Histoire du Parnasse/Armand Silvestre

Éditions "Spes" (p. 86-92).

CHAPITRE II
Armand Silvestre

Du reste, à quoi bon des hypothèses ? Ne tenons compte que des faits. Le fait est que seuls Silvestre et Glatigny peuvent se réclamer de lui. Le premier a avoué, célébré cette influence, mais cela ne suffit pas, car il faut se défier du témoignage de Silvestre : il est capable d’affirmer qu’il n’a jamais mis les pieds chez V. Hugo, qu’il n’a pas assisté à la veillée nocturne près du corps du Poète, puis, à douze pages de distance, il raconte qu’il l’a veillé jusqu’à l’aube[1].

Son excuse, c’est qu’il est avant tout homme d’imagination, poète par la naissance, en proie au démon de la poésie[2] ; écrivant des vers comme d’autres respirent, et pourtant dominant cette fougue, l’astreignant à une discipline raisonnée, cherchant jusque chez les classiques le secret de la poésie, le trouvant chez Racine, goûtant « le charme limpide du vers Racinien, cette sérénité douce des mots qui semblent emportés par une onde[3] » ; puis, demandant à Émile Deschamps les procédés du vers moderne, apprenant de lui « le catéchisme de l’art », frappé par cette formule du vieux romantique : « la forme n’est rien, mais rien n’est sans la forme[4] ». À cette école, il avait appris encore « que la rime était la règle suprême de notre poésie…, que la rime n’était jamais assez riche…, qu’il fallait être, en art, bon ouvrier avant tout[5] ». Il avait ensuite trouvé, chez Gautier, cet idéal réalisé. Il savait par cœur les Émaux et Camées : dans son voyage en Russie, visitant au château de Peterhof la grande salle de gala toute blanche, il entend aussitôt la Symphonie en blanc majeur chanter à son oreille[6].

Ces différentes « caravanes » l’amènent jusqu’à Banville, d’abord son maître, puis vite son ami : c’est Banville qui trace du bel Armand le portrait le plus flatté que nous en ayons[7] ; à charge de revanche : Silvestre recrute pour l’École de Banville[8]. Il prône l’enseignement du maître, et surtout son manuel de versification : « Th. de Banville sentait si bien quelle légion de disciples se levait dans son ombre, que, pour eux, il daigna écrire un livre de leçons, cet admirable petit traité de poésie française, hors lequel, pour les poètes à venir, il ne sera pas de salut ». Ce livre ainsi prôné ne vaut pas encore l’enseignement oral du maître ! « Il nous a donné à tous un peu de son âme, et c’est de ce souffle que s’est animé tout ce que nous avons fait de bien[9] ». Cette admiration est mutuelle : Silvestre chante dans Le Soir la gloire des Idylles Prussiennes, et Banville célèbre dans Le National la poésie exquise des Rimes neuves et vieilles[10]. Il y a entre eux affinité élective, « et c’est pourquoi notre maître commun, vénéré et bien-aimé, dit Mendès (après la mort de Leconte de Lisle), Théodore de Banville me dit un jour que de tous ses disciples, celui qui était le plus proche du cœur de son esprit, c’était Armand Silvestre[11] ».

Comme son maître, Silvestre est un poète précoce : ses premiers vers sont commencés « derrière un pupitre d’écolier », et annoncés au Parnasse par Sully-Prudhomme : « il paraît, dit-il à Verlaine, qu’un élève de l’École Polytechnique vient de faire de très beaux vers[12] ». Très vite sa marque personnelle se révèle : il est cocardier et anticlérical[13] ; surtout il est sensuel, peintre sensuel, à un point extraordinaire, et qui choque Fromentin : après lui avoir promis, de confiance, une préface pour son premier recueil, Rimes neuves et vieilles, l’auteur de Dominique lit ces sonnets en manuscrit, et renonce à recommander le livre, « les pièces lui paraissant d’une sensualité excessive[14] ». G. Sand, qui a la manche large, et qui aime en Silvestre ce genre de talent, écrit la préface[15]. Mendès, qui a la manche plus large encore, cite avec éloge la théorie de G. Sand sur la passion chamelle et l’ascension spirituelle dans les poésies de Silvestre ; il conclut : « voilà qui est justement et admirablement dit. L’amour effréné pour la beauté physique, mêlé de rancœurs et d’angoisses, et d’élancements peut-être involontaires vers un autre idéal, c’est là toute l’œuvre d’Armand Silvestre[16] ». Mendès est très indulgent. On n’a pas besoin d’être un moraliste morose pour se détourner d’une poésie que l’auteur lui-même définit ainsi : ses vers ne sont pas des abeilles,


