Histoire du Parnasse/Louis Ménard

CHAPITRE II
Louis Ménard, l’helléniste du Parnasse

Leconte de Lisle, fait un singulier contraste avec son ami Louis Ménard : quelle étrange figure ! Il faut l’étudier dans un portrait du Luxembourg, qui est un chef-d’œuvre, et dans un dessin à la plume par Maurice Barrès : Leconte de Lisle le conduit un matin « chez Polydore, humble et fameux crémier de la rue Monsieur le Prince, pour me présenter à son vieil ami… Je vis des petits yeux, d’une lumière et d’un bleu admirables, un corps de chat maigre avec des habits râpés, des cheveux en broussaille ; au total, un pauvre qu’on aimait tout de suite, et qui faisait sourire, et qui faisait pitié ; mais voilà, il éveillait une sorte de vénération, car c’était une âme d’une qualité douce et noble[1] ».

En politique, c’est le légendaire « vieille-barbe de 48 », candide, rusé, doux, violent, entêté, désintéressé ; en science, c’est l’omniscient : chimiste, et capable de découvrir le collodion, la nitromannite, la synthèse du diamant ; naturaliste et chasseur de vipères ; peintre, et fort original[2] ; poète, philosophe, penseur dont la pensée profonde, un peu obscure, a tenté déjà plus d’un critique[3] ; mythologue de l’école de Creuzer[4] ; helléniste avant tout, simple philologue à l’École Normale, puis s’élevant jusqu’à l’art grec et à la philosophie stoïcienne.

Il fait partie du mouvement qui, vers 1852, ramène les esprits à l’hellénisme[5]. Renan, qui vient de publier son Averroès, protège Ménard, et daigne écrire une préface pour son mémoire sur Hermès trismégiste ; il le pousse enfin à passer son doctorat[6]. Laissons de côté la thèse latine, De sacra poesi Grœcorum, écrite en bon latin, mais dont les idées se retrouvent dans l’introduction de la grande thèse, De la Morale avant les Philosophes. Celle-ci est fort intéressante, car on y trouve la résultante des différentes études de Ménard : c’est l’ancien chimiste qui écrit une page curieuse sur l’antinomie des lois complémentaires, cohésion et répulsion moléculaire, et qui explique par la chimie les obscurités’de la religion grecque[7]. Cette thèse, véritable manuel d’hellénisme, et qui a dû être un livre de chevet pour les meilleurs humanistes du Parnasse, est écrite avec l’esprit et le style d’un hellénisant ; Ménard, pour célébrer la beauté grecque, a des bonheurs d’expression qui semblent un reflet de l’Attique : « le siècle de Périclès fut dans la vie de la Grèce ce que la période grecque tout entière sera dans l’histoire du monde, cette heure fugitive et insaisissable de fraîcheur printanière et d’efflorescente puberté qui laisse, en nous quittant, de si longs regrets[8] ». Tantôt sa pensée se condense en formules saisissantes ; il met dans une ligne l’idée centrale de Fustel de Coulanges dans sa Cité Antique : « la vierge Hestia veille sur la pierre du foyer, élément fondamental de la cité grecque[9] ». Tantôt elle s’épanche en périodes harmonieuses pour nous faire comprendre l’union, chez les Grecs, de la philosophie, de la religion et de la poésie[10]. Pourtant sa pensée semble souvent gênée ; il n’a que des demi-audaces : il voudrait parler de la théologie païenne ; il voudrait, littéralement, restaurer la religion grecque jusques et y comprise la crémation. Mais un candidat au doctorat, sous l’Empire, doit être prudent : Ménard bat vite en retraite[11] : « le polythéisme est trop opposé aux mœurs des peuples modernes pour qu’on puisse supposer qu’il renaîtra jamais de ses cendres… Le passé est mort, et ne peut revivre[12] ». N’y a-t-il pas là un soupir, un quanquam ô ?

