Histoire du Canada (Garneau)/Tome III/Livre XII/Chapitre II

Imprimerie N. Aubin (IIIp. 461-553).

CHAPITRE II.




LE CONSEIL LÉGISLATIF.



1777-1792.

Conseil législatif ; la guerre le fait ajourner jusqu’en 1777. — Composition de ce corps, différences entre les membres canadiens et les membres anglais ; ses travaux et son unanimité. — Il s’occupe de l’administration de la justice, des milices, etc. — Mécontentemens populaires. — Le général Haldimand remplace le gouverneur Carleton (1778) qui s’était querellé avec le juge-en-chef Livius. — Caractère et politique du nouveau gouverneur. — Effrayé par les succès des Américains, il gouverne le Canada par l’intimidation et la terreur jusqu’en 1784 ; corruption des tribunaux et nullité du conseil législatif, qui passe à peine quelques ordonnances peu importantes pendant cette période. — Triomphe de la révolution américaine. — La France reconnaît les États-Unis (1778) et leur envoie des secours. — Débats à ce sujet dans le parlement anglais. — L’Espagne et la Hollande imitent la France. — Destruction des cantons iroquois et leur émigration. — Capitulation de l’armée anglaise à Yorktown (1781). — La Grande-Bretagne reconnaît l’indépendance des États-Unis (1783). — Perte de territoire par le Canada. — Le général Haldimand remet les rênes du gouvernement au général Carleton (1784). — M. Du Calvet, qu’il avait tenu deux ans en prison, l’accuse devant les tribunaux de Londres. — Noble caractère et énergie de ce citoyen ; de son livre : Appel à la justice de l’État. — Ses idées sur la constitution qui convient au Canada. — Agitation de cette colonie. — Assemblées publiques. — Pétitions diverses pour et contre un gouvernement représentatif. — Prétentions et méfiances des divers partis. — Investigation que le gouverneur fait faire par le conseil législatif sur la justice, la milice, les voies publiques, l’agriculture, le commerce, l’éducation, etc. — Rapports sur ces matières. — Tentative indirecte du juge-en-chef Smith de substituer les lois anglaises aux lois françaises. — Abus crians dans l’administration de la justice : enquête à ce sujet. — Nouvelle division territoriale du Canada. — Nouvelles pétitions à l’Angleterre. — Intervention des marchands de Londres en faveur du parti anglais. — Intrigues. — Division des Canadiens en constitutionnels et anti-constitutionnels : les premiers l’emportent. — Projet de constitution de M. Grenville envoyé en 1789 à lord Dorchester, qui passe à Londres en 1791. — Pitt introduit ce projet dans la chambre des communes la même année. — M. Lymburner, agent des constitutionnels anglais, l’oppose. — Débats auxquels Pitt, Burke, Fox, Grenville, etc., prennent part. — Le projet passe sans division dans les deux chambres. — Disparitions fondamentales de la nouvelle constitution. — Le lieutenant-gouverneur Clark la proclame en Canada, qui est divisé en deux provinces. — Population de ce pays. — Satisfaction des Canadiens en recevant la nouvelle constitution, qui est fêtée à Québec et à Montréal par des banquets.


Lorsque Carleton apprit les désastres du malheureux Burgoyne, il dut se réjouir en secret de ce qu’on lui avait préféré ce général pour conduire l’armée du Canada dans le pays insurgé. S’il avait eu raison d’être blessé de l’empressement de cet officier à offrir ses services au roi, et de la préférence qu’on lui avait donnée, le dénouement de la campagne le vengeait complètement de l’injustice qu’on lui avait faite. Déchargé par ce passe-droit d’un commandement qu’il avait ambitionné, il s’était livré aux soins de l’administration qui lui était confiée, et qui demandait de nombreuses réformes. La guerre avait empêché la réunion du nouveau corps législatif, après celle de forme qui eut lieu pour son inauguration. Il le convoqua pour la seconde fois en 77.

La session fut laborieuse, mais calme comme on devait l’attendre d’un corps nommé par la couronne et composé de ses créatures les plus dociles et les plus dévouées. Le conseil législatif, en présence de la guerre civile qui régnait dans les autres colonies, où l’Angleterre, irritée de ses échecs, commençait à la faire avec cette cruauté qui avait marqué le passage de ses troupes en Canada en 59, se garda bien de montrer de l’opposition à la volonté métropolitaine, et toutes les mesures du gouvernement passèrent presque à l’unanimité. En effet, ce corps tenait plus de la nature d’un conseil d’état que d’une chambre législative ; il siégeait à huis-clos,[1] et des 23 membres qui le composaient en 77, huit seulement étaient Canadiens. Les autres étaient des fonctionnaires publics, dont la principale sollicitude paraissait d’accumuler les emplois sur leurs têtes et d’accaparer les terres publiques, ou des marchands nés hors du Canada, et qui n’y avaient d’intérêts que ceux de leur commerce, et tous étaient salariés du gouvernement. Les premiers réclamaient, à titre de nobles, toutes sortes de privilèges, comme l’exemption des corvées, du logement des troupes, etc. ; ils étaient conséquemment opposés au peuple dans toutes les questions où ses intérêts paraissaient contraires aux leurs. Les seconds étaient opposés en masse aux Canadiens pour les raisons qu’on a pu déjà apprécier plusieurs fois. Ceux-là, élevés pour ainsi dire dans les camps, entendaient le gouvernement à la façon militaire. Ils embrassaient toujours avec franchise et chaleur la cause du gouvernement sans en rechercher ni le but ni l’objet dans toutes les questions qui n’attaquaient point leurs institutions ou leur nationalité ; leur maxime était : Si veut le roi, si veut la loi. Aussi, quoiqu’abandonnés par la plupart de leurs censitaires lors de l’invasion américaine, les vit-on tous montrer une fidélité inviolable à la métropole. Les membres anglais du conseil sortaient, pour la plupart, de cette classe d’émigrés dont le général Murray nous a laissé le tableau peu flatté dans ses correspondances. Leur éducation, sans être plus soignée que celle des seigneurs, était accompagnée de l’expérience et de la pratique que donne au peuple la jouissance d’institutions libres dans les matières de gouvernement. Ce petit vernis de savoir-faire leur faisait prendre des airs d’importance et d’orgueilleuse réserve, dont les seigneurs se moquaient ensuite dans leurs manoirs. Ils souriaient en voyant leurs collègues, autrefois obscurs démocrates de la vieille Angleterre, transformés tout-à-coup en Canada en aristocratie dédaigneuse, et prendre des airs que ne justifiaient ni leur caractère, ni leur éducation. Ils voyaient aussi déjà quelques-uns de ces hommes, nourrissant des idées ambitieuses, prendre tout-à-coup avec la plus grande chaleur la défense des intérêts du peuple, pour se tourner ensuite contre lui dès qu’ils auraient atteint le but de leur démarche tortueuse ; d’autres, enfin, accuser les Canadiens de rébellion auprès du gouvernement, et assurer en même temps tout bas les amis de la cause américaine qu’ils désiraient la voir réussir de tout leur cœur. Tels étaient ceux qui étaient sortis de Québec à l’approche des républicains en 75.

Ces deux classes d’hommes, mises en présence par le gouvernement, devaient lui offrir des élémens fertiles de division, si elles s’avisaient de vouloir le combattre ; mais le choix avait été fait de manière à n’avoir rien à faire craindre sur ce point. La sympathie des seigneurs étaient toute entière pour l’autorité royale. Le parti anglais se trouvait en trop grande majorité dans le conseil pour avoir à se plaindre du partage du pouvoir législatif. Quant aux intérêts particuliers et exclusifs du peuple, personne ne les représentait ; et en 77 les seigneurs, par dépit peut-être de n’avoir pu lui faire prendre les armes contre les républicains et les Anglais par antipathie nationale, passèrent des lois qui furent marquées au coin d’une tyrannie dont le pays n’avait pas encore vu d’exemple, et qu’en d’autre temps il n’aurait peut-être pas voulu supporter.

La composition du conseil était donc un gage de son unanimité ; et en effet, comme on l’a dit, il fut à peine troublé par des partages d’opinion. Il passa seize ordonnances dans la session. Les deux plus importantes avaient rapport à l’organisation de la milice et à l’administration de la justice, dans laquelle on admit le système anglais de procédure conformément à l’ordre des ministres de considérer si les lois d’Angleterre ne pourraient pas être adoptées, sinon totalement du moins partiellement, dans les affaires personnelles, commerciales ou de dommages, surtout lorsque l’une ou l’autre des parties serait anglaise.

L’ordonnance confirma les cours qui existaient déjà, en faisant quelques changemens à leurs attributions. L’on forma aussi une cour de probate, ou de vérification des testamens et des successions. Enfin, pour couronner l’édifice judiciaire, le conseil législatif devait servir de cour d’appel, dont le conseil privé d’Angleterre serait le dernier ressort. Outre ces tribunaux, des cours d’oyer et terminer pouvaient être instituées selon le besoin ; et il y avait des audiences trimestrielles présidées par les magistrats pour juger les petits délits.

Quant à l’acte des milices, il renfermait plusieurs dispositions tyranniques, contre lesquelles le peuple ne tarda pas à murmurer. Les nouveaux conquérans avaient les idées les plus fausses sur le régime français qui avait existé dans le pays ; ils croyaient que ce gouvernement n’avait été qu’une tyrannie capricieuse et sans frein. Ils ignoraient qu’il était basé sur des lois écrites et des règles qui avaient été consacrées par un long usage, et que le gouverneur et l’intendant étaient obligés de suivre strictement, leurs pouvoirs étant, à cet égard, particulièrement définis. Le conseil législatif, pensant suivre l’exemple de ce gouvernement, se trompa en imposant dans une loi commune des obligations qui n’avaient été exigées des miliciens que par un ordre spécial, donné dans des circonstances extraordinaires et comme pour aller au-devant du vœu public et de la sécurité générale. Ainsi l’on établit un despotisme militaire pur en copiant des temps et des circonstances qui n’existaient plus. L’ordonnance du conseil assujettit tous les habitans de l’âge requis à des services militaires rigoureux, comme à porter les armes hors de leur pays pour un temps indéfini, à faire les travaux agricoles de leurs voisins partis pour la guerre, etc. Ces charges énormes et bien d’autres devaient être remplies gratuitement et sous les peines les plus sévères.

Cette loi des milices avec la réorganisation judiciaire et le choix des juges, fit mal augurer de l’avenir à ceux qui suivaient de près la marche du nouvel ordre de choses. Les autres ordonnances concernaient le cours monétaire, le commerce et la police.

Le parti qui s’était opposé au statut de 74, se prévalut de suite des fautes et de l’ignorance des juges, que l’on n’avait pas changés, pour attaquer le nouveau système. En effet, les divers tribunaux ne suivaient point les mêmes lois et n’avaient aucune jurisprudence uniforme ; de sorte qu’il en résultait des irrégularités et une incertitude inquiétante pour ceux qui étaient obligés d’y avoir recours. Des marchands du Canada qui se trouvaient à Londres, présentèrent une pétition à lord Germaine, secrétaire des colonies, pour se plaindre de ce grief et demander la révocation de l’acte de 74 et la création d’une chambre élective. Le ministre répondit qu’il serait dangereux de changer la constitution du pays lorsque l’ennemi était encore à ses portes. Les pétitionnaires répliquèrent aussitôt qu’ils ajourneraient leur demande jusqu’à la pacification des provinces révoltées.


Cependant des plaintes s’élevaient de toutes parts contre la loi des milices. Le peuple des campagnes était écrasé de corvées pour le punir de sa neutralité ; et la conduite d’une partie des seigneurs marqua assez visiblement dans cette circonstance, où cette classe, par l’influence qu’elle avait acquise sur le gouvernement, pouvait l’employer à l’avantage de ses malheureux censitaires, que ceux-ci n’avaient rien à espérer d’elle, et qu’elle était disposée à faire sa cour au nouvel ordre de choses ainsi qu’à séparer dans l’occasion sa cause de celle de ses compatriotes.

C’est à cette époque, 78, que le gouverneur fut remplacé par le général Haldimand, compagnon de Burgoyne dans la dernière campagne. Mais avant son départ, il eut des difficultés assez graves avec le juge-en-chef Livius, qu’il destitua de ses fonctions pour avoir demandé, dans le conseil, communication des instructions qu’il avait reçues des ministres touchant la législation. Ces instructions l’autorisaient à nommer un conseil privé de cinq membres tirés du conseil législatif lui-même pour la conduite des affaires publiques, celles de législation exceptées. Il en avait formé un en 76, du lieutenant-gouverneur et de MM. Finlay, Dunn, Collins et Mabane, tous fonctionnaires et créatures qui lui étaient, pour la plupart, parfaitement soumises, afin de se dispenser de consulter le grand conseil ; où les anglificateurs mettaient la division. Le juge Livius était un des partisans de l’anglification. Il passa en Angleterre pour porter sa défense au pied du trône. Les lords commissaires du Commerce et des Plantations auxquels son affaire avait été renvoyée, firent rapport qu’il avait été destitué sans cause suffisante, et le roi ordonna en conséquence qu’il fut rétabli dans sa charge.

Le général Haldimand, natif de la Suisse, était depuis long-temps au service de l’Angleterre. C’était un vieux militaire impérieux, sévère, bon à la tête des troupes, mais peu fait par ses habitudes pour le gouvernement d’un peuple accoutumé au régime légal. Entouré de provinces en révolution, il crut qu’il ne pourrait maintenir dans l’obéissance celle qui lui était confiée que par une rigueur inflexible. Il fit sentir bientôt la différence qu’il y avait entre son administration et celle du général Carleton, qui emporta l’estime sincère des Canadiens, qui le regardaient comme le meilleur ami, sinon le seul, qu’ils eussent parmi le peuple anglais.

Cependant les anciennes colonies luttaient avec acharnement contre la Grande-Bretagne. Il y avait toujours des gens en Canada qui désiraient leur triomphe, et le général Haldimand qui le savait, était résolu de ne pas leur laisser lever la tête. Les corvées redoublèrent et devinrent un vrai fléau pour les campagnes. Les cris augmentèrent. Haldimand attribua ces plaintes à l’esprit de révolte et aux menées des émissaires américains, et il sévit avec encore plus de rigueur, faisant, sur de simples soupçons, emprisonner les citoyens par centaines, confondant souvent l’innocent avec le coupable. Malgré cette tyrannie militaire, la masse du peuple s’était ralliée entièrement à la métropole, et ne laissait plus échapper que des paroles qui pouvaient rassurer la royauté.

Le corps législatif ne fut point assemblé en 78, et l’année suivante il ne siégea que quelque temps pour continuer les ordonnances passées deux ans auparavant au sujet des cours de justice, des milices et de la police des villes. De là à 84, il ne tint que deux courtes sessions, en 80 et 82, où il ne fit rien de remarquable.

