Histoire du Parnasse/Les débuts de Leconte de Lisle

LIVRE IV
LE PARNASSE

CHAPITRE PREMIER
Les débuts de Leconte de Lisle[1]

C’est dans le groupe du passage Choiseul que, par une sélection assez sévère, Leeonte de Lisle choisit ses douze compagnons, et les entraîne avec lui vers la sainte montagne, toujours plus haut. Tous auraient pu lui dire comme Dante à Virgile : tu es notre guide et notre maître. Cette maîtrise a été puissante, car ce chef était un caractère, enrichi par l’hérédité, durci par l’épreuve, se dominant d’une façon presque absolue, à ce point maître de lui qu’on l’a cru impassible. Il était stoïque en apparence, au fond passionné ; c’est comme une formidable machine à vapeur, arrêtée ; elle a l’air inerte et froide. À l’intérieur, il y a un brasier ; la vapeur est en pression, près d’exploser ; et tout à coup l’inquiétant moteur se met en marche, développe des mouvements rythmés, puissants, irrésistibles ; nous ne voyons que le travail de la force cachée, mais nous la reconnaissons à ses effets.

Essayons de comprendre Leeonte de Lisle, de connaître toutes les idées-forces qui vivent en lui à l’état latent, et qui l’aident à produire son œuvre magnifique. C’est d’abord une physionomie puissante, où le regard éclate ; un monocle dissimule une disgrâce physique : il est borgne[2]. Dociles au conseil de Joubert, ses amis le regardent de profil, et ses ennemis, de face ; Tailhade, qui ne l’aime pas, crayonne ce portrait-charge : « petit homme gros, bedonnant, avec les cheveux d’Alfred de Vigny, et qui portait sur un ventre de bourgeois une tête de statue. Il en gâtait les lignes harmonieuses par une sorte de rictus amer qui ressemblait à une grimace[3] ». Tous les autres peintres sont flatteurs, même Goncourt qui, devant cet œil lumineux et cette chair marmoréenne, pense à un prélat romain[4]. J. Breton en donne une esquisse enthousiaste : le front large, haut, de plan très pur ; un nez de dessin noble et simple ; une bouche finement ironique, mais surtout un regard parlant : « il avait l’œil absolument beau, bon pour ses amis, extraordinairement expressif, voilé parfois aux moments de repos, puis s’animant jetant, par éclairs, les joies ou les colères de son cœur et de son génie[5] ».

Des forces ancestrales vivent en lui. Son arrière-grand-père maternel, le marquis François de Lanux conspire contre le Régent, se réfugie en Hollande, puis en 1720 part pour l’île Bourbon où il épouse en 1726 la fille d’un ancien forban natif de Rouen, Jacques Léger[6]. Le petit-fils du marquis François épouse une mulâtresse dont la fille, fort séduisante quarteronne, fera battre le cœur du poète[7].

Par le côté paternel, Leconte de Lisle est d’origine normande : la terre de l’Isle, relevant de l’évêché de Dol, voit son horizon borné par la cathédrale, le mont Saint-Michel, les hauteurs d’Avranches[8]. Installée en Bretagne, à Dinan, vers le milieu du xviiie siècle, la famille compte surtout des médecins, des chirurgiens, voire des apothicaires. Michel Le Conte a beau être sieur de l’Isle et de Préval, la famille est d’honnête roture[9]. Le poète, qui connaît son Molière, et qui a lu L’École des Femmes, n’aura jamais besoin qu’on lui rappelle la tirade de Chrysalde à M. de la Souche :


Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre,
Que, n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux,
Et de monsieur de l’Isle a pris le nom pompeux.


Son grand-père est simple apothicaire à Dinan, mais déjà « taquine la Muse » : à la fête de la Fédération, au-dessus de l’autel de la Patrie, on peut lire de lui ce quatrain sur le serment civique :


Souviens-toi que le Dieu qui punit les parjures
Lit au fond de ton âme, y voit tes sentiments ;
Si, par hypocrisie ou par crainte tu jures,
Va loin de cet autel porter tes faux serments[10].


Le fils de ce brave citoyen, Charles-Guillaume-Jacques, né à Dinan en 1787, chirurgien sous-aide au corps de Bavière en 1813, à la grande armée en 1814, part après Waterloo pour l’île Bourbon où il épouse Mlle Elysée de Riscourt de Lanux. Il s’occupe toujours de médecine, mais il surveille aussi les terres de sa femme, ses plantations de canne à sucre, et s’en acquitte si bien qu’en 1837 il envoie à une seule maison du Havre cent mille livres de sucre[11]. C’est à Saint-Paul que notre poète naît le 22 octobre 1819, résumant en lui les énergies d’une forte race, affinée par la culture scientifique[12]. Lui-même se considère surtout comme un descendant des Wikings ; il écrit, pour sa biographe préférée la note suivante : « physiquement et moralement Leçon te de Lisle apparaît comme un type très représentatif de ces Normands campés aux frontières du pays celtique. Entre Racine et Corneille, c’est le normand Corneille qu’il préfère[13]. » Seulement, c’est un normand transplanté à l’île Bourbon : le milieu influe d’abord plus que la race, par sa beauté. Son île est belle ; son charme troublant a été traduit par deux de ses enfants, Marius et Ary Leblond, dans leurs romans coloniaux, et dans une étude dithyrambique où leur piété filiale chante toutes les splendeurs de leur petite patrie : « sous la colonnade mouvante de ses palmiers asiatiques, la Réunion est une île hellénique par l’architecture olympienne de ses montagnes, la vénusté de ses ciels, et l’érection de ses caps sur l’indigo marin…[14] ». Dans ce coin de paradis terrestre une race douce, tendre, rêveuse, perçoit la poésie par tous ses sens. On y devient si naturellement artiste que les frères Leblond invitent ceux qui veulent faire une cure de poésie à venir dans l’île aux poètes, dans l’île parnassienne. Même les prosateurs y ont le génie instinctif de la poésie. On pense là-bas que M. Bédier n’eût pas su adapter son admirable Tristan et Iseult s’il n’était pas né dans cette île prédestinée[15]. Deux dangers pourtant : l’alanguissement créole, l’indolence qui n’admet qu’une seule énergie : l’âpreté au gain. Mais le solide Normand, habile, comme ceux de sa race, à s’adapter à tous les climats, garde son énergie d’artiste au milieu de ces merveilles. En breton qu’il est aussi, il dédaigne l’amour du lucre de ses compatriotes de l’Île : décrivant un admirable lever de soleil à Bourbon, L. de Lisle conclut : « Hélas ! les créoles prennent volontiers pour devise le nil admirari d’Horace. Que leur font les magnificences de la nature ? Que leur importe l’éclat de leurs nuits sans pareilles ? Ces choses ne trouvent guère de débouché sur les places commerciales de l’Europe ; un rayon de soleil ne pèse pas une balle de sucre, et les quatre murs d’un entrepôt réjouissent autrement leurs regards que les plus larges horizons. Pauvre nature ! admirable de force et de puissance, qu’importe à tes aveugles enfants ta merveilleuse beauté ? On ne la débite ni en détail ni en gros. Va ! alimente de rêves creux le cerveau débile des rimeurs[16] ».

