Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 25

CHAPITRE XXV.


Siège de Québec.


On vient de voir comment se passa l’été de 1690. Le 10 Octobre, M. de Frontenac, étant encore à Montréal, reçut de M. Provot, major de place, qui commandait à Québec, en son absence, deux lettres, par la première desquelles, datée du 5, cet officier l’informait qu’il avait eu avis que trente vaisseaux, qu’on croyait destinés à faire le siège de Québec, étaient partis de Boston ; et par la seconde, datée du 7, qu’une escadre anglaise d’environ trente voiles, avait été apperçue, à la hauteur de Tadousac. Le comte s’embarqua, sur l’heure, avec M. de Champigny, dans un petit bâtiment, où ils pensèrent périr. Le lendemain, vers trois heures de l’après-midi, une troisième lettre de M. Provot lui mandait, qu’à l’heure où il écrivait, la flotte anglaise pouvait bien être à l’Île aux Coudres, c’est-à-dire à quinze lieues seulement de la capitale. Il envoya aussitôt M. de Ramsay, gouverneur des Trois-Rivières, au chevalier de Callières, pour lui ordonner de descendre à Québec, avec toutes ses troupes, à la réserve de quelques compagnies, qui devaient être laissées pour garder Montréal, et de se faire suivre de tous les habitans qu’il pourrait rassembler dans sa route. Il marcha ensuite, sans s’arrêter, jusqu’à Québec, où il arriva, le 14, à 10 heures du soir, et où il apprit que la flotte ennemie était au pied de la traverse de l’île d’Orléans.

Il fut très satisfait de l’état où M. Provot avait mis la place. Cet officier y avait fait entrer un grand nombre des habitans des environs, et quoiqu’il n’eût eu que cinq jours pour faire travailler aux fortifications, il n’y avait aucun endroit faible dans la ville, auquel il n’eût pourvu, de manière à ne pas craindre un coup de main. Le gouverneur y fit ajouter quelques retranchemens, et confirma l’ordre que le major avait donné aux compagnies de milices de Beauport, de la côte de Beaupré, de l’île d’Orléans et de Lauzon, qui couvraient Québec, du côté de la rade, de ne point quitter leur position, qu’elles n’eussent vu l’ennemi faire sa descente, et attaquer le corps de la place.

M. de Longueil, fils ainé de M. Lemoyne, était parti, avec une troupe de Sauvages, pour examiner les mouvemens de la flotte anglaise. Toutes les côtes avancées du bas du fleuve étaient garnies d’habitans, qui obligeaient les chaloupes envoyées par l’ennemi à regagner le large.

Le 15, le chevalier de Vaudreuil partit, de grand matin, avec cent hommes, pour aller en reconnaissance, et charger les ennemis, s’ils entreprenaient de faire une descente ; avec ordre de ne les point perdre de vue, et de donner avis de tous les mouvemens qu’ils feraient.

M. de Frontenac fit commencer, le même jour, une batterie de huit pièces de canon, sur la hauteur qui était à côté du fort, et elle fut achevée, le lendemain. Les fortifications commençaient au Palais, sur le bord de la petite rivière, remontaient vers la haute ville, qu’elles environnaient, et allaient finir vers le Cap aux Diamans. On avait aussi formé une palissade, depuis le Palais jusqu’au Sault au Matelot. Une seconde palissade, qu’on avait tirée au-dessus de la première, aboutissait au même endroit. Les issues de la ville où il n’y avait pas de portes étaient barricadées avec de grosses poutres et des barriques pleines de terre, en guise de gabions, et les dessus étaient garnis de pierriers. Le chemin tournant de la basse ville à la haute était coupé par trois différents retranchemens de barriques et de sacs pleins de terre, avec des chevaux de frise.