L’indépendance des États-Unis, reconnue en 83, apporta des modifications aux instructions des gouverneurs canadiens. Lord North, dans une dépêche au général Haldimand, du 24 juillet (83), ordonna d’exiger de ceux qui demanderaient des terres pour s’établir, outre les sermens ordinaires, une déclaration qu’ils reconnaissaient le parlement impérial pour législature suprême du pays, en tant que cette suprématie ne s’étendrait pas jusqu’au droit de taxer, vu que l’Angleterre, par l’acte de 78, y avait renoncé de la manière la plus formelle, excepté dans les questions de règlement général du commerce, et encore, dans ce cas, l’appropriation du produit de la taxe imposée devait-elle appartenir à la législature locale. L’objet de cette déclaration était d’exclure de la province les sujets mal affectionnés, et de les distinguer des royalistes américains qui y passaient en foule. Le traité de Paris assurait à ceux-ci toute la protection du gouvernement des États-Unis ; et le congrès s’était conformé aux conventions arrêtées lors de la signature des préliminaires ; mais ses recommandations aux divers états de l’Union avaient été faites si froidement, que les républicains n’en tenaient nul compte, et que les royalistes effrayés ne voyaient de sécurité pour eux que dans d’émigration. Ils furent accueillis comme ils devaient l’être ; et l’Angleterre leur donna une indemnité de dix millions sterling pour la valeur des terres qu’ils abandonnaient, et une rente annuelle de 150 mille louis pour celle des autres avantages qu’ils perdaient en laissant leur pays.

L’ordre fut envoyé aussi au gouverneur de porter une ordonnance pour introduire la loi de l’Habeas corpus. Ce sujet fut amené devant le conseil législatif en 84, et y souleva une violente opposition, surtout de la part de MM. de La Corne St.-Luc, Mabane et Fraser ; mais la métropole s’était prononcée, et la loi passa après avoir subi plusieurs changemens, qui en limitaient les avantages. M. de St.-Luc proposa aussi qu’elle ne s’étendît point aux personnes qui entraient dans les ordres monastiques et les communautés religieuses. Son motif était d’empêcher qu’elles ne pussent briser les barrières du cloître. Mais le juge Mabane observa « qu’elle affecterait le pouvoir de l’évêque, et qu’il serait impolitique de restreindre ce pouvoir, qui lui permettait de suspendre un prêtre ou un curé qui portait ombrage au gouvernement… Le gouverneur, ajouta-t-il, n’aurait pu faire arrêter et détenir, pour les renvoyer dans leur pays, deux prêtres français venus ici sans permission, si cette loi eût été en vigueur. »[2] De leur côté, les communautés protestèrent contre cette exception, qu’elles considérèrent comme injurieuse à leur caractère. « Depuis les troubles des années dernières, dirent-elles, faisant allusion à la politique, ne peuvent-elles pas se vanter que leur zèle, leurs conseils et leurs exemples n’ont pas peu contribué à retenir dans les bornes de leur devoir un grand nombre de particuliers ? Ne se sont-elles pas rendues odieuses aux yeux de beaucoup d’hommes à cause de ce zèle et de cette fidélité ? » Les représentations du Séminaire de Québec, des Récollets, de l’Hôtel-Dieu, des Ursulines, et de l’Hôpital-général réussirent à faire repousser l’exception comme elle devait l’être.

En effet le clergé canadien, régulier et séculier, avait mérité toute la confiance de l’Angleterre par sa conduite ; mais elle ne discontinua pas encore de l’observer d’un œil jaloux, puisque lord Sydney écrivait au gouverneur en 84, qu’il avait permis de tirer des prêtres, pour les cures du Canada, de tous les pays qui ne dépendaient point de la domination des Bourbons, et que le moyen de s’assurer de l’attachement des Canadiens, était d’empêcher toute relation avec la France, de surveiller à cet égard leur conduite en toute occasion, et d’agir avec une grande fermeté chaque fois qu’ils feraient des tentatives incompatibles avec leur entière séparation. (Appendice A.)

Cependant l’administration d’Haldimand, devenant de plus en plus tyrannique, avait fini par rendre ce gouverneur odieux à tous les habitans. Elle forme une des époques les plus sombres de notre histoire. Un despotisme sourd, contre lequel les évènemens qui se passaient dans les provinces voisines empêchaient de protester, s’étendait sur les villes et sur les campagnes. Le gouvernement s’enveloppait dans le mystère ; un voile épais couvrait tous ses actes et le rendait redoutable à ceux qui en voyaient les effets sans en deviner les motifs.

Le secret des correspondances privées était violé. Plusieurs fois l’officier qui faisait les fonctions de maître-général des postes, trouva les malles qui venaient d’arriver d’Angleterre, ouvertes chez le gouverneur, et les lettres répandues par terre.[3] Il était encouragé dans cette voie, à ce qu’il paraît, par la plupart des seigneurs canadiens, membres du conseil, qui craignaient la propagande américaine pour leurs privilèges et leur nationalité. Mais le gouvernement allait plus loin qu’ils n’auraient voulu. Tous les jours des citoyens imprudens étaient jetés en prison avec bruit pour effrayer le public ; d’autres plus dangereux disparaissaient secrètement, et ce n’était que longtemps après que leurs parens ou leurs amis apprenaient dans quel cachot ils étaient renfermés. Le soupçon de menées avec les rebelles des autres colonies, et la désobéissance à la loi de milice, étaient les deux principaux motifs que l’on donnait de ces nombreuses arrestations, qui frappaient surtout les Canadiens de tous les rangs, soit que les Anglais, dont le plus grand nombre avait penché pour la révolution en 75, se fussent ravisés, et dissimulassent mieux leurs sentimens, soit que le gouverneur qui leur était étranger, redoutât leur influence et la sympathie de l’Angleterre en leur faveur. Ce proconsul rusé ne sévissait contre eux qu’avec la plus grande réserve. Cette tyrannie descendit du chef du pouvoir jusqu’aux tribunaux, dont les juges qu’elle corrompit, dépendaient pour la conservation de leurs charges du bon plaisir de la couronne. Les accusés furent atteints non seulement dans leur liberté personnelle, mais aussi dans leur fortune ; et plusieurs furent ruinés par des dénis éclatans de justice ou des jugemens iniques. Les juges se rendirent coupables des malversations les plus audacieuses en violant ouvertement les lois et en écartant toutes les formalités de la justice pour satisfaire la vengeance du gouvernement. Du Calvet et plusieurs autres riches citoyens de Québec et de Montréal, furent dépouillés de leurs biens par ce système de persécution, qui s’appesantissait d’autant plus que les armes des royalistes éprouvaient de défaites dans les provinces insurgées. Sans aucune forme de procès, les soldats arrêtaient les citoyens, et les jetaient en prison, les uns accusés de haute trahison, les autres d’offenses moins graves, d’autres enfin sans cause connue. On commença par les personnes d’une moindre importance ; on remonta ensuite aux personnes de premiers rangs de la société, par leur naissance ou par leur fortune. Ainsi M. M. Jautard, Cazeau, Hay, Carignan, Du Fort, négocians ; La Terrière, directeur des Forges St.-Maurice, Pellion, et une foule d’autres furent emprisonnés ou retenus à bord des vaisseaux de guerre qui se trouvaient dans la rade de Québec, sans qu’on leur fit connaître le crime dont on les accusait. On arrêta aussi un étranger qui fut renfermé mystérieusement dans la partie la plus élevée de la prison. Le bruit public le représentait comme un de ces gentils hommes français qui, depuis que Lafayette était en Amérique, faisaient des apparitions en Canada, chargés, disait-on, de missions politiques, qui sont restées cependant un mystère jusqu’à ce jour. La sentinelle avait ordre de faire feu sur cet inconnu, s’il s’exposait aux regards du peuple à travers les barreaux de sa prison. Les prisons étant comblées, les cellules du couvent des Récollets furent ouvertes pour recevoir les nouveaux suspects. Un nommé André fut détenu au pain et à l’eau et sans feu, dix-huit mois, sans que son épouse sût ce qu’il était devenu. Les prisonniers avaient beau demander qu’on fît leur procès, on restait sourd à leurs prières ; et lorsque le gouvernement croyait les avoir assez punis, il les faisait renvoyer en gardant le même silence et sans leur accorder aucune satisfaction. Les idées libérales de Du Calvet, ancien magistrat, l’ayant fait soupçonner depuis longtemps d’intrigues avec les Américains, il fut arrêté tout-à-coup chez lui, à Montréal, le 27 septembre, 80, par un parti de soldats, qui prit ses papiers et son argent, et conduit à Québec, où il fut détenu d’abord dans un vaisseau de la rade, ensuite dans un cachot militaire, puis enfin dans le couvent des Récollets. Des amis influens s’offrirent comme cautions de sa fidélité ; il proposa lui-même de mettre tous ses biens en séquestre ; il demanda qu’on lui fît son procès : on lui refusa tout. Après deux ans et huit mois de détention, il fut remis en liberté sans qu’on lui eût même dit quel était son crime.

La signature des préliminaires de la paix à Paris, motiva probablement son élargissement ainsi que celui de beaucoup d’autres prisonniers.

Tandis que le général Haldimand gouvernait ainsi par l’intimidation et la terreur, et qu’il croyait peut-être sincèrement que c’était le seul moyen de conserver le Canada à l’Angleterre, le congrès tenait tête avec succès aux armées de cette métropole. La capitulation de Saratoga avait eu un immense retentissement, non seulement dans les États-Unis, mais en Europe, surtout en France. Les Anglais n’avaient que la prise de Philadelphie sans combat à offrir pour balancer cet important succès. Franklin envoyé à Paris, y fut accueilli par le ministère avec bienveillance, et par le peuple avec une sorte d’enthousiasme, comme s’il avait eu un secret pressentiment de l’avenir. Après beaucoup de conférences avec les envoyés américains, et d’adresse pour engager Louis XVI à rompre le traité de 63, le duc de Choiseul eut enfin la joie de voir signer, en 78, un traité d’alliance et de commerce avec la nouvelle république, qui fut ainsi reconnue par la première nation de l’Europe. La vieille haine de Choiseul allait avoir enfin son jour de vengeance, et, comme par surcroît, elle allait voir aussi bientôt le vieux mais alors éminemment noble Chatham, son ancien antagoniste, proclamer son abaissement, et sortir pour ainsi dire du tombeau pour protester publiquement dans la chambre des lords, contre l’humiliation de sa patrie.

L’Angleterre qui n’ignorait pas ce qui se passait de l’autre côté de la Manche, voulant prévenir les desseins de sa rivale, avait déjà donné des ordres pour attaquer les établissemens français des Indes ; mais lorsque le traité lui fut signifié, elle éprouva comme un sentiment de crainte ; elle n’a jamais eu à faire face à des coalitions acharnées et formidables comme la France sous Louis XVI et Napoléon. Lord North déposant la fierté de son pays, présenta et fit passer deux bills tendant à opérer une réconciliation sincère avec les colons. Par ces actes, l’Angleterre renonçait au droit de les taxer, et autorisait le ministère à envoyer des commissaires en Amérique pour traiter avec le congrès ; elle passa aussi des lois en faveur du commerce et de la religion catholique en Irlande. La peur enfin la rendait juste. Le duc de Richmond, ayant présenté une motion dans la chambre des lords, pour reconnaître l’indépendance de l’Amérique et renvoyer les ministres, lord Chatham, quoique malade, s’y rendit pour s’opposer à cette proposition. S’étant levé, non sans peine : « Aujourd’hui, dit-il, j’ai vaincu la maladie, je suis venu encore une fois dans cette chambre, la dernière fois peut être ; mais j’avais besoin d’épancher de mon cœur l’indignation qu’il éprouve lorsque j’entends faire l’humiliante proposition d’abandonner la souveraineté de l’Amérique. » Il commença à parler ainsi d’une voix faible et embarrassée ; mais à mesure qu’il avançait, sa voix prenait de l’éclat et de la force. Il entra dans le détail des événemens, s’étendit sur les mesures auxquelles il s’était opposé et sur le résultat funeste qu’elles avaient eu. « Je l’avais prédit ce résultat, ajoutait-il, après chacun des faits récapitulés, je l’avais prédit, et par malheur il est arrivé. »

« Je me trouve heureux, milords, que la tombe ne se soit pas encore ouverte pour moi, et qu’il me reste assez de vie pour m’élever contre le démembrement de cette antique et noble monarchie. Accablé comme je le suis sous le poids des infirmités, je ne puis guère servir mon pays dans ces momens de danger ; mais tant que j’aurai l’usage de mes sens, je ne consentirai jamais à ce que la noble race de Brunswick soit dépouillée d’une portion de son héritage ; je ne souffrirai pas que la nation se déshonore par l’ignominieux sacrifice de ses droits. »

Ce dernier effort acheva d’épuiser les forces de ce grand orateur, qui expira peu de temps après, et ne vit point la séparation qu’il redoutait comme le plus grand malheur qui pût arriver à son pays.

La motion du duc de Richmond fut perdue.

La passation des deux actes de conciliation, l’envoi de commissaires en Amérique furent inutiles. La guerre continua avec plus d’activité que jamais. L’armée royale fut obligée d’évacuer Philadelphie. À peu près dans le même temps, le comte d’Estaing arriva sur les côtes de la Nouvelle-York avec une escadre française, d’où il adressa aux Canadiens la lettre dont nous avons parlé ailleurs, pour les engager à embrasser la cause de la révolution.

Les succès de la campagne de 78 furent partagés ; mais les dévastations des troupes royales avaient confirmé davantage les Américains dans leur résolution de ne jamais se soumettre à la Grande-Bretagne. L’année suivante ne fut pas plus décisive pour cette dernière puissance ; elle vit les dangers s’accroître autour d’elle ; l’Irlande s’armait et menaçait aussi de se révolter ; l’Espagne, entraînée par la France, se déclarait contre elle ; ses flottes luttaient avec peine contre celles de la France, qui lui prenaient les îles de Saint-Vincent et de la Grenade ; elle ne faisait aucun progrès dans les colonies révoltées, où elle ne pouvait entrer dans une province sans en perdre une autre, et où chacun de ses succès était balancé par une défaite ; elle ne put y poursuivre que le cours de ses ravages, dont le Connecticut fut le principal théâtre ; mais elle eut la mortification de voir périr ses plus anciens alliés en Amérique, les fameuses tribus iroquoises, qui malgré l’avis que leur avait donné à Albany le général républicain Gates de rester neutres, avaient eu l’imprudence de se laisser entraîner par le colonel Guy Johnson, leur surintendant, et de se déclarer pour elle. Battues et chassées de leur pays par le général Sullivan, qui marcha contre leurs cantons à la tête de 5,000 hommes, élire ne se relevèrent point de ce désastre. Elles occupaient encore alors leur ancien territoire au sud du lac Ontario ; mais elles étaient fort déchues de leur ancienne puissance. Le général américain réduisit leurs villages en cendre, détruisit leurs maisons, ravagea leurs jardins dont il coupa les arbres, et fit un vaste désert de toute la contrée. Les restes de ces guerriers jadis si redoutés et si orgueilleux, passèrent au nord des grands lacs suivis de leurs femmes et de leurs enfans, et s’établirent sur un territoire que leur donna le gouvernement britannique, où ils disputent aujourd’hui vainement des lambeaux de forêts à la civilisation qui les déborde partout. Réduits à un petit nombre, loin de la terre de leurs pères, ces Indiens qui faisaient trembler toute l’Amérique septentrionale il y a un siècle et demi, se débattent en vain aujourd’hui contre la rapacité des blancs, qui leur arrachent le dernier pouce de terre qui leur reste ; et ils cherchent à prolonger une agonie qui doit finir par la mort à laquelle la civilisation seule pouvait les faire échapper.