Pour lui, il a quitté l’île assez vite pour ne pas se blaser ; il y est resté assez longtemps pour puiser la force de son génie dans les sucs de la terre natale. Il y vit ses trois premières années, de 1819 à 1821 ; après un séjour de sept ans en France, il y revient de 1828 à 1837, et une seconde fois de 1843 à 1845 ; en négligeant les trois années d’enfance il y passe les douze années décisives pour sa formation, de dix à dix-neuf ans, de vingt-cinq à vingt-sept ans[17]. Il y fait une provision d’images, de sensations, d’impressions qui lui serviront tout le reste de sa vie d’artiste, comme un peintre reprend dans son atelier ses croquis de plein air[18]. Plus tard, vers 1846, il expliquera à un ami que sa jeune mémoire a été enrichie pour toujours, et lui a donné les joies de la création littéraire : « le souvenir n’amène jamais de tristesse en moi ; c’est plutôt une sorte de joie multiple, et les mille peines qui me sont encore destinées seront impuissantes à ternir, fût-ce même durant une seconde, ce bonheur ignorant de soi-même de la première jeunesse, cette vie intérieure que je garde embaumée dans ma mémoire[19] ». Il explique encore, dans quelques pages intimes destinées à guider son biographe Jean Domis, ce qu’il doit à son île natale : « ceci pourrait s’intituler : Comment la poésie s’éveilla dans le cœur d’un enfant de quinze ans. C’est tout d’abord grâce au hasard heureux d’être né dans un pays merveilleusement beau et à moitié sauvage, riche de végétations étranges, sous un ciel éblouissant ». Cette poésie s’éveille aussi devant « l’immensité et la plainte incessante de la mer, le calme splendide de nos nuits[20] ». On retrouve cette première action de la nature dans son œuvre, depuis le début jusqu’à la fin[21].

D’autres influences sont également puissantes, et tout d’abord celle de V. Hugo : c’est la lecture des Orientales qui ouvre les yeux du jeune créole aux beautés qui l’entourent : une note, trouvée dans ses papiers intimes nous l’apprend[22]. À ce moment il est romantique, et passionné pour Walter Scott. Il manque les classes du collège pour s’en aller à la bibliothèque de la Ville dévorer Quentin Durward, Ivanhoe. Cinquante ans plus tard sa passion restera presque aussi vive : Walter Scott lui semblera toujours le prince des romanciers, et, chose plus importante pour un poète épique, un historien de premier rang[23]. Heureusement, parmi les lectures du collégien, figure La Fontaine, dont il s’éprend, et qui restera, nous dit Jules Breton, « son vieil ami de cœur[24] ». Cet amour des Fables suffirait seul à nous expliquer la beauté particulière du vers de Leconte de Lisle, qui semble bien être le vers romantique retrempé dans la source classique.

La première jeunesse de Leconte de Lisle est beaucoup plus intéressante que tant d’autres, car cette forte intelligence s’épanouit de bonne heure ; dans l’homme on retrouve développés les germes de l’enfance, notamment sa haine du christianisme : on a conservé à la Réunion, au Lycée Leconte de Lisle, son recueil de citations, de pensées d’autrui, où il a recopié en particulier ce passage de l’abbé Raynal : « la raison, dit Confucius, est une émanation de la divinité ; la loi suprême n’est que l’accord de la nature et de la raison ; toute religion qui contredit ces deux guides de la vie humaine est un mensonge infâme ». Devinant l’ennemi visé là, le jeune disciple de Raynal ajoute : « telle est la religion dégénérée du Christ[25] ». Cette citation s’incruste dans sa conscience ; il a dès lors, et pour longtemps, une mentalité de protestant. En 1844, à vingt-cinq ans, il écrit à un ami : « tu n’as pas oublié les premiers bégaiements que m’arrachait alors un instinct de justice sociale et religieuse, mais non anti-religieuse, car il y avait au fond de mes divagations d’enfant sur l’iniquité romaine un sentiment réel de sa mission déviée[26] ». Ses convictions pourront évoluer encore, mais voilà son vrai substratum religieux. Dans cette âme, vide de l’amour divin, l’amour sans épithète se développe, mais non pas du tout celui que nos souvenirs de romans nous représentent comme la passion créole : au milieu de cette nature ardente le cœur du jeune homme reste chaste : il rêve à l’amour pur ; dans La Rivière des Songes il écrit, en 1837, à dix-huit ans : « ô première larme de l’amour ! Comme une perle limpide, Dieu te dépose au matin sur la jeunesse en fleur. Heureux qui te garde des ardentes clartés de la vie, et te recueille pieusement au plus profond de son cœur. Si ta fraîcheur printanière résiste aux atteintes du soleil, si rien ne ternit ta chaste transparence, ô première larme de l’amour, la mort peut venir : tu nous auras baptisés pour la vie étemelle[27] ». Ce ne sont pas des phrases de jeune enthousiaste ; plus tard, avec son habituelle lucidité, il se rend compte qu’il doit la majeure partie de son talent « à cet étemel premier amour fait de désirs vagues et de timidités délicieuses ; cette sensibilité naissante d’un cœur et d’une âme vierges, attendrie par le sentiment inné de la nature, a suffi pour créer le poète que je suis devenu[28] ». Ce premier amour, il le chantera beaucoup plus tard, dans son Illusion suprême : dans ce poème mystique, à travers le sable aride de sa philosophie désolée, pousse la fleur du souvenir :


Rien du passé perdu qui soudain ne renaisse :
La montagne natale et les vieux tamarins,

Les chers morts qui l’aimaient au temps de sa jeunesse
Et qui dorment là-bas dans les sables marins…

        Et tu renais aussi, fantôme diaphane,
Qui fis battre son cœur pour la première fois,
Et, fleur cueillie avant que le soleil te fane,
Ne parfumas qu’un jour l’ombre calme des bois[29].


