Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 26

CHAPITRE XXVI.


Incursions. — Combat de la Madeleine. — Diverses rencontres avec les Iroquois.


Dans l’hiver de 1690 à 1691, les Sauvages de l’Acadie ravagèrent cinquante lieues de pays, dans la Nouvelle Angleterre. C’était ainsi que, depuis longtemps, les Anglais et les Français, les premiers, au moyen des Iroquois, et les derniers, au moyen des Abénaquis, se faisaient plus de mal, dans l’espace de quelques mois, ou même de quelques semaines, qu’ils n’auraient pu s’en faire, durant des années entières, sans ces barbares et cruels auxiliaires.

Au printemps, et pendant une partie de l’été, les Iroquois continuèrent leur guerre d’incursions ; ils se mirent en campagne, au nombre de mille ; et ayant établi leur camp à l’entrée de la rivière des Outaouais, ils envoyèrent de là des détachemens, de différents côtés. L’un de ces détachemens, fort de cent-vingt hommes, se jetta sur l’endroit de l’île de Montréal appellé la Pointe aux Trembles, y brula une trentaine de maisons ou granges, et y prit quelques habitans, sur lesquels il exerça des cruautés inouïes. Un second détachement, composé de quatre-vingts hommes, attaqua les Sauvages de la Montagne, et leur enleva une trentaine de femmes et d’enfans. D’autres bandes moins considérables se répandirent depuis Repentigny jusqu’aux îles de Richelieu, et firent partout de grands dégâts. M. Lemoyne de Bienville, à la tête de deux cents hommes choisis, tant Français que Sauvages, surprit une de ces troupes, forte de soixante hommes, Agniers et Goyogouins, et comptait bien que pas un de ces barbares ne lui échapperait ; mais les Agniers ayant demandé à parler aux Iroquois du Sault Saint-Louis, ceux-ci voulurent absolument les écouter, de peur, disaient-ils, de rompre tout accommodement entre eux et leurs frères. Les Agniers leur protestèrent qu’ils ne souhaitaient rien tant que la paix, et s’offrirent de s’en retourner chez eux, avec promesse d’envoyer des députés à Montréal, pour traiter de la paix avec M. de Callières. On les crut sur leur parole ; et ils échappèrent ainsi, par une ruse de guerre, à la mort ou à la captivité.

À peu près dans le même temps, ayant eu avis qu’on avait découvert une trentaine d’Onneyouths, à Saint-Sulpice, dans une maison abandonnée, le chevalier de Vaudreuil s’avança, de ce côté, avec une centaine de volontaires, parmi lesquels on distinguait le même de Bienville, le chevalier de Crisasi, réfugié sicilien, et Oureouharé. En s’approchant de la maison, on apperçut quinze Sauvages couchés en-dehors sur l’herbe. On donna dessus, et ils furent tous tués, avant d’avoir eu le temps de se reconnaître. Aux cris des mourans, ceux qui étaient dans la maison se mirent en défense, et Bienville s’étant trop approché d’une fenêtre ouverte, fut renversé mort, d’un coup de fusil. La perte de cet officier releva le courage des Onneyouths ; mais M. de Vaudreuil ayant fait mettre le feu à la maison, ils furent tous tués, ou pris, en voulant s’ouvrir un passage, le casse-tête à la main. Les habitans firent impitoyablement bruler les prisonniers, persuadés que le meilleur moyen de corriger les Iroquois de leurs cruautés était de les traiter eux-mêmes comme ils traitaient les autres.

Au commencement d’août, le gouverneur de Montréal ayant appris qu’un gros parti d’Anglais et d’Iroquois s’avançait du côté de la rivière de Richelieu, assembla sept à huit cents hommes, et les mena camper à la Prairie de la Madeleine.

Il y avait déjà trois jours que ces troupes couchaient au bivouac, lorsque, dans la nuit du 10 au 11, qui fut pluvieuse et très obscure, elles se retirèrent dans le fort. Ce fort était à trente pas du fleuve, sur une hauteur située entre deux prairies, dont une, qui regardait un endroit appellé la Fourche, était coupée par une petite rivière, à la portée du canon du fort, et un peu plus près, par une ravine. Entre les deux, il y avait un courant sur lequel on avait bâti un moulin : c’était de ce côté-là, à la gauche du fort, qu’étaient campées les milices, accompagnées de quelques Sauvages. Les troupes réglées campaient sur la droite, et les officiers avaient fait dresser leurs tentes vis-à-vis, sur une hauteur.

