Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 44

CHAPITRE XLIV.

Arrivée d’une flotte Anglaise devant Québec. — Mouvemens militaires.
— Prise de Niagara. — Combat de Montmorency.


L’escadre qui devait remonter le Saint Laurent, avec les troupes destinées à mettre le siège devant Québec, avait fait voile d’Angleterre, vers la fin de février, sous les ordres des amiraux Saunders et Holmes. Cette escadre arriva devant Louisbourg, le 21 avril ; mais le port était encore tellement embarrassé de glaces, qu’elle fut obligée de relâcher à Halifax, dans la Nouvelle Écosse. Le contre-amiral Durell en fut détaché, avec quelques frégates, pour le Saint Laurent, qu’il avait ordre de remonter jusqu’à l’Île aux Coudres, afin d’intercepter tous les secours ou approvisionnemens qui auraient pu être envoyés de France pour Québec ; mais lorsqu’il arriva à l’endroit qui lui avait été assigné, une flotte de dix-sept navires, portant des effets militaires, des provisions de bouche, et quelques recrues, était déjà entrée dans le port de Québec, sous convoi de trois frégates.

L’amiral Saunders étant revenu à Louisbourg, afin d’y embarquer les troupes qui n’étaient pas nécessaires pour la garnison de cette place, mit à la voile, pour le Saint-Laurent, et remonta ce fleuve, sans accident, jusqu’à l’île d’Orléans. Les troupes de terre, commandées par le major-général Wolfe, ayant sous lui les brigadiers Monkton, Townsend et Murray, débarquèrent sur cette île, le 21 juin, et aussitôt, le commandant anglais fit répandre, parmi les Canadiens, un manifeste, portant, en substance ; « Que le roi, son maître, justement irrité de la conduite du monarque français, avait fait un armement considérable, pour humilier son orgueil, en lui enlevant les principales de ses possessions d’Amérique ; que ce n’était point aux industrieux paysans, non plus qu’à leurs femmes, à leurs enfans et à leur religion, qu’il prétendait faire la guerre ; qu’au contraire, il leur offrait sa protection, et leur promettait de les maintenir dans la possession de leurs biens, et le libre exercice de leur culte religieux, pourvu qu’ils se tinssent tranquilles, et ne prissent point part au différent qui s’était élevé entre les deux couronnes ; que la neutralité était pour eux le parti le plus sage et le plus sûr ; vu que les Anglais étaient maîtres du Saint-Laurent, et pouvaient empêcher qu’il ne leur arrivât aucun secours de France, et qu’une autre armée anglaise, sous le général Amherst, attaquerait bientôt le pays, du côté de terre ; que les cruautés exercées par les Sauvages alliés des Français sur les sujets de sa majesté britannique, l’autoriseraient à user de représailles sur les habitans du Canada ; mais qu’il espérait qu’ils ne l’obligeraient pas à en venir à des mesures violentes, en rejettant les avantages qu’il leur offrait. »

Ce manifeste ne produisit pas, pour lors, le moindre effet, sur l’esprit des Canadiens ; ils n’en furent ni moins disposés à affronter les périls, les fatigues et tous les inconvéniens de la guerre, ni moins attachés à leur gouvernement, quelles que vexations qu’ils eussent éprouvées, depuis peu, de la part de quelques uns de ses employés. Il faut convenir aussi que le point de vue sous lequel ils pouvaient envisager le traitement fait à une partie des colons français de l’Acadie et à ceux de l’île Saint-Jean, n’était pas propre à leur inspirer beaucoup de confiance dans les promesses du général anglais ; et l’on ne doit pas être surpris, comme le parait être M. Smith, qu’ils aient mieux aimé abandonner leurs habitations et exposer leurs familles à la ruine, que d’adopter un plan qui devait leur paraître bien moins prudent que pusillanime, et indigne de toute leur conduite passée.

