Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 45

CHAPITRE XLV.

Bataille de Québec. — Retraite de l’armée française. — Capitulation de Québec.


Les Anglais passèrent tout le mois d’août à canonner Québec et le camp de Montmorency, et à faire sur l’eau divers mouvemens propres à inquiéter les Français[1].

Dans les premiers jours de septembre, le général Wolfe, voyant la saison avancée, et désespérant de pouvoir forcer les Français, dans leurs lignes de Beauport et de Montmorency, résolut, d’après l’avis de son conseil de guerre, de changer de postion, et d’essayer de combattre le marquis de Montcalm, dans une situation moins désavantageuse ; une victoire étant à peu près devenue, pour les assaillans, la seule alternative de salut.

Dans la nuit du 12 au 13 septembre (1759), les troupes anglaises traversèrent, en plusieurs divisions, dans des bateaux plats et des chaloupes, de la Pointe Lévy sur la rive du nord, et débarquèrent, successivement, à l’anse du Foulon, appellée aussi, depuis, l’Anse de Wolfe, sans que les Français s’apperçussent de leurs mouvemens, ou s’y opposassent. Un premier détachement, composé de cent-cinquante hommes, réussit d’abord, avec quelque difficulté, à gravir la côte, après avoir délogé la garde française qui défendait, ou devait défendre le passage, mais qui se laissa surprendre, quoique la nuit ne fût pas obscure[2]. Ce détachement fut bientôt suivi d’un gros renfort, et enfin de toute l’armée, qui se forma sur les plaines appellées les Hauteurs d’Abraham. Elle se trouva en ordre de bataille, à la pointe du jour, et s’avança alors, pour prendre une position plus avantageuse, entre la ville et l’anse du Foulon.

Aussitôt que le marquis de Montcalm eut été informé du débarquement des Anglais, qu’il eût été si facile d’empêcher, s’il y eût eu des troupes pour s’y opposer, il se hâta de traverser la rivière Saint-Charles et la ville, pour venir offrir le combat au général Wolfe, laissant le marquis de Vaudreuil et le baron de Sennezergues dans le camp, avec un gros corps de Canadiens. L’armée française, ou plutôt son général, ne consultant que son ardeur, en cette occasion, ou peut-être étourdi par l’apparition de Wolfe sur les hauteurs d’Abraham, résolut de tout hasarder, malgré la disproportion des forces, et quoiqu’il ne tînt qu’à lui de combattre le général anglais, avec des forces supérieures, au moins du côté du nombre. Il ne fallait, pour cela, qu’un peu de patience et de temporisation : la garnison de Québec pouvait se renforcer, sur le champ, et la jonction de l’armée de Montcalm et du gros corps de troupes que commandait le colonel de Bougainville, au-dessous de Jacques-Cartier, pouvait s’effectuer, dans l’espace de quelques heures. L’armée anglaise se trouvait alors, si elle eût voulu conserver sa position, entre le feu de la ville et celui de l’armée française ; et l’on avait encore le choix de combattre de suite, ou d’attendre l’arrivée d’un nouveau renfort de Montréal, en supposant qu’on eût eu le soin d’approvisionner Québec pour quelque temps. La précipitation du marquis de Montcalm, jointe à d’autres circonstances malheureuses, commença le désastre des Français, et celle de M. de Ramsay le compléta.

Ayant été joint par M. de Sennezergues, avec la plus grande partie des Canadiens, le général Montcalm rangea son armée en bataille. Cette armée se composait alors d’environ 2,000 hommes de troupes réglées, de 5,000 miliciens et de quatre à cinq cents Sauvages. Celle de Wolfe n’était pas plus nombreuse, si même elle ne l’était pas un peu moins ; mais elle se composait toute de troupes réglées et aguerries.

Le combat commença par un feu de tirailleurs, que firent les milices canadiennes et les Sauvages, placés dans des buissons, sur les ailes. Vers 9 heures, les Français s’avancèrent, en assez bon ordre ; mais ils commencèrent à tirer de trop loin, et le firent assez irrégulièrement, comme on le devait attendre d’une armée presque toute composée de miliciens ; car, selon l’expression de M. de Levis, « les bataillons mêmes étaient farcis d’habitans, qu’on avait incorporés avec les soldats, » et les meilleurs d’entre ces derniers avaient été envoyés à Jacques-Cartier. Le feu des Anglais, au contraire, fut vif et bien dirigé ; aussi leurs adversaires ne tardèrent-ils pas à perdre du terrain. Pour comble de malheur, le marquis de Montcalm, le baron de Sennezergues, son second, et M. de Saint-Ours, qui faisait les fonctions de brigadier, furent blessés mortellement, dans ce moment critique, et il ne se trouva personne en état de les remplacer.