Une heure avant le jour, la sentinelle qui était postée au moulin apperçut des gens qui se glissaient le long de la hauteur sur laquelle était le fort : elle tira un coup de fusil, cria aux armes, et se jetta dans le moulin. C’étaient des ennemis, qui se coulant le long de la petite rivière de la Fourche et la ravine, gagnèrent le bord du fleuve et s’y cantonnèrent, et qui, trouvant le quartier des milices dégarni, en chassèrent le peu de monde qui y restait, et s’y logèrent. Quelques Canadiens et quelques Sauvages furent tués, dans cette surprise.

Au bruit de la sentinelle, M. de Saint-Cyrque, ancien capitaine, qui commandait, en l’absence du chevalier de Callières, retenu au lit par une grosse fièvre, marcha à la tête de ses troupes, dont une partie défila le long de la grêve, et l’autre, par une prairie, en faisant le tour du fort. Le bataillon que Saint-Cyrque commandait en personne arriva, le premier, à la vue du quartier des milices : soupçonnant que les ennemis en pouvaient être maîtres, il s’arrêta, pour s’assurer du fait, et dans le moment, on fit sur lui une décharge dont il fut blessé à mort. Un autre officier, nommé d’Escairac, fut aussi blessé mortellement, et M. d’Hosta fut tué roide.

Le second bataillon arriva presque au même instant, conduit par M. de la Chassaigne, et l’on donna, tête baissée, sur l’ennemi, qui, après une assez vigoureuse résistance, commença à se retirer en bon ordre. M. de Saint-Cyrque, qui avait eu la veine-cave coupée, perdait tout son sang ; mais on ne put l’obliger à se retirer, qu’il n’eût vu les ennemis tourner le dos. Il tomba mort, quelques momens après, à la porte du fort.

Cependant, les ennemis retraitaient dans une contenance qui annonçait moins les vaincus que les vainqueurs, emportant plusieurs chevelures, et poussant des cris, comme pour insulter aux troupes françaises. Un petit détachement les suivit, mais il tomba dans une ambuscade, et tous ceux qui le composaient y périrent. Enhardis par ce succès, les confédérés reprirent le chemin par où ils étaient venus. Après qu’ils eurent fait environ deux lieues, leurs coureurs découvrirent les troupes que commandait M. de Valrennes, qui, quelques jours auparavant, avait été envoyé du côté de Chambly, avec quelques centaines d’hommes, et qui était accouru, au premier bruit du combat. Les ennemis l’attaquèrent avec beaucoup de résolution ; mais par bonheur pour cet officier, il se trouva, en cet endroit, deux grands arbres renversés : il s’en fit un retranchement, plaça sa troupe derrière, et lui fit mettre ventre à terre, pour essuyer le premier feu des ennemis. Il lui ordonna ensuite de se relever, la partagea en trois bandes, dont chacune fit sa décharge, puis la rangea en bataille, et chargea les confédérés avec tant d’ordre, de promptitude et de vigueur, qu’il les fit plier partout. Ils se réunirent néanmoins jusqu’à deux fois ; mais après une heure et demie de combat, ils furent contraints de se débander, et leur déroute fut complète. On en compta cent-vingt sur la place, et l’on sut ensuite que le nombre des blessés surpassait de beaucoup celui des morts. Les drapeaux et les bagages restèrent aux vainqueurs. La perte de ces derniers fut de soixante hommes tués et autant de blessés. Ils eurent à regretter le jeune et brave Lebert Duchesne, qui avait combattu avec une intrépidité remarquable, à la tête des Canadiens.