On sent qu’il y a là plus que le souvenir d’un songe ; que ce premier amour ne montait pas, comme celui de Chateaubriand, vers une Sylphide imaginaire, mais bien vers un être réel et d’une beauté de rêve : le marquis de Lanux, l’oncle de Leconte de Lisle, le mari de la mulâtresse, avait une fille, séduisante comme les enfants de l’amour où deux races se sont confondues[30]. Les deux familles avaient été brouillées par ce mariage : un jour le jeune homme aperçoit sa ravissante cousine : c’est le coup de foudre créole : il part, il court à perdre haleine jusqu’à ce qu’il trouve sa mère ; baigné de sueur, haletant, il lui crie que Mlle de Lanux est merveilleuse, et qu’il veut l’épouser ! Saisie à la pensée que son Charles pourrait se marier avec une quarteronne, la mère s’évanouit, ce qui la dispense de répondre[31] ! Heureusement le mariage ne se fait pas, car nous n’aurions pas eu les poèmes de Leconte de Lisle. Peut-être la fille du marquis ne voulut-elle pas épouser un demiroturier, un fils de « petit blanc » comme on disait dans l’île. Ou encore le généreux ami des noirs fût-il blessé d’entendre la ravissante héroïne du Manchy menacer ses porteurs d’une voix enrouée par la colère ; il ne lui avait jamais encore adressé la parole ; il parla : « Madame ! je ne vous aime plus[32] ! » Il est furieux, et sincère : la passion ne le domine pas ; il écrit à son ami Rouffet, en février 1838 : « l’amour et moi, voyez-vous, c’est de l’eau sur une pierre ; elle peut la mouiller, mais ne la pénètre jamais[33] ». Sans doute, il y a là de la forfanterie juvénile, une attitude devant un camarade ; mais il y a là aussi un état d’âme particulier au poète : ce stoïcien ne veut pas être l’esclave de son cœur ; il a dû savourer ces vers de son compatriote :


Je suis maître de moi comme de l’univers ;
Je le suis, je veux l’être…


Oui, on veut l’être, et on ne l’est pas autant qu’on le voudrait. On pense d’abord, en suivant l’histoire du premier amour de Charles, aux vers connus de Sainte-Beuve, un peu modifiés :


Il existe en un mot chez les trois quarts des hommes
Un amoureux mort jeune à qui l’homme survit.


Mais l’amour de jeunesse ressuscite toujours dans la mémoire de l’homme, et, même avant de renaître, sa vie latente produit d’obscures manifestations. Cet amour, mort en état de pureté, entretient dans son cœur une délicatesse qui étonne les témoins de son existence : X. de Ricard, qui ne l’aime pas, devine cet état d’âme, et le décrit brutalement : « il resta toujours un peu le barbare qu’il était foncièrement, un barbare ébloui, chaste et chagrin[34] ». Cela donne une noblesse à sa vie. N’allons pas trop loin, et ne faisons pas du poète un Lohengrin. Il aura des amourettes. Le bateau qui en 1837 l’emmène en France, fait escale au Cap. Leconte de Lisle tombe, très vite, amoureux fou d’une jeune Hollandaise, Mlle-Anna Bestaudy ; il raconte cette idylle sous des noms supposés dans La Rivière des Songes : George Adams dit à Miss Edith Polwiss qu’il est obligé de partir : « De si graves intérêts sont-ils donc attachés à votre départ ? demanda Edith en baissant la tête par une sorte de pressentiment qu’une heure décisive allait sonner pour elle. — Le plus grave intérêt de la vie, Miss Polwiss[35] ». En réalité, Charles s’en va à Dinan préparer son baccalauréat.

Ce n’est pas un candidat ordinaire : que d’idées, que de croyances mortes, que de convictions vivantes, derrière ce grand front ! Le néophyte républicain écrit à son ami Adamolle, resté à Bourbon, qu’il a fait escale à Sainte-Hélène, et il souligne les sentiments qu’il a le plus vivement éprouvés : « J’ai vu le tombeau… Nous y montâmes le soir. Il pleuvait… Ce furent d’abord la pitié, l’admiration, le respect, car il est affreux de penser à l’Empereur captif des Anglais… sur sa tombe. Mais bientôt je me rappelai le jeune et invincible soldat de notre grande République ; je me représentai le consul, demi-despote : puis enfin l’Empereur absolu de ce noble pays qui servit de base à sa gloire, et alors la pitié et le respect firent place au mépris et à la haine. C’est le partage des tyrans, et Napoléon ne fut aussi qu’un tyran, plus grand que les autres, et pour cela encore plus coupable[36] ».

C’est donc un jeune républicain qui débarque en France, avide de tout, sauf du travail régulier que le père exige, dans son désir de faire de son fils un magistrat colonial. Il passe son baccalauréat, le 14 novembre 1838, péniblement : en rhétorique il est assez bon ; en philosophie, passable ; en français, suffisant ; en grec, il est médiocre[37]. Puis, il se résigne à commencer son droit ; en avril 1839, il envoie une lettre navrée à Rouffet : « je n’ai pu vous écrire plus tôt, mon Ami, tracassé que j’étais par le Droit, ignoble fatras qui me fait monter le dégoût à la gorge… Je m’en vais lentement vers l’abrutissement[38] ». Pour réagir, il se mêle à la vie de ses camarades ; ce sont d’abord les farces classiques entre étudiants[39]. Puis tout à coup sa vie change : dans ce milieu breton, religieux malgré tout, il a un retour de catholicisme inattendu. Au mois de mai, il a vu mourir un camarade phtisique ; devant le mystère de la mort, il est ému : « la foi d’un autre monde est un bien puissant appui, et je plains sincèrement celui qui ne l’a pas[40] ». Il redevient catholique, ardemment : il fonde avec deux amis une revue, La Variété, et ne doutant plus de rien, il annonce que les bénéfices seront consacrés à de bonnes œuvres : « les paroles seront aumônieuses, les pensées seront la propriété de l’indigent[41] ». La préface de la revue est écrite par un professeur de la Faculté des Lettres, Alexandre Nicolas : l’étudiant catholique assiste à ses cours, et suit sa pensée. Sa critique est maintenant commandée par sa foi : il préfère au païen Chénier un autre poète, « disciple du Christ, ce sublime libérateur de la pensée,… M. de Lamartine[42] ». Ce n’est pas un feu de paille : le 19 novembre 1842, son frère Alfred, resté à Bourbon, célèbre la métamorphose « de cet indigne et bien-aimé Charles[43] ». Pourtant, il y a encore pour la famille un point noir : la conversion religieuse de Charles n’a pas été suivie d’une volte-face politique ; il reste républicain, à la désolation de son oncle Louis Leconte, avoué à Dinan : le prudent légiste trouve son neveu compromettant : il l’accusé auprès de ses parents « d’affecter un mépris sauvage pour tout ce que l’on est convenu de respecter dans la société » ; du reste, il ne pousse pas le tableau au noir[44]. Leconte de Lisle se permet d’attaquer jusqu’à Louis-Philippe, à propos du retour des restes de Napoléon : « le Gouvernement vient d’obtenir de l’Angleterre la permission de transporter en France les cendres de l’Empereur, écrit-il à son ami de Dinan, Rouffet. V. Hugo s’est chargé de l’hymne de l’apothéose. Tout cela est magnifique ; mais comme je ne suis pas républicain pour des prunes, j’ai fabriqué ceci hier soir », et il envoie à Rouffet une pièce de vingt-quatre vers intitulée La Cendre de Napoléon :