Cependant l’arrivée des 6000 auxiliaires du comte de Rochambeau, la coopération la plus active des flottes française et espagnole, et l’adjonction de la Hollande à laquelle l’Angleterre venait de déclarer la guerre, allaient décider la question de l’indépendance américaine. En effet, la Grande-Bretagne n’éprouvait plus que des défaites. Ses troupes, après avoir été battues à Cowpens, Guildford, Eutawsprings et Williamsburg, du côté de la Virginie et des Carolines, par les corps des généraux Morgan, Green et Lafayette, furent acculées à Yorktown par l’armée de Washington et le corps français de St.-Simon, et obligées de mettre bas les armes au nombre de six mille hommes de troupes réglées, et de quinze cents matelots. Cette victoire assura définitivement l’indépendance des États-Unis. C’était la deuxième armée anglaise qui était faite prisonnière dans cette guerre ; c’était une chose inouïe dans les annales militaires modernes. Le général Cornwallis, qui commandait les Anglais, ne voulait rendre son épée qu’à Rochambeau et Lafayette ; mais ceux-ci déclarèrent qu’ils ne pouvaient la recevoir, attendu qu’ils n’étaient là que comme auxiliaires.

L’Angleterre fut accablée par la nouvelle de la capitulation de Yorktown et l’attitude malveillante de la plupart des nations de l’Europe à son égard : elle fléchit sous les coups de l’orage ; et la chambre des communes qui avait promis au roi trois mois auparavant de l’aider à soutenir la guerre avec énergie, lui présenta une adresse presqu’à l’unanimité pour le prier de faire la paix ; et passa une résolution portant que quiconque conseillerait de continuer les hostilités, fût déclaré ennemi du pays et de son souverain. Ces votes amenèrent la dissolution du cabinet de lord North, annoncée par lui-même à la chambre le 15 mars 82, et le marquis de Rockingham, malgré les répugnances du roi, fut chargé de former une nouvelle administration dans laquelle entra Fox.

Ce fut le général Carleton, ancien gouverneur du Canada, qui venant prendre le commandement de l’armée anglaise du nord, en remplacement du général Clinton, apporta à Québec la nouvelle des résolutions de l’Angleterre. Les négociations avaient commencé à Paris, sous la médiation de l’empereur d’Allemagne, et le 3 septembre 1783, y avait été signé le traité mémorable, par lequel l’Angleterre reconnut l’indépendance des États-Unis, et l’Europe, la première nation libre du Nouveau-Monde. Tout ce qui, après la conquête du Canada, avait été détaché de ce pays, aussi impolitiquement qu’injustement, pour agrandir les anciennes colonies anglaises, fut réclamé par les Américains ; et le ministère britannique, qui n’avait rien de plausible à opposer à leurs prétentions, se vit contraint d’y accéder. Par ce nouvel abandon, les villes de Québec et de Montréal ne se trouvèrent plus qu’à quelques lieues des frontières, et le Canada perdit avec les postes cédés aux États-Unis, une grande partie du commerce profitable qu’il faisait avec les tribus sauvages de l’ouest. Plus de la moitié des Canadiens de ces contrées éloignées devinrent Américains, sans néanmoins cesser d’être Français ; le Détroit, leur chef-lieu, dut être rayé du nombre des villes britanniques.

Par cette délimitation, le Canada perdit aussi le lac Champlain et les montagnes qui l’avoisinent, pays tourmenté, entrecoupé de lacs, de rivières, de défilés, et qui formait une excellente frontière défensive, où pendant cinq ans étaient venus se briser les efforts des armées anglaises quatre et cinq fois plus nombreuses que celles de leurs adversaires dans la guerre de Sept ans, et dont les difficultés venaient d’être encore la cause première des désastres du général Burgoyne. Le traité de Paris en portant la frontière du Canada au pied du lac Champlain, amena les armées américaines à l’entrée de cette immense et riche plaine de Montréal, qui a plus de quarante lieues d’étendue en tous sens, qui est située au milieu du pays, et qui possède à peine une position défensive naturelle sur l’une ou l’autre rive du fleuve. Ainsi il renversa les barrières qui fermaient de ce côté l’accès du pays, et laissa sa capitale actuelle exposée aux coups de l’ennemi, surtout depuis la disparition des forêts qui l’ont protégée partiellement jusqu’en 1812. Mais la Grande-Bretagne ne faisait là qu’éprouver l’un des effets du préjudice qu’elle avait porté aux Canadiens en annexant une grande partie de leur territoire à ses anciennes colonies, après le traité de 63.

Toutefois la paix procura deux avantages au Canada ; elle mit fin au système militaire qui y existait, et accéléra l’établissement du gouvernement représentatif. En attendant, les prisons rendirent les nombreuses victimes que les soupçons y avaient fait jeter sans choix et sans discernement ; et c’est sur l’ordre du ministre, par suite probablement des pétitions canadiennes de l’année précédente, dont l’on parlera toute à l’heure, que la loi de l’habeas-corpus fut introduite, comme on l’a vu plus haut, après de longs débats, par une ordonnance du conseil législatif, la dernière que le général Haldimand signa, avant de remettre les rênes du gouvernement à son successeur, en 85.

Ce gouverneur qui ne manquait pas de sensibilité, qui souffrait de l’isolement où l’avait jeté au milieu de la population, sa grande sévérité, et un esprit soupçonneux et vindicatif, demandait son rappel depuis deux ans. « Quoiqu’on nous l’eût peint, dit madame la baronne de Riedesel, comme un homme d’un caractère intraitable, nous nous conduisîmes à son égard avec sincérité et franchise ; ce qui lui fit d’autant plus de plaisir qu’il rencontrait rarement des personnes qui tenaient cette conduite envers lui. » En effet il serait injuste de faire peser toute la responsabilité de ses rigueurs sur lui seul ; et l’on doit rendre justice à ses intentions bienveillantes pour la conservation des Canadiens. Ses suggestions contribuèrent beaucoup à modifier les vues de la métropole à leur égard. C’est lui qui recommanda, contre les directions du ministère de lord North, de leur réserver les terres situées entre le St.-Laurent et les frontières des États-Unis, et qui fit agréer ce plan par lord Sydney en 84, (Appendice B.) Son erreur était d’exagérer outre mesure l’esprit de l’ancien système français dans la manière d’administrer le gouvernement ; mais peu de personnes refuseront aujourd’hui de lui pardonner ses allures brusques et despotiques en faveur des mesures qu’il fit adopter pour nous conserver une partie du sol découvert et livré à la main de la civilisation par nos ancêtres.

Les désagrémens de ce gouverneur ne finirent pas avec son administration, qui avait duré six ans. Plusieurs de ceux qu’il avait fait arrêter en Canada le suivirent en Angleterre, et le traînèrent devant les tribunaux. Du Calvet, qui l’y avait précédé, fut celui qui le poursuivit avec le plus de persévérance. À peine était-il sorti des cachots de Québec, qu’il s’était embarqué pour Londres, afin de demander justice au roi. Dans une audience qu’il eût des ministres, il exigea le rappel d’Haldimand, pour l’accuser devant les tribunaux anglais : ç’aurait été un grand scandale. On lui fit d’abord des réponses évasives, et ensuite on ne l’écouta plus. Du Calvet dont l’énergie égalait l’activité, publia un volume de lettres adressées au roi, au prince de Galles, aux ministres, aux Canadiens, &c., qu’il intitula, « Appel à la Justice de l’État », et qu’il fit répandre en Angleterre et en Canada avec profusion. Ces lettres, du reste, pleines d’emphase et écrites dans un style barbare, portent l’indice d’un esprit élevé, indépendant et étranger à la crainte comme à l’intimidation. Il y mêle habilement sa cause avec celle du pays, et dit des vérités au gouvernement qu’aucun autre homme n’aurait osé proférer même tout bas. Dans ses élans de rude éloquence, il lui échappe des exclamations pleines d’orgueil national ou d’une noble indignation : « Qu’il est triste d’être vaincu, s’écrie-il ! S’il n’en coûtait encore que le sang qui arrose les champs de bataille, la plaie serait bien profonde, bien douloureuse, elle saignerait bien des années, mais le temps la fermerait. Mais être condamné à sentir continuellement la main d’un vainqueur qui s’appesantit sur vous ; mais être esclave à perpétuité du souverain constitutionnel du peuple le plus libre de la terre, c’en est trop. Serait-ce que notre lâcheté à disputer la victoire, en nous dégradant dans l’esprit de nos conquérans, aurait mérité leur colère et leur mépris ? Mais ce furent les divisions de nos généraux qui les firent battre ; mais nous, nous prîmes leur revanche, et nous lavâmes l’année d’après, 28 avril 1760, la honte de leur défaite sur le même champ de bataille ! »

C’est ainsi encore qu’après avoir fait un tableau livide de la tyrannie sous laquelle gémissait son pays, il continue : « Bataille, première bataille de Québec, nous frapperez-vous toujours ? Oh ! illustre Bouillé », contrastant la conduite de ce général envers les habitans des îles anglaises prises dans le golfe du Mexique, avec celle du gouverneur anglais du Canada, « Oh ! illustre marquis de Bouillé, est-ce ainsi que votre grande âme a perverti le fruit de la victoire ? Les vaincus sous vos mains n’ont ils pas été les enfans chéris ! Leur reconnaissance n’éclate-t-elle pas aujourd’hui pour exalter la grandeur de votre générosité et de votre clémence ? l’Angleterre ne se fait-elle pas une gloire de les imiter ? Ah je reconnais à ces traits le génie noble de la nation anglaise ; elle donne ici la plus belle idée de sa vertu, en rendant hommage à celle du grand homme qui n’a été vainqueur que pour être bienfaiteur. Le Canada n’aura-t-il jamais les mêmes remercimens à lui faire pour sa protection et ses bienfaits, au nom du moins de ces Français qui viennent de faire envers des Anglais un si noble usage de la victoire ? »

Après avoir exposé les persécutions auxquelles il avait été en butte, la corruption des juges, qui pendant son emprisonnement lui avaient fait perdre une grande partie de sa fortune, en le privant, par des dénis flagrans de justice, des moyens ordinaires de défense, et en se laissant intimider par la présence même du gouverneur, qui, contre son usage, était venu s’asseoir sur le tribunal, dans un procès où il s’agissait pour Du Calvet de six-mille louis, somme considérable pour le pays, et qu’il lui avait fait perdre par son vote ; enfin après avoir annoncé qu’un grand nombre de ses compatriotes avaient été soumis aux mêmes persécutions, il fait un tableau passionné des vices constitutionnels du gouvernement canadien, du despotisme des gouverneurs, de la servilité et de l’adulation des fonctionnaires, ainsi que des nombreuses malversations dont ils se rendaient coupables pour satisfaire sa volonté ou les intérêts de leurs coteries ; des violations continuelles de l’acte de 74, de la négation aux habitans de leurs anciennes lois, et termine par réclamer l’établissement d’un gouvernement constitutionnel, dont il pose ainsi les bases :

1. Conservation des lois civiles françaises.
2. Loi d’habeas-corpus.
3. Jugement par jury.
4. Inamovibilité des conseillers législatifs, des juges et même des simples gens de loi, durant bonne conduite.
5. Gouverneur justiciable des lois de la province.
6. Établissement d’une chambre d’assemblée élective.
7. Nomination de six membres pour représenter le Canada dans le parlement impérial, trois pour le district de Québec, et trois pour celui de Montréal.
8. Liberté de conscience ; personne ne devant être disqualifié pour cause de religion.
9. Réforme de la judicature par le rétablissement du conseil supérieur.
10. Établissement militaire ; création d’un régiment canadien à deux bataillons.
11. Liberté de la presse.
12. Institution des collèges pour l’éducation de la jeunesse ; application des biens des Jésuites à cet objet conformément à leur destination primitive ; établissement des écoles publiques de paroisse.
13. Naturalisation des Canadiens dans toute l’étendue de l’empire britannique.

Ce plan de constitution, plus complet que celle qui nous fut octroyée en 1791, indique la perspicacité de l’esprit de son auteur ; l’on voit qu’il allait plus loin que ne le font les partisans de la responsabilité ministérielle même aujourd’hui. En proposant de rendre le gouverneur lui-même responsable à la colonie, il ôtait à la métropole un pouvoir dangereux. Ce n’est que de nos jours que les juges ont été rendus inamovibles, du moins de nom, s’ils ne le sont pas de fait ; ce n’est aussi que d’hier que nous avons des écoles de paroisses qui chancellent encore sur leur base.

Quant à la représentation des colonies dans le parlement impérial, ce changement introduirait un principe fédératif dans la constitution britannique qui pourrait augmenter la force de l’empire, mais dont les suites, en supposant que les colonies restassent attachées à l’Angleterre, pourraient être incalculables : le principe d’exploitation disparaîtrait sans doute ; mais aussi à mesure que la population des colonies augmenterait, l’influence prépondérante de la mère-patrie diminuerait dans la même proportion ; et l’exemple de Rome donnant le droit de citoyenneté à tous les Italiens, auquel Montesquieu attribue sa ruine plus tard, n’est pas fait pour encourager une métropole moderne à embrasser ce système, à moins que ces colonies trop faibles ne présentent rien de redoutable pour l’avenir.

Le livre de Du Calvet gagna à la cause constitutionnelle canadienne un grand nombre d’adeptes en Angleterre, et contribua beaucoup à faire accorder un gouvernement électif, et sous ce rapport, cet ouvrage s’est assuré une place dans notre histoire.

La destinée de son auteur, si tourmentée depuis quelques années, se perd de vue après l’apparition de son livre. D’après la tradition populaire, il aurait péri par les mains de ses ennemis. Mais la version la plus vraisemblable est qu’après avoir obtenu justice du général Haldimand devant les tribunaux anglais, il s’embarqua sur un vaisseau pour l’Amérique, et périt en mer ; rien de certain du reste n’est connu à cet égard.