Le général Wolfe, qui se tenait en avant, sur la droite de sa ligne, à l’endroit où l’attaque était la plus vive, fut aussi blessé, d’abord grièvement, et ensuite mortellement, par le feu des tirailleurs canadiens, au moment où les Français commençaient à reculer[3]. Il fut remplacé par le brigadier Monkton, qui blessé lui-même dangereusement, fut contraint de céder le commandement à Townsend. Ce dernier sut profiter des avantages déjà obtenus, en faisant avancer à propos les troupes tenues jusqu’alors en réserve. Ce fut vainement que les Français continuèrent à faire des efforts, sur leur droite, où se trouvait le plus grand nombre des troupes réglées, pour prendre les Anglais en flanc, suivant le plan de leur général ; n’étant pas, comme leurs adversaires, soutenus par un corps de réserve, ils furent contraints de reculer, et ce mouvement rétrograde entraina la retraite précipitée de l’aile gauche et du centre. Le marquis de Vaudreuil, qui se trouvait, en ce moment, à la porte de la ville, voulut rallier les troupes, mais sans succès.

Le colonel Bougainville, parti de son poste, avec environ 1,000 hommes, n’arriva pas assez tôt sur les derrières de l’armée anglaise, pour faire changer le sort de la journée. Il attaqua un des postes de l’ennemi ; mais n’ayant pas réussi à s’en rendre maître, et apprenant que l’armée de Montcalm avait été défaite, il se retira vers la vieille Lorette, pour y attendre les ordres de M. de Vaudreuil.

La perte, en tués et en blessés, fut d’environ six cents hommes, dans l’une et dans l’autre armée ; mais les Français perdirent, en outre, deux cent-cinquante prisonniers. M. de Sennezergues fut recueilli sur le champ de bataille, et porté sur un des vaisseaux de la flotte anglaise, où il mourut le lendemain. Le général Montcalm fut porté dans la ville, après sa blessure, et mourut aussi, le 14 au soir, après avoir indiqué les mesures qu’il croyait les plus propres à réparer le revers de la veille[4]. Son corps fut enterré dans un trou qu’une bombe avait fait dans l’église des ursulines.

Pour revenir à l’armée française, après avoir traversé la ville, et la rivière de Saint-Charles, au pont de bateaux, elle rentra dans le camp de Beauport. Le premier soin du gouverneur fut d’envoyer cinquante hommes par bataillon, pour renforcer la garnison de Québec. Le soir, il assembla un conseil de guerre, composé des commandans des différents corps, pour décider des mesures à prendre, dans les circonstances où l’on se trouvait. Sur la crainte que l’on avait que les Anglais ne marchassent au poste de Jacques-Cartier, et sur l’exposé qu’on allait manquer de vivres, il fut décidé qu’on se retirerait, à l’entrée de la nuit. Afin que l’ennemi ne s’apperçût pas de la retraite, et pour la faire avec moins d’embarras, attendu qu’on manquait de moyens de transport, on laissa le camp tendu, et l’on abandonna le bagage, l’artillerie, les munitions et les vivres.

Ainsi dénuée de tout, par la pusillanimité des chefs, l’armée se mit en marche, dans le plus grand silence, et passa par la Jeune et l’Ancienne Lorette, traversa la rivière du Cap Rouge, et arriva, en partie, à la Pointe aux Trembles, le 14 à midi. M. de Bougainville, chargé de faire l’arrière-garde, eut ordre de rester, ce même jour, à Saint-Augustin. Les miliciens du gouvernement de Québec se dispersèrent, pour s’en retourner chez eux : une partie de ceux des autres gouvernemens en faisaient de même ; tandis que d’autres pillaient, dans les campagnes, sans qu’il fût possible d’arrêter ce désordre.

On arriva, le 15, dans le même ordre que la veille, à Jacques-Cartier. M. de Bougainville vint à la Pointe aux Trembles, d’où il écrivit au marquis de Vaudreuil, afin de savoir s’il jugeait à propos qu’il y restât, pour observer les ennemis. Le même jour, le chevalier de Levis reçut, à Montréal, une lettre, par laquelle le marquis de Vaudreuil lui apprenait la défaite du 13, et lui mandait de le venir joindre, à Jacques-Cartier, pour prendre le commandement de l’armée.

