Histoire du Parnasse/Le symbolisme et le Parnasse

Éditions "Spes" (p. 429-434).

CHAPITRE II
Le symbolisme et le Parnasse

La mort de Leconte de Lisle met-elle fin au Parnasse ? Verhaeren l’affirme, parce qu’il le souhaite : « les portes du temple élevé en l’honneur des vers à rime et à mesure fixe sont fermées, etc.[1] ». À un moment, croyant avoir ville prise, les symbolistes multiplient les formules dérisoires : ils parlent de la lassitude intellectuelle de leurs adversaires, du faire ossifié du Parnasse[2]. Pour eux, l’art parnassien est « une étoffe raidie par les brocarts et les orfrois, alourdie par les cabochons, et telle que peut l’aimer un roi barbare. Quelle différence avec la gaze légère, ondoyante, modelée comme une caresse sur la hanche harmonieuse d’une Vénus grecque ; l’une étonne, éblouit, mais l’autre, flottante, aérienne, laisse voir la pure beauté[3] ». Le couplet est bien joli ; mais est-ce la vérité ? Le symbolisme a-t-il triomphé du Parnasse[4] ? A-t-il vaincu Leconte de Lisle ? Il l’a beaucoup raillé[5]. Il a même détaché de lui quelques lettrés[6]. Mais enfin, il y a des faits contraires, et d’abord celui-ci : le Symbolisme se réclame de trois maîtres : Mallarmé, Verlaine, et Villiers de l’Isle-Adam ; or, les deux premiers se sont formés au Parnasse, et le troisième est un vrai Parnassien[7]. Albert Samain qui, incontestablement, est une gloire du Symbolisme, procède de Leconte de Lisle[8]. Quand on lit le Sphinx du Chariot d’Or, ne croit-on pas entendre le Maître du Parnasse ?


Accroupi sur l’amas des siècles révolus,
Immobile au soleil, dardant ses seins aigus,
Sans jamais abaisser sa rigide paupière,
Il songe, et semble attendre avec sérénité
L’ordre de se lever sur ses pattes de pierre
Pour rentrer à pas lents dans son éternité[9].


En somme, au lieu d’attaquer le chef du Parnasse, le Symbolisme eût été plus habile en saluant en lui un précurseur ; dès avril 1846, Leconte de Lisle publie, en effet, le plus symboliste des contes, La Mélodie Incarnée : un musicien, Samuel Klein, voit apparaître devant lui une femme mystérieuse ; c’est l’incarnation de la mélodie qu’il vient de créer sur son stradivarius. Le narrateur conclut ainsi : « beaucoup de prétendus artistes, barbouilleurs de notes, de vers et de couleurs, maçons et tailleurs de pierre…, riraient bien s’ils m’entendaient : — dans le monde de l’art, les diverses manifestations de la beauté sont unies par des liens étemels[10] ». À défaut de Leconte de Lisle les symbolistes cherchent à s’annexer Louis Ménard : Francis Viélé-Griffin le croit père du symbolisme parce qu’il a dit : « les dogmes s’énoncent en symboles[11] ». C’est jouer sur le mot, ou faire un contre-sens. Louis Ménard est aux antipodes du symbolisme. Ils se rejettent sur Dierx, qui est plus voisin ; ils le mettent à part des autres parnassiens[12]. Ils déclarent que ses vers sont « évocateurs par leur seule sonorité, indépendamment de leur signification précise » ; qu’il est, avec Verlaine et Mallarmé, l’anneau qui joint le Parnasse à la nouvelle École[13]. En langage un peu hermétique, comme il sied, Rodenbach lui délivre un certificat de symbolisme : « M. Dierx est un noble visionnaire qui marche dans l’atmosphère authentique de ses songes[14] ». Mais, parce qu’il a déposé une palme assez joliment ciselée sur la tombe de Verlaine ; parce que, après la mort de Mallarmé, il a chanté son souvenir à Valvins, cela ne veut pas dire que Dierx a trahi la mémoire de son grand ami, ou déserté l’École Parnassienne[15]. Le Symbolisme en est pour ses avances. Les Parnassiens restent sur leurs positions. De toutes les ripostes de ses disciples à ses ennemis, celle que Leconte de Lisle eût préférée est certainement la page violente où Maurice Barrès exprime son dégoût pour les décadents ; il apprend l’assassinat de l’Impératrice d’Autriche, par Luccheni, dans une salle de rédaction où figurent quelques esthètes ; l’un d’eux déclare, avec autorité, que « en somme Luccheni était infiniment plus intéressant que cette femme : — Cette appréciation, qui ne fut pas contestée, me frappa vivement. Je sortis sans mot dire, pour aller la méditer… Un tel mot demeure pour moi une précieuse expérience : je le tiens pour un de ces documents qui nous débrouillent les idées… Le problème qui fut solutionné pour moi, ce soir-là, c’est de savoir ce qu’ils valent comme esthètes…, les poètes qui préfèrent ce « héros » à cette « héroïne ». Je m’explique la misère de notre littérature récente : c’est goujaterie de l’âme[16] ».