Ô cendre, ne viens pas…
Cendre de l’Aigle, arrête ! Il n’est pas encor temps.
Ne viens pas rappeler qu’il étouffa, vingt ans,
La Vierge Liberté qui naissait sur le monde[45]


Notons le coup de griffe à Victor Hugo. C’est une évolution dans son Credo littéraire. Il a encore une âme romantique, mais il n’a plus la même admiration pour le romantisme. Il discute Ruy-Blas ; il fait beaucoup de réserves sur Jocelyn[46]. Il raille certains thèmes de Chateaubriand[47]. Pourtant il sent en lui-même une ardeur sans emploi qui rappelle René[48]. Cette force tourne encore à vide, ou produit des vers bien médiocres[49]. À longs intervalles, une ligne rimée se détache sur l’ensemble, et fait figure de beau vers ; une idée est ébauchée, qui, reprise plus tard, donnera un chef-d’œuvre. Un court poème, intitulé Saint-Jean, deviendra Le Sommeil du Condor[50]. Mais actuellement, Leconte de Lisle semble se débattre contre de simples velléités de talent. Il lui manque quelque chose pour devenir poète : l’épreuve ; mais elle n’est plus très loin : l’étudiant suit peu les cours de droit, et fait des dépenses qui semblent folles à son mentor ; l’oncle de Dinan ne laisse rien ignorer au père : Charles a acheté une pipe en écume de mer, garnie d’argent, et qui coûte dix-huit francs ! Le père n’en revient pas : — Charles fume, malgré sa défense[51] ! — Et puis,


Rengrégement de mal, surcroît de désespoir,


l’année de droit se termine par un désastre aux examens. Le père envoie une lettre de reproches, de menaces, que l’avoué transmet au coupable, en y joignant pour son compte une mercuriale sèche : le jeune homme répond à son oncle en lui offrant ses excuses, mais il se rebiffe et s’indigne contre son père : celui-ci s’est plaint de perdre l’argent qu’il dépense pour un tel fils : « les menaces de mon père ne peuvent exister pour moi ; je ne vois pas leur effet, mais leur cause. Je ne veux être à charge à personne ». Ce dernier reproche l’a blessé si profondément qu’il répond par une menace de suicide à peine voilée : « si mes efforts sont vains, si je ne puis me réhabiliter dans le cœur de ceux qui m’aimaient, Dieu n’a pas fait en vain l’homme tout-puissant[52] ». La riposte familiale ne tarde pas : c’est l’ultima ratio des pères d’autrefois : l’ancien chirurgien de Napoléon coupe les vivres à son fils, et c’est pour Charles brusquement la misère ; il en est réduit à avouer sa détresse à son ami Rouffet : « j’ai une prière à vous faire ; c’est de ne m’écrire que lorsque vous pourrez affranchir vos lettres ; car on refuse de les payer pour moi, et je ne possède plus un centime[53] ». Pendant toute l’année 1840, Charles n’écrit pas une seule fois à l’Île.

Les choses se gâtent de plus en plus. La famille veut le faire revenir à Bourbon ; Leconte de Lisle ne veut rien entendre On ne lui envoie plus que des subsides irréguliers, juste de quoi l’empêcher de mourir de faim. L’année 1842 est affreuse. Exaspéré par les remontrances de son père, par la dureté de son oncle, Charles devient un véritable révolté, en rupture avec la société ; il est maintenant la bête noire du monde des magistrats et des professeurs ; il les considère comme de sinistres imbéciles, parce qu’ils n’adorent pas le beau comme lui. Pour se venger, il veut fonder avec l’aide d’un de ses camarades, fils d’un riche notaire, un journal satirique dont le titre est tout un programme, Le Scorpion. Leur imprimeur, effrayé par les diffamations du premier numéro, refuse de le publier : ils lui font un procès, et le perdent[54]. À bout de forces, vaincu, Leconte de Lisle capitule et retourne à la Réunion, sur la Thélaïre, capitaine Bastard[55]. Au fils du capitaine, qui lui demande ses souvenirs de traversée, il répond : « fumer une pipe, jouer aux cartes quand le capitaine était de bonne humeur ; sinon rêver au néant des choses de ce monde quand la houle était dure ;… courir après la rime rebelle quand nous n’étions pas trop aspergés ; appâter d’un morceau de lard un énorme hameçon pour capturer les requins quand il y avait calme plat ». Si c’est une mère-requin qui est hâlée sur le pont, on lui ouvre le ventre, on se divertit à voir sautiller les petits, puis, comme ils sont tendres, on finit par les jeter dans la marmite du cook[56] ; manger les mangeurs ! Cette plaisanterie de passager deviendra plus tard l’ironique et lugubre poème, Sacra fames[57]. Puis, c’est aux environs du Cap la tempête obligatoire, et formidable ; les matelots effrayés veulent descendre des hunes avant d’avoir achevé de carguer les voiles ; pour les forcer à remonter, le capitaine, armé de son fusil, les met en joue : « Ils vont nous jeter par-dessus bord », murmure Leconte de Lisle. La tempête redouble ; le navire fait des embardées dangereuses : « Quels sacrés coups de chien ! fait le jeune passager. Mais nous allons couler, capitaine ». C’est le moment où l’on envie les grands oiseaux de mer qui, dans la sécurité de leur vol, se rient de la tempête, et surtout le Roi de l’Espace, l’Albatros :


De ses ailes de fer rigidement tendues,
Il fend le tourbillon des rauques étendues,
Et, tranquille au milieu de l’épouvantement,
Vient, passe, et disparaît majestueusement[58].