Croit-il vraiment à la mort des dieux ? Il donne librement toute sa pensée dans ses Rêveries d’un Païen mystique. Le titre déjà est une vraie trouvaille ; le livre est puissamment écrit. On a cru quelque temps que le pastiche de Diderot, qui figure au début, était du véritable Diderot, et du meilleur[13]. Les Rêveries contiennent les audaces que Ménard a supprimées dans sa thèse : se refusant à reconnaître la transcendance du christianisme, il veut le faire rentrer dans le rang, dans le rang des religions mortes[14]. Voilà tout son mysticisme, tandis que son paganisme est surtout la haine de l’Église, dans la note des Châtiments[15]. Il préfère au Christ les dieux grecs qu’il considère comme toujours vivants, au point que son ami Barrès se rebiffe : tout de même, réplique-t-il, « nous n’allons pas recommencer les mystères d’Éleusis[16] ! » Ce vieil alchimiste est inquiétant ; ce Faust qui est capable de tourner de beaux vers en l’honneur de sa maîtresse, la République Rouge, a dans les yeux une ironie à la Méphistophélès. Désespérant de remplacer immédiatement le christianisme par le culte des morts, il se réfugie dans l’ancienne religion grecque : « les théocraties pétrifiantes des races agenouillées ne prennent pas racine sur le sol béni de la Grèce[17] ».

Telle était sa philosophie, qui présentait quelques dangers pour les autres : un de ses disciples, Lamé, se jeta par la fenêtre en s’écriant : « je m’élance dans l’éternité ! » Droz n’en revenait pas : — je savais qu’il était fou, disait-il à Ménard, mais je croyais que c’était comme vous[18].

Heureusement le philosophe est poète. Il publie, en 1855, des pièces symboliques, où nous retrouvons ses principales idées revêtues de poésie comme d’une panure guerrière. Ses vers n’attirent pas tout d’abord l’attention : Ménard, comme artiste, est ignoré[19]. Il s’en rend bien compte, et ne se fait aucune illusion sur les destinées de son livre : « il est d’usage, parmi les poètes, de répondre à l’indifférence toujours croissante du public pour les vers par une préface sur les destinées de la poésie… Je publie ce volume, qui ne sera suivi d’aucun autre, comme on élèverait un cénotaphe à sa jeunesse… Si, contre mon attente, la critique jette les yeux sur mon livre, elle peut à bon droit le considérer comme une œuvre posthume ». Vers la fin de sa vie, il ajoute cette autre ironie : « mon attente n’a pas été trompée : la critique a gardé le silence sur mon livre[20] ». Elle était peut-être un peu gênée sous l’Empire, par ses audaces politiques ; c’est un livre de combat. Un de ses héros, Cremutius Cordus, exprime toutes les rancœurs du poète contre Napoléon III[21]. Quand Ménard parle en son propre nom, il est encore plus téméraire : il dénonce l’union du trône impérial et de l’autel, en généralisant, par un reste de prudence : « comme le réel est le miroir de l’idéal, les formes politiques répondent aux idées religieuses. Les hiérarchies célestes se traduisent par les castes, le monothéisme par la monarchie, le polythéisme par la république[22] ». Et c’est pourquoi, étant républicain, il tient pour le polythéisme grec. Il croit à la vie des dieux, à leur mort, à leur résurrection comme à celles du Christ. Il admet une renaissance des dieux[23].

Mais, quand un philosophe se met à écrire en vers, il y a quelquefois des flottements dans sa doctrine : après avoir affirmé, en prose, que les dieux sont vivants, il semble, dans son Hellas, ne plus voir en eux que des symboles :


Dieux heureux qu’adorait la jeunesse du monde,
Que blasphème aujourd’hui la vieille humanité,
Laissez-moi me baigner dans la source féconde
Où la divine Hellas trouva la vérité.



Laissez-nous boire encor, nous, vos derniers fidèles,
Dans l’urne du symbole où s’abreuvaient les forts.
Vos temples sont détruits, mais, ô Lois éternelles !
Dans l’Olympe idéal renaissent les dieux morts[24].


Ménard a l’âme vraiment grecque, au point d’admettre l’hellénisme intégral. On a admiré la pureté de son paganisme[25] ; c’est beaucoup dire, et c’est oublier l’impureté de ce poème, Blanche ; consacrer trois cents vers à une étude du saphisme chez une religieuse, c’est du vilain xviiie siècle, et certains Parnassiens font leurs réserves[26]. Ils ont raison : cet hellénisme est bien composite. Ainsi le Prométhée délivré est un mythe complexe : la Poésie célèbre la libération de la Science par la Force, tandis que la Religion chante ses multiples avatars dans le Passé. Puis la Science s’adresse au Christ, quittant le monde qui ne veut plus de lui ; elle lui fait ce compliment que Renan contresignerait avec joie :


Tu nous aimas, Jésus, tu mourus pour tes frères,
          Tu n’étais pas un dieu[27].