« Cette action, dit Charlevoix, fut très vive, et conduite avec toute l’intelligence possible. Valrennes était partout, faisant, en même temps, les devoirs de capitaine et de soldat, combattant et donnant ses ordres avec autant de sang-froid que s’il eût commandé un exercice. Les chefs sauvages s’y surpassèrent, et l’un d’eux fut tué, en exhortant les siens de la voix et par son exemple, à combattre en gens de cœur. On s’y battit presque comme les anciens, homme à homme et corps à corps. C’était le courage, c’était l’adresse, c’était la présence d’esprit qui l’emportaient ; on en venait réellement aux mains ; on luttait, on se terrassait, et quand les armes ou les munitions manquaient, ou se brulait le visage avec la bourre du fusil. »

À la nouvelle de l’approche des ennemis, le gouverneur général était parti de Québec pour se rendre à Montréal ; mais ayant appris, en y arrivant, leur défaite et leur fuite, il retourna aussitôt sur ses pas. Il reçut, peu de temps après, une lettre du gouverneur de la Nouvelle Angleterre, qui le priait de lui faire rendre les prisonniers que les Abénaquis avaient faits dans sa province, et lui proposait la neutralité en Amérique, malgré la guerre qui continuait, en Europe, entre l’Angleterre et la France.

M. de Frontenac écrivit en réponse au général anglais, que quand il lui aurait renvoyé le chevalier d’Eau et M. de Manneval, qu’il retenait prisonniers, l’un par la trahison des Iroquois, l’autre par la mauvaise foi de l’amiral Phipps, il pourrait entrer avec lui en pourparler ; mais que, sans cela, il n’écouterait rien. Si les Sauvages devaient entrer dans la neutralité, l’avantage eût été réciproque, et peut-être le Canada y eût-il plus gagné que les provinces anglaises ; le comte de Frontenac devait le sentir ; mais Charlevoix prétend que ce général avait des preuves certaines de la mauvaise foi du gouverneur de la Nouvelle Angleterre.

Peu content d’avoir vu échouer tous les projets des Anglais et des Iroquois contre le Canada, M. de Frontenac voulut porter la guerre chez ces derniers. Cinq ou six cents hommes eurent ordre d’entrer dans le canton d’Agnier, et en prirent la route ; mais le mauvais état des chemins joint, peut-être, à d’autres inconvéniens, les contraignit de s’en revenir, sans avoir rien fait.

On se consola de ce contre-temps par la nouvelle que le chevalier de Villebon, fils du baron de Bekancour, et frère de MM. de Manneval et de Portneuf, nommé gouverneur de l’Acadie, était entré au Port-Royal, et avait repris possession du pays pour la France.

Malgré les pertes que les Iroquois éprouvaient, de temps à autre, ils ne cessaient pas de continuer leur petite guerre et de tenir la colonie en alarme. Les voyages aux contrées du Nord et de l’Ouest étaient surtout devenus d’une extrême difficulté ; il fallait aux voyageurs de fortes escortes, et souvent ces escortes elles-mêmes devenaient, en tout ou en partie, la proie de l’ennemi. Il ne se passait guère de mois sans que la colonie eût à regretter un ou plusieurs de ses officiers, ou de ses hommes marquants.

Au commencement de février 1692, le chevalier de Callières reçut ordre du comte de Frontenac de lever un parti, et de l’envoyer dans la presqu’île formée par la rencontre du fleuve Saint-Laurent et de la grande rivière des Outaouais, où les Iroquois avaient coutume de venir chasser, pendant l’hiver, et où le gouverneur était informé qu’ils étaient en grand nombre. M. de Callières assembla trois cents hommes, partie Français et partie Sauvages, et les mit sous la conduite de M. de Beaucourt, capitaine réformé.

En arrivant à l’île de Toniatha, à une journée de marche en deça de Catarocouy, Beaucourt y rencontra cinquante Tsonnonthouans : il les attaqua dans leurs cabanes, leur tua vingt-quatre hommes et leur en prit seize ; puis s’en revint. On apprit des prisonniers qu’une troupe de cent guerriers du même canton faisait la chasse près de l’endroit de la rivière des Outaouais appellé le Sault de la Chaudière, et que deux cents Onnontagués commandés par la Chaudière-Noire, un de leurs plus braves chefs, devaient les y joindre, pour y passer toute la belle saison, afin d’arrêter tous les Français qui voudraient aller à Michillimakinac, ou en revenir. Comme on attendait incessamment un grand convoi de pelleteries des contrées du Nord et l’Ouest, on comprit qu’il aurait été nécessaire d’envoyer au devant une bonne escorte ; mais M. de Callières ne voulut rien faire sans l’ordre du comte de Frontenac. Ce général, persuadé que l’affaire de Toniatha avait déconcerté les mesures des Iroquois, manda au gouverneur de Montréal de faire partir, au plutôt, le sieur de Saint-Michel avec quarante voyageurs canadiens, pour porter ses ordres à Michillimakinac, et de les faire escorter par trois canots bien armés, jusqu’au-dessus du Sault de la Chaudière.