Pendant les cent dix-sept jours de traversée, que d’émotions, que d’impressions, combien de beaux vers en formation dans les replis de son cerveau ! Enfin, c’est le port, et, suivant la coutume créole, une réception triomphale : tout un cortège de parents et d’amis, les hommes à cheval, les femmes dans leur manchy, les négresses jouant du bobre madécasse, les noirs battant la mesure sur leurs tam-tam[59]. Des deux côtés on oublie, on pardonne ; c’est presque le bonheur ou du moins la détente. La révolte contre toute autorité s’apaise, et cette sérénité d’un moment nous vaut, en 1843, le Credo de l’incroyant : « les joies réelles ne sont ni l’amour, ni l’amitié, ni l’ambition, car tout cela passe, s’oublie ; elles sont dans l’amour de la beauté impérissable, dans l’ambition des richesses inamovibles de l’intelligence, dans l’étude sans terme du Juste, du Bien et du Vrai absolus… Les joies fausses sont dans la vie vulgaire, les joies réelles sont en Dieu. Les unes ne nous rendent heureux qu’une seconde, pour nous torturer pendant des années. Les autres, calmes et inaltérables, se révèlent à nous quand nous sommes purifiés de celles-là, et nous mènent au vrai bonheur, qui est l’oubli des choses périssables, et le désir de l’infini[60] ». Il y a un écho de cette élévation, dans l’illusion Suprême :


Ah ! tout cela, jeunesse, amour, joie et pensée,
Chants de la mer et des forêts, souffles du ciel
Emportant à plein vol l’Espérance insensée,
Qu’est-ce que tout cela, qui n’est pas éternel.


Mais bientôt le poète retombe dans la vie réelle, qui lui semble insupportable. Il s’aperçoit vite que, trop bon spéculateur, son père a vendu presque toutes ses propriétés pour acheter des noirs qui rapportent beaucoup plus, quand on sait faire ce genre d’élevage : on apprend des métiers à ces nègres, puis on les loue aux voisins, ou on les vend, très cher, jusqu’à dix mille francs pièce. Au long de ses promenades, le poète est poursuivi par les cris des esclaves qu’on fouette, qu’on bâtonne ; et ce sont des plaintes, des hurlements, des clameurs suppliantes : Grâce, maître, grâce[61] ! Cette cruauté tue ses derniers sentiments de famille : son père est devenu une espèce de négrier sédentaire, et lui, il a perdu toute sa mentalité créole. Il ne transige pas sur cette question de morale sociale ; dans une lettre de janvier 1845 il pousse ce gémissement de désespérance et d’horreur : « voici 14 mois que je suis à Bourbon, 420 jours de supplice continu, 1.080 heures de misère morale, 60.480 minutes d’enfer[62] ! » Encore a-t-il mal calculé : cela lui fait, bel et bien, 10.080 heures de misère, et 604.800 minutes infernales !

Il cherchait un refuge dans un vague socialisme à la George Sand[63]. Pendant qu’il hésitait sur sa voie, le journal phalanstérien, La Démocratie Pacifique, organe de l’École Sociétaire, lui fit des propositions par l’intermédiaire d’un ami de Nantes ; après quelques hésitations, il accepta les conditions : dix-huit cents francs d’appointements par an, et l’impression aux frais de l’École d’un volume de vers qu’il tenait tout prêt. Il ne lui restait plus qu’à quitter Bourbon pour toujours, n’emportant de ce dernier séjour que les deux idées qui domineront toute son œuvre, « l’horreur de la cruauté humaine, l’amour de la nature pacifiante[64] ».

Puis, c’est la monotone traversée, avec l’escale obligée à Sainte-Hélène ; là, il éprouve une impression nouvelle, parce qu’il a grandi depuis le précédent voyage : « c’est, dit-il, comme un immense cercueil fixé au milieu de l’Océan[65] ». Sa sensibilité se développe ; un soir que le navire longe d’assez près la côte, on entend sur la grève des chiens aboyer à la lune : leur plainte se fixe dans sa mémoire, et deviendra, dix ans plus tard, cette pièce d’une beauté sauvage, les Hurleurs[66]. Mais à ce moment-ci, il songe plutôt à supprimer ses premières ébauches que son sens critique mieux averti lui fait condamner. Pendant cette ultime traversée, il déchire et lance à la mer un bon millier de vers[67]. Il jette par-dessus bord bien d’autres choses encore, et ce qui lui restait de foi : dans la Rivière des Songes, il décrit, du milieu de la baie, la ville du Cap, « avec ses grandes casernes blanches, ses maisons peintes,… et son église catholique, dont la croix d’or monte dans le ciel bien au-dessus de tout ce qui l’environne, image stérile d’une splendeur éteinte[68] ». Après la foi, la haine de la foi, une haine féroce, dit Mendès[69] ; elle n’a rien de livresque ; quoi qu’on en ait dit, elle ne procède ni de Voltaire, ni de Byron, ni de Dostoiewski, mais de l’écroulement de toutes ses confiances, de toutes ses affections, entre 1842 et 1845[70]. C’est une maladie mortelle de la croyance, bien connue, presque cataloguée, et que le malade nous avoue lui-même dans La Recherche de Dieu :


Des cultes de ce monde apostat éternel,
Du désir infini martyr héréditaire,
Malheur ! j’ai déchiré âù livre paternel
La page où flamboyait le divin commentaire[71].


Il n’estime plus son père, il n’aime plus Dieu. Le même cyclone moral a tout balayé. On sent pourtant chez lui, comme chez Mme Ackermann, un âcre regret de la foi qui se change vite en fureur. Racine a expliqué, ne varietur, la psychologie de ces Mathan-là :


Le temple l’importune, et son impiété
Voudrait anéantir le Dieu qu’il a quitté.


Devant le Christ, il n’est plus qu’un révolté haineux : le 31 juillet 1846, il écrit : « Voici que le christianisme est mort…, que le catholicisme est en horreur aux nations… Il faut oublier les cultes menteurs, et l’aveuglement fanatique, et tout le fatras mystique des soi-disant révélations particulières. Que les démons catholiques aillent grincer des dents où bon leur semblera[72] ». La punition de Leconte de Lisle c’est qu’il est obligé d’accepter l’amitié de libres penseurs de l’école Homais, comme ce Garcin qui, la nuit de Noël, dépose dans le petit soulier de son fils, au lieu d’un jouet, une épître en vers finissant ainsi :


Le vrai petit Jésus c’est la Libre Pensée.


