depuis l’an de n. seigneur 1640 jusqu’à l’an 1641, au départ des vaisseaux de canada en france.


La main du Tout-Puissant qui se découvre ici tous les jours en ses ouvrages voulut, l’an quarantième de ce siècle, se donner singulièrement à connaître par celui du Montréal dont elle forma les desseins dans l’esprit de plusieurs d’une manière qui faisait dans le même temps voir au Dieu une bonté très grande pour ce pays, auquel elle voulut lors donner ce poste comme le bouclier et le boulevard de sa défense, une sagesse non pareille pour la réussite de ce qu’elle y voulut entreprendre n’admettant rien de ce que la prudence la plus politique eut pu requérir ; une puissance prodigieusement surprenante pour l’exécution de cette affaire, faisant de merveilleuses choses en sa considération ; tous les habitants de la Nouvelle-France savent assez combien il leur a valu d’avoir ce lieu avancé vers leurs ennemis pour les arrêter et retenir dans leurs considérables descentes. Ils n’ignorent pas que très-souvent, cette isle a servi de digue aux Iroquois pour arrêter leur furie et leur impétuosité ; se dégoûtant de passer plus outre, lorsqu’ils se voyaient si vigoureusement reçus dans les attaques qu’ils y faisaient, et la suite de cette histoire fera tellement toucher au doigt combien le Canada lui est obligé de sa conservation, que ceux qui sauront par leurs propres expériences la sincérité et vérité de ce discours, béniront en le lisant mille fois le ciel d’avoir été assez bon pour prendre et concevoir le dessein d’un ouvrage qui lui est si avantageux ; que si la bonté de Dieu a paru visiblement en cette entreprise, sa sagesse et toute puissance n’y ont pas brillé avec moins d’éclat, étant vray qu’il est impossible de repasser dans son esprit toutes les choses qui se liront dans l’année, dont nous parlons sur le sujet de Montréal sans admirer partout ces perfections diverses qui concouraient tellement l’une avec l’autre au dessein duquel nous traitons, qu’il paraissait clairement que cet ouvrage n’appartenait pas aux hommes mais seulement à la sagesse de Dieu et à son pouvoir infini mus par sa seule bonté, à en agir de la sorte ; mais voyons un peu comme ces deux attributs divins de la sagesse et de la puissance s’assistèrent l’un à l’autre afin d’enfanter et de mettre au monde cet ouvrage. La Providence de Dieu voulant rendre cette isle assez forte pour être la frontière du pays, et voulant du reste la rendre assez peuplée pour y faire retentir les louanges de son créateur, lequel y avait été jusqu’alors inconnu, il fallait qu’elle jetta les yeux sur plusieurs personnes puissantes et pieuses afin d’en faire une compagnie qui entreprit la chose car la dépense devait en être grande, elle eut été excessive si plusieurs personnes puissantes et de qualité, ne se fussent réunies pour cet effet, et l’union n’aurait pas longtemps duré si elle n’avait été entre des personnes pieuses détachées du siècle et entièrement dans les intérêts de Notre Seigneur, d’autant que cette association se devant faire sans espoir de profit et en ayant encore même aujourd’huy fort peu à espérer d’ici plusieurs années en ce lieu, elle se serait bientôt détruite si elle avait été intéressée quand elle n’aurait eu que ce seul chagrin d’être obligée de toujours mettre sans espérance de ne rien mettre d’un très-longtemps : de plus, il fallait que la providence divine disposant quelque illustre commandant pour ce lieu, lequel fut homme de cœur, vigoureux, d’expérience, et sans autres intérêts que ceux de l’éternité. Outre cela, il fallait que la même providence choisit une personne pareillement dégagée pour y avoir soin des pauvres, malades et blessés en attendant que le monde se multipliant, elle procura à cette isle l’assistance d’un hôpital pour seconder ou tenir la place de cette personne, sur quoi il est à remarquer qu’il était de besoin que ce fut quelque fille où femme à cause que les personnes de ce sexe sont propres à plusieurs choses qui ne se font pas communément si bien par ceux d’un sexe différent dans un lieu où il n’y en a point. Mais à dire le vrai, il fallait que ce fut une personne toute de grâce pour venir dans ce pays sy éloigné, sy sauvage et sy incommode, et il était nécessaire qu’elle fut extrêmement protégée de la main du Tout-Puissant pour conserver toujours le trésor de sa pureté sans aucun larcin où véritable où faussement présumé, venant parmis les gens de guerre. La providence a miraculeusement opéré toutes ces choses comme nous verrons dans la suite de cette histoire qui nous fera admirer également la sagesse de Dieu et son pouvoir, mais avant de parler de cet illustre commandant et de cette personne choisie pour les malades et blessés, revenons à l’érection de notre sainte compagnie, aussi bien n’oserions nous rien dire présentement de ces deux personnes que le ciel a élues parce que la main de Dieu qui travaille fortement chez elle, veut le faire comme en cachette ; ces deux ouvrages si nécessaires sans que nos associés en aient aucune connaissance jusqu’à l’an prochain afin qu’ils la reçoient alors comme une gratification purement céleste : sur donc voyons naître cette belle association et prendre son origine dans la ville de Laflèche par le moyen d’une relation de la nouvelle France, qui parlait fortement de l’Isle de Montréal comme étant le lieu le plus propre du pays afin d’y établir une mission et recevoir les sauvages, laquelle relation vint heureusement entre les mains de M. de la Doversière, personne de piété éminente qui fut d’abord beaucoup touché en la lisant, et qui le fut encore bien davantage quelque temps après, Dieu luy ayant donné une représentation si naïve de ce lieu qu’il le décrivait à tous d’une façon laquelle ne laissait point de doutes qu’il n’y eut bien de l’extraordinaire là dedans, car les guerres avaient laissé si peu de moyens pour le bien connaître, qu’à peine en pourrait-on donner une grossière idée, mais lui le dépeignait de toutes parts, non-seulement quant