Ce général se mit en route, le même jour, après avoir donné ses ordres, pour la défense des frontières et pour la subsistance des troupes, et arriva à Jacques-Cartier, le 17. Il fit pari à M. de Vaudreuil des ordres qu’il avait donnés, et de ceux qu’il convenait de donner, pour empêcher la désertion, qui devenait, de jour en jour, plus considérable. Il lui représenta que pour arrêter ce désordre, le seul moyen était de marcher en avant ; qu’il fallait faire tout au monde, et tout bazarder, pour empêcher la prise de Québec, et au pis-aller, faire sortir tout le monde de la ville, et la détruire ; de manière que les Anglais n’y pussent point passer l’hiver ; observant qu’ils n’étaient pas assez forts pour garder la circonvallation de cette place, et empêcher les Français d’y communiquer ; qu’il fallait se mettre en mesure de menacer et d’attaquer les ennemis, et s’approcher d’eux, à la faveur des bois du Cap-Rouge et de Sainte-Foy, et que s’ils s’avançaient, de leur côté, il les fallait combattre ; que s’il arrivait que l’armée française fût battue, elle se retirerait vers le haut de la rivière du Cap-Rouge, laissant, vers le bas, un gros détachement, de manière à favoriser la sortie de la garnison de Québec, après avoir incendié la ville.

Le gouverneur général approuva le plan du chevalier de Levis, et dépêcha des couriers au commandant de Québec, pour l’informer des mesures qu’on allait prendre. M. de Levis écrivit aussi au chevalier de Bernest, qui y commandait en second, pour l’exhorter à ranimer le courage et à réchauffer le zèle de la garnison.

Le manque de vivres fut cause qu’on ne put se mettre en marche que le lendemain, 18. Le même jour, le chevalier de Laroche-Beaucourt entra dans la ville, avec cent chevaux portant des sacs de buiscuits, et annonça que l’on était en marche pour secourir la place, à quelque prix que ce fût. L’armée arriva, le soir, à la Pointe aux Trembles, et le détachement de Bougainville, qui faisait alors l’avant-garde, à la rivière du Cap-Rouge. Le 19, l’avant-garde se porta sur la rivière Saint-Charles, et le corps de l’armée à Lorette. En arrivant sur la rivière Saint-Charles, M. de Bougainville apprit que, par une précipitation inconcevable, pour ne pas dire, par une insigne lâcheté, le commandant de Québec avait capitulé, malgré les espérances certaines d’un secours prochain, qu’on lui avait données, et avant, dit un historien anglais, qu’il y eût une seule batterie de dressée contre la place. Eh ! qu’obtenait-on, par cette capitulation ? des choses qu’on n’est plus dans l’habitude de perdre par les évènemens de la guerre, telles que l’exercice de sa religion, la conservation de ses biens, la liberté personnelle.

Il est vrai que les habitans de Québec, dont plusieurs avaient déjà cruellement souffert du bombardement de la ville, avaient bien sujet d’appréhender les suites d’un siège ; aussi M. Smith prétend-il que ce furent eux, qui, par leurs instances et leurs représentations, forcèrent, en quelque sorte, M. de Ramsay à se tant hâter de capituler. Il est vrai aussi, qu’en retraitant précipitamment, jusqu’à Jacques-Cartier, M. de Vaudreuil n’avait pas agi de manière à inspirer beaucoup de courage et de fermeté à la garnison et au commandant de Québec ; mais ce commandant ne paraît plus excusable, lorsqu’il se rend, après avoir appris que le secours arrive.

Cet évènement rendait inexécutable le dessein qu’on avait formé d’attaquer les Anglais, et il fallut rebrousser chemin. M. de Bougainville sauva une partie des effets et des munitions laissés d’abord dans le camp de Beauport, dont les Anglais ne s’étaient pas approchés. Le gros de l’armée fut, le 21, à la Pointe aux Trembles, et le 24, à Jacques-Cartier, où l’on commença à travailler à la construction d’un fort.