Anatole France, qui narre l’histoire à Coppée, ajoute : « Leconte de Lisle… se meurt de l’amour que Garcin lui a voué[73] ». Il se console en fréquentant des Juifs intelligents, mais blasphémateurs : Barrès a entendu James Darmesteter, « âpre prophète d’Israël », raconter devant Leconte de Lisle un songe : il a vu le Christ tomber du ciel au milieu des huées des Dieux qu’il avait détrônés : « Leconte de Lisle se convulsait de plaisir[74] ». Les incrédules, surtout les gens d’imagination vive, les poètes, ne peuvent se contenter du vide ; ils cherchent à combler le creux profond qu’ils sentent dans leur cœur après en avoir chassé Jésus-Christ. Leconte de Lisle et ses amis fondent chez Thalès Bernard, et sous la direction de Louis Ménard, le Club Théagogique, qui a sa doctrine : la métempsychose astronomique ; la vie future se composerait d’une série de transmigrations d’étoile en étoile ; Leconte de Lisle y croit dur comme fer, pendant quelque temps[75]. Mais, en attendant, sur terre, a-t-il quelque chose qui ressemble à une religion pratique ? « Que faire ? Que devenir ? Où est la nuée lumineuse ? Il faut marcher au bonheur par le libre essor des passions virtuelles ». Il ajoute, pour qui ne comprendrait pas : « les génies heureux de l’Éden berceront entre leurs bras l’humanité outragée depuis longtemps, mais qui renaîtra jeune et belle au soleil de l’amour et de la liberté[76] ». Cela ressemble au socialisme de George Sand ; et en effet, le poète l’admire, mais il la dépasse : il collabore au journal fouriériste, La Démocratie pacifique, et à la revue La Phalange ; il répète les anathèmes de Fourier contre la Providence[77]. Ses amis sont affiliés à la Société des Droits de l’Homme ; avec eux, il prépare une révolution. Il tombe dans le socialisme prophétique ; il fait du Lamennais. Il écrit ses Paroles d’un Incroyant : il les adresse aux rois, aux riches. Dans La Démocratie pacifique, il pousse ce cri de guerre civile : « Voici qu’une autre guerre plus effrayante approche d’heure en heure, la guerre de celui qui n’a rien contre celui qui a tout… Ce serait une lutte affreuse, sans merci, sans remords, la plus implacable et la plus juste des guerres ! Prévenez-la… ou prenez garde. Beaucoup de nobles cœurs, dans les rangs privilégiés de la société présente, battent à l’unisson du cœur populaire… De belles et hardies intelligences aident puissamment au mouvement social. Il est donc possible qu’une rénovation pacifique et progressive mette bientôt fin aux douloureuses inquiétudes des masses. Mais si les avertissements étaient éternellement vains, si les souffrances du plus grand nombre devaient toujours frapper à des cœurs inexpugnables, nous tous qui confessons une même foi sociale, nous tous qui vivons de la vie des faibles et des déshérités, et que la lèpre du siècle n’a pas rongés, souvenons-nous que nos pères ont combattu et sont morts pour le triomphe de la justice et du droit, et que nous sommes leurs héritiers[78] ».

Il y a dans cette colère une part de générosité puisqu’il défend les petits, les faibles, les victimes de l’injustice, puisqu’il se révolte contre l’oppression, puisque bouillonne en lui dès 1846 la lave qui, vingt-trois ans après, se figera et deviendra Kaïn[79]. Mais aussi que d’illusions dangereuses ! Et comment a-t-il pu écrire, le 31 juillet 1846 : « L’École sociétaire, dont je fais partie,… est venue fonder le droit du pauvre… au bonheur[80] ! » Comment cette intelligence, aiguë et tranchante comme un bistouri, n’a-t-elle pas percé et dégonflé cette redoutable chimère, le droit de tous au bonheur ? Nul n’y a droit ; bien peu le réalisent, car le bonheur purement humain comprend la santé, la fortune, et une sensibilité multiforme. Mais Leçon te de Lisle n’est plus son maître : il est entraîné par un parti ; ses colères, ses rancunes, ses souffrances le lancent aux premiers rangs des exaltés. Ses lettres intimes sont plus violentes que ses articles : le 31 juillet 1846, il annonce le grand soir : « la guerre sociale est là qui frappe au seuil des palais, les bras nus, l’œil sanglant, l’écume de la faim aux lèvres,… plus effrayante mille fois que 93[81] ». Le fanatisme révolutionnaire l’énivre ; il aspire à la guerre civile, et, dans un élan de foi rouge, il s’exclame : « avec quelle joie je descendrai de la calme contemplation des choses pour prendre ma part du combat, et voir de quelle couleur est le sang des lâches et des brutes. Les temps approchent à grands pas, et, plus ils avancent, plus je sens que je suis l’enfant de la Convention, et que l’œuvre de mort n’a pas été finie[82] ».

Enfin, voici 48, et ses amis au pouvoir. Il a un moment de faiblesse, peut-être de piété filiale, et demande en juillet au Ministre de l’instruction Publique la chaire d’histoire du collège de la Réunion. Cette lettre est intéressante, car elle nous donne son adresse, 14, rue Jacob, et la liste de ses relations : quatre représentants du peuple, dont V. Considérant et Jean Reynaud ; Auguste Comte, professeur à l’École Polytechnique, « M. de Béranger, le poète ». C’étaient de puissants personnages, au bras long ; L. de Lisle aurait pu être nommé, s’enfouir au collège de l’île, et l’on voit le désastre pour la poésie. Heureusement l’instruction Publique renvoya la lettre à la Marine, et les cartons de ce ministère, veillant sur l’avenir du poète, enfouirent sa pétition[83].

Que lui importe une si petite déconvenue ? Le jeune révolutionnaire flambe d’enthousiasme, car 93 ressuscite : le gouvernement provisoire qui connaît ses auteurs et la formule sacro-sainte, « périssent les colonies plutôt qu’un principe », décrète l’émancipation des noirs. Aussitôt, Leconte de Lisle, qui n’a pas oublié les cris des nègres martyrisés, convoque ses compatriotes, rédige en leur nom une lettre de félicitations, et va la porter à l’Hôtel de Ville : « les soussignés, jeunes créoles de l’île de la Réunion, présents à Paris, viennent porter leur adhésion complète, sans arrière-pensée, au Gouvernement de la République. Nous acceptons la République dans toutes ses conséquences. L’abolition de l’esclavage est décrétée, et nul Français n’applaudit plus énergiquement que nous à ce grand acte de justice et de fraternité que nous avons toujours devancé de nos vœux ». Signé : Barbaroux, G. Bédier, Lacaussade… Leconte de Lisle[84]. Son frère aîné, André, qui dirige le domaine familial, lui demande une explication, espérant qu’il est incapable d’une telle folie. Charles riposte : « toutes les fois que j’aurai à choisir entre des intérêts personnels et la justice, je choisirai la justice[85] ». Ce n’est pas une simple déclamation, car il sait très bien ce qui l’attend : la famille lui supprime tout subside, et le jeune jacobin commence une vie de pauvreté, réduit, pour subsister, à donner des leçons, à faire des travaux de librairie, à envoyer des correspondances à un journal de Saint-Denis de Bourbon[86]. Leconte de Lisle souffre, mais il est fier de souffrir pour ses convictions. Fanatique de Robespierre, il veut se dévouer au peuple. Il n’y a plus de Club des Jacobins, mais il y a le Club Central Républicain, qui lui confie une mission secrète en Bretagne : sous prétexte de revoir ses parents, il se mettra en rapport avec les sociétés existantes, en créera au besoin ; il devra démolir les ennemis de la République en exploitant leurs maladresses, etc. L’ancien rédacteur du Scorpion accepte avec enthousiasme. Il va donc pouvoir ouvrir les yeux des Bretons, élever l’âme populaire jusqu’au culte de la raison, anéantir les blancs, relever les bleus… À cet effet, il commence une série de conférences, mais la termine vite : un soir qu’il tonne à Dinan contre la religion, son public fanatisé se lève… pour l’assommer ; il n’a que le temps de sauter par une croisée et de s’enfuir. Cette défenestration est la fin de sa vie politique, et de sa foi révolutionnaire[87].