Le général Haldimand remit en partant les rênes du gouvernement canadien au lieutenant gouverneur Hamilton, l’un des membres modérés du conseil législatif, lequel les remit à son tour l’année suivante, au colonel depuis le général Hope, qui y commandait déjà l’armée, et qui ne les tint que jusqu’au mois d’octobre, qu’arriva le général Carleton, élevé à la pairie sous le nom de lord Dorchester, et nommé gouverneur-général des possessions qui restaient encore aux Anglais dans l’Amérique du Nord. Il trouva le pays dans une grande agitation sur la question du gouvernement constitutionnel. Le conseil législatif était tombé dans le discrédit le plus complet ; son asservissement augmentait tous les jours le nombre de ses ennemis. Deux de ses membres, qui avaient voulu montrer quelqu’indépendance, comme Finlay, qui avait contrarié quelqu’une des mesures gouvernementales et voté contre les corvées, étaient dans les plus grandes inquiétudes, et cherchaient à regagner les bonnes grâces du gouverneur, par les plus humiliantes expressions de repentir.[4] Allsopp en avait été retranché ; enfin ce corps, dont 5 membres suffisaient pour passer une loi, n’avait aucune indépendance.

La paix n’avait pas été plutôt conclue, que le parlement impérial se vit inondé de pétitions du Canada. Les premières de 1783, qui étaient signées par les nouveaux et les anciens habitans du pays, et qui furent portées en Angleterre par trois députés, M. M. Adhémar, Powell et Delisle, demandaient d’une manière générale la jouissance des droits et privilèges inhérens à la qualité de sujets britanniques ; mais le principal but d’une partie des signataires, à ce qu’il paraît, était particulièrement d’obtenir l’introduction de la loi de l’habeas-corpus. On y demandait aussi pour parer à tous les événemens, d’être admis sans distinction, sous quelque forme de gouvernement qui pourrait être choisie, à la participation des grâces, droits, privilèges et prérogatives dont jouissaient les Anglais dans toutes les parties du globe. Ces termes ayant été interprétés par les constitutionnels d’une manière plus générale, le corps législatif voulut protester contre l’introduction d’une chambre élective. M. La Corne St.-Luc proposa une adresse au roi pour le remercier de la protection qu’il avait accordée au pays pendant la révolution américaine, et pour le prier de maintenir l’acte de 74. M. Grant proposa un amendement longuement motivé, dont l’objet était de faire nommer un comité pour dresser une pétition en faveur du principe électif ; mais l’amendement n’était pas du goût de tous les Anglais : « Tout considéré, disait Finlay, il est douteux s’il serait avantageux pour nous d’avoir une chambre d’assemblée dans les circonstances où se trouve le pays, puisque les anciens sujets du roi auraient peu de chance d’être élus par les Canadiens. » Après des débats animés, l’amendement fut écarté et l’adresse adoptée à la majorité des deux tiers, le nombre des votans étant de 17. Les membres de la minorité motivèrent leur dissentiment par écrit. Le greffier fut chargé d’aller déposer l’adresse au pied du trône, et de soutenir la demande du Conseil. Un jésuite nommé Roubaud, qui était à Québec, à ce qu’il paraît, du temps du gouverneur Murray, et qui vivait alors à Londres, se mit en communication avec les comités anti-constitutionnels du Canada, et menaça quelques fonctionnaires du ressentiment de Carleton. Ce personnage qui avait l’oreille des affidés des ministres, put modérer un peu leur ardeur. Au reste, l’adresse trouva ceux-ci bien disposés à accueillir ses conclusions. Ils n’étaient pas encore d’avis que le temps d’octroyer une constitution fût arrivée ; et lord Sydney répondit au gouverneur, en acquiesçant à l’introduction de la loi de l’habeas-corpus, qu’il était convaincu que toute autre restriction des pouvoirs du gouvernement dans l’état où se trouvait la province, serait extrêmement préjudiciable aux intérêts du pays ; et que la demande d’une chambre d’assemblée, de l’institution du jury, de l’indépendance des juges, &c., avait été faite par des hommes mal-intentionnés, dont l’attachement à l’Angleterre lui paraissait très suspect.

Malgré ces observations, des assemblées publiques eurent lieu dans l’été de 84, à Québec et à Montréal ; des comités furent nommés et de nouvelles pétitions plus explicites que les premières, portant près de 2400 signatures, furent encore adressées à Londres. L’on demandait par ces requêtes une chambre élective, un conseil législatif non rétribué, l’introduction des lois anglaises dans les contrées situées en dehors des districts de Montréal et de Québec, les deux seuls alors existans, le procès par jury dans les causes civiles, &c. Ces demandes soulevèrent une opposition formidable ; et descontrepétitions signées immédiatement par près de 4000 personnes, s’acheminèrent aussitôt vers l’Angleterre, où elles eurent l’effet d’étouffer celles qui venaient de les y précéder. L’on voit par ces oppositions que déjà une forte portion des Canadiens se prononçait pour un gouvernement libre, tandis que l’autre se déclarait formellement contre. La demande d’une chambre élective fut renouvelée en 85 ; et les marchands de Londres en relation d’affaires avec le Canada, présentèrent à son appui un mémoire au ministère, qui allait plus loin que le vœu des Canadiens libéraux, lorsqu’il disait que la généralité des habitans de la colonie, tant anciens que nouveaux, désirait être gouvernée par les lois britanniques, faites et administrées suivant la constitution anglaise. Dans cette lutte de partis, dans ces demandes opposées, les renseignements privés qui parvenaient en Angleterre, ne faisaient souvent qu’augmenter l’embarras des ministres. Ainsi l’un des plus modérés des anglificateurs écrivait, qu’il serait presqu’impossible de trouver des hommes qualifiés pour représenter le peuple dans une chambre d’assemblée ; que les Canadiens ne désiraient conserver que leur religion et leurs lois de succession, et suggérait de faire représenter la partie anglaise de la population dans la chambre des communes, mode préférable, disait-il, à une assemblée composée de Canadiens français, &c. Le grand motif de toutes ces gens perçait toujours ; c’était de dominer et d’exploiter le pays à leur avantage particulier.

On avait résolu de faire faire de nouvelles enquêtes ; lord Dorchester était venu avec l’ordre de faire commencer une grande investigation sur l’état du pays, livré depuis 26 ans à trois systèmes de gouvernement différens, ou plutôt à trois systèmes qui ne se ressemblaient que par l’excès de tyrannie et de désordres qu’ils avaient amené à leur suite. Il convoqua aussitôt le conseil législatif, qui fut divisé en plusieurs comités chargés de s’enquérir de l’administration de la justice, de la milice, des communications publiques, de l’agriculture, des terres, de la population, du commerce, de la police et de l’éducation. Chaque comité reçut ordre de faire rapport séparément sur la matière spéciale dont il était chargé, après avoir fait les recherches et entendu les témoignages qu’il jugerait nécessaires pour s’éclairer suffisamment.

Ces divers comités se mirent en frais de remplir leurs importantes missions ; mais comme la majorité était composée de membres anglais, les Canadiens n’espérèrent rien d’investigations conduites par des hommes qu’ils croyaient non moins hostiles à leurs lois qu’à leur nationalité. Ils ne purent maîtriser leurs soupçons surtout quand ils virent la manière avec laquelle furent choisis les témoins favorables aux idées de cette majorité, quoiqu’il paraisse aujourd’hui que non seulement le gouverneur, mais le lieutenant-gouverneur Hope, président du conseil, et les juges Mabane et Fraser étaient favorables au maintien des anciennes lois, et que par conséquent le parti contraire, dirigé par le juge en chef Smith, se trouvait en minorité, et ne pouvait mettre à exécution, ni suggérer avec un grand poids les changemens qu’il méditait ; mais alors le peuple ignorait les dispositions des membres qui lui étaient favorables.

La doctrine de Smith, contraire à celle qu’avait soutenue Masères,[5] était que les lois anglaises avaient été introduites par divers actes publics de la métropole ou de ses agens, et que le statut de 71 n’était pas suffisant pour les révoquer totalement ; qu’elles devaient être suivies dans les litiges entre Anglais, comme les françaises devaient l’être dans les litiges entre Canadiens ; et que lorsqu’il s’en élevait entre Canadiens et Anglais, si la question avait rapport à un immeuble, l’on devait invoquer l’ancienne loi du pays, et si elle avait rapport au commerce, la loi anglaise.

Un pareil système était absurde ; mais il ne devait pas surprendre, venant d’un juge assez passionné pour dire que ceux qui soutenaient que l’acte de 74 enlevait aux Anglais l’avantage des lois britanniques, étaient des perturbateurs du repos public, et que les Canadiens étaient aveuglés par leur ignorance et leurs préjugés.

En revanche, le juge Mabane prétendait que les royalistes américains que l’on aurait fait mieux de ne pas recevoir en Canada, et les émigrés de la Grande-Bretagne, en venant s’établir dans la colonie, avaient par cela même fait acte d’adhésion volontaire au régime légal

qui y existait, c’est-à-dire aux lois et aux coutumes françaises, desquelles étaient seules en vigueur, sauf le code criminel. L’antagonisme qui régnait entre les tribunaux présidés par ces deux hommes, n’était que plus animé dans le conseil, où l’opposition de leurs sentimens amenait des altercations fréquentes, qui dégénéraient quelquefois en personnalités et en menaces.

Le comité chargé de l’enquête sur l’administration de la justice, était présidé par Smith lui-même, qui rédigea le rapport, autant qu’il le put, dans le sens de ses idées, que M. de St-Ours, membre du conseil, qualifiait de zèle outré pour l’anglification. Ce rapport fut soumis au gouverneur. Pendant la session, Smith introduisit un projet de loi conforme à l’esprit de ce document, mais qui fut repoussé par tous les membres canadiens et par les membres anglais mentionnés plus haut, comme tendant à saper l’ancien code civil, contrairement à l’esprit de l’acte de 74, et aux motifs qui l’avaient dicté. En effet par le projet, les lois anglaises étaient indirectement substituées aux anciennes lois du pays, qui n’auraient plus existé qu’exceptionnellement pour les Canadiens et leurs descendans.

Le comité du commerce, d’après sa composition, ne devait être et ne fut en effet que l’écho des marchands, qu’il consulta. Ceux-ci s’assemblèrent à Québec et à Montréal pour s’entendre sur leurs réponses. Ils ne bornèrent pas leurs observations au négoce seulement ; ils s’étendirent encore sur les lois, la police, et la forme du gouvernement. Ils recommandèrent l’introduction des lois anglaises, excepté dans les matières d’immeubles et de succession, et l’option libre du jury dans toutes les causes réelles ou personnelles ; ils déclarèrent, comme on l’avait déjà fait quelques années auparavant, que les tribunaux tels qu’ils étaient constitués, n’avaient aucune jurisprudence uniforme ; que les uns suivaient la loi française, les autres la loi anglaise ; ceux-ci la loi romaine, ceux-là les règles de la simple équité, et que les juges et les plaideurs invoquaient les unes ou les autres suivant leur intérêt, leur sympathie ou leur caprice. C’étaient toujours les mêmes abus et les mêmes plaintes. Enfin ils finissaient par demander une chambre élective en se référant à leur pétition de 85.

Le comité rapporta que les marchands avaient traité la question de la situation et des intérêts de la province avec une grande profondeur et une grande exactitude ; que leurs raisonnemens étaient judicieux, et qu’il recommandait en conséquence leurs représentations à la considération très-sérieuse du gouverneur,

Le comité des terres fit un long rapport, dans lequel il se prononça contre la tenure seigneuriale, cause, suivant lui, du peu de progrès du pays sous le gouvernement français, et suggéra pour la remplacer, le franc-aleu roturier, ou plutôt le free and common soccage, tenure franche anglaise, avec le système de lois qui s’y rattache, afin de ne pas éloigner les émigrans britanniques de la colonie. Il ajouta aussi que les seigneurs et les censitaires devaient avoir la faculté de commuer la tenure de leurs possessions, et que la loi de primogéniture devrait être introduite pour obliger, en les déshéritant, les cadets de famille à aller s’établir sur de nouveaux domaines. On observera qu’en autorisant l’introduction de la loi de primogéniture et la permission inconditionnelle aux seigneurs de commuer la tenure des terres qu’ils n’avaient pas encore concédées, l’on empirait gravement la situation des cultivateurs en les mettant à la merci de ces mêmes seigneurs, puisque ceux-ci pourraient exiger après la conversion, les prix qu’ils voudraient, n’étant plus tenus de vendre aux premiers demandans à des taux fixes comme sous le régime seigneurial.

Les travaux du comité d’éducation étaient peut-être plus importans encore que ceux de tous les autres, pour l’avenir du pays. Il n’existait pas en Canada de système général d’instruction publique. Il n’y avait à proprement parler d’écoles que dans les villes. Les campagnes en étaient totalement dépourvues ; à moins qu’on ne veuille donner ce nom aux leçons que quelques moines mendians donnaient dans leurs tournées rurales, ou à la réunion de quelques enfans qu’un curé généreux formait à ses frais pour leur faire enseigner les premiers rudimens du langage.

Avant 76 les Jésuites faisaient faire un bon cours d’étude dans leur maison de Québec ; et c’est de leurs classes que sont sortis les Canadiens les plus célèbres des premiers temps de nos annales. Mais cette institution n’existait plus ; et sans les séminaires, qui changèrent en partie le but de leur institution pour venir en aide à l’entretien des hautes connaissances, le flambeau de la science se serait probablement éteint parmi nous. Le séminaire de St.-Sulpice de Montréal, aidé de la fabrique de cette ville, soutenait une école où il assistait jusqu’à 300 enfans ; et il y avait encore dans cette ville un collège assez fréquenté. Le séminaire de Québec rendit alors, comme il le fait encore aujourd’hui, des services éminens aux lettres qui s’y étaient transportées du collège des Jésuites. À part ces diverses institutions, l’on comptait à peine quelques maîtres particuliers dans les villes. L’éducation des filles avait été moins négligée, comme nous avons déjà eu occasion de le faire observer. Les sœurs de la congrégation de Montréal et de Québec la donnaient dans les villes et dans les campagnes, où elles se répandaient. Les religieuses des Ursulines et de l’Hôpital-général enseignaient aussi à Québec et aux Trois-Rivières. Mais toutes ces institutions, dues au dévouement et à la munificence ecclésiastique, ne pouvaient répondre qu’aux besoins des cités. Le reste du pays était dépourvu de tout moyen de s’instruire, et conséquemment l’éducation était nulle dans les campagnes, où la dispersion des habitans et la rigueur du climat passaient pour les principales causes qui y mettaient obstacle.