Seulement la Science, autrement dit Prométhée, tire de tout cela une conclusion assez inattendue : elle parle au Chœur, qui représente le Poète, ou peut-être l’Humanité :


Relève enfin la tête, et soudain en fumée
Sous ton souffle fuira la larve inanimée.
Les temps sont maintenant accomplis : Zeus est mort.
L’idéal est en toi ; voilà le dieu suprême ;
Oui, le temple, le prêtre et le dieu, c’est toi-même.
Contemple ta grandeur : te voilà seul, mais fort[28].


C’est du Lucrèce, cela ; ce n’est plus du paganisme mystique. Nous commençons à comprendre pourquoi la critique a hésité à se prononcer : quoi de plus déconcertant qu’Euphorion ? Né des amours d’Achille et d’Hélène aux Enfers, Euphorion a vainement parcouru l’Asie, la Grèce, à la recherche de Dieu. Il hésite entre Vénus et Jésus, puis il se décide à entrer dans l’Église[29]. À la messe de Noël prient les Enfants, le Prêtre, les Vierges, les Croisés, les Esclaves, les Anachorètes, et même les Morts qui attendent la réalisation de la Promesse ; Euphorion reste debout, et blasphème :


Quel souffle loin du Ciel chasse donc la prière ?
T’endors-tu donc au chant des séraphins en chœur ?
Meurs-tu pour racheter les fils d’une autre terre
          Sur un autre Calvaire ?
          Ou donc es-tu, Seigneur ?


L’église s’écroule ; et tandis que les statues des anges, les saints des vitraux, s’envolent en maudissant le blasphémateur, Euphorion invoque le Néant.

Qu’est-ce donc que Jésus pour l’auteur des Poèmes ? Il le met sur le même rang que Kriçna et que Çakia-Mouni ; c’est, dit-il « le Bouddha juif ». Il essaye de le faire entrer dans son Panthéon grec, et, dans son effort, il fausse l’histoire : pour rattacher la doctrine de Jésus à la philosophie grecque, il ose écrire ceci : « nous le reconnaissons aussi, disent les sages de la Grèce, c’est le Verbe de la sagesse incréée, cette lumière qui illumine tout homme venant en ce monde, et qui était apparue sous la forme d’une vierge armée, sortie du front de Zeus, avant de s’incarner dans le sein d’une vierge juive[30] ». Il oublie, ou feint d’oublier, que les sages de la Grèce se refusèrent obstinément à écouter saint Paul leur prêchant le Dieu Inconnu : « lorsqu’ils entendirent parler de la résurrection des morts, les uns s’en moquèrent, et les autres dirent : — Nous vous entendrons une autre fois sur ce point. — Alors Paul sortit de leur assemblée[31] ». Mais l’excellent philologue qui connaît si bien les plus obscurs grammairiens grecs, connaît mal la religion qu’il attaque en se jouant : Dieu est trop haut pour que nos humbles prières montent jusqu’à son trône : « qui les portera jusqu’à lui ? Ce sera sa Mère, l’idéal féminin des races chevaleresques du moyen âge, la divinité propice et lumineuse que nul n’invoquera en vain[32] ». Dans l’excès de son zèle mal informé, Ménard accorde à la Sainte Vierge les honneurs de l’apothéose ! Son livre s’achève par le Panthéon, musée ou nécropole des dieux. Prométhée et Jésus y sont fraternellement réunis :


        Car c’est là qu’un Dieu s’offre en sacrifice ;
Il faut le bec sanglant du vautour éternel
Ou l’infâme gibet de l’éternel supplice
        Pour faire monter l’âme humaine au ciel…



        Mais au fond du temple est une chapelle
Discrète et recueillie, où, des cieux entr’ouverts,
La colombe divine ombrage de son aile
        Un lis pur, éclos sous les palmiers verts.

        Fleur du Paradis, Vierge immaculée,
Puisque ton chaste sein conçut le dernier Dieu,
Règne auprès de ton fils, rayonnante, étoilée,
        Le pied sur la lune, au fond du ciel bleu[33].


Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce une dérision ? un jeu d’esprit ? Non, c’est le mot ultime de sa doctrine : à Maurice Barrès qui lui demande des explications, il répond que la Sainte Vierge est « le dernier reste du Polythéisme[34] ».

On voit comment, poète ou prosateur, Louis Ménard avait cherché à faire revivre dans sa pensée un reflet du génie grec. C’est la Grèce qui l’avait à peu près guéri de son romantisme de jeunesse. Mais certaines diathèses que l’on croyait finies ont des retours de virulence : son ancien byronisme donnait encore parfois à L. Ménard des crises de fièvre : un de ses amis lui entendit lire le Caïn de Byron ; il avait des sanglots dans la voix : à un moment, suffoquant presque, énervé, il donna un coup de poing sur le livre : « On meurt de cela ! Mais que c’est beau ! que c’est beau ! » Puis, après un moment de silence : « Nous nous sommes nourris de cela[35] ! » Le Parnasse, milieu peu favorable au Romantisme, l’aide à se débarrasser de ces séquelles, mais Louis Ménard donne plus qu’il ne reçoit : dans cette école de débutants encore inédits, il apporte son volume de vers, sa culture grecque, et un système.

On a parfois exagéré son influence sur ces jeunes ; ainsi Barrès pense que le Parnasse tout entier repose sur l’hellénisme de Ménard[36]. D’autres, au contraire, assurent que les Parnassiens ont été ingrats, et ne lui ont pas fait chez eux la place qu’il méritait ; qu’on affectait de l’ignorer[37]. Il n’en est rien.

Ménard est au Parnasse dans son véritable milieu ; il en a les idées et même les préjugés ; il méprise les Lamartiniens[38]. Il est si bon parnassien qu’il recrute pour l’École : il écrit lettres sur lettres à Mme Adam, et la conquiert si bien qu’elle fait à son tour de la propagande pour le Parnasse[39]. Il aime Alphonse Lemerre parce qu’il édite les disciples de Leconte de Lisle, qu’il les soutient, qu’il leur reste fidèle[40].

Il enseigne, sinon le grec, du moins l’hellénisme aux Parnassiens[41]. Ses élèves sont de vrais séides[42]. Banville lui-même s’incline devant lui, et salue le savant mythographe[43]. Anatole France lui témoigne son admiration à sa manière, en s’inspirant, dans sa Thaïs, de l’Ermitage de Saint-Hilarion[44]. Quelques-uns de ses disciples ont plus de bonne volonté que d’aptitude[45]. D’autres se dérobent quand le professeur tourne au grand prêtre, et veut les convertir : un jour que Ménard avait eu l’idée étrange de renouveler, sérieusement, une plaisanterie de Ronsard, et d’immoler des colombes à Vénus, Heredia, qui est catholique, refuse de manger sa part du sacrifice ; il ne pousse pas, lui, l’hellénisme jusqu’au paganisme, et il s’en tire par une plaisanterie : — je n’aime pas le pigeon[46].

Ménard rit de la riposte, car il est bon camarade. Aussi, lui fait-on une belle place au Parnasse de 1866 ; il y publie six sonnets « mystiques », d’une forme impeccable, qui lui valent une citation flatteuse dans le Rapport de Théophile Gautier[47]. Ils ont été tous reproduits dans les Rêveries où il est facile de les retrouver, sauf un seul, Ennui, qu’il avait d’abord intitulé Érinnyes, et que voici : il songe que la joie-est une illusion, et se paie ; que nous devons, après une joie, accepter l’expiation que la providence nous impose comme compensation :


… Les stériles regrets, la menteuse espérance
N’atteignent pas la pure et calme région
Où le sage s’endort, libre de passion,
Dans la sereine paix de son intelligence.



Je le sais ; mais je garde au cœur le souvenir
D’un rêve éblouissant, qui ne peut revenir
Ni dans ce monde-ci ni dans l’autre : personne,

Ange, Démon ou Dieu, n’y peut rien ; j’ai perdu
Un bonheur bien plus grand que ceux que le ciel donne,
Et ce bonheur jamais ne me sera rendu.


