par les protestans, et recouverte, en 1563, au moyen d’un drap d’or, était encore en cet état en 1640, comme le prouve un manuscrit de la bibliothèque du roi[16], et même en 1659, comme on le voit dans la Normandie Chrestienne, imprimée alors.


1574. Le sieur De Malherbe obtient la fierte à raison d’un meurtre commis dans l’église de Vire

Le crime du baron de Montboissier rentrait dans la classe des crimes privés qui appartiennent à tous les tems et à tous les lieux. L’élection de 1574 va nous révéler des faits d’une autre nature, propres à donner une idée assez exacte des passions qui agitaient les Français vers la fin du xvie siècle. Dans ces tems de troubles et de guerres civiles, où les catholiques et les religionnaires se menaçaient, s’injuriaient, se battaient sans cesse, et où tant de crimes étaient commis au nom de la religion qui les désavouait, souvent on se battit pour l’église dans l’église même, et sur les degrés du sanctuaire. L’église de Vire fut le théâtre d’une scène de ce genre. Dans la matinée du 16 septembre 1573, on vit arriver à Vire vingt-cinq ou trente gentilshommes à cheval, portant des armes prohibées par les édits. On les reconnut bientôt pour des religionnaires qui s’étaient signalés dans les troubles ; on remarqua surtout parmi eux le sieur De Bressey, qui, en 1562, sous les ordres de Montgommery, « avoitfaict piller, par trois voyages, la ville et esglize de Vire, et mesme assisté à faire pendre plusieurs gentz d’esglize, cordeliers, et autres bourgeoys de la dicte ville, jusques au nombre de vingt-cinq. » Leur présence, surtout en si grand nombre et avec des armes, aurait suffi pour troubler les habitans d’une cité qu’ils avaient autrefois si mal traitée. Mais la conduite qu’ils tinrent n’était point faite pour rassurer. Quelques gentilshommes catholiques, qu’ils rencontrèrent dans les rues de Vire, furent l’objet de leurs railleries insultantes, et reçurent les épithètes de capitaines des neiges, de petits galands qui n’avoient point le droict de porter l’espée argentée. Ces gentilshommes, si odieusement outragés, étaient allés au château trouver M. De Malherbe, chevalier de l’ordre, capitaine de la ville et du château de Vire, et se concertaient avec lui sur les moyens de réprimer ces insolences, lorsque survinrent « maistres Loys Gaudry et Thomas Mariette, vicaires de l’esglise de Vire, et avec eux le sieur Annette, eschevin de la confrarye de la Passion de nostre Seigneur Jésus-Christ. » Sur leurs visages se peignait l’effroi, et ce sentiment n’était que trop de saison ; car les gentilshommes huguenots venaient d’entrer dans l’église de Vire, dans ce temple que naguère ils avaient dévasté ; et quel pouvait être leur dessein ? Le sieur De Bressey, l’un d’eux, était tenu à de certaines rentes envers la fabrique ; n’y avait-il pas lieu de craindre qu’il ne fût venu, ainsi accompagné, pour enlever les titres de ces rentes ? Cette appréhension paraissait d’autant plus légitime, que le sieur De la Forêt, gendre du sieur De Bressey, venait de placer des soldats tout près de la trésorerie où étaient les contrats de l’église. De plus, le bruit courait que le beau-père et le gendre voulaient s’emparer d’une obligation que le comte de Montgommery avait signée, pour tranquilliser les habitans, lorsqu’il avait enlevé les reliques de l’église de Vire. Les trois députés supplièrent M. De Malherbe et ses amis de venir au secours de l’église, menacée encore une fois par les huguenots. La religion à défendre, leurs injures personnelles à venger, il n’en fallait pas tant. Malherbe « partit de cholère », suivi de ses amis au nombre de quinze ou dix-huit. Comme il entrait dans l’église, le sieur De Villiers, l’un des gentilshommes protestans, le frappa dans l’estomac en lui adressant des injures ; alors « Malherbe tira sa dague, et luy donna une estocade dont il mourust à l’instant mesmes. »

