Histoire du Canada (Garneau)/Tome I/Livre IV/Chapitre III

Imprimerie N. Aubin (Ip. 488-537).



CHAPITRE III.




LE MASSACRE DE LACHINE.



1682–1689.

Administration de M. de la Barre : caractère de ce gouverneur ; il se laisse prévenir contre les partisans de M. de Frontenac, et particulièrement contre la Salle. La guerre étant imminente, il convoque une assemblée des notables ; leurs cahiers ; l’on demande des colons au roi. — Louis XIV, qui force par la révocation de l’édit de Nantes 500,000 Huguenots à s’expatrier, n’a que 200 hommes à envoyer au Canada. — Dongan, gouverneur de la Nouvelle-York, malgré les ordres de sa cour, excite les Iroquois à la guerre. — La Barre s’en laisse imposer par les barbares qui le trompent, et qui lèvent enfin le masque en attaquant le fort de Crèvecœur aux Illinois. — Maladresse de Dongan qui veut réunir tous les cantons contre les Français. — Le gouverneur part de Montréal avec une armée pour attaquer les Iroquois ; lenteur et désordre de sa marche ; il arrive à la baie de la Famine (lac Ontario) ; disette dans le camp ; paix honteuse avec l’ennemi. — M. de la Barre est rappelé et remplacé par le marquis de Denonville dont l’administration est encore plus malheureuse que celle de son prédécesseur. — Il veut exclure les traitans anglais et les chasseurs iroquois de la rive gauche du St.-Laurent et des lacs. — Dongan rassemble les chefs des cantons à Albany et les engage à reprendre les armes. — M. Denonville, instruit de ces menées par le P. Lamberville, se décide à les prévenir. — Sous prétexte d’une conférence, il attire plusieurs chefs de ces tribus en Canada, les saisit et les envoye chargés de fers en France. — Noble conduite des Onnontagués envers le P. Lamberville, instrument innocent de cette trahison. — On attaque les Tsonnonthouans avec 2700 hommes ; ils tendent une ambuscade ; l’on réduit tous leurs villages en cendres. — On ne profite point de la victoire. — Fondation de Niagara. — Pourparlers inutiles pour la paix ; perfidies profondément ourdies de le Rat, chef huron, pour rompre les négociations : la guerre continue. — Le chevalier de Callières propose la conquête de la Nouvelle-York. — Calme trompeur dans la colonie : massacre de Lachine le 24 août (1689). Ineptie du gouverneur ; il est révoqué. — Guerre entre la France et l’Angleterre. — M. de Frontenac revient en Canada ; il tire le pays de l’abime, et le rend par ses talens et par sa vigueur bientôt victorieux de tous ses ennemis.


Cependant, tandis que M. de la Barre écrivait à la cour que rien n’était plus imaginaire que les découvertes de la Salle, et qu’il s’emparait des forts de Frontenac et de St.-Louis appartenant à ce voyageur célèbre, acte de spoliation fort blâmé dans le temps, les affaires ne s’amélioraient pas dans la colonie. Ce gouverneur avait des idées assez libérales en matières d’administration, et c’est qui l’avait fait jeter dans les bras des partisans de la traite libre et des ennemis du monopole. Il est vrai que rien à cette époque n’aurait été plus avantageux pour le Canada, que l’entière liberté du négoce ; mais il ne chercha pas même à y faire reconnaître ce principe par la cour, et encore bien moins à le mettre en pratique, à en faire la base du système commercial du pays. Il paraît au contraire, si l’on en croit quelques chroniqueurs, comme l’abbé de Belmont, que l’intérêt privé n’était pas étranger aux motifs de sa conduite, et que non seulement il faisait lui-même le commerce des pelleteries, mais qu’il tirait encore de grands bénéfices de la vente des congés de traite. Quoiqu’il en soit, c’est dans l’exécution qu’il parût que M. de la Barre manquait généralement d’énergie ; et s’il avait des vues heureuses, la nature semblait lui refuser les qualités nécessaires pour mener à bonne fin les affaires compliquées et qui demandaient à la fois une exécution prompte et de la décision. Cette inégalité dans la force de son intelligence était encore accrue par l’âge. Les rênes du gouvernement canadien, à l’entrée d’une guerre qu’on s’attendait à voir éclater d’un jour à l’autre, étaient donc tombées dans des mains incapables de porter un si pesant fardeau. L’on va voir bientôt quel fut le fruit de cette faiblesse de l’administration du gouvernement.

M. de la Barre, après avoir passé les affaires du pays en revue, sentit toutes les difficultés de sa position, sur laquelle il ne s’aveugla pas. Suivant un usage de la mère-patrie dans les circonstances critiques, il convoqua une assemblée des notables pour prendre leur avis sur ce qu’il y avait à faire. L’intendant, l’évêque, plusieurs membres du conseil supérieur, les chefs des juridictions subalternes, le supérieur du séminaire et celui des missions, y furent conviés avec les principaux officiers des troupes. Il paraît qu’il n’y fut point appelé de citoyens non liés au gouvernement. Dans le régime du temps, l’on donnait à une pareille réunion un titre qu’elle n’aurait sans doute pas comporté sous un gouvernement libre.

