Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 22

CHAPITRE XXII.


Stratagème d’un chef Huron. — État de la Colonie. — Massacre de la Chine.


Soit qu’on n’eût pas eu le temps d’instruire les Sauvages alliés des intentions du gouverneur, soit qu’ils fussent persuadés que les Iroquois ne traiteraient pas de bonne foi, presque tous parurent mécontents de la trêve et des négociations qui devaient s’en suivre, et les Hurons de Michillimakinac prirent les mesures les plus propres à rendre impossible la conclusion d’un traité dont ils craignaient d’être les premières victimes. Ils avaient pour chef principal Kondiaronk, que les Français avaient surnommé le Rat, homme d’esprit, d’une bravoure à toute épreuve, et d’une habileté consommée. Il était parti de Michillimakinac avec une troupe choisie de Hurons, pour faire la guerre aux Iroquois ; mais il apprit, à Catarocouy, qu’on négociait avec eux, et que le gouverneur général attendait, à Montréal, des députés et des otages de tous les cantons. Il parut un peu surpris de cette nouvelle ; mais il ne lui échappa aucune plainte, et il partit de Catarocouy, laissant les Français dans la pensée qu’il reprenait le chemin de son pays. S’étant informé de la route que devaient suivre les députés et les otages iroquois, il alla les attendre, dans une anse, où il leur dressa une ambuscade. Après les y avoir attendus quelques jours, il les vit paraitre, les laissa approcher, et fondit sur eux, au moment où ils débarquaient de leurs canots, sans la moindre méfiance. Quoique surpris, les Iroquois voulurent se défendre ; mais la partie était trop inégale : il y en eut quelques uns de tués ; les autres furent faits prisonniers. Teganissorens, le chef de la députation, lui ayant demandé comment il avait pu ignorer qu’il était ambassadeur, et qu’il avait été envoyé pour négocier un traité de paix avec le gouverneur général, le fourbe fit semblant d’être encore plus étonné que lui, et protesta que c’étaient les Français eux-mêmes qui l’avaient envoyé en cet endroit, en l’assurant qu’il y rencontrerait un parti d’Iroquois qu’il lui serait très facile de surprendre et de défaire ; et pour lui prouver qu’il lui parlait sincèrement, il le relâcha sur l’heure, avec tous ses gens, à l’exception d’un seul, qu’il voulait retenir, disait-il, pour remplacer un des siens, qui avait été tué[1].

Kondiaronk se rendit en hâte à Michillimakinac, et livra son prisonnier à M. de la Durantaye. Ce commandant, qui n’était pas encore informé des négociations entamées avec les Iroquois, condamna (on ne saurait dire par quel droit,) le malheureux à passer par les armes. Il eut beau protester qu’il était ambassadeur, et que les Hurons l’avaient pris par trahison, Kondiaronk avait prévenu tout le monde que la tête lui avait tourné, et que la crainte de la mort le faisait extravaguer. Dès qu’il fut mort, le rusé chef fit venir un vieil Iroquois, qui était depuis longtemps captif dans son village, lui donna la liberté, et lui recommanda, en le renvoyant dans son pays, d’instruire ses compatriotes de ce qui venait de se passer sous ses yeux, et de leur apprendre que tandis que, les Français amusaient les Cantons par des négociations feintes, ils faisaient faire des prisonniers sur eux, et les fusillaient[2].

Un stratagème si bien conduit devait avoir son effet ; néanmoins, détrompés, en apparence, sur la prétendue mauvaise foi du gouverneur général, les Cantons avaient nommé de nouveaux députés, et ces députés étaient sur le point de se mettre en route pour Montréal, lorsqu’un exprès du chevalier Andros, qui avait remplacé le colonel Dunkan à New-York, arriva à Onnontagué, et défendit aux Iroquois de traiter avec les Français sans la participation de son maître. Le nouveau gouverneur anglais écrivit, en même temps, à M. de Denonville, qu’il ne devait pas se flatter de faire la paix avec les cantons iroquois à d’autres conditions que celles qui avaient été proposées par son prédécesseur : qu’au reste, il était disposé à bien vivre avec lui, et qu’il avait interdit aux Anglais de sa dépendance toute hostilité sur les terres possédées par la couronne de France.