Ce sont les cantharides vertes.


Il pense donc qu’il n’aura pas perdu son temps, ni son effort poétique,


S’ils sont le fouet qui tourmente
La chair inhabile au plaisir ;
Si l’amant les dit à l’amante
Pour aiguillonner son désir[17].


Dans le domaine des arts plastiques, à quoi cela correspond-il ? Aux éventails du marquis de Priola, ou aux cartes postales spéciales. Ces vers restent infectés de sensualité, même quand l’auteur fait effort vers la pureté : son Immaculata Virgo est un mélange désagréable, répugnant, de mysticisme, de paganisme et d’érotisme[18]. Sa punition, c’est qu’il ne retrouve plus sa force quand il veut écrire des « rimes viriles » sur la patrie guerroyante et vaincue[19]. C’est le châtiment des talents galvaudés de ne plus pouvoir se relever jusqu’à la vertu artistique. Il faut qu’il remonte jusqu’à sa jeunesse pour retrouver la fraîcheur de son inspiration. C’est ainsi qu’il écrit pour Mme Bartet une trentaine de sonnets : celui-ci notamment se détache en une pureté lumineuse :

La Source


Je sais, dans un repli bleu de mes Pyrénées,
Près du bourg ancestral au toit silencieux,’
Une source qui chante en regardant les cieux,
Et que je vais revoir au déclin des années.

Ma jeunesse, ignorante encor des destinées,
Y redit son chant clair comme au temps des aïeux ;
Ma jeunesse y sourit, dans son regard joyeux,
À d’invisibles fleurs que nul vent n’a fanées.

C’est elle que j’entends sitôt que je vous vois,
Elle qui m’apparaît quand j’entends votre voix ;
Votre voix et vos yeux ont seuls le même charme[20]


Il aurait fait probablement un peu moins de sonnets « païens » et un peu plus de ces poésies où l’on retrouve la pureté artistique de La Source d’Ingres, s’il avait quitté Banville, maître trop indulgent, pour entrer plus vite au Parnasse. Il en a certaines idées ; il en épouse la doctrine, et la formule même très bien : « c’est une belle erreur de croire que la pensée n’a pas sa pratique matérielle, comme la peinture, comme la sculpture… La poésie ne mériterait pas d’être appelée un art sans cela. Qui dit art dit la lutte contre la matière rebelle, le dur travail qui se fait aux, flancs du marbre ou du diamant, dans un corps dur qui résiste. Les mots ne sont pas autre chose[21] ». L’École lui fait bon accueil. Heredia est amical ; Silvestre lui adresse un sonnet à la manière de… Heredia, et trouve même que leurs talents sont frères :


Mêlant de nos esprits la jumelle clarté[22].


Pourtant il ne figure pas au premier Parnasse, mais au second[23]. Il a bien attrapé le genre de l’École ; il y a dans un de ses envois, La Gloire du Souvenir, de beaux vers, très parnassiens :


Sidérale blancheur du front pur qui vers moi
Pencha du firmament la lumière sacrée,
Vision tout entière en mon cœur demeurée,
L’impérissable orgueil de mon cœur vient de toi.