Cette assemblée de notables exposa au gouverneur la situation du Canada dans un rapport qui fut immédiatement envoyé à Paris. Elle disait que la Nouvelle-York voulant attirer à elle tout le commerce des Sauvages, excitait les Iroquois à nous faire la guerre, que l’Angleterre était en conséquence notre première ennemie ; que les cinq nations pour n’avoir point à lutter contre plus fort qu’elles, travaillaient à nous détacher nos alliés ou à les détruire les uns après les autres ; qu’elles avaient commencé par les Illinois qu’il était très important pour nous d’empêcher de succomber, mais que la chose était difficile, parceque la colonie n’était pas capable de mettre plus de mille hommes sous les armes[1], et qu’il faudrait encore, pour cela, interrompre une partie des travaux de la campagne ; qu’avant de prendre les armes, il fallait avoir des vivres et des munitions de guerre dans le voisinage de l’ennemi, parcequ’il ne s’agissait plus de l’effrayer, comme du temps de M. de Tracy, mais bien de le réduire au point qu’il ne pût plus faire de mal ; que le fort de Catarocoui serait très commode pour cela, puisque de ce poste on pouvait, en quarante huit heures, tomber sur le canton des Tsonnonthouans, le plus éloigné de tous, et sur lequel il fallait d’abord porter le premier coup de la guerre. L’assemblée déclara aussi qu’avant de s’engager dans une pareille entreprise, il fallait demander au roi deux ou trois cents soldats, dont une partie serait mise en garnison à Catarocoui et à la Galette (Prescott), pour garder la tête de la colonie, tandis que toutes les forces dont on pouvait maintenant disposer, marcheraient à l’ennemi ; et en outre le supplier d’envoyer dans le pays mille ou quinze cents engagés pour cultiver les terres pendant l’absence des habitans partis pour l’armée, et des fonds pour les magasins et pour la construction de trois ou quatre barques sur le lac Ontario, qui seraient affectées au passage des troupes et de leur matériel.

Elle terminait son cahier par appuyer sur la nécessité d’engager le roi à faire cette dépense, de l’instruire de l’urgence de la guerre, de la véritable situation du Canada et de son insuffisance pour la soutenir seul ; et de lui représenter surtout que le défaut des secours de France commençait à nous attirer le mépris des Indiens ; que si la confédération iroquoise voyait arriver des troupes françaises, elle n’oserait pas nous attaquer, et que nos alliés s’empresseraient de prendre les armes contre une nation qu’ils redoutent, et dont ils se croiraient assurés de triompher s’ils nous savaient en état de les secourir puissamment.

Le cahier des notables ne contenait rien d’entièrement étranger à la question de la guerre. La demande assez mal motivée de quinze cents colons pour remplacer les habitans partis pour l’armée, resta sans réponse et sans fruit. Et pourtant c’était dans le temps même que les Huguenots sollicitaient comme une faveur la permission d’aller s’établir dans le Nouveau-Monde, où ils promettaient de vivre en paix à l’ombre du drapeau de leur patrie, qu’ils ne pouvaient cesser d’aimer ; c’était dans le temps, dis-je, qu’on leur refusait une prière dont la réalisation eût sauvé le Canada, et assuré pour toujours ce beau pays à la France. Mais Colbert avait perdu son influence à la cour, et était mourant. Tant que ce grand homme avait été au timon des affaires, il avait protégé les calvinistes qui ne troublaient plus la France, mais l’enrichissaient. Sa mort arrivée en 1684 les livra entièrement au chancelier Le Tellier et au farouche Louvois. Les dragonades passèrent sur les cantons protestans, terribles pronostics de la révocation de l’édit de Nantes. Le roi montrait avec un secret plaisir, dit un écrivain distingué, sa puissance en humiliant le pape et en écrasant les Huguenots. Il voulait l’unité de l’Église et de la France, objet des désirs des grands hommes de l’époque à la tête desquels était Bossuet. Madame de Maintenon, calviniste convertie, et devenue secrètement son épouse (1685), l’encourageait dans ce dessein, et lui suggéra ce moyen cruel, celui d’arracher les enfans à leurs pareils pour les élever dans la foi catholique ; ce moyen qu’elle n’eût jamais recommandé sans doute, si elle eût été mère.