Le marquis de Montcalm avait posté un détachement de troupes, avec du canon, à la Pointe Lévy, dans l’intention de harasser la flotte anglaise, lorsqu’elle arriverait à la hauteur de cette place. Le commandant anglais n’eut pas plutôt été informé du fait, qu’il détacha le brigadier Monkton, avec quatre bataillons, pour déloger les Français. Monkton traversa la rivière, de nuit, et fit son attaque, dès la pointe du jour. Les Français furent forcés de se retirer, et le poste fut aussitôt occupé par les Anglais.

M. de Montcalm se doutant que le but du général anglais, en s’établissant sur cette hauteur, était d’y ériger une batterie de canons et de mortiers, pour battre la ville, y envoya un parti de 1, 600 hommes, pour attaquer et détruire les ouvrages commencés, avant qu’ils fussent achevés. Mais la confusion se mit parmi ces troupes ; les soldats tirèrent, les uns sur les autres, et le détachement retraversa le fleuve, dans le plus grand désordre. La batterie de mortiers et de canons fut érigée, et bientôt, la basse ville ne fut plus qu’un monceau de ruines.

Les troupes anglaises étaient à peine débarquées sur l’île d’Orléans, qu’il s’éleva une tempête furieuse : quelques uns des plus gros vaisseaux chassèrent sur leurs ancres ; plusieurs bâtimens de transport perdirent leurs agrès, et un nombre de vaisseaux plus petits coulèrent à fond, ou se brisèrent, l’un contre l’autre. Profitant de l’obscurité de la nuit, et du désordre de la flotte ennemie, le général français fit partir huit brulots, pour la réduire en cendres. Hommes et vaisseaux eussent infailliblement péri, si l’opération avait été conduite avec le courage, le sang-froid et l’intelligence qu’elle exigeait ; mais ceux qui en avaient été chargés ne possédaient aucune de ces qualités, ou du moins, ne les réunissaient pas toutes. Impatients d’assurer leur retour à terre, ils mirent beaucoup trop tôt le feu aux bâtimens dont ils avaient la direction. Aussi les Anglais, avertis à temps du danger qui les menaçait, vinrent-ils à bout de s’en garantir, par leur audace et leur activité. Ils touèrent les brulots sur le rivage, où ils brulèrent à fleur d’eau, et il ne leur en couta que deux faibles navires.

Le général Wolfe traversa, la 9 juillet, de l’île d’Orléans sur la côte du nord, et campa à la gauche des Français, sur la rive gauche de la rivière de Montmorency. Il espérait qu’en montant le long de cette rivière, il pourrait la traverser à gué, et attaquer le marquis de Montcalm, avec plus d’avantage que dans ses retranchemens. Mais le général français, qui avait reconnu la rivière Montmorency, avait eu la précaution d’élever des retranchemens, à l’endroit du gué, le seul qui offrît un passage praticable. Le détachement que Wolfe y envoya fut attaqué, deux fois, dans sa route, et contraint de s’en retourner, après avoir perdu une cinquantaine d’hommes.

Le général anglais, voyant peu d’apparence de succès, de ce côté, passa devant Québec, le 18 juillet, avec quelques vaisseaux portant des troupes, afin de reconnaître les bords du fleuve, du côté de cette ville, et voir s’il n’y trouverait pas un endroit favorable à la descente. Ayant trouvé partout la côte inaccessible, entre Québec et le Cap Rouge, il se contenta d’envoyer le colonel Carleton à la Pointe aux Trembles, où on lui avait dit qu’il y avait des magasins d’armes et de munitions, et s’en retourna découragé, et désespérant presque du succès de l’entreprise contre la capitale du Canada.

Cependant, les généraux Prideaux et Johnson s’étaient mis en marche, pour aller assiéger Niagara. En passant à l’embouchure de la rivière d’Oswego, ils y laissèrent un détachement de 2,000 hommes, avec l’ordre de rebâtir le fort détruit d’Ontario. Le chevalier de la Corne s’avança, du même côté, dans le dessein de harceler les Anglais, et de les empêcher, s’il était possible, d’avancer vers Niagara. Les Français et les Anglais se trouvèrent en présence, les uns des autres ; mais, comme le combat allait s’engager, la terreur s’empara du détachement de la Corne, qui fut contraint de s’éloigner. Quoique bien inférieur, du côté du nombre, il croyait pouvoir renouveller la tentative, le lendemain ; mais il trouva les Anglais sur leurs gardes, et trop bien retranchés, pour qu’il fût prudent de les attaquer.