Après avoir recueilli tous ses matériaux, le comité présenta son rapport, et suggéra d’établir sans délai :

1. Des écoles élémentaires dans toutes les paroisses.
2. Des écoles de comté, où l’on enseignerait les régles de l’arithmétique, les langues, la grammaire, la tenue des livres, le jaugeage, la navigation, l’arpentage et les branches pratiques des mathématiques.
3. Enfin une université pour l’enseignement des sciences et des arts libéraux, formant une corporation composée des juges, des évêques catholiques et protestans, et de seize ou vingt

autres citoyens notables, qui se renouvelleraient à la majorité des voix.

Le comité ajoutait qu’il fallait approprier au soutien de ce grand système d’éducation les biens des Jésuites, un legs de £1200 par année fait par un M. Boyle, pour propager la foi protestante dans les anciennes colonies anglaises, et dont la séparation d’avec l’Angleterre rendait maintenant l’exécution légalement impossible, et une portion des terres incultes de la couronne, que lord Dorchester avait déjà fait mettre à part pour cet objet.

Telles sont les importantes recommandations qui furent faites pour généraliser l’éducation dans ce pays. Malgré l’importance du sujet, elles restèrent sans résultat ; et une partie des terres qu’on y avait destinées, fut accordée ensuite à des créatures ou à des favoris du pouvoir.

L’ordre des Jésuites ayant été aboli en France en 1762, le gouvernement anglais crut devoir laisser s’éteindre ceux qu’il y avait en Canada, en les empêchant de se renouveler et en s’emparant ensuite de leurs biens. Il ne manqua point d’hommes pour lui conseiller cette mesure de spoliation. En France les jugemens qui avaient ordonné la suppression de l’ordre, avaient en même temps décrété que les colléges, les séminaires et les terres dont il avait la jouissance pour l’éducation, conserveraient leur destination primitive. En Canada au contraire, le gouvernement parut vouloir imiter le système suivi en Angleterre dans le temps de la réformation, alors que les colléges, les monastères, les riches abbayes devinrent la proie d’une foule de courtisans, et le prix des apostasies. Les biens des Jésuites canadiens avaient allumé la cupidité de lord Amherst ; et il paraît que, sur sa demande, il en obtint la promesse du roi dans un moment de libéralité inconsidérée. Le collége venait d’être fermé par l’administration militaire, qui avait renvoyé les élèves en 64 pour convertir les salles qui servaient aux classes en salles d’audience, en magasins de vivres, en prisons, &c. En 76 on prit la plus grande partie de l’édifice pour le logement des troupes, laissant le reste avec la chapelle aux Jésuites qui vivaient encore. Mais lorsque les officiers de la couronne à Londres demandèrent les renseignemens nécessaires pour dresser les lettres patentes du don royal, il s’éleva des difficultés sur la nature, l’étendue et le caractère de ces biens ; ce qui fit traîner l’affaire en langueur. Et après beaucoup de recherches, le gouvernement impérial mieux renseigné sur la validité du titre qu’il s’attribuait, accorda une indemnité à la famille Amherst, et fit prendre possession de ces biens au nom de la couronne pour l’éducation publique. L’extinction des Jésuites en Canada présente ceci de singulier, qu’elle n’a eu lieu en exécution d’aucune loi ni décret de l’autorité compétente comme dans les autres pays ; elle s’est faite sur un simple ordre de l’exécutif seul, ce qui doit être insuffisant dans un pays où la liberté est placée sous la sauve-garde du droit commun.

Les rapports des comités furent successivement présentés à lord Dorchester, qui les adressa aux ministres en Angleterre, pour être ajoutés à l’immensité des pièces de la même nature que les investigations sur le Canada avaient déjà produites depuis 1760. Pour consommer la ruine des institutions d’un peuple et tranquilliser en même temps la conscience publique sur une pareille spoliation, il faut tant de sophisme et d’adresse ; il faut tant de temps pour amener cette conscience à regarder comme juste et raisonnable ce qui ne l’est pas, que quoique Mirabeau disait dans la convention française que chacun faisait sa conscience, la perversion ne s’en fait pas sans ébranlement, sans remords, ni sans lutte.

Toutes ces nouvelles investigations ne produisirent pas en apparence, pour le moment, un grand effet sur la marche des événemens, ni ici, ni en Angleterre. Néanmoins un projet de loi fut introduit dans le conseil pour continuer l’ordonnance du lieutenant-gouverneur Hamilton relative aux jurys en matières civiles ; mais le juge en chef qui l’avait dressé, y avait ajouté quelques clauses qui tendaient à détruire une partie des anciennes lois. Il fut en conséquence rejeté ainsi qu’un autre bill introduit à la place par le parti qui avait opposé le premier. Les marchands qui s’étaient déclarés contre le nouveau projet, avaient employé un avocat pour plaider leur cause devant le conseil, lequel porta des accusations si graves contre les administrateurs de la justice, que ce conseil lui-même crut devoir présenter une adresse au gouverneur pour le supplier de faire faire une enquête publique et sévère à ce sujet. Cet avocat, qui était le procureur-général Monk lui-même, perdit sa charge à la suite de son plaidoyer, malgré le motif qu’il donna de sa conduite, qu’il n’avait agi dans cette circonstance que comme simple procureur des opposans. L’enquête dévoila tous les désordres qui régnaient dans les tribunaux, et confirma ce que l’on vient de dire, à savoir ; que la plupart des juges anglais décidaient suivant les lois anglaises, les juges canadiens suivant les lois françaises ; que quelques-uns ne suivant aucune loi, jugeaient d’après leurs idées d’équité naturelle ou de convenance, particulière ; et que la cour d’appel elle-même violant ouvertement les dispositions expresses de l’acte de 74, qui rétablissaient les lois canadiennes, et s’appuyant sur les instructions royales données aux gouverneurs, et qui avaient une tendance contraire, ne paraissait point vouloir suivre d’autres lois que celles de la nouvelle métropole. Au reste ceux que ces investigations avaient compromis, en attribuèrent la cause à la malhonnêteté de leurs accusateurs, qui étaient des marchands, et qui devaient à ce titre, disaient-ils, plus de 100 mille louis pour des droits de douane dont ils avaient voulu frauder le trésor, et qu’ils les avaient condamnés à payer. Les juges de la cour des plaidoyers communs de Québec, Mabane, Panet et Dunn, l’attribuèrent aussi au juge-en-chef Smith, l’ennemi irréconciliable des lois françaises et des Canadiens, et qui avait apporté en Canada ce système pernicieux des fonctionnaires coloniaux de semer sans cesse des germes de division entre les colons et la mère-patrie, afin d’avoir occasion de se rendre nécessaires, de faire planer sans cesse le soupçon sur la fidélité des autres, et de manifester eux-mêmes un zèle qui élevât le prix de leurs services et les fit paraître seuls dignes de confiance. Le rejet de son bill avait tellement irrité Smith qu’à l’ouverture de l’enquête dont l’on vient de parler, il avait porté les accusations les plus graves contre ces trois juges, qui crurent devoir les repousser dans une représentation qu’ils firent au gouverneur. Ils dirent qu’immédiatement après la conquête les cours militaires qu’on avait établies avaient suivi les lois et les usages du pays ; mais qu’après le traité de cession l’on avait solennellement déclaré que la forme gouvernementale et les lois anglaises y seraient introduites aussitôt que les circonstances le permettraient, et qu’en attendant l’on suivrait les formalités de ce code comme mesure préparatoire à l’introduction des lois elles-mêmes ; que cette déclaration avait créé une si grande alarme parmi le peuple, qu’il fallut passer aussitôt une ordonnance pour déclarer que les lois et les coutumes du Canada touchant la tenure des terres et d’hérédité, seraient maintenues, et pour donner aux juges dans les autres affaires la faculté de décider d’après les règles de l’équité commune ; que sur les représentations du général Murray aux ministres, que les instructions qu’il avait reçues ne pouvaient s’appliquer à un pays déjà établi et gouverné par des lois fixes, et que les remontrances des grands jurés dont il parlait, et qui étaient tous protestans, étaient conçues dans un esprit si illibéral et persécuteur contre les catholiques, que sur ces représentations, sans balancer les ministres avaient désapprouvé la conduite de ces jurés, et permis au gouverneur de continuer le système que lui avait imposé les circonstances, c’est-à-dire, de maintenir les lois anciennes jusqu’à nouvel ordre ; ce qui avait été fait sans exciter de plainte jusqu’après l’acte de 74, qui déplaisait d’autant plus aux protestans que depuis dix ans ils pouvaient être à ce titre seuls membres du conseil, seuls juges, seuls magistrats, &c. ; que la plus grande partie des membres du comité pour la révocation de l’acte de 74, avaient joint les rebelles des États-Unis, ou abandonné Québec à leur approche ; que l’acte en question était le fruit de cette politique libérale et tolérante qui distingue un siècle et une nation éclairée, et qu’il avait puissamment contribué à la conservation de la colonie ; qu’après la paix de 88, l’ordre fut transmis de faire payer plus de £102,000 sterling de lettres de change dues à l’État par le commerce canadien ; que le solliciteur-général fut obligé de poursuivre l’agent du gouvernement lui-même, M. John Cochrane, qui les avait négociées et qui refusait d’en rendre compte, et de faire opérer des saisies entre les mains de divers négocians qui lui devaient cette somme ; que sans ce moyen légal, inconnu des lois anglaises, cette créance aurait été en danger, parce que Cochrane refusait toujours son concours pour le faire rentrer ; que ces débiteurs, déjoués par le secours imprévu de la loi française, s’exclamèrent contre elle, et lui attribuèrent le malheur où ils se trouvaient de payer ce qu’ils devaient ; que Cochrane, qui avait voulu prendre part à la spéculation, se joignit aux marchands, et prépara une pétition qu’ils s’empressèrent de signer, contre les lois, la constitution et l’administration de la justice du pays, pétition dont la nature et la tendance motivèrent la désapprobation la plus complète du ministre des colonies en 84 ; que le sens de l’acte de 74 était clair et précis, et que l’on ne pouvait se tromper sur son intention ; que cependant le juge-en-chef Smith avait maintenu en cour d’appel, qu’il n’avait pas rétabli les lois et les coutumes du Canada dans les actions où aucune des parties n’était Canadienne, et que la loi anglaise devait être la règle de décision dans les causes entre sujets nés anglais, &c., doctrine contre laquelle ils avaient dû protester en pleine audience ; que dans la session suivante du conseil législatif, Smith avait inutilement introduit, ainsi qu’on l’a vu, plusieurs projets de loi pour faire confirmer sa nouvelle doctrine ; et que c’est alors que les marchands mécontens, adressèrent les pétitions qui avaient motivé la grande enquête en question, &c.

Cette justification des juges ne faisait que confirmer les allégués que la plus étrange confusion régnait dans l’administration de la justice. Toutes les pièces relatives à cette nouvelle phase de la question furent encore envoyées à Londres.

Une autre difficulté s’élevait aussi alors. Depuis 64, le Canada était divisé en deux grands districts, Québec et Montréal ; quatre ans après lord Dorchester, conformément à une ordonnance du conseil, voulant donner une espèce de gouvernement spécial aux émigrés royalistes des États-Unis qui s’étaient établis dans le golfe St.-Laurent et dans le voisinage du lac Ontario, érigea le territoire qu’ils occupaient en cinq grands départemens sous les noms de Gaspé, Lunenbourg, Mecklembourg, Nassau et Hesse. Ces cinq divisions, auxquelles par une singularité étrange l’on donnait des noms allemands, embrassaient une grande étendue de pays. L’on voulut y porter les lois françaises ; mais les royalistes américains qui s’y étaient réfugiés, n’entendant point la langue dans laquelle elles étaient écrites, ne purent les observer ; il fallut apporter des modifications par une autre ordonnance passée en 89. Or les anglificateurs profitèrent de cet embarras pour essayer encore une fois de faire mettre de côté, comme inexécutable, l’acte de 74, auquel ils voulaient absolument se soustraire. Ils se firent un argument de ces difficultés pour demander l’établissement d’un système de lois uniformes. Leurs avocats à Londres, malgré les précautions oratoires qu’ils prenaient pour ne pas réveiller les soupçons de la nationalité canadienne, se trahissaient quelquefois ; et ces diversités de sentiment donnaient de la force aux opposans du gouvernement libre.

Cependant tous ces débats finirent par fixer sérieusement l’attention de l’Angleterre ; et en 88 ou 9, au début du grand mouvement qui se préparait en France et ailleurs, les pétitions des partisans du gouvernement représentatif furent évoquées, par le parlement impérial, des bureaux où elles dormaient depuis quatre ans, pour devenir le sujet de ses délibérations par suite des nouvelles requêtes qui venaient de lui être présentées. Une grande agitation régnait toujours dans le pays relativement à l’espèce de gouvernement qui devait le régir, quoique suivant leur usage, les journaux gardassent un silence presque absolu sur cette matière comme sur tout ce qui avait rapport à la politique.[6]

Appréhendant probablement de la requête des marchands de Londres de 86, quelque décision défavorable à leurs vues et à leurs intérêts, les Canadiens de Québec et de Montréal opposés à l’établissement d’une chambre d’assemblée, mirent sur pied de nouvelles suppliques à lord Dorchester, pour demander la conservation des lois françaises et le maintien de la constitution existante. Ils en présentèrent d’autres l’année suivante dans lesquelles ils se prononçaient encore avec plus de force contre l’introduction des lois anglaises et d’une chambre élective. « Nos demandes se réduisent, disaient-ils, à conserver nos lois municipales ; mais qu’elles soient strictement observées ; qu’il y ait dans le conseil législatif de

notre province un nombre proportionné de loyaux sujets canadiens. » En effet, dans les pétitions de 84, ils se plaignaient déjà qu’ils ne jouissaient de leurs lois qu’imparfaitement ; parce que le conseil, composé aux deux tiers d’Anglais, qui y avaient conséquemment la prépondérance, les changeait au gré des désirs ou des intérêts de la majorité.

Le parti libéral canadien, conjointement avec le parti anglais, répondirent par des contrepétitions. La division des Canadiens en deux grandes sections presqu’égales, est maintenant distincte et tranchée ; l’une en faveur d’un gouvernement représentatif et l’autre contre. Dans l’une et dans l’autre se remarquaient beaucoup de citoyens notables et de grands propriétaires ; mais moins dans le parti libéral que dans le parti conservateur. Les requêtes des Anglais de 88 étaient signées seulement par les membres des comités nommés à Montréal et à Québec quatre ans auparavant Elles ne demandaient des lois civiles anglaises que celles qui avaient rapport au jury et au commerce. Les pétitions des Canadiens de la même année étaient pareillement signées par les comités qu’ils avaient formés dans ces deux villes. Les derniers faisaient observer spécialement qu’ils ne demandaient que des réformes et une nouvelle constitution favorable à la conservation des anciennes lois, coutumes et usages de leur pays. Ils pensaient avec raison que ces choses seraient plus en sûreté sous la sauve-garde d’une chambre, dont la majorité devait être canadienne, que sous celle d’un conseil législatif où elle ne l’était pas. Depuis longtemps le parti anglais avait abandonné l’idée d’exclure les catholiques des droits politiques. Le gouvernement, la majorité des chambres métropolitaines étaient opposés à cette exclusion, surtout depuis la perte de leurs anciennes colonies. Aussi Masères, qui avait montré un fanatisme si exclusif avant 75, ne cessa-t-il de dire après 83, au parti protestant, qu’il ne devait plus espérer d’obtenir une constitution libre, si les Canadiens ne réunissaient leurs prières aux siennes ; et ce ne fut aussi qu’à la condition expresse que ceux-ci seraient électeurs et éligibles, qu’ils joignirent leurs anciens adversaires et abandonnèrent leur opposition de 79.