Les vexations, les confiscations, les galères, le supplice de la roue, le gibet, tout fut employé inutilement pour les convertir. Les malheureux protestans ne songèrent plus qu’à échapper à la main qui s’appesantissaient sur eux ; on eut beau leur défendre de laisser le royaume et punir des galères ceux qui trempaient dans leur évasion, cinq cents mille s’enfuirent en Hollande, en Allemagne, en Angleterre, et dans les colonies américaines de cette nation. Ils y portèrent leurs richesses, leur industrie, et, après une pareille séparation, des ressentimens et une soif de vengeance qui coutèrent cher à leur patrie. Guillaume III chargea plus d’une fois les troupes françaises à la tête de régimens français, et l’on vit des régimens catholiques et huguenots, en se reconnaissant sur le champ de bataille, s’élancer les uns sur les autres à la bayonnette avec cette fureur et cet acharnement que ne montrent point des soldats de deux nations différentes. De quel avantage n’eut pas été une émigration faite en masse et composée d’hommes riches, éclairés, paisibles, laborieux, comme l’étaient les Huguenots, pour peupler les bords du St.-Laurent, ou les fertiles plaines de l’Ouest ? Du moins ils n’auraient pas porté à l’étranger le secret des manufactures de France, et enseigné aux diverses nations à produire des marchandises qu’elles étaient accoutumées d’aller chercher dans les ports de celle-ci. Une funeste politique sacrifia tous ces avantages aux vues exclusives d’un gouvernement armé, par l’alliance du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, d’une autorité qui ne laissait respirer ni la conscience ni l’intelligence. Si vous et les vôtres ne vous êtes convertis avant tel jour, l’autorité du roi se chargera de vous convertir, écrivait Bossuet aux schismatiques. Nous le répétons, sans cette politique, nous ne serions pas, nous Canadiens, réduits à défendre pied à pied contre une mer envahissante, notre langue, nos lois, et notre nationalité ? Comment jamais pardonner au fanatisme les angoisses et les souffrances de tout un peuple, dont il a rendu la destinée si douloureuse et si pénible, dont il a compromis si gravement l’avenir.

Louis XIV qui avait des myriades de dragons pour massacrer les protestans, qui perdait par sa faute un demi-million de ses sujets, ce monarque enfin qui dominait sur l’Europe, n’eût que deux cents soldats à envoyer à Québec pour protéger une contrée quatre fois plus vaste que la France, une contrée qui embrassait la baie d’Hudson, l’Acadie, le Canada, une grande partie du Maine, du Vermont et de la Nouvelle-York et de toute la vallée du Mississipi. Il écrivit au gouverneur-général au mois d’août 1683, que le roi de la Grande-Bretagne, à qui il avait fait probablement des représentations, avait donné des ordres très précis à son représentant dans la Nouvelle-York, le colonel Dongan, d’entretenir la bonne intelligence avec les Français ; et qu’il ne doutait pas que cet agent ne s’y conformât. Mais Dongan, qui avait résolu de partager les avantages de la traite avec les Canadiens, n’eut garde de se conformer aux instructions de sa cour. Il ne cessa point d’exciter secrètement les Iroquois, et il avait gagné à les décider à lever la hache contre les Miâmis et les Outaouais, lorsque la nouvelle en étant parvenue à M. de la Barre, celui-ci leur dépêcha en toute hâte un homme sûr, qui arriva chez les Ounontagués la veille du jour où ils allaient se mettre en marche.

Cet envoyé fut bien reçu. Les Iroquois, qui n’avaient point intention de tenir leurs promesses, consentirent à tout ce que l’on voulut, et s’obligèrent même à envoyer des députés à Montréal dans le mois de juin suivant ; mais dès le mois de mai, huit cents hommes des cantons d’Onnontagué, de Goyogouin et d’Onneyouth tombaient sur les Hurons, les Miâmis et les Outaouais : et l’on eût bientôt après la nouvelle que les autres cantons allaient, de leur côté, lancer leurs bandes sur les habitations canadiennes mêmes. Le gouverneur s’empressa d’informer le roi de l’état des choses. Il lui manda que Dongan se servait de transfuges français pour conduire ses négociations avec les cantons ; qu’il fallait se résoudre à abandonner le Canada, ou à faire un effort pour détruire les Tsonnonthouans et les Goyogouins, les plus animés contre nous ; et qu’il fallait pour cela lui envoyer 400 hommes de bonne heure le printemps suivant. Tandis qu’il faisait ces instances en France qui respiraient la guerre, ses démarches auprès des Indiens, dont il méconnaissait entièrement le caractère, faisaient supposer qu’il ne redoutait rien tant que la reprise des armes. Il ignorait qu’en recherchant avec trop d’ardeur leur amitié, il ne faisait qu’accroître leur orgueil et s’attirer leur mépris. Les délégués qu’ils devaient envoyer en juin ne paraissant point, il les fit inviter de venir dégager leur parole à Montréal. Ils répondirent, en faisant les surpris, qu’ils ne se rappelaient pas d’avoir donné cette parole ; et que si l’on avait quelque chose à leur communiquer, l’on pouvait bien venir les trouver chez eux.

Afin de s’attacher les cantons plus étroitement, la Nouvelle-York leur donnait, par un stratagème commercial bien connu, ses marchandises à perte dans le dessein de ruiner les traitans français, ou de les leur rendre odieux, en disant qu’ils ne cherchaient qu’à les dépouiller de leurs pelleteries. On sut aussi qu’elle les excitait sans cesse à exterminer toutes les tribus avec lesquelles nous faisions quelque négoce ; et que tous les cantons se préparaient à faire une guerre à mort au Canada. La cupidité armait tout le monde, et deux nations européennes et hostiles venaient en concurrence commerciale, la pire de toutes, sous les huttes de ces Sauvages. Quelle facilité n’y avait-il pas de mettre en jeu les moyens les moins avouables au milieu de populations plongées dans les ténèbres de l’ignorance ? Que de crimes ne pouvait-on pas cacher à la faveur de leur barbarie ? Au reste, pour contrebalancer l’influence anglaise d’une manière efficace et permanente, la France n’avait autre chose à faire, qu’à mettre ses marchands en état d’acheter aussi cher et de vendre à aussi bas prix, que leurs adversaires ; mais c’est à quoi elle ne songeait pas.