aux castes et partie extérieure de l’Isle, mais encore il en dépeignait le dedans avec la même facilité, il en disait la beauté et bonté et largeur dans ses différents endroits ; enfin il discourait si bien du tout qu’allant un jour parler au Révérend Père Chauveau ou Chameveau, Recteur du Collège de la Flèche qui le connaissait, et lui disant que Dieu lui avait fait connaître cette Isle la lui représentant comme l’ouvrage à laquelle il devait donner ses travaux afin de contribuer à la conversion des sauvages, par le moyen d’une belle colonie Française qui leur pouvait faire sucer un lait moins barbare ; cependant il vit ce qu’il devait faire et s’il croyait que cela fut de Dieu oui ou non, alors ce père éclairé du ciel, convaincu parce qu’il entendait de sa bouche lui dit : « N’en doutez pas M. employez-vous y tout de bon. » Etant revenu des Jésuites, incontinent il dit tout ce qui s’était passé à M. le baron de Fauquant, gentilhomme fort riche qui était depuis peu venu demeurer chez luy, comme dans une école de piété, afin d’apprendre à bien servir N. Seigneur, Dieu l’ayant voulu conduire tout exprès sous ce pieux prétexte en la maison de son serviteur afin qu’il se trouva là à propos pour commencer le travail de cette nouvelle vigne, sur quoi il est à remarquer que ce pieux baron ayant vu la même relation que M. de la Doversière en avait été tellement touché qu’il ne lui eut pas plus tard fait connaître à quoi l’avait destiné le bon père Chauveau, qu’aussitôt il s’offrit à lui afin de s’associer pour le même dessein ; ces deux serviteurs du Tout-Puissant étant ainsi unis, ils prirent résolution d’aller de compagnie à Paris, afin de former quelque saint parti qui voulut contribuer à cette entreprise ; y étant arrivé, M. de la Doversière alla dans un hôtel où N. Seigneur conduisit feu M. Hollie, ces deux serviteurs de J. Christ en se rendant dans ce palais furent soudain éclairés d’un rayon céleste et tout à fait extraordinaire, d’abord ils se saluèrent, ils s’embrassèrent, ils se connurent jusqu’au fond du cœur, comme St. François et St. Dominique, sans se parler, sans que personne leur en dit mot et sans que jamais ils se fussent vus. Après ces tendres embrassements, ces deux serviteurs de notre maître céleste, M. Olier dit à feu M. de la Doversière : « Je sais votre dessein, je vas le recommander à Dieu au saint autel. » Cela dit, il le quitta et alla dire la sainte messe que M. de la Doversière alla entendre, le tout avec une dévotion difficile à exprimer quand les esprits ne sont pas embrasés du même feu qui consumait ces grands hommes ; l’action de grâce faite, M. Holie donna cent pistoles à M. de la Doversière, lui disant : « Tenez voilà pour commencer l’ouvrage de Dieu. » Ces cent louis ont été le premier argent qui ait été donné pour cet œuvre, prémices qui ont eu la bénédiction que nous voyons, sur quoy il est bien à remarquer que Dieu ayant le dessein de donner dans un certain temps pour lors connu à lui seul toute cette Isle au Séminaire de St. Sulpice, il en souhaita toucher le premier argent par les mains de son très-digne fondateur et premier supérieur, afin de la lui engager en quelque façon et lui donner des assurances qu’il s’y voulait faire servir un jour par ses enfants ; après cela, ils ne doivent pas craindre au milieu des tempêtes, ils n’en seront pas abattus puisque Dieu est leur soutien ; et que pour le paiement de toutes les grâces qu’il a voulu verser sur cet ouvrage par leur moyen, il en a voulu recevoir les autres par des mains qui lui étaient aussy agréables que celle de feu M. Hollie ; mais reprenons le fil de notre histoire et faisons revenir M. de la Doversière trouver son cher baron de Fauquand et exprimons si nous pouvons, la joie avec laquelle il lui dit ce que nous venons de rapporter au sujet de M. Holié ; exprimons si nous pouvons l’allégresse de cet illustre baron en voyant une telle merveille, ensuite voyons ces trois premiers associés dans leur première entrevue, et exprimons si nous pouvons leurs tendres embrassades mélangées de larmes et soupirs. Après disons que Dieu donne bien parfois de la joie à ses serviteurs, disons que chez les grands de ce monde rien ne se trouve de pareille, disons enfin que le lien amoureux formé par le St. Esprit entre ces trois associés ne se rompera pas aisément, qu’il sera fort, pour amener de puissants secours et faire entreprendre des merveilles dans l’Isle de Montréal ; mais voyons un peu comme Dieu les conduit pour la réussite de ce dessein ; il fallait avant toutes choses qu’ils se rendissent les maîtres du lieu que la providence les faisait envisager, mais pour y parvenir, il était nécessaire auparavant, de traiter avec M. de Lauzon[1] auquel cette terre avait été donnée, c’est ce dont s’acquitta quelques mois après avec beaucoup de vigilance et de soin le sieur de la Doversière, qui ne négligeait aucune chose à l’égard de cette affaire que le ciel lui avait commise ; pour cela, il s’adressa au R. P. Charles Lallemand, qui fut si convaincu après l’avoir ouï que ce dessein était de Dieu qu’il se résolut de demander la permission d’aller avec lui trouver M. de Lauson dans le Lionnais, où il était alors, afin de mieux négocier la chose ; zèle à qui Dieu donna une telle bénédiction que le traité de cette Isle se fit et se passa dans la ville de Vienne peu de temps après, ce qui fut au mois d’août du même 1640[2] ; cela donna un grand contentement aux nouveaux associés lesquels pour une marque de leur extraordinaire confiance en Dieu avaient dès le printemps avant l’accomplissement de cette affaire envoyé au R. P. Lejeune, lors recteur de Kébecq, vingt tonneaux de denrée outils et autres choses, afin qu’il prit la peine de leur les faire conserver pour l’an suivant : M. de la Doversière était retourné de Viennois, après cette heureuse négociation, on commença lors de travailler tout de bon à chercher les moyens de faire un grand embarquement pour l’an 1641, mais si pour résister en ce lieu aux incursions