Que de désillusion dans cette lettre écrite de Dinan, le 30 avril 1848, à un ami : « Je me suis éreinté ici sans autre résultat que la fondation d’un Club républicain démocratique… Que le grand diable d’enfer emporte les sales populations de la province. Vous vous figurerez à grand’peine l’état d’abrutissement, d’ignorance et de stupidité naturelle de cette malheureuse Bretagne… Que l’humanité est une sale et dégoûtante engeance ! Que le peuple est stupide ! C’est une étemelle race d’esclaves qui ne peut vivre sans bât… Qu’il crève donc de faim et de froid, ce peuple facile à tromper, qui va bientôt se mettre à massacrer ses vrais amis[88] ». Il y a quelque chose qu’il ne dit pas à son correspondant,, et dont il réserve la révélation à Louis Ménard ; à celui-ci, il confie la série complète de ses désillusions : ce n’est pas le peuple seul qui est abruti, ses chefs ne lui sont guère supérieurs : « les hommes politiques ont plus de sang dans les veines que de matière cérébrale dans le crâne… Ce sont des esprits ébauchés, fermés à toute clarté… Ces hommes ont été confinés aux infimes échelons de la grande hiérarchie humaine[89] ». Et dans une autre lettre du 8 novembre 1849 : « les démocrates actuels sont trop bêtes et trop ignorants. Il m’est impossible de vivre avec eux[90] ». Comme on n’aime pas à avouer qu’on s’est trompé, il déclare conserver sa foi dans la transformation « magnifique » de la société future, mais il a horreur de la cuisine politique qu’il vient de goûter[91]. Il a vu à l’œuvre les rêveurs avec lesquels jadis il se grisait de paroles[92] ; il a vu de près le peuple qu’on magnifiait au Club Central Républicain, et, dans une crise d’orgueil, perdant sa foi politique comme il avait déjà perdu ses croyances religieuses, il ne voit plus de vérité que dans le culte du beau aussi impersonnel que possible. Il refoule en lui-même toutes ses ardeurs, qui ont été glacées au contact des hommes. Il met sur sa figure le masque « que le monde antique accordait à l’histrion : libre à lui de pleurer dessous[93] ». Il a toujours au fond la sensibilité la plus ardente, mais il ne la laisse plus voir qu’à ses seuls intimes : devant l’un d’eux, il reçoit une dépêche où il sait qu’il est question d’un petit malade qu’il aime ; il ne parvient pas à l’ouvrir, tant l’émotion crispe ses doigts[94].

Le public ne connaîtra de lui que son talent : il se révèle, il éclate en 1852. Cette année-là V. de Laprade présente à Sainte-Beuve un inconnu qui désire lui dire des vers, et ce poète ignoré, avec une lenteur majestueuse, commence à déclamer :


Midi, Roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine ;
La Terre est assoupie en sa robe de feu[95]


Quand l’admirable poème a fini de se dérouler, Sainte-Beuve, les yeux pleins de larmes, embrasse Leconte de Lisle en s’écriant : — mais c’est un chef-d’œuvre ; mais vous êtes un grand poète ! — Dès le lendemain il cite dans Le Constitutionnel la pièce entière, en disant toute son admiration[96]. C’est un maître, en effet, qui se révèle et qui s’impose. Son premier chef-d’œuvre renferme les principaux éléments de sa maîtrise : forme impeccable et puissamment rythmée, évocation nostalgique du pays natal et de sa lumière implacable, splendeur plastique, charme morbide du néant Caché sous la beauté de la forme, vers hallucinants comme une incantation[97],


Spleen lumineux de l’Orient !


Théophile Gautier a traduit à la perfection l’admiration des purs artistes : « le chef-d’œuvre peut-être du poète est une pièce… que sait par cœur quiconque en France aime encore les vers. Midi, l’heure de l’implacable clarté et du soleil vertical versant ses rayons plombés sur la terre silencieuse, l’heure qui ne laisse à l’ombre qu’une étroite ligne bleue au bord des bois… Il sait en rendre, mieux que personne ne l’a fait avant lui, l’accablement lumineux et la sereine tristesse. Dans ses vers la flamme de l’atmosphère semble danser au chant des cigales, mais le poète ne demande aucune consolation à la nature indifférente et morne[98] ».

Si réfractaire qu’il soit alors à la poésie, le public admire peu à peu, et adopte si bien la pièce que l’auteur finit par s’en agacer : « Midi ! répète-t-il, mais c’est mon Vase brisé[99] ! » C’est de l’ingratitude. Ce cri d’adoration pour la lumière, ce Te Solem laudamus a eu des échos partout, et retentit encore, même dans les milieux les plus croyants[100].