Quoique travaillés par ces motifs intéressés, et excités par les promesses, les louanges, les menaces mêmes de la Nouvelle-York, les Iroquois craignaient beaucoup plus les Français qu’ils ne voulaient le faire paraître, et ils ne pouvaient s’empêcher d’observer à leur égard certaines convenances qui leur étaient inspirées pas un reste de respect et de crainte ; mais c’était tout. Ils envoyèrent des députés à Montréal pour renouveler leurs protestations d’amitié ; l’on ne put rien tirer de plus de cette ambassade. Il était évident qu’ils voulaient seulement, par cette tactique qui présentait un dehors de modération, conserver les apparences et gagner du temps en trompant le gouverneur sur leurs projets. Tout le monde en était convaincu. Les missionnaires et tous ceux qui connaissent ces Sauvages, l’avertissaient de se tenir sur ses gardes ; l’on sut qu’ils s’étaient même approché du fort de Catarocoui pour le surprendre si l’occasion s’en fut présenté ; mais rien ne put faire sortir M. de la Barre de ses illusions ; il reçut les députés iroquois le mieux qu’il put, leur fit mille caresses et les renvoya comblés de présens. Cette conduite paraît d’autant plus étrange, qu’elle était en contradiction, comme on vient de le dire, avec ce qu’il pensait et avec ce qu’il écrivait en France.

Enfin les Iroquois levèrent le masque. Alors il n’y eut plus qu’un cri dans la colonie contre l’ineptie du gouverneur. Les moins violens disaient hautement que son grand âge le rendait crédule lorsqu’il devait se défier, timide lorsqu’il fallait entreprendre, ombrageux et défiant à l’égard de ceux qui méritaient sa confiance. La reprise seule des armes dans les cantons vint le tirer de sa torpeur et de son inaction. Ils donnèrent le signal en envoyant une armée pour s’emparer du fort de St.-Louis, où M. de Baugy, lieutenant de ses gardes, commandait depuis qu’il avait fait retirer ce poste des mains de la Salle. Cette attaque fut repoussée. M. de la Barre devait, dans les circonstances où il se trouvait, frapper fort et surtout frapper vite, car l’on disait que l’ennemi avait envoyé jusque chez les Sauvages de la Virginie pour renouveler la paix avec eux, afin de n’avoir rien à craindre pour ses derrières, ce qui annonçait une grande résolution de sa part. Le gouverneur jugea avec raison qu’il valait mieux aller porter la guerre chez lui, que de l’attendre dans la colonie ; mais ayant reçu peu de secours de France, il voulut engager ses alliés à joindre leurs forces aux siennes. De la Durantaye et de Luth, chargés de cette négociation, eurent beaucoup de peine à décider les tribus des lacs à prendre part à une attaque combinée ; ils n’y auraient peut-être pas réussi sans le célèbre voyageur Perrot, dont l’influence sur ces peuples fit triompher les raisons d’ailleurs plausibles qu’on leur présentait. La Durantaye partit pour Niagara avec deux cents Canadiens et cinq cents guerriers, Hurons, Outaouais, Outagamis et autres Indiens du Michigan ; il devait y trouver le gouverneur avec les troupes parties de Québec et de Montréal. Mais l’on peut juger du mécontentement de ces différentes peuplades, qui n’avaient marché qu’à contre cœur, lorsque loin de trouver M. de la Barre au rendez-vous, elles apprirent quelques jours après que la paix était faite avec les Iroquois. Elles s’en retournèrent le cœur plein d’un dépit qu’elles ne cachaient guère, quoiqu’on leur assurât que le traité leur était favorable.

On va voir à quelles conditions cette paix fut conclue. Les troupes avaient ordre de s’assembler à Montréal où le gouverneur arriva bientôt ; mais au lieu de partir sur le champ pour se rendre à un point donné dans le voisinage du pays à attaquer, et delà, après avoir été joint par ses auxiliaires, fondre sur les ennemis avec toutes ses forces, il s’amusa à envoyer un exprès au colonel Dongan, afin de lui demander de se joindre à lui, ou du moins de ne point traverser son expédition. Il savait bien pourtant que la politique de ce gouverneur était de faire échouer son entreprise, et c’est aussi à quoi il travaillait activement sans s’occuper beaucoup des injonctions contraires du duc de York. Il avait, pour cela, fait offrir aux Iroquois un secours considérable ; mais heureusement qu’il voulut y mettre des conditions qui choquèrent l’orgueil de plusieurs des cantons, qui ne voulurent plus l’écouter.