Cette déclaration du chevalier Andros, par rapport aux Iroquois, jetta d’abord la consternation dans tout le Canada. Le sentiment de la crainte, celui même du désespoir, y devaient être tout naturels, vu le peu de secours qu’on recevait de France, et le peu de ressources qu’offrait la colonie. Les inquiétudes et les appréhensions auxquelles elle était continuellement en proie ; les incursions si fréquentes des Iroquois, ne permettaient pas à cette colonie de faire des progrès rapides du côté des richesses et de la population. Le commerce des pelleteries était partagé avec les Anglais ; les pêcheries du golfe et des plages adjacentes étaient presque entièrement négligées ; et à l’exception du sieur Riverin, qui établit, sur un grand plan, des pêches sédentaires dans le fleuve Saint-Laurent, particulièrement aux environs de Matane, les Canadiens et les Français établis en Canada, étaient généralement peu industrieux et peu entreprenants. Ce qu’ils entendaient le mieux, c’était le maniement des armes, auquel le gouvernement les accoutumait, et la traite des pelleteries avec les Sauvages ; mais c’était là précisément ce qui nuisait le plus au progrès de la population, de l’agriculture et de l’industrie. D’après le recensement de cette année 1688, la population française du Canada n’était que de 11,249 individus, ou d’un peu plus de 12,000, en y comprenant le gouvernement de l’Acadie.

Néanmoins, l’indignation et la honte de voir une poignée de Sauvages tenir en échec tout un grand pays, ayant bientôt succédé à la crainte, on forma un dessein qui aurait pu passer pour hardi, quand même l’état de la Nouvelle France aurait été aussi florissant qu’il était déplorable : ce fut de conquérir la Nouvelle York. M. de Callières en ayant communiqué le projet au gouverneur général, passa en France, pour le proposer à la cour, comme le seul moyen de prévenir l’entière destruction de la colonie française du Canada.

On passa assez tranquillement l’hiver et une partie de l’été de 1689 ; mais le 25 août, 1500 Iroquois descendirent, de nuit, dans l’île de Montréal, à l’endroit appellé la Chine. Trouvant tout le monde endormi, ils se mirent d’abord à enfoncer les portes, et ensuite à brûler les maisons, et commencèrent un massacre général des hommes, des femmes et des enfans, faisant souffrir à ceux qui tombaient entre leurs mains tous les tourmens que la fureur pouvait leur faire imaginer. En moins d’une heure, ils firent périr, dans les plus horribles supplices, plus de deux cents personnes de tout sexe et de tout âge, et après cette terrible boucherie, ils s’avancèrent jusqu’à une lieue de Montréal, faisant partout les mêmes ravages, et exerçant les mêmes cruautés.

Au premier bruit de ce tragique évènement, M. de Denonville, qui se trouvait à Montréal, donna ordre à un lieutenant de troupes de se jetter dans un fort dont il craignait que l’ennemi ne se rendît maître. À peine cet officier y était-il entré, qu’il se vit investi par un gros d’Iroquois, contre lesquels il se défendit longtemps avec courage ; mais tous ses gens ayant été tués, et lui-même étant blessé grièvement, les assaillans entrèrent dans son fort, et le firent prisonnier. Alors toute l’île demeura en proie aux vainqueurs, qui en parcoururent la plus grande partie, laissant partout des traces sanglantes de leur fureur ; et quand ils furent las de ces horreurs, ils firent deux cents prisonniers, qu’ils emmenèrent dans leurs villages, où ils les brûlèrent. L’île de Montréal ne fut entièrement délivrée de la présence de ces féroces ennemis que vers la mi-octobre. Alors, comme on n’entendait plus parler de rien, M. de Denonville envoya les sieurs Duluth et de Mantet, bien accompagnés, dans le lac des Deux Montagnes, pour s’assurer si la retraite des Iroquois était véritable, ou seulement simulée. Ces officiers rencontrèrent, dans deux canots, vingt-deux Iroquois, qui les vinrent attaquer avec beaucoup de résolution. Ils essuyèrent leur première décharge, sans tirer ; après quoi, ils les abordèrent, et en tuèrent dix-huit. Des quatre qui restaient, un se sauva à la nage, mais les trois autres furent pris, et livrés au feu des Sauvages alliés.

  1. On prétend, dit Charlevoix, que Kondiaronk alla seul à Catarocouy, après son exploit, et que quelqu’un lui ayant demandé d’où il venait, il répondit qu’il venait de tuer la paix ; expression dont on ne comprit pas d’abord le sens, mais dont on eut bientôt l’explication par un de ses prisonniers, qui s’était enfui à Catarocouy, et que l’on renvoya aussitôt vers ses compatriotes, pour les convaincre que les Français n’avaient eu aucune part à la perfidie des Hurons.
  2. Si l’historien contemporain n’a ni exagéré, ni défiguré les faits qu’il rapporte, il doit paraître un peu singulier que Kondiaronk n’ait pas été plus mal vu des Français, après leur avoir joué une aussi mauvaise pièce, et que la Durantaye n’ait pas été blâmé d’avoir fait fusiller un prisonnier de guerre.