Le 16, à trois heures du matin, M. de Vaudreuil vint rapporter qu’il avait laissé la flotte anglaise à trois lieues de Québec, en un endroit appellé l’Arbre Sec. En effet, dès qu’il fit jour, on l’apperçut des hauteurs. Elle était composée de trente vaisseaux de différente grandeur, et le bruit se répandit qu’elle portait 3000 hommes de débarquement. À mesure qu’elle avançait, les plus petits bâtimens se rangeaient le long de la côte de Beauport ; les autres tenaient le large. Tous jettèrent les ancres vers 10 heures ; et aussitôt, une chaloupe portant un pavillon blanc se détacha de la flotte, et s’avança vers la ville. Ne doutant point qu’elle ne portât un trompette, M. de Frontenac envoya à sa rencontre un officier, qui la joignit à moitié chemin, fit bander la tête au trompette, et le conduisit au Château. Lorsqu’il fut en la présence du gouverneur, il lui remit une sommation de la part de William Phipps, commandant de la flotte et de l’armée. Ce que cette sommation contenait de plus raisonnable était que « les ravages et les cruautés exercés par les Français et les Sauvages contre les peuples soumis à leurs majestés britanniques (Guillaume et Marie), avaient obligé leurs dites majestés d’armer pour s’emparer du Canada, afin de pourvoir à la sûreté des provinces de leur obéissance. » Le reste était couché dans un stile[sic] si arrogant, et contenait des choses qui paraissaient si hors de propos, que M. de Frontenac, et ceux qui étaient auprès de lui eurent peine à se contenir, en l’écoutant. Quand la lecture fut achevée, le trompette tira de sa poche une montre, la présenta au gouverneur, et lui dit qu’il était 10 heures, et qu’il ne pouvait attendre que jusqu’à 11. « Alors, dit Charlevoix, il y eut un cri général d’indignation, et M. de Valrennes s’écria qu’il fallait traiter cet insolent comme l’envoyé d’un corsaire, d’autant plus que Phipps était armé contre son souverain légitime[1], et s’était comporté, au Port-Royal, en vrai pirate, ayant violé le capitulation, et retenu prisonnier M. de Manneval, contre sa parole et le droit de gens. »

M. de Frontenac répondit, à l’instant, sur le ton que Phipps avait pris, et en récriminant. Le trompette ayant demandé cette réponse par écrit, le gouverneur lui dit qu’il allait répondre à son maître par la bouche de son canon.

Le trompette fut reconduit, les yeux bandés, jusqu’à l’endroit où on l’avait été prendre ; et à peine fut-il arrivé aux vaisseaux, qu’on se mit à tirer d’une des batteries de la basse ville. Le premier coup de canon abattit le pavillon de l’amiral, et la marée l’ayant fait dériver, quelques Canadiens allèrent le prendre, à la nage, et l’emportèrent, à la vue de toute la flotte, malgré le feu qu’elle faisait sur eux.

Le 18, à midi, on apperçut presque toutes les chaloupes, chargées de soldats, tourner du côté de la rivière Saint-Charles. Elles débarquèrent 1,500 hommes. M. de Frontenac détacha environ trois cents miliciens, pour les harceler. Un terrain marécageux, embarrassé de brossailles et entrecoupé de rochers, empêchait les Anglais de profiter de la supériorité de leur nombre. Les Canadiens voltigeaient de rocher en rocher, autour des Anglais, qui n’osaient se séparer. Cette manière de combattre déconcerta les assaillans, qui, à la fin, se retirèrent en désordre, après avoir eu environ cent cinquante hommes tués ou blessés. Les Français n’eurent que deux hommes de tués, mais l’un d’eux était le chevalier de Clermont, officier de mérite, et une douzaine de blessés, parmi lesquels était M. Juchereau, seigneur de Beauport, qui, quoiqu’âgé de plus de soixante ans, avait combattu bravement, à la tête de ses censitaires.

Le soir du même jour, les quatre plus gros vaisseaux vinrent mouiller devant la ville. Ils firent un grand feu, et on leur répondit de même. M. de Sainte-Hélène pointa tous les canons, et aucun de ses coups ne porta à faux. Vers huit heures, le feu cessa, de part et d’autre. Le lendemain, la ville recommença, la première. Au bout de quelque temps, le contre-amiral s’éloigna, et l’amiral le suivit, bientôt après, avec précipitation. Il y avait plus de vingt boulets dans le corps du bâtiment : il était percé à eau, en plusieurs endroits ; toutes ses manœuvres étaient coupées, et un grand nombre de ses matelots avaient été tués ou blessés. Les deux autres vaisseaux tinrent encore quelque temps ; mais dans l’après-midi, ils allèrent se mettre à l’abri du canon du fort, dans l’Anse des Mères. Ils y furent accueillis par un grand feu de mousqueterie, qui leur tua beaucoup de monde, et les obligea à s’éloigner encore d’avantage.