La négociation ainsi rompue avec la Nouvelle-York, ils envoyèrent des ambassadeurs vers M. de la Barre pour traiter de la paix. Ils n’ignoraient pas qu’ils étaient incapables de tenir tête à l’orage, et que si l’armée française était bien conduite, tout leur pays ne fût ravagé. Le gouverneur français n’avait fait cependant que seconder la politique du colonel Dongan en retardant la marche de son armée, à laquelle enfin il donna l’ordre du départ. Cette expédition se composait de 700 Canadiens, 130 soldats et 200 Sauvages, divisés en trois corps ; le premier commandé par le baron de Bécancour, le second, par M. d’Orviliers, et le troisième, par Daigné. Cette petite armée quitta Montréal le 26 ou le 27 juillet (1684) ; elle avait perdu dix ou douze jours dans cette ville pour attendre le résultat de l’ambassade envoyée auprès du gouverneur de la Nouvelle-York ; elle perdit encore deux semaines entières à Catarocoui. Après tous ces délais, elle traversa le lac. Toute la colonie murmurait hautement contre M. de la Barre. Cette lenteur devint en effet funeste à l’expédition. Les vivres, par leur mauvaise qualité, remplirent l’armée de maladies, et pour comble de disgrâce manquèrent bientôt ; la disette réduisit en peu de jours des troupes campées à l’entrée des cantons à l’état le plus déplorable. Avant même d’avoir vu l’ennemi elles allaient être, faute de provisions, obligées de battre honteusement en retraite. C’est dans cette circonstance critique que les députés de trois des cinq nations arrivèrent, malgré les sollicitations de Dongan qui n’avait réussi à empêcher que les Agniers et les Tsonnonthouans de consentir à la paix. Ils rencontrèrent M. de la Barre à quatre ou cinq lieues au dessous de la rivière Oswégo, dans une anse à laquelle l’on a donné le nom de la Famine qu’elle conserve encore, pour commémorer les privations qu’on y avait endurées. Le gouverneur ne put cacher sa joie en voyant arriver ces ambassadeurs, qui comprirent à l’aspect des Français que les rôles étaient changés, et qu’au lieu de solliciter humblement la paix, ils devaient parler en vainqueurs. Ils refusèrent hautement de comprendre les Illinois dans le traité ; ils allèrent jusqu’à dire qu’ils ne poseraient point les armes qu’un des deux partis, les Iroquois ou les Illinois, n’eût détruit l’autre. Cette insolence excita l’indignation dans le camp ; mais M. de la Barre se contenta d’observer que du moins l’on prit garde qu’en voulant frapper les Illinois la hache ne tombât sur les Français qui demeuraient avec eux, réponse peu noble qui rappelle celle que Pitt fit dans la chambre des communes à l’occasion du désastre de Quiberon ; et qui lui attira cette belle exclamation de Fox, célèbre dans l’histoire : « Non, le sang anglais n’a pas coulé ; mais l’honneur anglais a coulé par tous les pores ».

La paix fut conclue à la seule condition que les Tsonnonthouans indemniseraient les traitans français qu’ils avaient pillés en allant faire la guerre aux Illinois. Le général s’obligea de se retirer dès le lendemain avec son armée. Il partit lui-même sur le champ, après avoir donné ses ordres pour l’exécution de ce dernier article. Ainsi échoua, par la lenteur et la pusillanimité du général, une expédition qui, si elle eût été bien conduite, aurait eu des résultats bien différens ; et les cinq nations eurent la gloire de repousser avec mépris les propositions avilissantes des Anglais, et de signer avec le gouverneur du Canada, lorsque son armée était à leurs portes, un traité déshonorant pour les Français,

À peine le gouverneur était-il arrivé à Québec, qu’un renfort de soldats venant de France entra dans le port. Quoique la paix fût faite, ce secours ne fut pas regardé comme inutile, parceque l’on comptait peu sur sa durée, et qu’on la regardait plutôt comme une espèce de trêve que comme un traité définitif. Tout le monde fut d’opinion que l’intérêt de la colonie exigeait impérieusement que l’on défendît à quelque prix que ce fût les Illinois, abandonnés à la vengeance de leurs ennemis par le traité, et qu’il fallait être prêt à la guerre, parce qu’ils pouvaient être attaqués au premier moment. Cette nécessité n’avait pas échappé à la perspicacité des Iroquois eux-mêmes, qui ne crurent pas plus à la conservation de la paix que le Canada. C’est ce qui fut confirmé par deux lettres reçues l’année suivante du P. Lamberville, missionnaire chez les Onnontagués, où il était en grande vénération.

Ce religieux mandait que les Tsonnonthouans n’étaient pas sortis de leur canton de l’hiver pour aller à la chasse, de peur que nous ne le surprissions pendant leur absence, et qu’ils se plaignaient d’avoir été attaqués par les Mascontins et les Miâmis, fiers de notre protection ; que les cinq cantons avaient resserré leur alliance entre eux dans l’appréhension d’une rupture, et que les Mahingans leur avaient promis un secours de douze cents hommes, et les Anglais un plus considérable encore avec toutes sortes d’armes et de munitions ; qu’ils avaient déjà attaqué les Miâmis ; que les Tsonnonthouans refusaient, sous divers prétextes, de livrer les mille peaux de castor, premier terme du paiement de l’indemnité qu’ils devaient aux Français ; enfin, qu’ils prétextaient encore plusieurs autres raisons de ne pas descendre à Québec pour prendre avec le gouverneur les mesures que pourrait nécessiter la situation des affaires entre les deux nations.