des sauvages, on avait besoin de gens soldats et résolus, on avait encore plus besoin d’un digne chef pour les commander, ce que représentant quelque temps après M. de la Doversière au P. Charles Lallemand, ce bon père lui dit : « Je sais un brave gentilhomme Champenois nommé M. de Maison-Neufve, (Paul des Chaumedy sieur des Maison-Neufve) qui a telle et telle qualité lequel serait possible bien votre fait et commission. » Il vit que M. de la Doversière désirait de le connaître, il lui dit son auberge afin qu’il pût le voir sans faire semblant de rien, ce qu’il fit fort adroitement et sans qu’on s’aperçût des desseins qu’il avait ; parce-qu’il alla tout simplement loger dans cette auberge comme s’il n’eut eu d’autre envie que d’y prendre ses repas, et parla ensuite publiquement de l’affaire de Montréal qui était sur le tapis, afin de voir si cela ne lui donnait point lieu d’entrer en quelque conversation sur ce fait avec M. de la Maison-Neufve, ce qui lui réussit fort bien, car M. de la Maison-Neufve ne se contenta pas dans la conversation de l’interroger plus que tous les autres ensemble sur le dessein proposé, mais outre cela, il le vint par après trouver dans le particulier, afin de lui dire qu’il serait bien aise pour éviter les débauches de s’éloigner et que s’il pouvait servir à son dessein, il s’y offrait volontiers, qu’il avait telle et telle qualité, qu’au reste il était sans intérêt et avait assez de biens pour son peu d’ambition, qu’il emploierait sa vie et sa bourse pour cette belle entreprise sans vouloir autre chose que l’honneur de servir Dieu et le roy son maître, dans l’état et profession des armes qu’il avait toujours portées. M. de la Doversière l’entendant parler d’un langage si chrétien et résolu en fut tout charmé. Il le reçut comme un présent de la providence divine laquelle voulait accomplir son œuvre et l’offrait pour cette effet à la compagnie naissante du Montréal, aussy était-ce un homme digne de sa main, il était aisé à voir qu’il en venait et était propre à réunir les desseins qu’il avait sur cette compagnie à l’égard de cette Isle, elle luy avait fait commencer le métier de la guerre dans la Hollande dès l’âge de treize ans afin de lui donner plus d’expérience, elle avait eu le soin de conserver son cœur dans la pureté au milieu de ces pays hérétiques et des libertins qui s’y rencontrent, afin de le trouver par après digne d’être le soutien de sa foi et de sa religion ou ce nouvel établissement, elle le tint toujours dans une telle crainte des redoutables jugements derniers que pour n’être pas obligé d’aller dans la compagnie des méchants se dévertir, il apprit à pincer du luth, afin de passer son temps seul lorsqu’il ne se trouverait pas d’autres camarades, quand le temps fut venu auquel elle voulait l’occuper à son ouvrage, elle augmente tellement en lui cette appréhension de la divine justice que pour éviter ce monde perverti qu’il connaissait, il désira d’aller servir son Dieu dans sa profession dans quelques pays fort étrangers. Un jour, roulant ces pensées dans son esprit elle lui mit en main chez un avocat de ses amis une relation de ce pays dans laquelle il était parlé du père Ch. Lallemand, depuis quelque temps revenu du Canada ; la-dessus il pensa à part sai que peut être dans la nouvelle France, il y avait quelques employs ou il pourrait s’occuper selon Dieu et son état parfaitement retiré du monde, pour cela, il s’avisa d’aller voir le père Ch. Lallemant auquel il découvrit l’intime de son âme ; le père jugeant que ce gentilhomme était le véritable fait des messieurs du Montréal, il le proposa à M. de la Doversière lorsqu’il en parla comme nous l’avons dit ci dessous, ce qui réussit à son extrême joie ainsi que nous l’avons déjà remarqué et ce qui causa des contentements indicibles à tous messieurs les associés particulièrement lorsqu’ils apprirent les avantageuses qualités qui brillaient dans ce commandant que la providence leur donnait en ce pressant besoin ; il est vrai que la joie qu’ils en conçurent s’augmenta encore beaucoup quand ils le connurent plus à fond ; quoique ce qu’ils remarquaient dans sa personne ne fut qu’un bien léger rayon de ce qu’il a fait paraître ici en lui ; on a vu en sa personne un détachement universel et non pareil, un cœur exempt d’autres appréhensions que celles de son Dieu, et une prudence admirable, mais entre autres choses, on a vu en lui une générosité sans example à récompenser les bonnes actions de ses soldats, plusieurs fois pour leur donner des vivres, il en a manqué lui-même, leur distribuant jusqu’aux mets de sa propre table ; il n’épargnait rien pour faire gagner quelque chose quand les sauvages venait en ce lieu ; même je sais qu’une fois remarquant une extraordinaire tristesse dans un bon garçon qui avait fait voir plusieurs fois son cœur contre les ennemis, il l’interrogea, et sachant que c’était parceque il n’avait rien de quoi traiter avec les Outaouas, lesquels étaient lors ici, il lui fit venir en sa chambre, et comme il était tailleur de profession, il lui fit couper jusqu’aux rideaux de son lit pour les mettre en capots afin de les leur vendre et ainsi il le rendit content ; sur quoi il est bon de savoir qu’il ne faisait pas les choses pour en tirer aucun bien, mais par une pure et cordiale générosité laquelle le rendit digne de louanges et d’amour, ce que n’ont pas moins mérité plusieurs autres qui ne sont pas moins dépouillés que lui de ce qu’ils avaient, d’autant que tout ce qu’ils ont fait n’a été que par la cupidité d’un profitable négoce, qui cherche partout l’utile et le souverain de tous les biens.

Ce brave et incomparable gentilhomme rencontré, les associés ne songent plus qu’à de l’argent et à s’assurer de bons hommes afin de faire une belle et considérable dépense pour Dieu et l’honneur de la France en leur première levée de boucliers, qu’ils résolurent de commencer au premier départ des navires pour le Canada, qui était au printemps suivant qui était celui de 1641.