Les écrivains politiques sont de terribles gens. Ils songent aux répercussions inattendues des théories esthétiques sur la criminalité, aux inconvénients qu’il y a parfois à s’insurger contre la tradition, et à fleureter avec les anarchistes ; alors ils frappent un peu fort. Les purs hommes de lettres sont plus indulgents, ou plus sceptiques : ils ne jettent pas l’anathème. Sully Prudhomme, courtois envers les personnes, se contente de défendre le vers parnassien contre la prose fuyante des esthètes, avec une conviction qui lui vaut de persistantes inimitiés[17]. Mais il ne faiblit pas : « ils me disent que j’ai l’oreille vieillie, gâtée par la musique des vieux rythmes, c’est possible ! Depuis vingt-cinq ans, dit-il à Huret, je me suis habitué à voir dans le Parnasse la consécration de la vieille versification : il m’a semblé que le Parnasse, en fait de législation poétique, avait apporté la loi[18] ». Son courage est récompensé : quand, après la mort de Mallarmé, Prince des poètes, Le Temps institue un plébiscite pour élire son successeur, M. Dorchain propose de nommer non pas un prince, mais des triumvirs, « pour livrer, sinon à la hache, du moins aux verges du licteur, tout poète coupable d’avoir attenté à la prosodie, à la syntaxe, ou à quelque vertu essentielle de notre génie et de notre langue » ; et il désigne Sully Prudhomme, Coppée, Heredia[19]. Ces deux derniers ne prennent ni la hache ni même les verges. Ils se contentent de sourire. La raillerie leur suffit, comme à France. Le subtil critique, qui ne cherche plus à mortifier Leconte de Lisle avec le Symbolisme, lance ses ironies à Moréas, en réponse à son manifeste : « Si j’osais, je vous désignerais un de vos précurseurs que vous négligez : c’est Lycophron. Il est ésotérique autant que possible, et suffisamment complexe, ce me semble[20] ». Dans la même note Gabriel Vicaire publie son amusante satire, Les Déliquescences d’Adoré Floupette, qu’il présente à Coppée comme un Parnassiculet impressionniste[21]. Son Scherzo a été célèbre :


Si l’âcre désir s’en alla,
C’est que la porte était ouverte.
Ah ! verte, verte, combien verte
Etait mon âme, ce jour-là !

C’était, — on eût dit, — une absinthe,
Prise, — il semblait, — en un café,
Par un Mage très échauffé,
En l’Honneur de la Vierge sainte.


La parodie est-elle exagérée ? Vicaire dépasse-t-il la note dans ses Énervés de Jumièges ?


Ô Doux énervés,
Que je vous envie
Le soupçon de vie
Que vous conservez !

Pas de clameur vaine,
Pas un mouvement !
Un susurrement
Qui bruit à peine !

Autour du bateau
Un remous clapote ;
La brise tapote
Son petit manteau.


Cette parodie est la plus fidèle des images : Verhaeren s’extasie précisément devant les vers où Laforgue exprime « le coup de reins cassés » :


Je suis si exténué d’art.
Me répéter, quel mal de tête !…


Verhaeren trouve superbe « la détresse de ce cri[22] ». Alors nous avons le droit de trouver fort symbolique l’invocation aux Enervés :


Vous avez le flou
Des choses fanées,
Âmes très vannées,
Allant Dieu sait où !


Le coup porte si droit que certains se sentent atteints, se fâchent, et répliquent par des injures : l’auteur des Déliquescences n’est plus pour eux que le représentant de l’École de l’Apéritif[23]. La brutalité de la riposte prouve simplement que la blessure reçue était profonde. Vicaire a été à bonne école, à l’école de Coppée. Celui-ci s’entend à dégonfler les ballons. Un jour, Zola défend devant lui les symbolistes : — Comment, maintenant, vous, Zola, vous vous occupez de la couleur des voyelles[24] ! » Suivant son habitude, il cache dans une plaisanterie une réflexion qui va loin : il n’admet pas un duel entre Leconte de Lisle et Anatole France ; pourquoi ? parce que l’enjeu n’en vaut pas la peine : « Et tout cela, pour un mouvement moldo-valaque où il n’y a que des Suisses, des Belges, des Russes, des Yankees, et un Grec en rigolade[25] ! » Cette boutade est peut-être le coup le plus dur qu’ait reçu le Symbolisme. Pour juger l’importance de cette école qui prétendait réformer la poésie française, il suffirait de donner la liste de ses tenants : les noms français y sont rares. La « blague » de Coppée est bonne française, et bonne personne : aucune amertume ; un vif désir de reconnaître le talent partout, même chez les adeptes du Symbolisme. C’est lui qui lance Samain ; dans le même article il est presque aimable pour les autres symbolistes, « jeunes esprits qui s’abandonnent à la récente évolution de la poésie, et ne prétendent mettre dans leurs vers que des sensations, du rêve et de la musique[26] ». Les suivants de Moréas ont beau lui témoigner leur haine, leur dégoût ; lui, il les juge, il s’efforce de les comprendre, et, avec une parfaite bonne foi, il cherche à mettre en lumière les vrais mérites. Son article sur Pierre Louys reste fameux : en une matinée il fait d’un inconnu une célébrité. Les symbolistes commencent à se demander s’ils ne se sont pas trompés sur son compte, et si, au lieu d’être une ganache parnassienne, Coppée ne serait pas quelqu’un[27].