Il n’y avait que quelques jours que le gouverneur avait entre les mains ces lettres, qui lui démontraient d’une manière si irréfragable la fragilité de la base qu’il avait donnée au traité lorsqu’un successeur lui arriva avec six cents hommes de troupe. La nouvelle de la conclusion de la paix, portée par le retour des vaisseaux qui avaient amené à Québec les renforts dont on a parlé tout à l’heure, avait étonné à Paris ; mais les conditions auxquelles elle avait été faite, lorsqu’elles furent connues, surprirent encore bien plus. Quelques tribus sauvages dicter à la nation qui faisait trembler alors l’Europe entière, c’était un événement trop extraordinaire pour ne pas en faire rechercher la cause, qu’on ne fut pas longtemps sans trouver. Il fut résolu de révoquer de suite M. de la Barre ; et le marquis de Denonville, colonel de dragons, fut choisi pour le remplacer ; mais la saison étant trop avancée, il ne put partir pour le Canada que le printemps suivant. C’était un homme brave de sa personne, plein de piété et distingué par ce sentiment exquis de l’honneur et de la politesse que la noblesse française, encore si grande et si fière, regardait comme un de ses plus beaux attributs. L’on verra cependant que de fausses idées, et une connaissance imparfaite du caractère des relations politiques des Français avec les Indiens, surtout les cantons iroquois, lui firent, malgré cela, commettre des actes qu’aucune justice ne peut excuser. Il ne vint en Canada, comme je viens de le dire, que le printemps suivant. Il resta seulement quelques jours à Québec pour se reposer des fatigues d’une traversée très orageuse, et partit pour Catarocoui où commandait M. d’Orviliers. Il chercha d’abord à convaincre les cinq nations de la sincérité de ses dispositions pacifiques ; mais il ne tarda pas à découvrir que, loin de nous craindre, la fierté et l’insolence de ces barbares ne connaissaient plus de bornes, et qu’il fallait les humilier pour les rendre plus traitables. Il écrivit à Paris que les hostilités qu’ils commettaient sur les Illinois étaient un motif suffisant pour leur déclarer la guerre ; mais qu’il fallait être prêts comme eux, et qu’ils l’étaient toujours. Chaque jour le persuadait d’avantage qu’on devait se défaire à tout prix de cette nation, ou la réduire à un tel degré de faiblesse qu’elle ne pût plus rien entreprendre ; car il était impossible d’espérer de l’avoir jamais pour amie. La même suggestion avait déjà été faite plusieurs fois au roi, et le moment favorable paraissait venu de l’exécuter. L’Angleterre, la seule alliée sur laquelle les cantons pouvaient compter, était à la veille d’une révolution ; et les troubles qui la déchiraient déjà, suffisaient pour paraliser son action en Amérique et l’empêcher de donner aucun secours. Des forces mues par un chef habile, jetées au milieu des Iroquois, devaient en deux ans anéantir leur puissance et les obliger même à chercher une autre patrie.

Mais tandis que tout le monde indiquait le remède à apporter au mal, il ne se trouvait personne capable de l’appliquer, et d’exécuter un projet qui demandait pardessus tout de l’énergie et de la promptitude.

Pendant qu’on passait son temps à faire des suggestions, et à parler au lieu d’agir, les traitans anglais, attirés à Niagara et jusqu’à Michilimackinac, travaillaient avec ardeur à détacher des Français les Sauvages de ces contrées. Le marquis de Denonville, pour exclure ces traitans, et maîtriser les Iroquois, proposa en 1086 au ministère de bâtir un fort en pierre à Niagara, capable de contenir quatre à cinq cents hommes. Ce fort à la tête du lac Ontario, avec celui de Frontenac au pied, en face des cinq nations, devait rendre le Canada maître des lacs en temps de guerre comme en temps de paix, et placer les Iroquois à sa discrétion pour la chasse et la traite qu’ils faisaient au nord du St.-Laurent, leur propre pays étant épuisé de gibier. Cette exclusion aurait entraîné une perte de quatre cent mille francs pour la Nouvelle-York tous les ans. Quoique ce projet fût ajourné, le colonel Dongan n’en fut pas plutôt instruit qu’il protesta contre les grands approvisionnemens que l’on faisait à Catarocoui, et contre la construction d’un fort à Niagara qu’il prétendait être dans les limites de la Nouvelle-York. Le gouverneur français répondit à toutes ces protestations, et observa, quant au dernier point, que l’Angleterre était mal fondée dans ses prétentions sur les terres des cinq cantons, et qu’on devait savoir que les Français en avaient pris possession même avant qu’il y eût des Anglais dans la Nouvelle-York, ce qui était vrai.

Le colonel Dongan n’en resta pas là ; il convoqua une assemblée des députés de toute la confédération iroquoise à Albany, dans laquelle, après leur avoir dit que les Français se préparaient à leur faire la guerre, il les engagea à les attaquer sur le champ et à l’improviste, eux et leurs alliés qui seraient facilement vaincus n’étant point sur leurs gardes, et qu’à tout événement il ne les abandonnerait pas. Le P. Lamberville, qui était chez les Onnontagués, fut instruit de cette délibération ; il se mit aussitôt en frais de combattre les suggestions de l’Anglais dans cette tribu, et cela avec assez de succès ; et après avoir eu parole des chefs de ne consentir à aucune hostilité pendant son absence, il alla faire part de tout ce qu’il savait au marquis de Denonville. Dongan, informé de son départ, en devina le motif et pressa les cantons de prendre les armes. Il voulut aussi armer les Iroquois chrétiens du Sault-St.-Louis et du lac des Deux-Montagnes, et se faire remettre le P. Jacques, frère du P. Lamberville, qui était resté en otage dans le canton d’Onnontagué ; mais il ne réussit dans aucune de ces tentatives. Dongan faisait alors en petit ce qu’on a vu faire depuis en grand à Pitt en Europe, il cherchait partout des ennemis à la France, ne pouvant la vaincre seul.