Que s’ils réussirent Dieu les assista bien et il leur en couta bon, surtout à cause des faux frais que le peu d’expérience et la tromperie des hommes fait faire en pareille occurence où il est à remarquer que cet embarquement se monta à vingt cinq mille écus en France et qu’ils n’étaient encore que six personnes qui contribuassent à ce dessein et que partout, il fallait que la grâce fut bien forte puisqu’elle les obligeait à employer tant de biens en faveur d’un ouvrage qu’ils savaient ne leur rien rapporter. Enfin le printemps venu, ils donnèrent les ordres pour rembarquement qu’ils résolurent de faire principalement à Larochelle où messieurs de Fauquant et de la Doversière se rendirent exprès à la prière de leurs confrères, afin d’y assister M. de Maison-Neufve qui y allait après avoir reçu de MM. les associés la commission de venir commander en ce lieu où Sa Majesté leur a donné le pouvoir de commettre des Gouvernements, d’avoir du canon et autres munitions de guerre, ces trois messieurs ne furent pas plus tôt arrivés à Larochelle qu’ils recherchèrent encore de toute part du monde propre à bien soutenir ce poste. Ils ne choisirent pour cette mission que de bons hommes en quoi ils avaient d’autant plus raison qu’ils savaient que ce lieu devait être fort chaud et difficile à défendre par un petit nombre de soldats tel que celui qu’ils pouvaient fournir, vu la cruauté et la multitude des ennemis qu’ils y devaient combattre ; outre cette levée de soldats, ils firent de grandes dépenses pour avoir les denrées, outils et marchandises nécessaires à un établissement de la conséquence de celui-ci ; enfin ils n’épargnèrent rien pour réussir en leur dessein, mais au reste ils avaient besoin d’une chose qu’ils ne pouvaient trouver et que leur bourse ne leur pouvait fournir, c’était une fille ou une femme de vertu assez héroïque et de résolution assez mâle pour venir dans ce pays prendre le soin de toutes ses denrées et marchandises nécessaires à la subsistance de ce monde et pour servir en même temps d’hospitalière aux malades ou blessés ; que si leur argent ne la leur peut octroyer la providence qui les avait assisté jusque-là et qui depuis l’an 1640, les employait fortement à cet ouvrage, avait pris le soin de disposer à leur insu la personne dont ils avaient besoin, l’amenant à point nommé du fond de la Champagne en ce lieu de leur embarquement dans le temps qu’ils s’aperçurent de la grande nécessité qu’ils avaient et de l’impossibilité de la trouver, chose qui est considérable et qui mérite trop d’avoir son récit en cette histoire pour ne pas la rapporter tout au long, commençant par les premiers mouvements de la vocation que ressent cette bonne fille dont est question dans la ville de Langres en l’an 1640, environ la mi-avril par le moyen d’un chanoine de ce lieu là, lequel parlant de la Nouvelle-France avec beaucoup de zèle louer extrêmement Notre Seigneur de ce qu’il s’y voulait maintenant faire servir par l’un et l’autre sexe, ajoutant que depuis peu, une personne de qualité, Mme de la Pelleterie, y avait mené des Ursulines que Mme Deguillon[3] y avait fondé des Hospitalières et qu’enfin il y avait bien des apparences que Dieu y voulait être particulièrement honoré. Ce furent ces paroles qui donnèrent la première impression de ce que ressentit jamais Mlle Manse en faveur de ce pays, c’est le nom de cette fille que la moitié de l’univers avait choisi pour venir travailler dans cette nouvelle vigne ; à mesure qu’elle entendait ce discours, son cœur se laissait tellement surprendre par les mouvements les plus secrets et les plus forts de la grâce qu’ils la ravirent à lui-même entièrement et la fit venir malgré lui en Canada par ses désirs et par ses vues ; lors toute ettonée de se voir en cet état, elle voulut réfléchir sur la faiblesse de sa complexion, sur ses maladies passées, enfin elle se voulut munir de plusieurs raisons pour s’exempter d’obéir à ses divins attraits ; mais tant plus elle retardait, plus elle était inquiétée par la crainte de l’infidélité à ces mouvements célestes. Son pays natal lui était une prison, son cœur était sur des épines, que si elle les voulait découvrir à son directeur pour les arracher elles étaient tellement abondantes et fichées si avant qu’après avoir bien travaillé, il perdait l’espérance d’en venir à bout ; c’est pourquoi ayant invoqué le St. Esprit il lui dit de partir pour Paris le mécredi d’après la Pentecôte ; que là elle s’adressa au père Lallemant qui avait soin des affaires du Canada, que pour la direction de sa conscience elle prit le recteur de la maison des Jésuites qui serait la plus voisine du lieu où elle logerait. Ayant reçu ces conseils, elle vint à Paris pour faire ce que Dieu demandait d’elle, feignant en sa maison de n’y vouloir aller qu’afin d’y voir ses parents. En effet elle vint demeurer chez eux près du noviciat des Jésuites, de là sans perdre beaucoup de temps, elle alla voir le R. P. Lallemant, qui à la deuxième visite l’encouragea grandement, lui dit des merveilles touchant les desseins que Dieu avait sur la Nouvelle-France, et qu’il s’en alla à Lyon pour une affaire de la dernière conséquence qui regardait le Canada ; c’était pour la négociation du Montréal dont nous avons parlé, mais il ne la lui découvrit pas, aussi n’en était-il pas besoin pour lors, dans le même temps, elle vit le père St. Jure, recteur du noviciat des Jésuites, qui lui dit peu de choses, n’approuvant, ni ne désapprouvant rien aussi sur le sujet de sa vocation en ces contrées ; ors comme le père St. Jure était bien occupé, elle fut trois mois ensuite sans lui pouvoir parler, mais enfin ayant fait connaissance avec Mme de Villersavin, cette dame la mena par après un jour voir le père St. Just, qui la retint quand elle s’en voulut aller afin de lui parler en particulier, lorsque madame de Villersavin serait partie ; ce qu’il fit avec beaucoup