Les conservateurs n’eurent pas plutôt appris l’existence des représentations des constitutionnels, qu’ils se mirent en mouvement pour y répondre par des contrepétitions. Celle de Montréal du 22 décembre, 88, fut souscrite par 2800 citoyens ; mais celle de Québec ne le fut que par 194. L’inspection des signatures au pied de ces pièces, prouvent que toutes les classes de la société et même les familles étaient divisées sur la grande question du jour, et que plusieurs seigneurs et riches propriétaires anglais, favorables à l’établissement d’une assemblée élective en 74, y étaient opposés en 88.

Les habitans de cette province, disaient les conservateurs de Québec, heureux sous un gouvernement modéré, presque tous cultivateurs paisibles, étrangers à l’intrigue et à l’esprit de parti, sans taxes directes sur leurs propriétés, doutent qu’il puisse exister pour eux un état plus fortuné. Si quelques-uns ont prêté l’oreille aux projets d’innovation, c’est parce qu’ils ont cru que ces innovations étaient les seuls remèdes à leurs plaintes et les seuls moyens pour conserver leurs lois de propriété, leur religion et même le bonheur de la province qui était en danger. Aucune raison de nombre ou d’intérêt particulier ne doit, observaient à leur tour les conservateurs de Montréal, nous priver d’une constitution dont nous sommes redevables aux faveurs du roi, et des lois si solennellement promises et garanties, et dont la conservation est un de nos droits les plus sacrés.

Si l’on a des doutes sur nos allégués, ajoutaient-ils encore, que le gouverneur prenne les moyens nécessaires pour connaître les sentimens et les vœux de notre nation. Nos peuples trop pauvres et trop endettés sont incapables de supporter les taxes qui doivent nécessairement résulter du système proposé par les constitutionnels. L’exemple malheureux de l’insurrection des colonies voisines, qui a pris sa source dans un pareil système, doit nous mettre continuellement sous les yeux le sort déplorable de notre nation si elle en devenait la victime. Une chambre d’assemblée nous répugne, par les conséquences fatales qui en résulteraient. Pourrions-nous nous flatter de conserver long-temps comme catholiques romains les mêmes prérogatives que les sujets protestans dans une assemblée de représentans. Ne viendrait-il point un temps où la prépondérance de ces derniers influerait contre notre prospérité ?

Toutes ces requêtes furent mises successivement devant le parlement impérial entre 85 et 90 ; mais la presse des affaires en fit ajourner la considération jusqu’à cette dernière année. Deux ans auparavant la chambre des communes avait promis de s’en occuper. L’année suivante, M. Grenville ayant été nommé au ministère des colonies, dressa un projet de constitution et l’envoya à lord Dorchester pour que ce gouverneur, qui connaissait parfaitement le pays et ses habitans, lui transmît ses observations. La perte de ses anciennes colonies portait la métropole à modifier considérablement sa politique. Des grandes questions s’agitaient aussi dans son sein. Les Antilles étaient fermées aux États-Unis, en attendant qu’un plan général de fortifications pour leur défense fût mûri par les chambres ; l’opposition faisait de grands efforts pour faire rapporter l’acte du test et reconnaître en pratique le grand principe de la liberté de conscience reconnu par les républicains américains comme l’une des bases de leur constitution. Le célèbre Wilberforce proposait l’abolition de la traite des noirs, mesure dont les conséquences sont incalculables pour l’avenir des États à esclaves de l’Union américaine ; enfin le gouvernement mettant de côté ses antiques préjugés, avait élaboré une constitution pour le Canada dans le but avoué d’attacher les populations franco-catholiques qui lui restaient fidèles. Tous ces projets avaient pour objet, soit de paralyser les idées libérales de la jeune république, soit de se mettre en garde contre son ambition future, soit enfin de lui ouvrir une plaie toujours saignante dans le flanc, en prêchant du haut des îles libres de l’Archipel du Mexique des doctrines d’affranchissemens et de liberté que le vent de la mer irait répandre à chaque aurore dans les huttes des esclaves américains.

Aussitôt que l’agent des constitutionnels à Londres, Adam Lymburner, eût appris que les affaires du Canada avaient été ajournées dans le parlement à la session prochaine, il en informa les comités de Québec et de Montréal qui s’adressèrent sans délai à lord Dorchester pour lui répéter qu’ils persistaient toujours à demander la réforme de la constitution. De son côté, le gouvernement anglais tout désireux qu’il était de se rendre à leurs vœux, était résolu toutefois de prendre les moyens de tenir par des liens invisibles, mais aussi puissans que possibles, les colonies enchaînées à la mère-patrie, tout en leur donnant autant de liberté qu’il serait compatible avec le nouveau système. C’est sur ce principe que fut basé l’acte constitutif de 91. Lord Dorchester après avoir examiné le projet de Grenville, le lui renvoya avec ses observations. À l’ouverture du parlement, le roi appela l’attention des chambres sur l’état de la colonie et sur la nécessité d’en réorganiser le gouvernement ; et bientôt après le chancelier de l’échiquier, Pitt, invita les communes à passer un acte pour diviser la province de Québec en deux provinces séparées, sous le nom de Haut et Bas-Canada, et pour donner à chacune une chambre élective. « Sentant l’importance du sujet, dit ce ministre, j’aurais désiré faire à la chambre une exposition complète des motifs et des principes que je veux prendre pour base en formant pour une portion importante de l’empire britannique, une constitution qui devra contribuer à sa prospérité ; mais comme il n’est pas probable qu’il s’élève d’opposition à l’introduction de cette mesure, et comme du reste les explications seront plus opportunes lorsque le bill sera devant la chambre, je vais en faire seulement une esquisse aujourd’hui en peu de mots. Le bill que je me propose d’introduire est fondé d’abord sur la recommandation du message royal de diviser la province en deux gouvernemens. Cette division mettra un terme à la rivalité qui existe entre les anciens habitans français et les émigrés venant de la Grande-Bretagne ou des autres colonies anglaises, rivalité qui occasionne des disputes, de l’incertitude dans les lois, et d’autres difficultés d’une moindre importance qui troublent la contrée depuis si long-temps. J’espère que l’on pourra faire cette division de manière à donner à chaque peuple une grande majorité dans la partie qui lui sera particulièrement appropriée, parce qu’il n’est pas possible de tirer une ligne de séparation complète. Les inconvéniens que l’on pourrait craindre de la circonstance des anciens Canadiens seraient compris dans une division, et des émigrés britanniques dans l’autre, trouveront leur remède dans la législature locale qui va être établie dans chacune d’elles.

C’est pour cela que je proposerai d’abord, à l’instar de la constitution de la mère-patrie, un conseil et une chambre d’assemblée ; l’assemblée constituée de la manière ordinaire, et le conseil composé de membres nommés à vie par la couronne, qui aura aussi le privilège d’attacher à certains honneurs le droit héréditaire d’y siéger. Toutes les lois et ordonnances actuelles demeureront en vigueur jusqu’à ce qu’elles soient changées par la nouvelle législature. Le pays conservera conséquemment des lois anglaises tout ce qu’il en a à présent ou ce qu’il en voudra garder, et il aura les moyens d’en introduire d’autres s’il le juge convenable. L’acte d’habeas-corpus a déjà été introduit par une ordonnance de la province ; et cet acte, qui consacre un droit précieux, va être conservé comme partie fondamentale de la constitution. Voilà quels en sont les points les plus importans ; mais il y en a d’autres sur lesquels je veux appeler aussi l’attention de la chambre. Il doit être pourvu au soutien du clergé protestant dans les deux divisions, en le dotant en terres proportionnellement à celles qui ont déjà été concédées ; et comme dans l’une des divisions, la majorité des habitans est catholique, il sera déclaré que la couronne ne pourra sanctionner aucune loi des deux chambres canadiennes, octroyant des terres pour l’usage des cultes sans qu’elle ait été préalablement soumise au parlement impérial. La question des tenures qui a été un sujet de débats, sera réglée dans le Bas-Canada par la législature locale ; dans le Haut, où les habitans sont pour la plupart sortis de la Grande-Bretagne ou de ses anciennes colonies, la tenure sera franche. Et afin de prévenir le retour de difficultés comme celles qui ont amené la séparation des États-Unis de l’Angleterre, il sera statué que le parlement britannique n’imposera aucune autre taxe que celle qui résultera du réglement du commerce ; et pour empêcher l’abus de ce pouvoir, les taxes qui seront ainsi imposées, demeureront à la disposition de la législature de chaque division. »

Telles sont les simples, mais mémorables paroles par lesquelles le premier ministre de la Grande-Bretagne annonça aux Canadiens, au nom de son pays, que leur nationalité, conformément au droit des gens, serait respectée ; et que pour plus de sûreté le Canada serait divisé en deux portions, afin qu’ils pussent jouir sans trouble de leurs lois et de leurs institutions dans celle qu’ils occupaient. Comment la foi britannique, engagée d’une manière aussi solennelle, a été gardée par le gouvernement impérial, c’est ce que la suite des événemens fera voir.

Après l’introduction du projet de loi annoncé par Pitt, la portion anglaise des pétitionnaires qui avaient demandé un gouvernement constitutionnel, leva le masque et se prononça, par la voie de son agent, contre les principes fondamentaux du bill, contre lequel aussi une représentation fut faite de la part de quelques marchands de la métropole. Ces nouveaux opposans furent entendus à la barre des communes par leurs conseils. Ils insistèrent principalement sur ce que l’intérêt britannique était sacrifié, et sur les inconvéniens que les marchands et les colons anglais allaient éprouver si l’on mettait la législation entre les mains des Canadiens, fortement attachés aux lois françaises sous lesquelles, disaient-ils, l’on ne pouvait recouvrer de dettes ni contracter en matières foncières sans beaucoup de difficultés.

Il fut encore présenté une autre requête de la part de quelques marchands de Québec pour prier les chambres de rejeter le nouveau plan de constitution, attendu qu’après en avoir pesé toutes les conséquences, ils craignaient qu’il ne fût la source d’une infinité d’embarras et de maux pour le commerce.

Le parti hostile aux Canadiens qui avait voulu les faire exclure de la représentation en 74, sous le prétexte qu’ils étaient catholiques, s’étant vu obligé, après la révolution américaine, d’obtenir leur concours dans la demande d’une chambre élective pour avoir quelque chance de succès, s’était rapproché d’eux espérant encore se ménager dans l’acte constitutionnel la part du lion, et obtenir la prépondérance dans la nouvelle chambre. Mais lorsqu’il vit par le bill la division du Canada en deux provinces afin que d’après le motif avoué du gouvernement, les deux races pussent vivre à part chacune avec sa religion et ses lois, et la réserve à la nouvelle législature de statuer sur les modifications à apporter au code de commerce, il reconnut, mais trop tard, que son but était manqué ; que la domination qu’il avait rêvée ne serait pas complète, et qu’enfin sa longue dissimulation était en pure perte. « Le bill, dit M. Powys, leur avocat dans les communes ne satisfera pas ceux qui désiraient une chambre, parce qu’il ne la leur donne pas. » En présence de cette conduite, les conservateurs canadiens rallièrent les constitutionnels sur leur alliance avec leurs soi-disans amis. Ceux-ci se contentèrent de répondre que, quoique en effet ils eussent montré une bonne foi trop crédule peut être, ils n’étaient pas solidaires de cette perfidie ; et qu’au reste ils avaient ce qu’ils désiraient.

À la troisième lecture du projet de loi, lord Sheffield présenta contre sa passation une nouvelle requête de Lymburner, qui se donnait toujours pour l’agent du Canada et des Canadiens dits constitutionnels ; preuve du danger qu’il y a de charger de missions politiques des hommes dont les sentimens ne sont pas parfaitement en harmonie avec ceux de leurs commettans. Mais ces oppositions furent vaines.

Après quelques amendemens, dont l’un fut de porter la représentation de 30 à 50 membres le bill passa sans division dans les deux chambres.

Cet acte reçut l’assentiment complet de l’illustre Burke, surtout la partie relative à la division de la province. « Essayer, dit cet homme d’état, d’unir des peuples différens de lois, de langue et de mœurs, est très-absurde. Ce serait semer des germes de discorde, chose indubitablement fatale à l’établissement d’un nouveau gouvernement. Que leur constitution soit prise dans la nature de l’homme la seule base solide de tout gouvernement. »

Fox, comme membre du parti whig, auquel appartenait le commerce, se prononça contre la division de la province ; mais dominé par ces grands principes qui se plaisent surtout chez les esprits élevés et généreux, il proposa que le conseil législatif fût électif, attendu qu’il n’y avait point de noblesse ou de corps qui méritât ce nom en Canada, et que la chambre représentative fût composée de cent membres. « Avec une colonie comme celle-là, observa cet orateur, susceptible de liberté et susceptible d’augmentation de population, il est important qu’elle n’ait rien à envier à ses voisins. Le Canada doit rester attaché à la Grande-Bretagne par le choix de ses habitans ; il sera impossible de le conserver autrement. Mais pour cela il faut que les habitans sentent que leur situation n’est pas pire que celle des Américains. »

C’est dans le cours de ces débats que les digressions de Burke sur les idées révolutionnaires de la France, amenèrent une de ces malheureuses altercations qui séparent à jamais deux anciens amis. Burke et Fox étaient liés d’amitié ensemble depuis l’enfance ; leurs grands talens oratoires, leur vaste intelligence n’avaient fait que resserrer leur attachement. Malheureusement le premier prit en haine le parti du mouvement en France, le second embrassa la cause de la révolution avec ardeur, et y fit quelque allusion en discutant le bill relatif au Canada. Par une de ces tournures imprévues que prend quelquefois un débat, Burke se crut desservi par son ancien ami sur une question d’ordre, et s’en plaignit avec amertume ; il fit des reproches à Fox sur le refroidissement qu’il lui montrait depuis long-temps, et laissa échapper ces paroles : C’est certainement une indiscrétion en tout temps et surtout à mon âge, de provoquer des inimitiés ou de fournir à mes amis des motifs pour les abandonner ; néanmoins s’il en doit être ainsi en adhérant à la constitution britannique, je risquerai tout, et suivant les dictées du devoir et de la prudence publique, mes derniers mots seront toujours, fuyez la constitution française. Fox ayant dit qu’il n’y avait point d’amis de perdus, Burke reprit, « oui il y a des amis de perdus ; je connais le prix de ma conduite ; j’ai rempli un devoir au prix d’un ami ; notre amitié est rompue. » Burke continua à parler avec une extrême chaleur. Fox se leva pour répondre, mais il était si ému qu’il fut plusieurs minutes sans pouvoir proférer une seule parole. Il avait le visage couvert de larmes, et il faisait en vain des efforts pour exprimer des sentimens qui se manifestaient assez pour faire connaître la noblesse et la sensibilité de son cœur.