Ménard pouvait donc dire, lui aussi, que son âme avait son secret, que sa vie avait son mystère ; mais en bon Parnassien il ne voulait pas révéler son secret ; un de ses amis a soulevé un pan du voile : à l’heure de sa mort, « le vieux païen a cru voir la sombre figure des Érinnyes, et il a confessé ses fautes… Il est parti, pardonné de celle qu’il avait aimée et méconnue… On a pu mettre dans sa main fermée une de ses belles médailles grecques, l’image divine d’Athéné, l’obole d’argent que réclame Charon[48] ». C’est la fin des rêveries du païen mystique.

Dans ce livre où il a mis ses prédilections, on retrouve également les pièces publiées dans le Parnasse de 1869. On éprouve cette fois une certaine déception : Icare, Résignation, le Rishi, l’Athlète, sont des sonnets de pensée ondoyante. Sa philosophie ne redevient claire que quand il attaque le catholicisme. Dans Stoïcisme, il exalte la beauté du philosophe qui laisse les Dieux à leur besogne,


Sans leur rien envier ; car lui, pour la justice,
Il offre librement sa vie en sacrifice,
Tandis qu’un Dieu ne peut ni souffrir ni mourir[49].


Ce dernier vers vise Jésus. Ménard ne veut voir en lui que l’un quelconque des dieux : puis, l’ayant ramené ainsi à la condition commune des daïmonés, il lui restitue son estime, sa vénération même, et lui ouvre son Panthéon.

Tel est son apport au Parnasse ; il est considérable, et vaut surtout par le fond. Pour la forme, il a encore des progrès à faire. Il adopte souvent un mélange d’alexandrins et de décasyllabes qui plaît à certains[50] ; en réalité, ce rythme, en passant du vers de douze pieds au vers de dix, semble faire une série de faux pas[51]. Cette marche boiteuse est surtout sensible dans une pièce de pensée ambitieuse : Empédocle chante sur les bords du cratère de l’Etna :


Ô Nature éternelle, impénétrable, immense !
        Ton temple est l’éther, les monts tes autels ;
Dans ta nudité chaste et ta toute-puissance,
        Je viens t’adorer, loin des bruits mortels[52].


Ne dirait-on pas un duo alterné entre un hautbois et un mirliton ? L’auteur des Poèmes avait beaucoup à apprendre au Parnasse comme virtuosité, et il apprit beaucoup. Il réussit particulièrement bien dans le sonnet : il finit par en faire d’excellents, que l’on croirait, aussi bien pour le fond que pour la forme, du Leconte de Lisle : par exemple son Nirvana :


L’universel désir guette comme une proie
Le troupeau des vivants ; tous viennent tour à tour
À sa flamme brûler leurs ailes, comme, autour
D’une lampe, l’essaim des phalènes tournoie…

Néant divin, je suis plein du dégoût des choses ;
Las de l’illusion et des métempsychoses,
J’implore ton sommeil sans rêve : absorbe-moi,

Lieu des trois mondes, source et fin des existences,
Seul vrai, seul immobile au sein des apparences ;
Tout est dans toi, tout sort de toi, tout rentre en toi[53].


L’art de Leconte de Lisle a visiblement excité l’émulation de Ménard, qui est en partie son disciple ; c’est un fait à constater avant d’étudier l’influence de l’helléniste sur l’auteur des Poèmes Antiques ; il ne faut pas, en effet, grandir injustement Ménard au détriment de Leconte de Lisle, mais plutôt tâcher d’étudier leurs réactions réciproques.

D’abord ce sont deux amis, deux grands amis, dont la liaison remonte à 1846, quand ils sont encore des jeunes, avec des gaîtés d’écoliers[54]. Plus tard, le correct Leconte de Lisle conservera toujours de l’indulgence pour les excentricités de toilette de son ami de jeunesse, resté étudiant de quarantième année[55]. Il lui passe jusqu’à des audaces de parole, à ses samedis, devant des dames : un jour, Ménard lit un mémoire où il prétend démontrer qu’au début du christianisme la chasteté était du côté des païens, la licence du côté des chrétiens. Une mère de famille se plaint qu’on dise ces choses-là devant sa fille. Leconte de Lisle répond vertement : « Mes amis sont chez moi comme s’ils étaient chez eux. D’ailleurs l’élévation de leurs pensées les place au-dessus des conventions mondaines[56] ». Ménard, chez Leconte de Lisle est, en effet, chez lui ; c’est à lui que Coppée, Villiers de l’Isle-Adam, Mendès, s’adressent pour être présentés au Maître[57]. Leur intimité est telle que Leconte de Lisle pense un instant à lui faire épouser sa sœur Emma[58]. Cette amitié ne connaît qu’une seule brouille, mais qui dura treize ans ; il est vrai qu’il s’agissait de politique : Ménard, en 1849, s’était réfugié en Angleterre ; à Londres il avait fait la connaissance de Karl Marx, et, à son école, il était devenu communard[59]. Ménard et Leconte de Lisle se trouvèrent un jour des deux côtés de la barricade, et se tournèrent le dos. Mais, pendant plus de vingt ans ils avaient pensé de même.