M. de Callières obéit : l’escorte conduisit les Canadiens, jusqu’à l’endroit marqué, sans avoir rencontré un seul Iroquois ; mais peu de jours après, ayant apperçu deux Sauvages de cette nation, Saint-Michel ne douta point que la Chaudière-Noire ne fût proche, avec toute sa troupe, et s’en revint à Montréal. Il ne faisait que d’y débarquer, lorsque M. de Frontenac y étant arrivé de Québec, le fit repartir, sur le champ, avec trente Français et trente Sauvages. Le général le fit suivre par Tilly de Saint-Pierre, qui eut ordre de prendre sa route par la Rivière du Lièvre, qui se décharge dans la Grande Rivière, environ cinq lieues au-dessous du Sault de la Chaudière, et à qui il donna un duplicata de l’ordre dont Saint-Michel était porteur pour M. de Louvigny.

Il fut heureux d’avoir pris cette précaution : Saint-Michel, arrivé au même endroit où il avait relâché, à son premier voyage, y vit encore deux éclaireurs, et apperçut, en même temps, un grand nombre de canots que l’on mettait à l’eau. Il ne crut pas devoir s’exposer à un combat trop inégal, et reprit, une seconde fois, la route de Montréal. Trois jours après qu’il y eut débarqué, on y vit arriver soixante Sauvages chargés de pelleteries, qui étaient descendus par la rivière du Lièvre, et qui dirent qu’ils avaient rencontré M. de Saint-Pierre au-dela de tous les dangers. Après qu’ils eurent fait leur traite, ils demandèrent une escorte, pour passer jusqu’à l’endroit où ils devaient prendre des chemins détournés. Saint-Michel s’offrit à les accompagner, et son offre fut acceptée. On lui donna une escorte de trente hommes commandés par le lieutenant de la Gemeraye, ayant sous lui deux des fils du sieur Hertel. Cette troupe étant arrivée à l’endroit nommé le Long-Sault, où il fallait faire un portage ; tandis qu’une partie des hommes étaient occupée à monter les canots à vide, et que les autres marchaient le long du rivage, pour les couvrir, une décharge de fusils faite par des gens qu’on ne voyait point, écarta tous les Sauvages, qui étaient de la seconde bande, et fit tomber plusieurs Français morts ou blessés.

Les Iroquois, sortant aussitôt de leur ambuscade, se jettèrent avec fureur sur ce qui restait du parti français ; et dans la confusion qu’une attaque si brusque et si imprévue avait causée, ceux qui voulurent gagner leurs canots les firent tourner ; de sorte que les barbares eurent bon marché de gens qui avaient, en même temps, à se défendre contre eux, et à lutter contre la rapidité du courant, qui les entrainait. Ils se défendirent pourtant avec une bravoure, qui aurait pu les sauver, si les Sauvages ne les eussent point abandonnés ; car on apprit ensuite que la Chaudière-Noire n’était accompagné que de cent-quarante guerriers. La Gemeraye fut assez heureux pour s’échapper, avec quelques soldats ; mais Saint-Michel et les deux Hertel furent faits prisonniers.

Après cette rencontre, on fut quelque temps sans entendre parler des Iroquois ; mais le 15 juillet, au moment où l’on s’y attendait le moins, la Chaudière-Noire fit descente à l’endroit nommé la Chenaye, sur la Rivière Jesus, et y enleva une quinzaine d’habitans. M. de Callières envoya contre lui cent soldats, sous le capitaine Duplessis-Faber, qu’il fit suivre par le chevalier de Vaudreuil, à la tête de deux cents hommes. Les Iroquois se jettèrent dans les bois, et s’enfuirent avec précipitation, abandonnant leurs canots et quelque bagage. On renforça le corps du chevalier de Vaudreuil, et on lui ordonna de poursuivre les ennemis. Il atteignit leur arrière-garde, un peu au-dessous du Long-Sault, leur tua ou leur prit une quinzaine d’hommes, et délivra une partie des habitans enlevés à la Chenaye.