Toute la chambre vivement impressionnée par cette scène, observa un religieux silence jusqu’à ce qu’enfin, Fox ayant vaincu son émotion, put donner cours aux expressions les plus touchantes. Mais ce fut en vain, la brèche était faite, et ces deux amis s’éloignèrent désormais de plus en plus l’un de l’autre.

Dans la chambre des lords, le bill fut poursuivi également par des pétitions contre plusieurs de ses clauses, et deux conseils employés par les marchands, auteurs de l’opposition dans les communes, furent entendus à la barre ; mais avec encore moins de succès. « On a appelé préjugé, dit lord Grenville, l’attachement des Canadiens à leurs coutumes, à leurs lois et à leurs usages, qu’ils préfèrent aux lois de l’Angleterre. Je crois qu’un pareil attachement mérite un autre nom que celui de préjugé ; suivant moi, cet attachement est fondé sur la raison, et sur quelque chose de mieux que la raison ; il est fondé sur les sentimens les plus nobles du cœur humain. »

Le roi qui de tous les Anglais était celui qui montrait le plus de sympathie pour les Canadiens, crut devoir remercier les deux chambres de la passation de cette loi dans son discours de prorogation.

Par elle, le Canada se trouvait à son quatrième gouvernement depuis 31 ans. Loi martiale de 1760 à 1763 ; gouvernement militaire de 1763 à 1774 ; gouvernement civil absolu de 1774 à 1791 ; et enfin gouvernement tiers-parti électif à commencer en 92. Sous les trois premiers régimes, malgré les ordres contraires, le pays n’eut d’autres lois que celles du caprice des tribunaux, qui tombèrent dans le dernier mépris ; et le peuple ne fit que changer de tyrannie. Quant au dernier, l’on doit attendre pour le juger, qu’il soit mis en pratique et qu’on en voie les effets ; car l’expérience seule peut en faire connaître les avantages et les défauts, d’autant plus que le succès doit dépendre de l’esprit dans lequel chacune des parties intéressées l’observera, la colonie et la métropole.

Le nouvel acte constitutif portait, après la division du Canada en deux provinces, et l’indication de la tenure et des lois qui devaient subsister dans chacune d’elles, que tous les fonctionnaires publics resteraient à la nomination du roi en commençant par le gouverneur, et demeureraient amovibles à sa volonté ; que le libre exercice de la religion catholique serait garanti ainsi que la conservation des dîmes et droits accoutumés du clergé ; que les protestans devenaient passibles de la même dîme pour leurs ministres ; que le roi aurait la faculté d’affecter au soutien de l’église anglicane le septième des terres incultes de la Couronne, et de nommer aux cures et bénéfices de cette église dont il est le chef ; que le droit de tester de tous ses biens était conféré d’une manière absolue ; que le code criminel anglais était maintenu comme loi fondamentale ; que dans chaque province seraient institués un conseil législatif à vie à la nomination du roi, composé de quinze membres au moins dans le Bas-Canada, et de sept dans le Haut ; et une chambre d’assemblée de cinquante membres au moins dans le Bas-Canada, et de seize dans le Haut, élus par les propriétaires d’immeubles de la valeur annuelle de deux louis sterling dans les collèges ruraux, et de cinq louis dans les villes, et par les locataires de ces mêmes villes payant un loyer annuel de dix louis ; que la confection des lois était déférée à ces deux corps et au roi ou son représentant, formant la troisième branche de la législature, et ayant droit de véto sur les actes des deux chambres ; que la durée des parlemens ne devait pas excéder quatre ans ; et que la législature devait être convoquée au moins une fois tous les ans, et enfin que toute question serait décidée à la majorité absolue des voix.

Un conseil exécutif, nommé par le roi, fut aussi institué pour aviser le gouverneur et remplir les attributions de cour d’appel en matières civiles.

Tel fut l’acte constitutionnel. Malgré ses nombreuses imperfections dont quelques unes étaient fondamentales, il donnait un gouvernement dans lequel le peuple était appelé à jouer un rôle, et au moyen duquel il pouvait faire connaître tous ses griefs, si on ne lui donnait pas le pouvoir d’obliger absolument l’exécutif à les redresser. Cette nouvelle charte entra en vigueur le 26 décembre 91, et dans le mois de mai suivant le Bas-Canada fut divisé en 6 collèges électoraux urbains, et en 21 comtés ou colléges électoraux ruraux, élisant chacun deux membres, excepté trois qui n’eurent le droit que d’en élire un chacun ; et l’on donna à la plupart de ces colléges, par une affectation ridicule et peu conforme à l’esprit de la nouvelle constitution, des noms anglais que les habitans ne pouvaient prononcer.

Le Haut-Canada se trouvant de cette époque séparé du Bas, nous n’en suivrons point l’histoire, l’objet du présent ouvrage étant de retracer celle du peuple canadien-français, dont les annales s’étendent ou se reployent, selon que la politique des métropoles étende ou rétrécisse les bornes de son territoire.

Au temps de l’introduction du gouvernement constitutionnel, la population des deux Canada pouvait être d’environ 135,000 âmes, dont plus de 10,000 dans le Haut ; et sur ce chiffre la population anglo-canadienne entrait pour 15,000 à peu-près, et il y avait 1 million, 569 mille 818 arpens de terre en culture.[7] En 1765, la population était d’environ 69,000 âmes, outre un peu plus de 7000 Sauvages, et il y avait 955,754 arpens de terre exploitable, divisés en 110 paroisses sans compter celles des villes. La population franco-canadienne s’était doublée par 30 ans depuis 1679. Elle était à cette dernière époque de 9400 âmes, en 1720 de 24,400, en 1734 de 37,200 ; il n’y a qu’entre cette dernière année et 1765 que la population ne se redoubla pas en conséquence des pertes faites dans les guerres qui remplirent la plus grande partie de cette période et de l’émigration en France ; elle n’était que de 60,000 âmes en 1759. Depuis 1763 elle a repris une marche progressive rapide. Le recensement officiel de 1844, la porte déjà à 524,000 ; d’où l’on peut conclure qu’elle sera en 1900 de plus de 2 millions, ou égale à celle de la Hollande aujourd’hui. L’émigration dans les derniers temps de la domination française, ne faisait que remplir le vide que laissaient les Canadiens qui s’en allaient dans les contrées de l’ouest et dans la Louisiane, ou qui périssaient à la guerre et dans les voyages.

Le fait de cette augmentation régulière de

la population sous toutes sortes de gouvernement, même sous l’incroyable tyrannie qui pesa sur le pays depuis 1760 jusqu’en 1792, tyrannie moins lourde par la rudesse des gouverneurs, que par la folle tentative de la métropole d’arracher aux habitans leurs lois et leurs institutions, et de les frapper d’exclusion politique à cause de leur croyance religieuse, le fait de cette augmentation prouve qu’en Amérique les gouvernemens n’atteignent que la surface des sociétés ; que quelque soient leurs efforts pour les façonner à leur guise, pour les étouffer même comme nationalité distincte et locale, il suffit à ces peuples de s’isoler pendant un temps, de resserrer leurs rangs, de se rapprocher autant que possible de l’esprit du gouvernement de soi par soi-même, de maintenir la paix et l’ordre intérieur, le mouvement progressif continue toujours, et le droit et la raison obtiennent invariablement le triomphe qui leur est dû ; car dans ce continent l’avenir est au peuple ; le peuple est un polype dont chaque partie a les vertus du tout, et qui finit par envelopper dans ses vastes bras les corps étrangers qui veulent le fouler et lui nuire.

Le commerce du pays avait augmenté dans la même proportion. C’est en 1790 que l’on rétablit l’ancienne division du Bas-Canada en trois départemens, La haine aveugle pour tout ce qui était français avait fait abolir sans aucun motif le gouvernement des Trois-Rivières ; mais il fut rétabli sous le nom de district par ordonnance du conseil législatif ; car les divisions territoriales s’imposent souvent d’elles mêmes.

Lord Dorchester était repassé en Angleterre au commencement de 91, laissant les rênes du gouvernement à Sir Alured Clarke, avec le titre de lieutenant-gouverneur. Les qualités personnelles de Dorchester l’avaient fait estimer des Canadiens, qui lui avaient montré dans tous les temps un attachement honorable à la fois pour son caractère et pour son cœur. Il avait su par son humanité et par sa justice, adoucir la rigueur des décrets de la métropole, et, à l’exemple du général Murray, il avait eu le courage de prendre sur lui de tempérer la cruauté des ordres de proscription lancés contre les lois françaises et contre la religion catholique. Les Canadiens connaissaient aussi les dispositions bienveillantes de George iii pour eux, et ils savaient que ce roi n’avait vu que d’un mauvais œil les demandes exclusives des colons anglais, de même que leur opposition aux actes de 74 et de 91. Ils en manifestèrent toute leur reconnaissance à l’occasion de la présence de ses fils en Canada, le prince Guillaume-Henri depuis Guillaume iv, alors commandant de la frégate Pégasus, en 87, et le prince Edouard, duc de Kent et père de la reine actuelle, avec son régiment en 91. Les démonstrations de respect et les réjouissances dont ils furent partout l’objet de la part des Canadiens, durent être très agréables à leur père.

L’octroi d’une constitution libre fut fêté à Québec par un grand banquet. Il se forma aussi une association qui se donna, suivant l’usage du temps, le nom de club constitutionnel, dont le principal objet, d’après son programme, était de répandre des connaissances politiques dans le pays. Il s’assemblait toutes les semaines, et discutait toutes sortes de questions politiques, commerciales, scientifiques, littéraires, etc. Un résumé de l’acte de 91 fut publié sous ses auspices avec des notes explicatives pour le rendre plus intelligible au peuple. L’éducation populaire, l’hérédité de la noblesse, l’amélioration de l’agriculture, les qualités nécessaires à un représentant du peuple, tels furent quelques-uns des objets qui y furent débattus. Ces discussions excitèrent un moment d’enthousiasme ; l’on vit des instituteurs venir s’offrir d’instruire les enfans du peuple gratuitement. Mais cette ardeur se ralentit d’elle-même peu-à-peu, et ne donna pas d’ailleurs plus de hardiesse à la presse, qui continua de garder le silence sur les affaires publiques. C’est à peine si l’on osait publier des opinions fort innocentes dans des correspondances anonymes. C’est ainsi que la Gazette de Montréal de Mesplet rapporte sans oser mentionner les noms ni le lieu du banquet, que dans cette ville la nouvelle constitution fut fêtée par de jeunes citoyens. « Nous nous réjouissons, dit leur président, de ce que cette province, après avoir été depuis la conquête victime de l’anarchie, de la confusion et du pouvoir arbitraire, prend enfin cet équilibre heureux, dont l’harmonie générale doit être le résultat. Nous nous réjouissons de ce que nous, dans l’âge de donner des enfans à la patrie, nous aurons la douce satisfaction de lui offrir des hommes libres. Le nouvel acte qui règle cette province est un acheminement, j’espère, à quelque chose de plus avantageux pour elle. La politique a mis la première main à cet ouvrage ; la philosophie doit l’achever. » Entre les toasts qui furent portés après celui au roi, l’on remarque les suivans :

L’abolition du système féodal,
La liberté civile et religieuse,
La liberté de la presse,
La liberté et l’intégrité des jurés,
La révolution de France,
La révolution de Pologne,
La révocation de l’ordonnance des milices,
La révocation de toutes les ordonnances qui peuvent être contraires à la liberté individuelle,
La révocation des investigations comme abusives, funestes et productives des haines et des inimitiés personnelles, etc.

D’après ces démonstrations, l’on peut se faire une idée de l’esprit qui animait déjà les citoyens à cette époque.

Arrêtons-nous ici pour jeter un instant nos regards en arrière. Nous sommes parvenus à la fin du 18e siècle et à l’introduction du régime représentatif dans le pays. De grands événemens ont passé sous nos yeux depuis 1755. Tous les malheurs qui peuvent frapper un peuple se sont réunis pour accabler les Canadiens. La guerre, la famine, les dévastations sans exemple, la conquête, le despotisme civil et militaire, la privation des droits politiques, l’abolition des institutions et des lois anciennes, tout cela est arrivé simultanément ou successivement dans notre patrie dans l’espace d’un demi-siècle. L’on devrait croire que le peuple canadien si jeune, si faible, comptant à peine 66 mille âmes en 64, et par conséquent si fragile encore, se serait brisé, aurait disparu au milieu de ces longues et terribles tempêtes soulevées par les plus puissantes nations de l’Europe et de l’Amérique, et que, comme le vaisseau qui s’engloutit dans les flots de l’océan, il n’aurait laissé aucune trace après lui. Il n’en fut rien pourtant. Abandonné, oublié complètement par son ancienne mère-patrie, pour laquelle son nom est peut-être un remords ; connu à peine du reste des autres nations dont il n’a pu exciter ni l’influence ni les sympathies, il a lutté seul contre toutes les tentatives faites contre son existence, et il s’est maintenu à la surprise de ses oppresseurs découragés et vaincus. Admirable de persévérance, de courage et de résignation, il n’a jamais désespéré un moment. Confiant dans la religion de ses pères, révérant les lois qu’ils lui ont laissées en héritage, et chérissant la langue dont l’harmonie a frappé son oreille en naissant, et qui a servi de véhicule aux pensées de la plupart des grands génies modernes, pas un seul Canadien de père et de mère n’a, jusqu’à ce jour, dans le Bas-Canada, trahi aucun de ces trois grands symboles de sa nationalité, la langue, les lois et la religion.

Toujours soumis aux règles du devoir, aucun peuple, avec les mêmes moyens, n’a fait plus de sacrifice et n’a montré plus de courage et d’héroïsme pour la défense de son pays pendant la guerre, n’a montré plus de respect aux lois et plus d’attachement à ses institutions pendant la paix. Nous ne reviendrons pas sur les événemens de la guerre terminée par le traité de 63 ; on les connaît assez. Nous résumerons seulement ce que nous avons rapporté des événemens qui se sont passés depuis, jusqu’en 1792. C’est dans cet espace de temps que l’on voit éclore les causes et les germes des discordes qui ont divisé ce malheureux pays.