La pièce ne manque ni de souffle, ni de puissante beauté, dédiée à l’amie qui l’a quitté ; rupture dont il saigne encore, pour expier sa faute :


Dans ma poitrine ouverte, argile sacrilège,
J’avais senti passer l’âme errante des Cieux,
Portant comme un parfum jusqu’à tes pieds de neige
L’immense amour qui fait l’azur silencieux,

Qui fait la Mer pensive, et tristes les Étoiles,
Dans l’air vibrant du soir que bat son aile en feu,
Qui fait la Nuit sacrée, et sème ses longs voiles
D’astres brûlants tombés des paupières d’un Dieu !


Mais il y a ensuite six sonnets païens, d’inspiration sensuelle. À force de vivre charnellement, et d’écrire des vers charnels, Silvestre perd le sens de la mesure, de la modération, du goût. Il dépasse la note juste ; il cherche la force dans l’outrance. Ainsi, dans son sonnet final, « Souvenir des Girondins », il exagère leur grandeur et, par comparaison, notre petitesse ; il est né, dit-il,


Du corps de ces lions un peuple de fourmis,
Et nous n’osons nommer nos pères endormis,
Plus près d’être des dieux que nous d’être des hommes.

Et nous traînons si bas leur souvenir puissant,
Qu’à nous le voir porter on ne sait si nous sommes
Les vers de leurs tombeaux ou les fils de leur sang.


Ce commencement de décadence s’accentue dans le Parnasse de 1876 ; au lieu de progresser, il recule : ses six « fantaisies célestes » sont toutes reproduites dans La Chanson des Heures, avec quelques corrections insignifiantes. Le Vœu est réussi, surtout si on coupe la pièce à la fin de l’avant-demière strophe, la dernière étant manquée : l’amant demande à l’aimée : — Que veux-tu ? — Elle lui montre une étoile. Il reste muet :


Alors, de sa plus tendre voix :
— L’ombre en alanguissait le charme —
« Ami, l’étoile que tu vois
Là-haut, c’est ma première larme. »


C’est joli, précieux. Mais le reste ! Au couchant est quelconque. Lever d’étoiles est prétentieux et manqué, comme La Danse. La Voie lactée est un vrai contresens scientifique sur ce qu’il appelle la « mer lactée ». Quant au Réveil on en cherche vainement le sens. L’auteur qui, en prose, est rabelaisien, a bien tort de se livrer, en vers, à des « fantaisies célestes » ; quand il marche sur les nues, il rappelle le Satyre de V. Hugo :


Le gros Faune crevait l’azur à chaque pas.


Il reconnaît qu’il est entré trop tard au Parnasse ; il en est sorti trop tôt[24]. Le sonnet que lui offre Verlaine explique son exode :


Vos livres ! où l’amour qu’il faut, jamais transi,
Toujours sincère, éclate en vives splendeurs franches,
Puis, où le mâle au fond qu’on est prend ses revanches[25].