Y eut-il entre eux des relations de maître à disciple ? Faguet pensait que Ménard avait enseigné à Leconte de Lisle le déisme anti-chrétien[60]. Nous avons vu qu’il n’en était rien. Je croirais plutôt qu’il y eut entre eux des échanges : quand Ménard parle de l’illusion divine, de la Maya, dans la préface de ses Poèmes qui sont de 1855, il faut se rappeler que les Poèmes Antiques sont de 1852[61] : par la force des dates, Ménard doit son brahmanisme à son ami, et celui-ci, en revanche, doit à Ménard le plus clair de son hellénisme.

Esprit vigoureux, Leconte de Lisle résiste aux premières emprises ; il est même ironique d’abord : après avoir entendu Ménard développer le mythe d’Hermès, divinité crépusculaire, il appelle quelque temps son ami : le Seigneur Crépuscule[62]. Il écrit à G. Lafenestre, le 22 août 1863 : « le stoïcien Ménardos, semblable aux dieux, sobre comme un dromadaire, le dernier des polythéistes, et le plus hellénisant des hommes qui habitent la terre féconde…[63] » Ici, l’ironie se fait souriante ; le charme sobre de Ménard opère : L. de Lisle se fait initier par lui aux mystères, et se plaît à reconnaître que cet enseignement a élargi, humanisé son art[64]. Il y a des faits qui prouvent cette maîtrise de Ménard : ce sont les deux premières pages de la Légende de Saint-Hilarion qui ont inspiré à Leconte de Lisle son Hypatie[65]. C’est dans la thèse de Ménard que Leconte de Lisle a appris à distinguer dans ses traductions d’Homère les divinités grecques des dieux latins, à écrire Zeus au lieu de Jupiter, Hermès au lieu de Mercure, etc. Th. Gautier, qui n’était pas aussi bon philologue que Ménard, admet la théorie, qui a sa beauté poétique, mais trouve que l’auteur des Poèmes Antiques en abuse : « peut-être Leconte de Lisle pousse-t-il la logique de son système trop loin lorsqu’il appelle les parques les moires, les destinées les kères. Il serait plus simple alors d’écrire en grec[66] ». Cela prouve simplement qu’il n’a pas lu la thèse de Ménard, et notamment la page 50 : « les mots sort, destinée, sont beaucoup trop absolus pour rendre le sens des mots μοιρα et κὴρ Le mot Parca est trop absolu aussi, et il est préférable d’employer les mots grecs, si l’on veut conserver la distinction qui existe entre eux ». Leconte de Lisle connaît le livre De la Morale avant les Philosophes, et il observe avec rigidité la loi de Ménard. Il pousse le zèle jusqu’à blâmer ceux qui prononcent : Apollon. Cela rime avec pantalon : il faut prononcer Apollône[67] !

Ménard peut être fier de l’obéissance de son élève ; il n’est nullement jaloux de la supériorité poétique de Leconte de Lisle, et, qui sait ? peut-être ne la reconnaît-il pas ; il a, au moins une-fois, l’idée bizarre de concourir avec lui sur le même sujet : en 1855, Leconte de Lisle publie ses Elfes ; Ménard, la même année, donne, dans ses Poèmes, des « chansons allemandes » ; la troisième est bel et bien le même sujet que dans Leconte de Lisle :

Sous l’azur profond des nuits constellées,
En longs voiles blancs, couronnant nos fronts
Du nénuphar d’or aux fleurs emperlées,
Parmi les joncs verts, au fond des vallées
Nous nous égarons[68].