de force et ouverture de cœur, l’assurant que jamais il n’avait vu autant de marques de la volonté du bon Dieu qu’en sa vocation ; qu’elle ne la devait plus dissimuler comme elle l’avait fait jusqu’alors, que c’était une œuvre de Dieu, qu’elle s’en devait déclarer à ses parents et à tout le monde. Ces paroles dilatèrent tellement son cœur qu’elle ne pouvait l’exprimer ; d’abord qu’elle fut à la maison, elle découvrit tout ce mystère à ses parents, ils voulaient s’y opposer mais en vain ; incontinent après, cela se divulga de toutes parts, et comme en ce temps là, la chose était comme inouïe, cela fit un grand bruit, surtout chez les dames qui prenaient plaisir de faire venir cette demoiselle et de l’interroger sur une vocation si extraordinaire ; la Reine même la voulut voir, comme aussi madame la Princesse, madame la Chancelière et autres ; quand à son particulier, elle ne répondait qu’une seule chose à tous, qu’elle savait bien que Dieu la voulait dans le Canada mais qu’elle ne savait pas pourquoi ; qu’elle s’abandonnait pour tout ce qu’il voudrait faire d’elle aveuglement. L’hiver suivant, un provincial des Récollets, homme d’un grand mérite nommé le père Rupiere,[4] vint à Paris. Or comme elle le connaissait d’abord, elle le visita et lui dit les choses comme elles étaient ; à quoi il répondit, qu’approuvant son dessein et son abandon entre les mains de Dieu ; que cela étant bien, qu’il fallait ainsi qu’elle s’oublia elle-même mais qu’il était bon que d’autres en eussent le soin nécessaire ; c’est ce qui arriva par le ministère de ce saint homme, lequel quelques jours après, lui demanda qu’elle eût à se tenir prête pour aller chez Mme de Bullion, quand on la viendrait quérir ce qui fut l’après-midi ; quand elle fut arrivée, elle trouva son bon père Rapine avec cette pieuse Dame, laquelle prit grand plaisir à l’entretenir, jouissant entièrement avec elle de l’abandon où elle se trouvait au bon plaisir de Dieu, ensuite après avoir beaucoup causé avec elle la congédia la priant de la revenir voir ; à sa quatrième visite elle lui demanda si elle ne voudrait pas prendre le soin d’un hôpital dans le pays où elle allait, parce qu’elle avait l’intention d’en fonder un, avec ce qui serait nécessaire pour sa propre subsistance, que pour cela elle eut été bien aise de savoir qu’elle était la fondation de l’hôpital de Kébecq faite par Mlle d’Aiguillon.[5] Mademoiselle Mance lui avoua que la faiblesse de sa complexion jointe à sa mauvaise santé depuis 17 ou 18 ans ne devaient pas lui permettre de faire grand fond sur sa personne, que cependant elle s’abandonnait entre les mains de Dieu pour l’exécution de ses bons plaisirs, tant à l’égard des pauvres, que de tout ce qu’il lui plairait ; que quand à la fondation l’hôpital de Québec, elle ne savait pas laquelle elle était, mais a qu’elle s’en informerait. Ensuite elle continua toujours ses visites à cette bonne dame, à laquelle elle dit après s’en être soigneusement enquise à quoi se montait la fondation de l’hôpital de Kébecq, cette Dame l’ayant appris, elle donna des témoignages qu’on en devait pas moins attendre de sa libéralité. Enfin après toutes ces visites le printemps arriva auquel il fallait exécuter les desseins de Dieu ; il n’était plus temps de parler, il fallait agir, c’est à quoi notre demoiselle se prépare avec une gaieté et promptitude non pareille ; elle alla pour cet effet prendre congé de sa dame qui lui donna une bourse de 1200 livres en lui disant : « Voici les arrhes de notre bonne volonté en attendant que nous fasions le reste ; ce que nous accomplirons lorsque vous m’aurez écrit du lieu où vous serez et que vous m’aurez mandé l’état de toutes choses. » Après ces paroles elles se séparèrent ; mais cela ne se fit pas sans peine ; surtout à l’égard de cette bonne dame, laquelle avait bien du déplaisir de ne pouvoir pas donner au Canada son corps aussi bien que sa bourse, afin d’y venir prendre part aux premiers hommages qui ont ôté rendu au premier souverain de l’univers. Notre demoiselle ayant quitté madame de Bullion, elle voulut partir le jour suivant pour Paris pour s’embarquer, ses parents voyant que c’était sa résolution, souhaitèrent que ce fut en Normandie afin de la pouvoir accompagner jusque sur les bords de l’océan, mais elle tout au contraire, pour sacrifier et rompre au plus tôt les liens de la chair et du sang, voulut que ce fut à Larochelle, où d’ailleurs elle savait qu’il y avait des prêtres, lesquels passaient en Canada et qu’ainsi elle aurait la messe pendant le voyage ; ce fut là les deux motifs dont Dieu se servit pour faire venir Mlle Mance à ce port afin de l’y faire associer à la compagnie du Montréal par MM. de Fouquant et de la Doversière qui y étaient, ce qui n’eut arrivé si elle eut été par Dieppe comme ses parents le désiraient : cette résolution étant prise, elle partit et surmontant par son courage les fatigues d’un voyage qui d’ailleurs eut été à un corps tel que le sien était alors ; elle arriva au lieu tant désiré de son embarquement où la Providence lui assigna un logis tout proche des Jésuites sans savoir où elle allait ; ce qui lui donna un moyen d’aller saluer aussitôt le feu père Laplace qu’elle avait vu à Paris et qu’elle savait devoir passer la même année dans la Nouvelle-France ; ce père qui la connaissait fut très-heureux de la voir et même il le lui témoigna en lui disant qu’il avait bien eu peur qu’elle n’arriva pas avant le départ des navires. Après ce commencement d’entretien, il lui dit que Dieu faisait de merveilleux préparatifs pour le Canada en ajoutant : « Voyez-vous ce Gentilhomme qui m’a quitté afin que j’eusse la liberté de vous parler ? Il a donné vingt mille livres cette année pour une entreprise qui regarde ce pays-là ; il s’appelle le baron de Fouquand ; il est associé à plusieurs personnes de qualité, lesquelles font de grandes dépenses pour un