M. Pouchot ne fut averti qu’il allait être assiégé, que par la vue des Anglais, qui parurent devant son fort, le 6 juillet. Dès le soir, il reçut du général Prideaux la sommation de se rendre. Il lui fit réponse que sa garnison était brave, que sa place était forte, et qu’il se flattait de mériter l’estime des Anglais, par la défense qu’il y ferait. Il dépêcha aussitôt des courriers à M. d’Aubry et à M. de Lignery, qui commandaient à l’Ouest, pour leur mander de le venir joindre, avec autant d’hommes qu’ils pourraient.

Sur la réponse du commandant de Niagara, les Anglais mirent le siège devant cette forteresse, et le poussèrent avec vigueur et habileté ; mais la défense ne fut ni moins vigoureuse, ni moins habile. Le 21, Prideaux fut tué, et remplacé, dans le commandement, par sir William Johnson. Le lendemain, M. Pouchot reçut une lettre de M. d’Aubry, lui annonçant qu’il arrivait, avec 1,500 hommes, Français et Sauvages, et qu’il se proposait d’attaquer les Anglais, dans l’espoir de leur faire lever le siège de son fort.

Le combat se donna, en effet, le 23 ; les Français commencèrent l’attaque, à leur ordinaire, avec beaucoup d’impétuosité ; mais soit que leur commandant se fut laissé envelopper par des forces supérieures, comme il est dit, dans les mémoires du chevalier de Levis ; soit qu’il eut été abandonné de ses Sauvages, comme le porte une autre relation, au bout d’une heure, ils se trouvèrent hors d’état de résister. Tous les officiers, au nombre de dix-sept, y compris M. d’Aubry, M. de Lignery, et M. Marin, et presque tous les Français, ou Canadiens, qui n’avaient pas été tués, furent faits prisonniers.

Le lendemain, Johnson envoya un trompette au commandant français, avec une liste des dix-sept officiers faits prisonniers, pour le convaincre de l’inutilité d’une défense prolongée. M. Pouchot se montra persuadé de cette vérité, et il fut signé une capitulation, en vertu de laquelle la garnison de Niagara, forte de six cents hommes, sortit avec les honneurs de la guerre, pour être ensuite embarquée sur le lac Ontario, et conduite à New-York. Les femmes et les enfans furent envoyés à Montréal.

La défaite du corps d’Aubry, et la reddition du fort de Niagara firent une vive sensation dans la colonie, d’autant plus que la communication avec le Détroit se trouvait coupée, et qu’il devenait nécessaire d’évacuer plusieurs autres postes. On fut persuadé que les Anglais se présenteraient incessamment aux Rapides, d’où M. de la Corne avait écrit qu’il était hors d’état de résister, et qu’il serait contraint de se retirer, à l’approche de l’ennemi.

Le général Amherst arriva, en effet, au commencement d’août, à Carillon, qu’il trouva abandonné et détruit, en conséquence de l’ordre qu’avait reçu M.  d’Hebecourt, qui y commandait, de se retirer, à l’approche de forces supérieures. M. d’Hebecourt se retira d’abord à la Pointe à la Chevelure, où il fit sauter le fort Saint-Frédéric, et ensuite à l’Île aux Noix, où M. de Bourlamaque avait élevé des retranchemens, et commandait une garnison de 3,260 hommes. Ayant appris que le fort Saint-Frédéric avait aussi été abandonné, Amherst s’y rendit, avec son armée, forte d’environ 10,000 hommes, et y construisit un nouveau fort, qui prit le nom anglais de Crown Point.