Pourtant le véritable agent de liaison entre le Parnasse et le Symbolisme, c’est, chose inattendue, Heredia. Lui qui a reçu de Leconte de Lisle en héritage l’art rigide et hiératique, il est pourtant populaire parmi cette jeunesse agressive[28]. Remy de Gourmont met très haut son sonnet sur La Belle Viole[29] Laurent Tailhade le proclame un artiste « droit et superbe[30] ». Cela ne l’empêche pas de défendre contre eux l’art des vers ; mais il discute sans morgue, sans raideur[31]. Poète de la lumière vive, il tâche de distinguer quelque chose dans cette brume de la pensée. De Bretagne il écrit, le 21 octobre 1873, à un ami : « ne croyez pas un mot de ce que Mallarmé a pu vous dire de Douarnenez ; c’est un esprit trop exquis pour savoir jouir de la vie et de la nature[32] ». Il ne fait pas aux symbolistes des concessions de doctrine, mais il leur réserve un bon accueil à ses samedis ; il s’intéresse à leurs tentatives ; il ne demande qu’à admirer. Il reconnaît même que quelques-uns ont du talent, notamment, dit-il à Huret, « Henri de Régnier… ; il me paraît avoir de magnifiques dons de poète, qui seront visibles pour tout le monde le jour où il se débarrassera des langes du symbolisme[33] ».


  1. Impressions, p. 98-101.
  2. Poizat, Le Symbolisme, p. 40-41 ; Souza, in H. Bremond, Poésie pure, p. 211.
  3. A. Boschot, Chez nos Poètes, p. 80.
  4. Bremond, Poésie pure, p. 87 ; cf. Gourmont, Promenades, II, 57.
  5. Francis Jammes, Mémoires, II, 56-57 ; L. Tailhade, Les Commérages, p. 289 ; Faguet, R. D. D.-M., 15 janvier 1913, p. 399.
  6. Cf. Émile Male, à l’Académie, 28 juin 1928.
  7. Marcel Coulon, Témoignages, III, 317-318 ; Charles Morice, dans Huret, Enquête, p. 89.
  8. Cf. Ch. Maurras, Barbarie et Poésie, p. 228.
  9. G. Bonneau, Albert Samain, poète symbolique, p. 112.
  10. Contes en prose, p. 70.
  11. Tombeau de Louis Ménard, p. 183 ; cf. Berthelot, Louis Ménard, p. 30-31.
  12. R. de Gourmont, Promenades, V, 54.
  13. Derieux, Mercure de France, 16 janvier 1912, p. 240 ; Noulet, Dierx, p. 209, 211-213.
  14. Revue Bleue, 4 avril 1891, p. 423 ; cf. Gustave Kahn, Un précurseur : Léon Dierx, dans Les Nouvelles Littéraires du 13 avril 1929.
  15. Poésies Posthumes, p. 5-6 et 3.
  16. Amori et Dolori Sacrum, p. 239-240.
  17. Léon Vanoz, Revue Bleue du 23 mai 1903, p. 671 ; G. Brunet, Mercure de France, 15 juin 1923, p. 577.
  18. Enquête, p. 320.
  19. Le Temps du 19 octobre 1898.
  20. Léon Vanier, Les Premières armes du Symbolisme, p. 43-44.
  21. Cf. Monval, Correspondant du 25 novembre 1925, p. 586. — E. Raynaud, III, 115 sqq.
  22. Impressions, p. 164.
  23. Laurent-Tailhade, Quelques Fantômes, p. 17-19 ; Clément Vautel et G. de la Fouchardière ont imaginé une parodie plus violente des Symbolistes dans Monsieur Mésigue, p. 121.
  24. Goncourt, Journal, VIII, 257.
  25. Bergerat, Souvenirs, II, 167.
  26. Monval, Correspondant du 25 août 1925, p. 529, 530.
  27. C.-H. Hirsch, Mercure de France, Ier juillet 1925, p. 213.
  28. Verlaine, V, 468.
  29. Promenades littéraires, II, 60.
  30. Dans Le Temps du 13 octobre 1898.
  31. Retté, Le Symbolisme, p. 176.
  32. Ibrovac, p. 235.
  33. Enquête, p. 308-309 ; cf. Verhaeren, Impressions, III, 106-107 ; Henri de Régnier, Proses datées, p. 10-11.