À la suite de l’entrevue d’Albany les cantons avaient attaqué les Outaouais dans l’anse de Sanguinam, sur le lac Huron, où ils faisaient la chasse ; et les traitans anglais s’étant présentés au poste même de Michilimackinac pendant l’absence de M. de la Durantaye qui y commandait, avaient publié qu’ils donneraient leurs marchandises à bien meilleur marché que les Français. Le gouverneur à cette nouvelle se décida d’attaquer sans délai les Tsonnonthouans, entremetteurs de toutes ces menées, et les plus mal disposés des cinq cantons contre nous.

Afin de tromper cette tribu sur les préparatifs que l’on faisait pour l’attaquer, le P. Lamberville fut renvoyé chez les Onnontagués avec des présens pour les chefs qu’il pourrait conserver dans l’intérêt des Français. La présence de ce missionnaire vénéré, qui ignorait et les projets du gouverneur et le rôle qu’il lui faisait jouer, dissipa tous les soupçons que les avertissemens de Dongan leur avait inspirés ; ils rappelèrent même les guerriers qu’ils avaient envoyés en course à la sollicitation de celui-ci. Dans le même temps les agens français s’efforçaient de reconquérir la bonne amitié des tribus des lacs, ébranlées par les intrigues de la Nouvelle-York. L’été de 1686 se passa ainsi en préparatifs pour la guerre et en négociations pour la paix. Les Iroquois ne pouvant rester longtemps tranquilles recommencèrent leurs courses ; leurs bandes attaquèrent les alliés de la colonie, ce qui facilita les démarches que l’on faisait auprès des Miâmis, des Hurons et des Outaouais pour les engager, eux aussi, à reprendre les armes. Les cinq cantons n’ont en vue, écrivait le marquis de Denonville dans sa lettre du 8 novembre à M. de Seignelay, « que de détruire les autres Sauvages pour venir ensuite à nous. Le colonel Dongan caresse beaucoup nos déserteurs, dont il tire de grands services, et je suis moi-même obligé de les ménager jusqu’à ce que je sois en état de les châtier. J’apprends que les cinq cantons font un gros parti contre les Miâmis, et les Sauvages de la baie : ils ont ruiné un village de ceux-ci ; mais les chasseurs ont couru sur eux et les ont bien battus ; ils veulent avoir leur revanche. Ils ont fait depuis peu un grand carnage des Illinois, ils ne gardent plus aucune mesure avec nous, et ils pillent nos canots partout où ils les trouvent ».

Les commandans des forts Michilimackinac et du Détroit avaient reçu ordre de mettre ces postes en état de défense, et d’y faire des amas de provisions pour la campagne de l’année suivante. Ils devaient descendre à Niagara avec les Canadiens et les Sauvages dont ils pourraient disposer. Tous ces ordres furent exécutés avec le plus grand secret.

Les renforts demandés par le gouverneur arrivèrent de France de bonne heure dans le printemps de 1687 : c’était 800 hommes de mauvaises recrues commandés par le chevalier de Vaudreuil, maréchal des logis des mousquetaires, qui s’était distingué à la prise de Valenciennes (1677), et dont plusieurs descendans ont depuis gouverné la colonie. Une partie monta immédiatement à Montréal pour servir dans le corps qui se rassemblait dans l’île de Ste.-Hélène, sous les ordres de M. de Callières. Cette petite armée se trouva bientôt composée de 832 hommes de troupes réglées, d’environ 1000 Canadiens et de 300 Sauvages. « Avec cette supériorité de forces, Denonville eut pourtant la malheureuse idée de commencer les hostilités par un acte qui déshonora le nom français chez les Sauvages, ce nom que, malgré leur plus grande fureur, ils avaient toujours craint et respecté. » Peut-être crut-il aussi par ce procédé frapper les Iroquois de terreur. Quoiqu’il en soit, en envoyant, l’automne précédent, le P. Lamberville dans les cantons, il l’avait chargé d’inviter les chefs de ces tribus à se rendre au printemps à Catarocoui, afin de le rencontrer pour terminer leurs différends dans une conférence. Ces Sauvages, qui avaient une confiance sans borne dans leur missionnaire, le crurent ; mais à peine eurent-ils mis le pied en Canada, qu’ils furent saisis, garrotés et envoyés en France pour servir sur les galères.