Pour nous rapprocher de Québec, le général Wolfe, désespérant de pouvoir effectuer un débarquement, au-dessus de cette ville, résolut d’attaquer le marquis de Montcalm, dans ses retranchemens, entre Beauport et la rivière Montmorency. Dans ce dessein, il fit échouer deux pingues, ou navires à varangues plates, vis-à-vis de la principale redoute, à l’entrée de la rivière Montmorency, et fit placer un vaisseau de 60 canons entre ces deux bâtimens. Pendant que ces vaisseaux canonnaient la redoute, les brigades de Townsend et de Murray furent mises en bataille, pour tenter le passage du gué, quand l’ordre leur en serait donné ; et celle de Monkton eut ordre de traverser de la Pointe Lévy, pour soutenir les deux premières, s’il était nécessaire.

À une heure de l’après-midi, le chevalier de Levis fut informé que 2,000 hommes de troupes anglaises étaient en mouvement, du côté du gué : il fit aussitôt partir cinq cents hommes et les Sauvages, pour renforcer ce poste, et donna ordre au capitaine Duprat de suivre le mouvement des ennemis, et de l’informer de ce qui se passerait. S’étant aperçu que les troupes anglaises embarquées dans des berges et des chaloupes paraissaient se diriger vers la partie du camp retranché qui était vis-à-vis de la pointe de l’île d’Orléans, il y fit marcher le régiment de Roussillon, avec ordre au commandant de ce corps de communiquer, par sa droite, avec les troupes qui s’avançaient du centre de l’armée vers les redoutes du Sault. Le général Montcalm joignit M. de Levis, vers deux heures, et approuva les dispositions qu’il avait faites.

Cependant, les berges anglaises faisaient divers mouvemens propres à inquiéter les Français, en les mettant dans l’impossibilité de deviner en quel endroit se ferait l’attaque principale, ou plutôt, en leur donnant à croire qu’ils seraient attaqués, en même temps, à différents endroits. Ces mouvemens divers venaient, en grande partie, de ce que la plupart des berges s’échouèrent sur des bas-fonds ; ce qui fit que les troupes ne purent débarquer aussitôt que le général l’aurait désiré.

La brigade de Townsend attaqua les retranchemens du Sault, avant qu’elle fût à portée d’être soutenue par les deux autres, et fut reçue par un feu si vif d’artillerie et de mousqueterie que, dès l’abord, les grenadiers, qui s’étaient avancés presque en désordre, à la tête des autres troupes, perdirent un grand nombre d’hommes, et surtout d’officiers. Le chevalier de Levis, voyant que les Anglais s’étaient déterminés à ne faire qu’une seule attaque, fit renforcer le point attaqué des régimens de Guienne et de Roussillon. Les Anglais redoublèrent d’efforts, soutenus par le feu de leurs vaisseaux échoués, mais toujours sans succès, et perdirent beaucoup de monde. Vers cinq heures, la confusion se mit dans leurs rangs ; ils commencèrent à plier et à se retirer, et il survint une espèce de tempête, qui les déroba, pour quelque temps, à la vue de leurs ennemis. Lorsque les Français les revirent, ils s’embarquaient dans leurs berges et leurs chaloupes, derrière leurs navires échoués.

La perte des Anglais, dans ce combat, qui se livra le 31 juillet, fut de près de 1,000 hommes, en tués, blessés et prisonniers. Celle des Français ne fut que d’une trentaine de soldats tués, et de quelques officiers blessés. La victoire que ces derniers remportèrent fut principalement due aux judicieuses dispositions et à l’activité du chevalier de Levis.

Aussitôt après sa défaite, Wolfe détacha le brigadier Murray, avec 1,200 hommes, afin de seconder l’amiral Holmes, qui était passé au-dessus de Québec, avec quatre vaisseaux, pour tenter de détruire les frégates françaises. Murray tenta deux fois de descendre à la Pointe aux Trembles, et fut repoussé, chaque fois, par M. de Bougainville, qui y commandait, avec environ 1,000 hommes. Le général anglais réussit néanmoins à effectuer une descente à Déchambault, où il brula quelque bagage appartenant aux officiers de l’armée française ; après quoi, il se rembarqua.

Quelques jours après le combat de Montmorency, le général de Levis fut envoyé dans le gouvernement de Montréal, pour y ordonner les travaux et les dispositions qu’il croirait les plus utiles pour la défense de cette partie de la colonie.