« L’Europe entière, dit Raynal, crut que la prise de Québec finissait la grande querelle de l’Amérique Septentrionale. Personne n’imagina qu’une poignée de Français, qui manquaient de tout, à qui la fortune même semblait interdire jusqu’à l’espérance, osassent songer à retarder une destinée inévitable. On les connaissait mal. On perfectionna, à la hâte, des retranchemens, qui avaient été commencés, à dix lieues au-dessus de Québec. On y laissa des troupes suffisantes pour arrêter les progrès de la conquête, et l’on alla s’occuper, à Montréal, des moyens d’en effacer la honte et la disgrâce. »

  1. Suivant M. Smith, les Anglais firent aussi, dans le cours du même mois, des excursions qu’on pourrait appeler déprécatoires et barbares, si elles avaient été telles qu’il les rapporte. « Le 1er août, dit, en substance, cet historien, un détachement, commandé par le capitaine Goreham, fut envoyé à la Baie Saint-Paul, pour y faire des vivres. Une corvette, qui convoyait le détachement, ayant jeté l’ancre vis-à-vis de l’île aux Coudres, elle fut saluée par une décharge de mousqueterie, qui lui tua un homme, et lui en blessa huit : sur quoi, le capitaine Goreham fit débarquer ses gens, chargea les habitans, et les mit en fuite. Peu content de cette facile victoire, il brula toutes les maisons, et ne laissa sur pied que l’église, sur la porte de laquelle il mit un écriteau, portant qu’on en avait agi, et qu’on en agirait encore avec cette rigueur envers les Canadiens, en conséquence du peu de cas qu’ils avaient fait de la proclamation du général Wolfe, et de l’inhumanité avec laquelle ils avaient traité les Anglais, en plusieurs occasions. Le capitaine Goreham fit ensuite un butin qui consista en vingt bêtes à cornes, quarante moutons, plusieurs cochons, des meubles, des hardes, des livres, etc.

    « Le général Wolfe (dit toujours M. Smith,) ayant appris que le curé du Château-Richer s’était fortifié, dans une grande maison, avec quatre-vingts de ses paroissiens, y envoya un détachement, avec une pièce de canon et un obusier. Au premier coup de canon tiré sur la maison fortifiée, les Canadiens en sortirent, pour aller au-devant des assaillans ; mais ils tombèrent dans une ambuscade, qui leur avait été dressée, à l’entrée du bois : il y en eut trente de tués, et les Anglais leur enlevèrent la chevelure, en conséquence (ajoute notre historien,) de ce qu’ils s’étaient déguisés en Sauvages.

    « Un autre détachement anglais, envoyé du côté de Beaumont, y surprit une vingtaine d’habitans occupés à faire la récolte. Ceux-ci prirent leurs armes, se retirèrent derrière un bois taillis, et tirèrent, avant que les Anglais fussent à la portée du fusil. L’officier anglais partagea ses gens en trois bandes, pour prendre les Canadiens en front et sur les deux flancs. Ces derniers tirèrent sur la bande du centre, qui s’avançait au petit pas ; sur quoi, les deux autres, précipitant leur marche, tombèrent, à l’improviste, sur les Canadiens, leur tuèrent cinq hommes et leur en prirent quatre. Les Anglais n’eurent que quelques hommes de blessés, dans ces deux dernières rencontres. »

  2. Cette garde, ou ce piquet, était commandée par l’inepte ou indolent de Vergor, qui ne s’était pas beaucoup mieux défendu, trois ans auparavant, dans son fort de Beauséjour.
  3. Les forces lui manquant, il s’appuya sur l’épaule d’un lieutenant. Cet officier voyant les Français plier, s’écria, « Ils fuient. Qui sont ceux qui fuient, dit Wolfe. Les Français, répondit le lieutenant. Quoi déjà ! répartit le général anglais : je dois donc mourir content. »
  4. On a écrit que les chirurgiens qui le pansaient lui ayant dit que sa blessure était mortelle, et qu’il ne passerait pas le lendemain, il s’écria : « J’en rends grâce à la providence ; je ne serai pas témoin de la reddition de Québec. » Outre que ces paroles, toutes belles qu’elles sont, ne s’accordent pas avec les avis encourageants que le marquis de Montcalm donna aux siens, avant sa mort, il est certain, qu’avec des hommes habiles et résolus, la reddition de Québec ne devait pas être la conséquence inévitable d’un combat où les vainqueurs avaient presque autant perdu que les vaincus, et pouvaient être attaqués, dans une mauvaise position, par des forces supérieures à celles qu’ils venaient de combattre. Dans les autres choses que M. Smith fait dire au marquis de Montcalm mourant, cet écrivain ne mérite pas la moindre croyance.