Des ecclésiastiques, des gentilshommes, des artisans à qui l’on avait dit que les huguenots saccageaient l’église de Vire, y étaient accourus avec des armes, au son du tocsin, et l’église devint un champ de bataille. Plusieurs personnes périrent dans la mêlée. Martin Néel, curé de Placy, y fut vu l’épée à la main, avec deux autres prêtres, défendant l’église, dont ils croyaient, dirent-ils depuis, que les huguenots voulaient enlever les contractz. Enfin le peuple les sépara ; et « ils s’en allèrent, ayant trémeur (tremblans de crainte) pour raison du lieu où ils estoient. » Poursuivis par la justice et condamnés à mort par contumace, ils vinrent à Rouen solliciter la fierte. Les sieurs De Florimont, parens d’un des homicidés, avaient obtenu du roi une évocation au parlement de Paris, et l’ordre de faire amener sûrement Malherbe et ses complices aux prisons de ce parlement. De plus, avertis que leurs adversaires auraient recours au privilège de la fierte, ils obtinrent du roi une défense formelle, adressée au chapitre de Rouen, d’élire le sieur De Malherbe et ses complices. « Nostre intention (leur écrivit le roi) est que le contenu en nos lettres d’évocation ait lieu et porte effect, et que justice soit faicte des dessus dicts, selon le mérite de la cause. Nous vous enjoignons expressément, par ceste présente signée de nostre main, de ne concéder ny promettre la fierte aux dictz Malherbe et complices, ains laisser le différend des dictes parties au jugement de nostre court de parlement de Paris, à la quelle nous voulons et entendons que toute court et jurisdiction en soit entièrement attribuée. » Cette lettre, en date du 11 mai et donnée au bois de Vincennes, dut parvenir au chapitre avant l’Ascension, qui ne tombait cette année que le 20 du même mois. Mais ni le parlement ni le chapitre n’eurent égard à ces défenses. Charles IX se mourait ; et on tenait peu de compte de ces actes in extremis, surpris à son état de faiblesse et d’épuisement. Au parlement, il fut décidé « que les prisonniers que le sieur De Florimond prétendoit faire enlever de la conciergerie y demeureroient jusques à ce que le privilège eust sorty son effect, nonobstant les lettres d’évocation et de jussion obtenues par le dict sieur De Florimond. » Le chapitre, charmé de cet arrêt, ordonna « que de sa part seroit délivré à monseigneur le premier président deux gallons de vin et ung pain ; à messieurs l’avocat et procureur du roi chascun aultant, et à monsieur Godefroy, commis-greffier à la grand’chambre, ung gallon de vin et ung pain. » Le jour de l’Ascension, les suffrages unanimes du chapitre tombèrent sur le sieur De Malherbe et ses complices. Au parlement, ces prétendans, au nombre de dix, ayant été interrogés minutieusement, il résulta de l’ensemble de leurs réponses qu’il n’y avait eu aucune préméditation de leur part ; que le danger qui avait paru menacer l’église de Vire les y avait seul attirés, et avait amené une rencontre dont les suites avaient été si funestes. En conséquence, il fut arrêté que Malherbe jouirait du privilège de saint Romain, ainsi que ses complices, à la charge que ceux d’entre ces derniers qui étaient à Rouen et sollicitaient aussi le privilège, assisteraient tous à la procession du jour, une torche à la main.

  1. Carpentier, au mot guiterne, prouve que la guiterne était un instrument de musique à cordes. Il semble qu’ici ce mot a une autre signification, et qu’il s’agit d’une arme.
  2. Registres du chapitre de Rouen.
  3. Louis de Brézé, évêque de Meaux, grand-aumônier, allié de la duchesse, veuve de Louis de Brézé, grand-sénéchal de Normandie.
  4. Cette lettre, signée à Monceaux le 18 mai, était souscrite ainsi : « Vostre entière bien bonne amye Diane de Poitiers. »
  5. Sa lettre est du mois d’avril 1561, et datée de Gaillon.
  6. Datée de Saint-Marcoul, 19 mai 1561.
  7. Sa lettre est du 19 mai, et datée de Saint-Marcoul.
  8. De Bras de Bourgueville, Recherches et antiquitéz de la province de Neustrie, 1re. partie, pag. 34.
  9. Bodin, République, liv. Ier., chap. dernier.
  10. Manuscrit de la bibliothèque du roi.
  11. Manuscrit de la bibliothèque du roi.
  12. Lettre manuscrite de M. de Chaumont, garde de la bibliothèque du roi, 8 octobre 1638.
  13. Registres capitulaires, 27 décembre 1638.
  14. Brantôme, Discours de M. l’admirai de Chastillon.
  15. Brantôme, Discours lxxix. M. l’admiral de Chastillon.
  16. Manuscrit du chancelier Séguier.