Les Elfes de Ménard ne valent pas ceux de Leconte de Lisle, bien entendu. Mais, en matière de théorie, le poète philosophe prend sa revanche. Il sert vraiment de conseiller littéraire à son ami : ainsi, il lui reproche de mettre à la fin de ses poèmes une strophe en surcharge : cette strophe finale contient une conclusion trop précise, trop claire, ce qui ne laisse pas au lecteur le plaisir de prolonger lui-même la sensation poétique, de collaborer avec le poète. La théorie est subtile : le plus curieux, c’est que Leconte de Lisle l’accepte : reprenant dans les Poèmes Barbares l’Ekhidna parue dans le Parnasse de 1866, le poète supprime la dernière stance qui contenait l’explication du mythe :


Les siècles n’ont changé ni la folie humaine,
Ni l’antique Ekhidna, ce reptile à l’œil noir :
Et malgré tant de pleurs et tant de déesspoir
Sa proie est étemelle, et l’amour la lui mène[69].


Voilà chez Leconte de Lisle un fait de docilité bien inattendu. Faut-il aller plus loin encore, avec Maurice Barrès, et penser que Louis Ménard a inspiré « les hautes pages d’esthétique » qui précèdent la première édition des Poèmes Antiques[70] ? C’est trop généraliser. Ce que Leconte de Lisle dit, dans cette préface, de son Baghavat, de la métaphysique hindoue, des dogmes bouddhistes, lui est personnel. Le mépris écrasant pour les grands romantiques est encore bien de lui, et non de Ménard qui avait tant de peine à renoncer à son byronisme. L’orgueil intellectuel qui remplit d’un dédain transcendant la déclaration de guerre au public, à l’École du Bon Sens, porte bien encore la marque de fabrique de Leconte de Lisle. Mais il faut reconnaître que l’apothéose du génie hellène, que la distinction entre la théogonie grecque et la théogonie latine sont signées Louis Ménard[71].