Il les prend surtout dans les contes qu’il apporte au Gil-Blas, et qui effarouchent la pudeur de ce journal. Afin de gagner chaque année les cent mille francs qui lui sont nécessaires pour entretenir quelques intrigues simultanées, il accumule les histoires grasses[26]. Ses amis lui reprochent de gâcher sa carrière au Ministère des Finances[27]. Ils ne pensent pas que, chose plus grave, il perd son mérite de poète. Ses contes sont scatologiques, dit Jules Lemaître[28]. Laurent Tailhade, dégoûté, lui reproche de « mener aux latrines la Muse de Tibulle et d’Horace[29] ». Silvestre s’aperçoit à la fin qu’il a usé son talent : devant quelques amis, il dit, dans un moment de clairvoyance : « j’ai rêvé, dans ma jeunesse, d’être un Alfred de Musset. À présent, je ne suis pas bien certain d’être même un Paul de Kock[30] ». Il se tue lentement. Laurent Tailhade qui a été présenté par lui aux parnassiens, et qui assiste à leur Dîner de l’Homme qui bêche, voit au dessert son ami devenir silencieux, dodeliner de la tête, et s’endormir, « le nez dans son assiette, flappi[31] ». Quelques parnassiens lui restent indulgents. Mendès, dans La Maison de la Vieille, en fait, sous le nom de Fernand Sylvain, un éloge dithyrambique, sans une réserve ; mais c’est bien fâcheux pour Silvestre de voir son éloge traîner dans un pareil pamphlet[32]. Elle est bien compromettante encore, l’indulgence que Mendès témoigne dans son Rapport, « à ces contes excessifs, — allons, eh bien, — oui, crépitants[33] ». Mendès absout Silvestre, au nom de qui, ou de quoi ? Matalobos se portant garant pour Zafari ! Heureusement pour l’auteur des sonnets païens, il est protégé devant la postérité par deux répondants sérieux : Frédéric Plessis l’admire à plein cœur. Heredia, qui est très bon, dédie, dans le Parnasse de 1876, La Vie des Morts à « Armand S. » ; il reproduit la pièce dans Les Trophées, en hommage « au poète Armand Silvestre » ; c’est brave, car Leconte de Lisle vit encore, et ne plaisante pas sur le respect que le talent se doit à lui-même ; il est écœuré par ces chroniques « flatueuses » ; il définit Silvestre : un poète pétulant[34]. Dans l’entourage du Maître on trouve fâcheux qu’un poète gagne de soixante-dix à quatre-vingt mille francs par an à faire de la copie indécente. Villiers de l’Isle-Adam ne le désigne plus que par une périphrase : l’Homère du pet. Armand Silvestre s’aperçoit peu à peu qu’il devient gênant dans le salon de Leconte de Lisle ; gêné lui-même, il disparaît. À un ami qui lui demande pourquoi on ne l’y voit plus, il répond, avec une certaine noblesse : « j’ai quitté la voie[35] ».

Il lui reste le salon de Théodore de Banville, forcément indulgent, puisqu’il est lui aussi chroniqueur au Gil-Blas. Plus tard, Silvestre pleurera Banville comme son maître, comme son père[36]. Malheureusement pour tous les deux, c’était un père bien faible, un maître trop indulgent. Glatigny en fait lui aussi la dangereuse expérience.


  1. Portraits et Souvenirs, p. 329.
  2. Bergerat, Souvenirs, II, 35.
  3. Portraits, p. 113-114.
  4. Portraits, p. 126 ; cf. H. Girard, Un Bourgeois dilettante, p. 502.
  5. Portraits, p. 155.
  6. La Russie, p. 63-64.
  7. La Lanterne magique, p. 372-373.
  8. L. Tailhade, Quelques fantômes, p. 151.
  9. Portraits, p. 78.
  10. Odes funambulesques, p. 337.
  11. Rapport, p. 132.
  12. Portraits, p. 112 ; Verlaine, V, 315.
  13. Portraits, p. 342 et suiv. ; 314, 316, 318 ; La Chanson des Heures, p. 7.
  14. Brisson, Le Temps du 23 octobre 1897.
  15. Mme Adam, Mes Sentiments, p. 416.
  16. La Légende du Parnasse, p. 298.
  17. La Chanson des Heures, p. 117-118 ; cf. p. 154-155.
  18. La Chanson des Heures, p. 38-39.
  19. Ibid., p. 23.
  20. Adolphe Brisson, Le Temps du 23 octobre 1897.
  21. Portraits, p. 126.
  22. La Chanson des Heures, p. 185.
  23. Il a dû être évincé du premier par quelque rancune ; cf. Laurent Tailhade, Quelques fantômes, p. 170.
  24. Portraits, p. 121.
  25. Verlaine, Œuvres, III, 105.
  26. Laurent Tailhade, Quelques fantômes, p. 150-151, 153.
  27. Brisson, Le Temps du 23 octobre 1897.
  28. Revue Bleue du 7 février 1885.
  29. Les Commérages de Tybalt, p. 242.
  30. Id., ibid., p. 189.
  31. Id., ibid., p. 151-153.
  32. La Maison de la Vieille, p. 355.
  33. Rapport, p. 134-135.
  34. Welschinger, Débats du 16 août 1910.
  35. Calmettes, p. 280, 281 ; Portraits, p. 282.
  36. Portraits, p. 76, 80.