établissement qu’il veut former dans l’Isle de Montréal qui est en Canada. » Lui ayant fait part de toutes ces bonnes nouvelles, après quelques discours, il lui demanda où elle logeait, et sachant que c’était chez une Huguenotte il la fit mettre ailleurs, non pas qu’elle le demandait, car en ce lieu-là sur la route et partout généralement, Dieu disposait tellement le monde à son égard qu’elle était bien reçue en tous lieux, même à peine voulait-on de son argent, après l’avoir bien traitée, quand elle sortait des hôtelleries, il est vrai qu’il était bien juste que Dieu qui est le maître de tout le monde lui donna la grâce de gagner les cœurs d’un chacun pour la récompense de ce que faible et seule comme elle était, elle osait néanmoins tout entreprendre pour sa gloire, sans l’espérance de son unique soutien. Le lendemain de son arrivée, allant encore aux Jésuites elle rencontra M. de la Doversière qui en sortait, lequel sans l’avoir jamais vue, étant peut-être instruit par le R. P. Laplace, l’aborda, la salua par son nom et ensuite lui parla du dessein de Montréal, de leur société et union et de toutes leurs vues dans cet ouvrage avec une ouverture de cœur admirable ; peu après il lui avoua le besoin d’une personne désintéressée comme elle, qu’ils avaient bien une personne d’engagée pour le dehors et la guerre, mais qu’il leur était nécessaire d’avoir une personne qui eut soin du dedans ; qu’il y servirait assurément beaucoup Dieu, ensuite de ce pourparler il l’alla voir chez elle, la pressa sur ce sujet, mais elle de son côté lui témoigna appréhender cette union disant : « Si je fais cela, j’aurai plus d’appuie sur la créature et j’aurai moins à attendre du côté de la Providence. » À cela il lui répondit : « Vous ne serez pas moins fille de la Providence, car cette année nous avons fait une dépense de 73,000 livres, je ne sais plus où nous prendrons le premier sol pour l’an prochain ; il est vrai que je suis certain que ceci est l’œuvre de Dieu et qu’il le fera, mais comment je n’en sais rien. » Ces dernières paroles gagnant absolument notre demoiselle qui dit : pourvu que le R. P. St. Jure son directeur l’eus agréable ; elle s’unirait à eux encore qu’elle ne fut qu’une pauvre fille faible et malsaine qui de chez soi n’avait que sa petite pension viagère. M. de la Doversière lui dit : « Ne perdez pas de temps, écrivez par cet ordinaire au R. P. St. Just, » elle le fit ; et outre cela, elle demanda la même chose à tous ses amis qui tous aussi bien que lui jugèrent que la main de Dieu était visible là dedans. C’est pourquoi ils lui écrivirent qu’elle ne manqua pas d’accepter l’union qu’on lui proposait, que c’était infailliblement Notre Seigneur qui voulait cette liaison ; aussitôt la nouvelle reçue, elle l’apprit à M. de la Doversière qui en eut une joie non pareille, ainsi que M. de Fauquand et de M. de Maison-Neufve, enfin elle fut reçu par ces trois messieurs au nom de la compagnie du Montréal comme un présent que le ciel lui faisait. Mais afin d’adorer avec plus d’attention la conduite de Dieu (maintenant que la voilà dans cette association, aussi bien que M. de Maison-Neufve qui y avait entré quelque temps auparavant) faisons une petite réflexion sur les ressorts que la sagesse et toute puissance de Dieu, fait jouer ici dedans ; admirons un peu comme la providence divine fit venir M. le Baron de Fouquand chez M. de la Doversière lorsqu’elle lui voulut faire commencer cet ouvrage, afin de lui donner l’honneur d’en être participant au moyen des richesses dont elle l’avait pourvu ; admirons comme cette providence fit rencontrer les messieurs Ollier et de la Doversière dans Paris, et comme elle les éclaira tous deux au même moment sur le même sujet, leur découvrant mutuellement pour ces effets les plus intimes de leur cœur, sans qu’ils se parlassent aucunement, admirons tout ce qu’elle faisait faire d’un côté par ces dignes ouvriers évangéliques de 1640 à 1641, et comme d’une part elle connaissait l’esprit de M. de Maison-Neufve et l’obligea enfin de s’adresser à ce père Charles Lallemand, auquel ces messieurs communiquèrent leur dessein, afin qu’il le lia à eux lorsqu’il en serait temps ; admirons ce qu’elle opéra, à l’égard de mademoiselle Mance dans Langre, dans son voyage de Langre à Paris ; voyons ce qui se passa à son égard à Paris, où même jusqu’à Larochelle où l’union se fit ; voyons enfin comme cette providence traça toutes choses, sans qu’aucuns reçussent des nouvelles les uns des autres et participant à ses desseins secrets ; admirons, mais plus que tout autre chose, comme elle voulut que la plus part des entrepreneurs de cet ouvrage fussent sur la conduite des Révérends pères Jésuites, afin qu’y reconnaissant la volonté de Dieu ils fussent les premiers arcs-boutants de cette entreprise, ce qui était très-considérable pour ne pas dire absolument nécessaire puisque ce dessein n’eut pas plus tôt vu le jour qu’il ait été mis à néant, s’il n’eut pas eu le bonheur d’être favorisé de leur approbation ; louons en tout la providence divine qui s’est montré trop favorable vis à vis de ces ouvrages pour nous permettre d’appréhender que le ciel l’abandonne jamais. Mais revenons à Larochelle où tout se préparait à faire voile, lorsque Mlle de Mance s’avisa fort prudemment de prier M. de la Doversière qu’il lui plut de mettre par écrit le dessein du Montréal et de lui en délivrer des copies qu’elle put les envoyer à toutes les dames qui avaient voulu le voir à Paris, entre autres à madame la Princesse, à madame la Chancelière, à madame de Villersavin, mais surtout à madame de Bullion de qui elle espérait d’avantage ; M. de la Doversière estima que rien ne pouvait être mieux pensé, il dressa le dessein, fit faire des copies qu’il lui mit en mains, ensuite de quoi elle accompagna chaque copie d’une lettre et en fit un paquet séparé, après elle lui remit le tout afin de s’en pouvoir