Le changement de gouvernement à la conquête, amena un changement radical dans le personnel des fonctionnaires publics. Le commerce tout entier tomba aussi entre les mains des vainqueurs. Les marchands et les fonctionnaires, étrangers à l’ancienne population au milieu de laquelle ils étaient, à cause de leur petit nombre, comme perdus, se donnèrent la main pour se soutenir. Il fut entendu entre eux, que la langue, les lois et les coutumes des Canadiens seraient détruites, parce que c’était le meilleur moyen de concentrer entre leurs mains la domination et l’exploitation de ce peuple ; et que cela était d’ailleurs d’autant plus facile que sa religion le privait de tout droit politique. La proclamation de 63 sembla devoir favoriser ce dessein ; mais lorsque, conformément à une des clauses de cet acte, l’on voulût convoquer une assemblée coloniale, et que l’on vît le parti protestant insister sur l’observation rigide de la loi anglaise, par laquelle les catholiques ne pouvaient être ni électeurs ni éligibles, le gouvernement eut honte de mettre le pouvoir législatif entre les mains de deux à trois cents aventuriers la plupart d’un caractère équivoque, et il recula devant l’exécution de sa promesse. Les fonctionnaires se soumirent en silence ; mais le commerce, plus indépendant de l’autorité, murmura contre cette faiblesse. De ce moment l’union entre les fonctionnaires et leurs compatriotes devint moins intime, et les premiers se conformant de plus en plus à la politique dictée par la métropole, devinrent plus modérés en apparence, tandis que les seconds se montraient plus violens, afin d’en imposer à l’Angleterre, où ils trouvaient toujours des échos au moyen de leurs relations commerciales. Mais la révolution américaine vint encore les éloigner du but qu’ils voulaient atteindre.

L’acte de 74 passé pour attacher les Canadiens à l’empire, rétablit les lois françaises et mit ce peuple, quant aux droits politiques, sur le même pied que les autres sujets anglais. Cet acte fut adopté malgré les efforts inouïs qui furent faits pour en empêcher la passation ; et une fois passé, il eut l’effet de diviser la population protestante. La classe des fonctionnaire trouvait la nouvelle constitution admirable, parce qu’elle mettait le pouvoir entre ses mains, la plupart des membres du conseil législatif remplissant des charges publiques ; et elle était conséquemment opposée à tout changement, surtout à l’établissement d’une chambre élective, parce qu’elle craignait pour son autorité, ses privilèges et son immense patronage. Les marchands, au contraire, voulaient un gouvernement représentatif pour les raisons que nous avons déjà exposées ailleurs. Ils étaient d’autant plus jaloux du conseil législatif que plusieurs Canadiens y avaient été admis et qu’ils étaient en position par-là de défendre les droits de leurs compatriotes. Ils continuèrent à demander une constitution libre. Pendant long-temps ils pensèrent que les catholiques ne pouvant prêter le serment du test, se trouveraient exclus des chambres naturellement comme ils l’étaient en Angleterre. Ce ne fut qu’après des avertissemens formels des intentions des ministres, qu’ils abandonnèrent leurs injustes prétentions, et qu’ils furent obligés d’accepter comme un pis-aller, mais en murmurant, l’acte de 91. Encore essayèrent-ils, lors de la discussion de cet acte, de faire prévaloir leurs idées dans le parlement impérial, où il y avait un fort parti pour eux, en tâchant d’abord de faire maintenir le serment du test tel qu’il se prêtait en Angleterre, et ensuite en essayant de faire abolir les lois françaises, de priver le clergé catholique de tous ses priviléges et anciens droits, et enfin de répartir la franchise électorale de manière à donner la majorité aux protestans dans la chambre représentative comme ils supposaient qu’ils l’auraient dans la chambre haute laissée au choix du roi. Battus sur tous ces points, ils durent accepter la charte de 91 telle qu’elle était offerte, et encore ne fut-elle accordée qu’après que les Canadiens eussent joint leur demande à la leur.

L’acte de 91, donnant la majorité aux Canadiens dans la chambre représentative, à cause de leur supériorité numérique, réunit pour la seconde fois la population anglaise, c’est-à-dire les fonctionnaires publics et les marchands dans une même communauté d’intérêts et de sympathie. Les uns se réservèrent le monopole des emplois, et les autres celui du commerce, que les Canadiens, par l’émigration de leurs marchands en France, avaient presque totalement perdu, en perdant avec ces hommes précieux les connaissances spéciales et l’expérience qui leur étaient nécessaires pour renouer un commerce sur de nouvelles bases d’après les circonstances différentes dans lesquelles ils se trouvaient.

Les fonctionnaires et les marchands ainsi réunis formèrent, pour la seconde fois, une véritable faction, à laquelle les royalistes américains chassés de leur pays, et arrivant dépouillés de tout et le cœur ulcéré par leur défaite, prêtèrent l’énergie de la haine et des passions qui les dévoraient eux-mêmes. Cette faction osa essayer de faire proscrire la langue française dans la législature par la majorité même de la chambre d’assemblée qui parlait cette langue ; si elle ne réussit pas, elle sut toutefois se faire donner un pouvoir despotique par la loi qui suspendait l’acte de l’habeas corpus et qui autorisait le conseil exécutif ou trois de ses membres à faire emprisonner un citoyen pour délit politique ; et elle eut assez d’influence pour faire rejeter par la métropole l’acte provincial de 99, qui aurait eu l’effet d’assurer au peuple le pouvoir de taxer et de contrôler la perception et l’emploi du revenu public. Elle cria à la trahison lorsque la chambre passa cette loi, qui mettait les fonctionnaires dans sa dépendance, en chargeant le budget de la colonie de toute la dépense civile, dont une partie était alors payée par la mère-patrie ; et l’on verra dans la suite quel usage elle fit de la suspension de l’habeas corpus pour intimider la chambre en emprisonnant ses membres, et en usurpant une autorité contraire à l’esprit de la constitution.

Dès les premiers pas du gouvernement constitutionnel, les hommes et les partis se dessinent assez pour faire connaître leur caractère, leur tendance et leur esprit. Le parti anglais, de rebelle qu’il était en 75 parce que la métropole ne lui laissait pas la domination exclusive du Canada, voyant ses espérances déçues par l’acte de 91, se rallia au gouvernement comme un pis-aller. Mais son rôle était encore fort beau ; il régnait toujours dans les conseils exécutif et législatif et dans les administrations. Le parti canadien dominait dans la chambre d’assemblée seule ; et il fut bientôt en opposition ouverte avec le pouvoir exécutif, qui restait toujours entre les mains des mêmes hommes, qui avaient été de tout temps les ennemis secrets ou avoués des anciens habitans : de là les longues querelles qui vont continuer de remplir nos annales, malgré l’introduction du principe électif, et dans lesquelles les Canadiens vont se présenter à nous sous un nouvel aspect. Intrépides et persévérans sur le champ de bataille dans la guerre de la conquête, et d’autant plus attachés à leurs institutions que l’on avait fait de tentatives jusqu’en 91 pour les leur ravir, on va les voir montrer la même constance sous la nouvelle constitution, et se distinguer également par leur énergie et par des talens qu’on ne leur avait pas encore connus.

Les deux premiers hommes qui vont d’abord fixer l’attention dans la nouvelle lutte qui commence pour les Canadiens sur le grand théâtre parlementaire, sont MM. Bédard et Papineau, que la tradition représente comme étant doués des plus grands talens oratoires ; mais dont malheureusement les discours n’ont pas été conservés par la presse, qui pendant longtemps n’a publié que ceux qui lui étaient envoyés par les orateurs qui les avaient prononcés, ce qui arrivait fort rarement. Ces deux patriotes nous apparaissent aujourd’hui dans l’histoire comme les plus fermes champions des droits populaires, et en même temps les partisans les plus désintéressés et les plus fidèles de l’Angleterre, pour laquelle le dernier s’était déjà distingué par son zèle pendant la révolution américaine.[8] Ils furent dans la législature les premiers apôtres de la liberté et les défenseurs des institutions nationales de leurs compatriotes, parmi lesquels leurs noms ne cesseront point d’être en vénération. Sortis tous deux du sein du peuple, l’un d’une famille de Montréal, et l’autre d’une famille originaire de Charlesbourg, près de Québec, ils avaient reçu une éducation qui les mit de suite de pair avec la plupart de ces gentilshommes qui cherchaient en vain à conserver le prestige de leur ancienne illustration, mais qui allaient trouver des émules redoutables et le plus souvent vainqueurs dans les débats de la tribune. M. Papineau fut bientôt en effet le premier orateur des deux chambres. Une stature élevée et imposante, une voix pleine et sonore, une éloquence plus véhémente encore qu’argumentative, telles étaient les qualités dont il était doué, et qui sont nécessaires pour faire de l’effet dans les assemblées publiques. Il conserva jusqu’à la fin de ses jours un patriotisme pur et la confiance de ses concitoyens, qui aimaient à entourer de leur respect ce vieillard, dont la tête droite et couverte d’une longue chevelure blanche qui flottait sur ses larges épaules, conservait encore le caractère de l’énergie et de la force.

M. Bédard était loin d’offrir les mêmes avantages physiques. À une figure dont les traits, fortement prononcés, étaient irréguliers et durs, il joignait une pose peu gracieuse et une tenue très négligée. Bizarre et insouciant par caractère, il prenait peu d’intérêt à la plupart des sujets qui se discutaient dans la chambre, et parlait conséquemment assez mal en général ; mais lorsqu’une grande question attirait son attention et l’intéressait vivement, il sortait de cet état d’indifférence apparente avec une agitation presque fiévreuse ; et embrassant d’un coup-d’œil toute la profondeur de son sujet, il l’entamait par des paroles qui sortaient d’abord de sa bouche comme en s’entrechoquant et avec effort ; mais bientôt sa voix devenait plus assurée et plus forte, ses idées prenaient de l’ordre dans sa tête, et il abordait ses adversaires avec une puissance de logique irrésistible ; rien alors n’était capable d’intimider son courage ou de faire fléchir son opiniâtreté. C’est ainsi que nous allons le voir lutter d’abord contre les prétentions extravagantes d’une oligarchie qui avait déjà causé tant de troubles et de maux, et dont l’échec éprouvé en 91 dans le parlement impérial en voulant faire exclure les catholiques de la législature, avait rendu la haine plus profonde et plus vive ; et ensuite contre la tyrannie du gouverneur, sir James Craig, en bravant le despotisme qu’il voulait imposer sur le pays, et en se mettant au-dessus des terreurs du public, qui admirait sa fermeté sans imiter toujours son indépendance.

Tels sont les deux hommes que les Canadiens vont prendre pour chefs dans les premières années du régime parlementaire.


FIN DU TROISIÈME VOLUME.

    Laws were abolished, and the laws of England introduced in their stead, will be void amongst the rest ; and consequently the French laws must, by virtue of the first maxim above laid down, be deemed to be still legally in force.A plan for settling the laws and the administration of justice in the Province of Quebec

    politique entre 1783 et 1792, espace de 9 ans ; c’est un recueil d’annonces, de nouvelles étrangères et de quelques pièces officielles. Le Quebec Herald n’était guère plus hardi. Il recevait néanmoins des correspondances anonymes ; et c’est dans l’un de ces écrits signé Lepidus, contre l’établissement d’un gouvernement représentatif en réponse à un autre signé Junius en faveur, que se trouve le passage suivant sur les motifs auxquels nous avons attribué l’acte de 74. "It is of public notoriety that the Quebec act was passed about the commencement of the late rebellion in the American colonies, which issued in an extensive and complicated war that shook the whole British Empire, and lot off thirteen provinces ; now the obvious purport of that law was to attach the King’s new subjects more firmly to his government. For when the other provinces took up arms, they had in agitation to invite this colony to accede to the general confederacy ; therefore to frustrate this measure, the British Government thought proper to pass the aforesaid act, by which his Majesty’s canadian subjects were entitled to the benefit of their own laws, usages and customs." Herald du 9 au 16 novembre 1789, publié à Québec.

  1. Le serment des conseillers contenait ces mots : “ To keep close and secret all such matters as shall be treated, debated and resolved in council, without publishing or disclosing the same or any part thereof. ” Quelques membres, comme M. Finlay prétendirent en 1781 que ce serment n’engageait les membres que comme conseillers exécutifs, et non comme conseillers législatifs ; mais leur prétention ne fut pas admise.
  2. Correspondance privée de M. Finlay, lettre au gouverneur Skene, 10 Sept. 1784 : Manuscrits en possession de M. H. Black, avocat de Québec.
  3. Lettre de H. Finlay à Anthony Todd, secrétaire du bureau général des postes à Londres : “ It has an appearance as if the governor of Nova-Scotia and our governor here were yet permitted to take up and open the mails from England” 1 Dec. 1783.
  4. Finlay était député-maître général des postes en Amérique depuis 1784.

    “Let me once more repeat, disait-il, that Sir Guy Carleton shall have no cause to be displeased with me ; my duty is to be with government ; it is every honest man’s business to assist the ruling powers, far more a well meaning Councillor” – Lettre de H. Finlay au gouverneur Skene, 8 août, 1785. “ Letters which I wrote to Sir Guy Carleton, in which I stated my conjecture touching the cause of his displeasure and expressed my sorrow for having unintentionally offended His Excellency.” Lettre à M. Todd, du bureau des postes à Londres.

  5. Masères avait dit que la proclamation de 63 n’était pas suffisante pour abroger les lois ; qu’il fallait un acte du parlement :

    “If these arguments against the Kings being singly without the parliament, the legislator of this province are just, it will follow of course that all the ordinances hitherto passed in this province are null and void, as being founded at best (for I shall endeavour to show that they have not even this foundation) upon the King’s single authority. And if so, then the great ordinance of the 17th of September, 1764, by which the French

  6. La Gazette de Québec contient à peine un article
  7. Lettre du général Murray aux Lords-Commissaires du commerce et des plantations. « Maisons habitées 9,722 ; bœufs 12,546 ; vaches, 22,724 : jeunes bêtes à cornes 15,039 ; moutons 27,064 ; cochons 28,976 et chevaux 12,757. » — En 1761, la population n’était que de 60,000 âmes d’après le recensement fait par ordre de ce général.
  8. Un officier canadien, M. Lamothe, avait apporté en Canada des dépêches de lord Howe, général anglais à New-York, pour le général Carleton ; elles étaient adressées au séminaire de Montréal. M. Papineau, alors jeune homme, se joignit à M. Lamothe pour les porter à Québec. Elles furent mises dans des bâtons creux, et ils se mirent en chemin par la rive droite du fleuve, évitant les troupes rebelles et les Canadiens qui avaient embrassé leur parti, et marchant de presbytère en presbytère. Ils entrèrent à Québec le 11 mars, et après avoir délivré leurs dépêches ils entrèrent dans la compagnie du capitaine Marcoux comme volontaires, et servirent jusqu’à la levée du siége.