  1. Revue Bleue du 12 juillet 1902, p. 34. Le portrait peint par René Ménard est reproduit dans Bédier et Hazard, II, 262.
  2. Calmettes, p. 21 ; Berthelot, Revue de Paris, juin 1901, p. 575-576, 584 ; Ménard, p. 19-21 ; Porché, La Vie douloureuse de Baudelaire, p. 71-72.
  3. Bédier et Hazard, II, 262 ; Calmettes, p. 140 ; Estève, Leconte de Lisle, p. 80 sqq.
  4. Bédier et Hazard, ibid. ; Estève, ibid., p. 77-79.
  5. Taine, pages inédites publiées par V. Giraud dans la Revue Bleue du 17 mars 1928 ; cf. sa rêverie païenne à Sainte-Odile, Essais, p. 399-401, et Barrès, R. D. D.-M. Ier novembre 1904, p. 44-45.
  6. Berthelot, Revue de Paris, Ier juin 1901, p. 584, 585, 583.
  7. De la Morale, p. 37,104.
  8. Ibid., p. 100.
  9. Ibid., p. 87.
  10. Ibid., p. 7-8.
  11. De la Morale, p. 4, 35, 32, 108-192.
  12. Ibid., p. 35-36.
  13. Gourmont, Promenades, IV, 168.
  14. Rêveries, p. x-xi, 207-208.
  15. Berthelot, Ménard, p. 236.
  16. Tharaud, Mes Années, p. 227 ; cf. Jules Lemaître, Revue Bleue du 15 décembre 1883, p. 739. Georges Perrot l’a entendu, chez Guillaume Guizot, exposer « la nécessité de revenir au polythéisme et d’en rétablir le culte ». Tombeau de Louis Ménard, p. 130.
  17. Berthelot, Ménard, p. 207.
  18. Berthelot, Revue de Paris, Ier juin 1901, p. 585.
  19. Ricard, Le Petit Temps, 2 juillet 1899.
  20. Poèmes, préface, p. 1, xxxii ; Berthelot, Ménard, p. 22.
  21. Poèmes, p. 232.
  22. Préface des Poèmes, p. xxvii.
  23. Ibid., p. xxvi-xxvii.
  24. Poèmes, p. 241.
  25. Charly Clerc, Le Génie du Paganisme, p. 53 ; c’est à propos du sonnet dédié à Leconte de Lisle dans les Poèmes, p. 91.
  26. Calmettes, p. 60 ; Poèmes, p. 95-112.
  27. Poèmes, p. 54.
  28. Poèmes, p. 58.
  29. Ménard modifie ainsi l’épisode d’Euphorion au 3e acte du Second Faust. Chose curieuse, Barrès, pourtant grand admirateur de Ménard, ne se rappelle que l’Euphorion de Gœthe, né de Faust et d’Hélène, R. D. D.-M., Ier janvier 1906, p. 18.
  30. Préface des Poèmes, p. x-xi.
  31. Actes, ch. xvii, v. 32-33.
  32. Préface, p. xiii.
  33. Poèmes, p. 247-248.
  34. Revue Bleue du 12 juillet 1902, p. 38.
  35. Rioux de Maillot, préface aux Rêveries, p. 4.
  36. Revue Bleue, ibid., p. 33.
  37. Berthelot, Revue de Paris, Ier juin 1901, p. 583 ; Ricard, Le Petit Temps, 27 juillet 1899.
  38. Calmettes, p. 69.
  39. Mme Adam, Mes Sentiments, p. 104, 106.
  40. Mme Adam, ibid., p. 341.
  41. Ricard, Le Petit Temps, 2 juillet 1899 ; cf. Heredia, dans Le Tombeau de Louis Ménard, p. 26-28.
  42. Calmettes, p. 276.
  43. Les Cariatides, p. 280.
  44. P. Berthelot, L. Ménard, p. 23, 115 sqq.
  45. Ricard, Revue (des Revues), Ier février 1902, p. 305.
  46. Berthelot, Ménard, p. 2.
  47. Rapport, p. 360-361.
  48. Berthelot, Revue de Paris, Ier juin 1901, p. 583 ; Louis Ménard, p. 33, 187 sqq. Pouvons-nous croire Robert de Montesquieu racontant que le vieux philosophe voulait envoyer sa fille souffrante à Lourdes : « Ce fut le calice d’amertume de ce vieillard crédule et incroyant de ne pouvoir obtenir des siens le transfert de la malade au sanctuaire pyrénéen qui lui promettait le miracle ». Tombeau de Louis Ménard, p. 154.
  49. Gaston Paris récita ce sonnet à Taine < qui en fut tellement frappé qu’il me pria de
    l’écrire, le porta longtemps sur lui, l’apprit par cœur et se plaisait à se le dire à lui-même ».
    Gaston Paris, dans Le Tombeau de Louis Ménard, p. 72.
  50. J. Tellier, Nos Poètes, p. 71-72.
  51. Poèmes, p. 127.
  52. Poèmes, p. 134.
  53. Rêveries d’un Païen mystique, p. 62.
  54. Berthelot, Revue de Paris, Ier juin 1901, p. 575 ; L. Ménard, p. 12.
  55. H. de Régnier, Revue de France, 15 mars 1923, p. 391 ; Berthelot, Ménard, p. 32-33.
  56. Calmettes, p. 261-262.
  57. Mendès, La Légende, p. 223.
  58. Calmettes, p. 89-90.
  59. Salluste, H. Heine et K. Marx, Revue de Paris, 15 juin 1928, p. 906-911 ; Calmettes, p. 21, 60, 61.
  60. Revue des Cours, 12 mai 1910, p. 408.
  61. Poèmes, p. xix ; Berthelot, Ménard, p. 207.
  62. Berthelot, ibid., p. 12, 205.
  63. Ibrovac, p. 241.
  64. Berthelot, Ménard, p. 13 ; Revue de Paris, ibid., p. 575 ; cf. Elsenberg, p. 148, 151, note ; Jean Ducros, Revue, 1914, p. 553.
  65. Berthelot, Ménard, p. 115-116 ; Poèmes Antiques, p. 65, 275.
  66. Rapport, p. 332.
  67. Mme Demont-Breton, II, 148.
  68. Berthelot, Louis Ménard, p. 92.
  69. Parnasse, p. 29 ; Poèmes Barbares, p. 62.
  70. R. D. D.-M., 15 novembre 1905, p. 246.
  71. Préface des Poèmes Antiques, dans les Derniers Poèmes, p. 221, 217-218, 216, 220.