servir selon sa prudence lorsqu’il serait à Paris ; nous verrons cy après l’utilité qu’on recevra de tous ces écrits, mais en attendant, il faut parler de l’embarquement qui se fit de la sorte : M. de Maison-Neufve se mit avec environ 25 hommes dans un vaisseau et Mlle Mance monta dans un autre avec 12 hommes seulement, pour le reste de l’équipage et des hommes du Montréal, ils s’étaient embarqués à Dieppe ; dans le premier navire était un prêtre destiné pour les Ursulines, dans l’autre était le père Laplace, Jésuite ; huit jours après le départ, le vaisseau de Mlle Mance fut séparé de celui de M. Maison-Neufve ; le vaisseau où était Mlle Mance n’expérimenta quasi de la bonasse, celui de M. de Maison-Neufve éprouva de si furieuses tempêtes qu’il fut obligé de relâcher par trois fois, il est vrai que son vaisseau faisait beaucoup d’eau et l’obligeait autant à cela que le mauvais temps, dans ses relâches, il perdit trois ou quatre de ses hommes, entre autres son chirurgien qui lui était le plus nécessaire. Mlle Mance arriva fort heureusement à Kébecq où d’abord elle eut la consolation de savoir que dix hommes qui avaient été envoyés par messieurs de la compagnie du Montréal, cette même année par Dieppe, étaient déjà arrivés et étaient occupés à construire un magasin sur les bords de l’eau, dans un lieu qui avait été donné par M. de Montmagny[6] pour la compagnie du Montréal. D’ailleurs elle fut dans une grande inquiétude au sujet de M. de Maison-Neufve dont elle ne recevait aucune nouvelle et qu’à Kébecq on croyait communément ne pas devoir atteindre cette année là, de quoi quelques-uns surpris pour n’avoir pas eu la conduite de cet ouvrage comme ils le croyaient, ne paraissaient pas du tout fâchés, ils se plaignaient fort du grand pouvoir qui avaient été donné à M. de Maison-Neufve, ce qui donna lieu aux premières attaques dont cette entreprise a été éprouvée ; ces personnes sachant que Mlle Mance était très-nécessaire au dessein, on l’a voulut détourner par toutes les voies possibles ; mais elle avait trop de courage pour y consentir, et au reste Dieu s’étant déjà trop déclaré pour ce lieu, il n’avait garde de souffrir qu’on l’abandonna ; enfin M. de Maison-Neufve arriva à Tadoussac ; il y trouva par hasard un de ses intimes, M. de Courpron, qui était amiral de la flotte du Canada ; il lui dit son désastre pour la perte de son chirurgien ; de Courpron lui offrit le sien en la place, ce chirurgien sachant la chose se présenta gaiement et fit descendre son coffre dans la chaloupe de M. de Maison-Neufve avec lequel tout soudain il alla à Kébecq, où ils arrivèrent le vingtième d’août. Aussitôt que M. de Maison-Neufve y fut, il apprit par Mlle Mance qu’il devait se disposer à être moins bien reçu de certaines personnes qu’il ne se promettait pas, ce qu’il vit bientôt après ; la vive affliction qu’ils ressentirent tous les deux modéra un peu la joie qu’ils avaient l’un et l’autre de se voir, malgré toutes les oppositions et bourrasques de la mer dans ce lieu tant désiré ; mais enfin comme les meilleurs chrétiens sont généralement ceux auxquels Jésus Christ fait ordinairement le plus de part des amertumes de son calice, surtout quand il est question de quelque illustre entre prise pour le ciel, il ne faut pas s’étonner s’il commença de faire avaler quelque portion d’absinthe à ses héroïques entrepreneurs ; pour lors, ils ne lurent pas longtemps ensemble, d’autant qu’il fallut que M. de Maisson-Neufve alla saluer M. de Montmaguy,gouverneur de ce pays, ensuite de quoi il alla voir les Révérends pères Jésuites et les autres personnes de mérite, lesquelles ne pouvaient pas être lors en grand nombre, vu que le pays ne contenait pas plus de cent Européens y renfermant les deux sexes, comme aussi les religieux et religieuses. Or sur le sujet de cette visite, je crois qu’il est à propos de remarquer que ces personnes moins bien intentionnés sur le sujet que nous venons de parler, persuadèrent à M. de Montmaguy qu’il s’opposa à l’établissement du Montréal à cause de la guerre des Iroquois, lui disant que jamais cet ouvrage ne se pouvait soutenir contre leurs incursions, ajoutant que le dessein de cette nouvelle compagnie était si absurde, qu’il ne pouvait pas mieux se nommer que la Folle entreprise, nom qui leur fut donné avec plusieurs autres semblables, afin que la postérité put reconnaître que cette pieuse folie était devant Dieu et entre les mains du Tout Puissant accompagné d’une sagesse plus sublime que tout ce qui peut provenir de l’esprit humain. M. de Montmaguy avant donc l’esprit prévenu de la sorte, dit à Monsieur de Maison-Neufve dans sa première visite : “Vous savez que la guerre a recommence avec les Iroquois ; ils nous l’ont déclaré au lac St. Pierre le mois dernier, qu’ils y ont rompu la paix d’une façon qui les fait voir plus animés que jamais, il n’y a pas d’apparence que vous songiez à vous mettre dans un lieu si éloigné, il faut changer de délibération, si vous voulez on vous donnera l’Isle d’Orléans, au reste la saison est trop avancée pour monter jusqu’à l’Isle du Montréal quand vous en auriez la pensée.” A ces paroles M. de Maison-Neufve répondit en homme de cœur et de métier : “ Monsieur, ce que vous me dites serait bon si on m’avait envoyé pour délibérer et choisir un poste ; mais ayant été déterminé par la compagnie qui m’envoie que j’irais au Montréal, il est de mon honneur, et vous trouverez bon que j’y monte pour commencer une colonie, quand tous les arbres de cet Isle se devraient changer en autant d’Iroquois ; quand à la saison puisqu’elle est trop tardive, vous agréez que je me contente avant l’hiver d’aller reconnaître le poste avec les plus lestes de mes gens, afin de voir où je me pourrai camper avec tout mon monde le printemps prochain. ” M. de Montmagny fut tellement gagné par ce discours autant généreux que prudent, qu’au lieu de s’opposer comme