  1. Il n’y a pas de bonne bibliographie de Leconte de Lisle, mais on peut en additionner quelques-unes qui sont passables : H. Châtelain, Revue Universitaire, 15 janvier 1911, p. 70-71 ; M. A. Leblond, Leconte de Lisle, p. 471 ; Elsenberg, Le Sentiment religieux chez Leconte de Lisle, p. 245 ; Jean Ducros, Le Retour de la Poésie française, p. 1-6 ; G. H. Lestel Revue, 1925, p. 127 sqq. ; Fernand Desonay, Le Rêve hellénique chez les Poètes parnassiens.
  2. C. Millaud, Nouvelle Revue, Ier février 1922, p. 279-280.
  3. Les Commérages de Tybalt, p. 182.
  4. Journal, VI, 5.
  5. Revue Bleue, 5 octobre 1895, p. 425 ; cf. Jean Dornis, Essai, p. 7.
  6. Dornis, Essai, p. 4 ; R. D. D.-M., 19 mai 1899, p. 323 ; Cazamian, Revue Bleue du 16 mars 1929, p. 178.
  7. Dornis, préface des Contes en Prose, p. xx.
  8. Tiercelin, Bretons de Lettres, p. 8-9.
  9. G. Bastard, Revue Bleue, 14 décembre 1895, p. 743.
  10. Bellier-Dumaine, La Famille et le nom de L. de Lisle, dans l’Hermine, 1899, p. 68 ;
    Barbé, Mercure de France, 16 juin 1910, p. 654.
  11. Bellier Dumaine, ibid., p. 69.
  12. Barbé, Mercure de France, 16 juin 1910, p. 654.
  13. Jean Dornis, préface des Contes en Prose, p. viii-ix.
  14. Introduction à L’Île de la Réunion, par Barquissau, etc., p. 3.
  15. L’île de la Réunion, p. 7, 99-143 ; cf. Baudelaire, L’Art Romantique, p. 387 ; Canat, Du Sentiment de la Solitude, p. 289.
  16. Contes en Prose, p. 108.
  17. Lafond, Leconte de Lisle, pp. 408-409.
  18. Jean Dornis, Hommes d’Action, p. 113.
  19. P. p. M. A. Leblond, p. 163.
  20. Dornis, Essai, p. 3.
  21. Premières Poésies, p. 233-234 ; Derniers Poèmes, p. 256-257.
  22. Dornis, R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 333.
  23. H. Houssaye à l’Académie, 12 décembre 1895.
  24. Revue Bleue, 5 octobre 1895, p. 426.
  25. M. A. Leblond, Leconte de Lisle, p. 17.
  26. Revue Bleue, 10 juillet 1897, p. 42.
  27. Dornis, Essai, p. 159.
  28. Dornis, R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 323.
  29. Poèmes Tragiques, p. 56-57.
  30. Dornis, Essai, p. 171 ; préface des Contes en Prose, p. xx.
  31. Calmettes, p. 9. Je suis la légende consacrée, parce qu’elle plaisait au poète. M. Fouques en a écrit l’histoire exacte dans la Revue, 1928, p. 369 sqq.
  32. Dornis, préface des Contes en Prose, p. xxi, x.
  33. Premières Poésies, p. 18.
  34. La Revue (des Revues), Ier février 1902, p. 307.
  35. Contes en Prose, xii-xiii, 186.
  36. Dornis, Essai, p. roi. C’est L. de Lisle qui souligne.
  37. Tiercelin, R. D. D.-M., Ier décembre 1898, p. 638 ; Bretons de Lettres, p. 36-37.
  38. Premières Poésies, p. 90.
  39. Barrucand, Revue de Paris, Ier mars 1914, p. 306.
  40. Premières Poésies, p. 96, 99.
  41. Tiercelin, R. D. D.-M., Ier décembre 1898, p. 648 ; Bretons de Lettres, p. 117.
  42. Id., ibid., p. 650.
  43. Revue Bleue, 10 juillet 1897, p. 41 ; cf. Elsenberg, Le Sentiment religieux, p. 245 sqq. et Le Goffic, L’Âme Bretonne, p. 171.
  44. Tiercelin, article cité ; Leconte de Lisle, Premières Poésies, p. 6-7.
  45. Premières Poésies, p. 216-217.
  46. Ibid., p. 59-60, 51-54.
  47. Contes en Prose, p. 7.
  48. Premières Poésies, p. 83-84.
  49. Tiercelin, article cité, p. 644.
  50. Premières Poésies, p. 39-40 ; Poèmes Barbares, p. 192-193.
  51. Tiercelin, Bretons de Lettres, p. 87 ; cf. Revue Bleue, 10 juillet 1897, p. 39, 40.
  52. Tiercelin, article cité, p. 640.
  53. Premières Poésies, p. 197, 200.
  54. Tiercelin, article cité, p. 655 ; Bretons de Lettres, p. 135 ; Jules Breton, Revue Bleue du 5 octobre 1895, p. 425.
  55. Cf. dans la Revue Bleue du 14 décembre 1895, p. 742 sqq., le récit de Georges Bastard, fils du capitaine.
  56. Calmettes, p. 263.
  57. Poèmes Tragiques, p. 121-122.
  58. Ibid., p. 125-126.
  59. G. Bastard, Revue Bleue, p. 744-745.
  60. Dornis, Essai, p. 199-200.
  61. Dornis, Essai, p. 107 ; R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 326.
  62. Leblond, p. 147.
  63. Leblond, p. 148-160.
  64. Dornis, R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 326.
  65. H. Houssaye à l’Académie, 12 décembre 1895.
  66. Poèmes Barbares, p. 171-172 ; Calmettes, p. 263.
  67. Dornis, R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 327.
  68. Contes en Prose, p. 175.
  69. Rapport, p. 98.
  70. Massac, Revue de Littérature comparée, octobre 1924, p. 620 sqq.
  71. M. A. Leblond, p. 178-179 ; à noter au troisième vers un hiatus.
  72. M. A. Leblond, p. 170 ; cf. Clarac, Revue de Littérature comparée, juillet 1926, p. 512 sqq.
  73. Revue de France, Ier mai 1924, p. 781.
  74. R. D. D.-M., 15 novembre 1905, p. 250.
  75. P. Berthelot, Revue de Paris, Ier juin 1901, p. 581 ; sur Thalès Bernard, cf. Charavay, Revue, 1895, p. 231-232.
  76. M. A. Leblond, p. 170.
  77. Calmettes, p. 15 sqq. ; cf. Zyromski, Mélanges Lanson, p. 459, 466, 472-476.
  78. Cité par M. A. Leblond, p. 197-198.
  79. Demont-Breton, II, 137-146 ; Ourliac, in Mercure de France, 15 août 1928, p. 13.
  80. Cité par M. A. Leblond, p. 169.
  81. P. p. Dornis, Essai, p. 112.
  82. M. A. Leblond, p. 225, note.
  83. Charavay, Revue, 1891, p. 231-232.
  84. Leblond, p. 218.
  85. H. Houssaye à l’Académie, 12 décembre 1895.
  86. Dornis, R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 327 ; Béranger, Correspondance, IV, 247 ; Calmettes, p. 3, 97. — Cf. pourtant Flottes, Le poète Leconte de Lisle, p. 66-67, 70-75.
  87. M. A. Leblond, p. 232.
  88. Id., p. 229-230.
  89. Dornis, Essai, p. 118.
  90. M. A. Leblond, p. 244.
  91. Cf. sa longue lettre à Louis Ménard, du 7 septembre 1849, p. p. Maurice Barrès dans la Revue Bleue du 12 juillet 1902, p. 39-40.
  92. Got, Journal, II, 144-145.
  93. Contes en Prose, p. 33.
  94. H. Houssaye à l’Académie, 13 décembre 1895.
  95. Poèmes Antiques, p. 292.
  96. Lundis, V, 312-313 ; Dornis, R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 327-328.
  97. Mme Demont-Breton, II, 146.
  98. Rapport, p. 335.
  99. Dornis, Essai, p. 31.
  100. Pierre l’Ermite, La Croix du 11 juin 1928.