Le 20, de grand matin, les troupes qui étaient débarquées à Beauport battirent la générale, et se rangèrent en bataille. Elles s’ébranlèrent ensuite, et cotoyèrent, pendant quelque temps, la petite rivière, en bon ordre ; mais MM. de Longueil et de Sainte-Hélène, à la tête de deux cents volontaires, leur coupèrent chemin ; et escarmouchant, de la même manière qu’on avait fait le 18, ils firent sur les troupes anglaises des décharges si continuelles et si opportunes, qu’ils les contraignirent de gagner un petit bois, d’où elles firent un très grand feu. Les Canadiens les y laissèrent, et firent leur retraite en bon ordre. Ils eurent, dans ce second combat, deux hommes de tués, et quatre de blessés. Du nombre des derniers furent les deux commandans : Longueil ne fut blessé que légèrement ; mais Sainte-Hélène reçut une blessure grave, dont il mourut, au bout de quelques jours. C’était, suivant Charlevoix, « un des plus aimables chevaliers et un des plus braves hommes » qu’ait jamais eus le Canada.

Pendant cette action, M. de Frontenac s’était avancé, à la tête de trois bataillons de ses troupes, le long de la petite rivière, résolu de la passer, si les volontaires se trouvaient trop pressés.

La nuit suivante, les Anglais s’avancèrent, avec plusieurs pièces d’artillerie, résolus de battre la ville en brèche ; mais on ne les laissa pas aller bien loin : plusieurs détachemens de troupes et de milices allèrent à leur rencontre, et les arrêtèrent, ou les firent tomber dans des ambuscades. Le lieutenant de Villieu se distingua particulièrement dans ces manœuvres. La partie était néanmoins trop inégale : les Français se retirèrent, à la fin, mais toujours en combattant et en se réunissant, jusqu’à ce qu’ils se trouvassent à portée d’être soutenus par les batteries de la ville. Le feu dura jusqu’à la nuit : alors les Anglais se retirèrent, à leur tour, d’abord en bon ordre, et ensuite, comme en fuyant, jusqu’à leur camp. Ils se rembarquèrent, dans la nuit du 21 au 22, abandonnant plusieurs canons et une quantité de poudre et de boulets. Ils avaient perdu près de six cents hommes, et leurs munitions et leurs vivres étaient presque entièrement épuisés.

Le 23, au soir, la flotte leva les ancres, et se laissa dériver à la marée[2]. Elle mouilla, le 24, à l’Arbre Sec, et continua sa route, le lendemain. Une dixaine de vaisseaux périrent, ou furent abandonnés dans le fleuve. L’amiral Phipps s’était laissé persuader qu’il trouverait Québec dégarni de troupes et sans défense, et il avait compté sur une diversion du côté de Montréal, qui n’eut pas lieu, parce que la petite vérole ayant éclaté parmi les troupes anglaises qui devaient s’avancer de ce côté là, les Sauvages qui avaient promis de se joindre à elles, ne voulurent plus en entendre parler.

Un nombre de vaisseaux de France, qui s’étaient mis en sûreté dans le Saguenay, pendant que la flotte anglaise était dans le fleuve, mouillèrent devant Québec, le 12 novembre.

Le siège de Québec, en 1690, est un des évènemens mémorables de l’histoire du Canada. Louis xiv accorda des lettres de noblesse à ceux qui s’y étaient le plus distingués, et nommément, aux sieurs Hertel et Juchereau[3] ; et il voulut qu’une médaille en perpétuât le souvenir : d’un côté, on voit la tête de ce roi ; de l’autre la France victorieuse est assise sur des trophées, au pied de deux arbres du pays, sur des rochers d’où s’échappent des torrens. Un castor va se réfugier sous un bouclier, et le dieu sauvage du fleuve, qui épanche son urne aux pieds de la déesse, la contemple avec admiration. Pour devise, Kebeka liberata, M. D. C. X. C. ; et pour exergue : Francia in novo orbe victrix.

  1. Louis XIV n’avait pas encore reconnu Guillaume et Marie comme roi et reine d’Angleterre.
  2. Quelques prisonniers, qu’elle avait faits, en remontant le fleuve, furent échangés, à la suggestion et par l’entremise d’une demoiselle du nom de la Lande.
  3. Le comte de Frontenac permit au sieur Carré et à ses miliciens, d’emporter chez eux deux des canons abandonnés par les Anglais, pour être un monument durable de leur belle conduite. « On convenait, dit Charlevoix, que les officiers les plus expérimentés n’auraient pu mieux manœuvrer que n’avait fait cet habitant. »