on souhaitait à l’exécution de son dessein, il voulut lui-même conduire M. de Maison-Neufve au Montréal, afin de le mettre en possession et de reconnaître le poste avec lui. En effet ils partirent tous les deux au commencement d’octobre et arrivèrent au Montréal le quatorzième du même mois, dans le lieu où est maintenant cette maison qu’on appelle le Château. Le lendemain, qui est le jour de la Ste. Thérèse, ils firent les cérémonies de la prise de la possession, au nom de la compagnie du Montréal ; ayant parachevé cet acte, ils s’embarquèrent pour leur retour qui ne fut pas sans des marques toutes particulières de la bienveillance de notre seigneur ; car ayant descendu jusqu’à Ste. Foy, à une journée de Québec,[7] on demeurait un honnête homme nommé M. de Pizeanx, lequel était âgé de 75 ans ; ce bon vieillard tout zélé pour le pays dans lequel il avait fait de bien fortes dépenses interrogea monsieur de Maison-Neufve fort au long, touchant les desseins qu’on avait pour le Montréal, de quoi étant pleinement instruit, il demeura si satisfait qu’il le pressa fortement de le vouloir associer à sa compagnie pour cette entreprise, en faveur de laquelle il protesta devoir consacrer lui-même et donner sur l’heure sa maison de Ste. Foy avec celle de Puizeaux qui était près de Kébecq ; et généralement tout ce qu’il avait de meubles et de bestiaux ; qu’à Ste. Foy durant l’hiver, comme ce lieu est abondant en chênes, on y ferait des barques pendant qu’à Puizeaux on y ferait de la menuiserie et tout ce qui serait nécessaire et que le printemps étant venu, ou mettrait toutes choses dans les bâtiments qu’on avait fait pour monter au Montréal, afin de s’y établir ; monsieur de Maison-Neufve qui ne savait où mettre tout son monde hiverner, ni ce à quoi il le pourrait employer jusqu’à la navigation suivante, écoutait ce discours comme si c’eût été une voix céleste ; il ne se pouvait passer d’en louer mille fois son Dieu au plus intime de son cœur, il ne se lassait point d’admirer la facilité de cet homme lequel en ce moment se trouvait disposé à quitter ce qui lui avait tant coûté, non-seulement de travail, mais en son propre bien, étant vrai ce qu’il offrait lui avait coulé plus de 100,000 livres de dépenses. Néanmoins, comme M. de Maison-Neufve voulait entièrement déférer à la compagnie du Montréal, il lui dit qu’il avait un sensible regret de ne pouvoir accepter absolument une offre aussi généreuse que la sienne, sans voir l’agrément de ceux dont il avait l’honneur de Ire associé, que cependant comme ils pouvaient s’en promettre que toutes sortes de satisfaction, il le recevrait volontiers s’il l’avait pour agréable, sans le bon plaisir de ces messieurs et à condition qu’ils le voulussent bien. Cela dit M. de Puizeaux, qui ôtait trop pressé au dedans de soi-même pour reculer, accepta le tout d’un grand cœur ; d’abord il livra sa maison de Ste. Foy à M. de Maison-Neufve, qui laissa dedans son chirurgien et son charpentier afin d’y construire des barques ; cela fait ils descendirent à Puizeaux où ce bon monsieur lui remit cette maison, qui lors étant le bijou du pays, il se démit de tout ses meubles et bestiaux entre ses mains, se réservant pas même une chambre pour un ami, il se dénua si absolument de tout qu’il dit à feue Madame de la Pelletrie, à laquelle il fournissait le logement auparavant : “Madame ce n’est plus moi qui vous loge car je n’ai plus rien ici, c’est à M. de Maison-Neufve à qui vous en avez présentement l’obligation, car il est le maître de tout.” Chose admirable, M. de Maison-Neufve ne savait que devenir et le voilà bien placé, il faut avouer que le proviseur universel de ce monde a bien trouvé des lieux propres, pour mettre ses serviteurs quand sa sagesse le trouve à propos. Je ne vous dis point si M. de Maisonneufve donna fidèlement les avis de tout ceci à ses associés, s’il les avertit soigneusement de ce coup de la Providence et de l’obligation qu’on avait de recevoir M. de Puizeaux avec tous les témoignages nécessaires de bienveillance, d’autant vous pouvez bien juger qu’il n’y manqua pas, et qu’aussitôt ces messieurs admirent ce donné du ciel en leur compagnie avec toutes les reconnaissances et gratitudes imaginables.

  1. Il signait Jean de Lauson, on a son autographie ; il était alors intendant de Dauphiné et fut gouverneur du Canada de 1651 à 1656, qu’il partit tard dans l’automne sans attendre son successeur. Sa commission n’expirait que le 16 janvier 1657. Il laissa pour commander à sa place M. Charles de Lauson de Charny l’un de ses fils frère du Sénéchal. — J. VIGER.
  2. M. Faillon dit à ce sujet : « M. de Lauson cédant aux instances de M. de la Dauversière qui fit, à cette fin, deux fois le voyage de Dauphiné, substitua à M. Ollier et ses associés à sa place par contrat passé à Grenoble le 17 août 1640 et approuvé par la grande compagnie dont il deverit la concession de l’Isle de Montréal au mois de décembre suivant. »
  3. Marie Magdeleine de Wignerod ou de Vignerot, duchesse d’Aiguillon, elle avait été marié à Antoine de Beauvon du Rouvres de Combarlet, dont elle n’eut point d’enfants ; elle était nièce du Cardinal de Richelieu.
  4. Le R. P. Rapin, provincial des Récollets.
  5. La Duchesse d’Aiguillon fonda l’Hôtel-Dieu de Québec le 16 avril 1637, mais ce ne fut que le premier août 1639 que les premières Hospitalières arrivèrent à Québec pour commencer leur œuvre.
  6. Charles Huant de Montmagny, second gouverneur-général du Canada et successeur de Champlain de 1636 au 20 août 1648 qui fut remplacé par M. Louis D’Aillebout de Coulonges, ex-gouverneur de Montréal.
  7. M. Dollier appelant lui-même Ste. Foy (et cela de 1672)la mission Huronne établie au lieu susdit par les Jésuites en 1668 sous le nom de N. D. de Foy, fait savoir que les colons Français, dès l’origine de cette mission, étaient dans l’habitude de l’appeler Ste. Foy et non N. D. de Foy.