La nouvelle de cette trahison, désapprouvée hautement dans toute la province, poussa au comble de la fureur les Iroquois, qui ne songèrent plus qu’à en tirer une vengeance dont on se souviendrait longtemps. L’on trembla pour le P. Lamberville instrument innocent de cette action. Les anciens d’Onnontagué le firent appeler. — « Tout nous autorise à te traiter en ennemi, lui dirent-ils, mais nous ne pouvons nous y résoudre. Nous te connaissons trop, ton cœur n’a point eu de part à l’insulte qu’on nous a faite. Nous ne sommes pas assez injustes pour te punir d’un crime que tu détestes autant que nous et dont tu n’as été que l’instrument innocent. Mais il faut que tu nous quittes. Tout le monde ne te rendrait peut-être pas justice ici. Quand la jeunesse aura entonné le chant de guerre, elle ne verra plus en toi qu’un perfide qui a livré nos chefs à un rude et indigne esclavage ; elle n’écoutera plus que sa fureur à laquelle nous ne serions plus les maîtres de te soustraire. » Après ce discours dont la simplicité n’est égalée que par la grandeur et la noblesse du sentiment qui l’inspire, ces Sauvages donnèrent au missionnaire des conducteurs qui prirent par des routes détournées, et ne le quittèrent qu’après l’avoir mis hors de danger. Un autre Jésuite, le P. Millet, qui se trouvait aussi alors dans les cantons, fut adopté par une femme qui l’arracha de cette manière au supplice du feu.

Le roi de France, dès que cette nouvelle lui parvint, s’empressa de désavouer la conduite du gouverneur, que semblait autoriser cependant une lettre que ce monarque avait fait adresser à M. de la Barre, dans laquelle il lui ordonnait d’envoyer les prisonniers iroquois aux galères, les regardant comme des sujets révoltés. Mais l’on n’avait point suivi ces injonctions dans le temps ; et dans le cas actuel, loin de s’y être conformé, l’on s’était emparé des chefs de cette nation par un guet-à-pens odieux ; l’on avait violé dans leurs personnes le caractère sacré et inviolable d’ambassadeurs. L’on s’empressa donc de les renvoyer en Canada pour détruire les funestes effets de cette perfidie, tant par rapport à la religion, que par rapport à la guerre ; car, comme dit très bien Charlevoix, il devenait plus difficile de subjuguer entièrement une nation, qu’un coup d’un si grand éclat devait nous rendre irréconciliable et porter aux plus grands excès de fureur ; et des deux côtés l’on courut aux armes.

L’armée campée dans l’île de Ste.-Hélène se mit en marche le onze de juin sur quatre cents berges ou canots. M. Denonville en avait pris le commandement. Les Canadiens, divisés en quatre bataillons, étaient sous les ordres immédiats de Dugué, Berthier, Verchères et Longueuil. Le nouvel intendant, M. de Champigny, qui avait succédé à M. de Meules, accompagna l’armée, qui débarqua le dix juillet à la rivière aux Sables sur le bord du lac Ontario, au centre des ennemis, où elle se forma un camp palissadé. Le même jour, elle fut rejointe par la Durantaye, Tonti et de Luth, qui amenaient environ 600 hommes de renfort du Détroit, et une soixantaine de prisonniers anglais que le premier avait faits sur le lac Huron, où ils les avaient rencontrés s’en allant traiter à Michilimackinac, en contravention au traité conclu entre les deux couronnes[2].

L’armée s’ébranla le 12 vers le soir pour aller chercher les ennemis. M. de Callières commandait l’avant-garde. Il fit une chaleur excessive le lendemain ; et le soldat eut à souffrir beaucoup de la soif. Le pays où elle s’avançait est montagneux et entrecoupé de ravines et de marais, et favorable par conséquent aux ambuscades ; il fallait marcher avec une grande circonspection. Les Iroquois furent informés de l’arrivée des Français par deux Sauvages qui avaient déserté dans la nuit de leur camp à la rivière aux Sables, et donné l’alarme aux Tsonnonthouans, qui, sur ce premier avis, brûlèrent leur village et prirent la fuite ; mais le premier moment de frayeur passé, ils résolurent de profiter des avantages du terrain. Ils placèrent trois cents hommes dans un ruisseau coulant entre deux collines boisées, en avant de leur bourgade, et cinq cents autres dans un marais couvert de broussailles épaisses qui était au pied à quelque distance, et dans cette position ils attendirent les Français.

Ceux-ci se fiant à certains indices trompeurs, semés sur leur route exprès par l’ennemi, précipitaient leur marche dans un vallon étroit et rempli d’arbres touffus, croyant le surprendre tranquille dans sa bourgade, quand leur avant-garde, très-éloignée du corps de bataille, arriva près du ruisseau. Les Iroquois qui y étaient cachés, avaient reçu ordre de laisser passer toute l’armée française et de l’assaillir par derrière ; cette brusque attaque devait la jeter dans la seconde et principale ambuscade dans le marais. Heureusement que ces barbares prirent cette avant-garde pour l’armée entière, et croyant en avoir bon marché comme elle était presque toute composée d’Indiens, ils poussèrent leur cri et firent feu. À cette attaque inattendue par des hommes qu’ils ne voyaient pas, la plupart des Sauvages alliés lâchèrent le pied et le désordre se communiqua, dans le premier moment de surprise, aux troupes du corps de l’armée, composées d’hommes qui n’étaient pas accoutumés à combattre dans les bois. Mais les Sauvages chrétiens et les Abénaquis tinrent fermes ; et Dugué à la tête de quelques uns des bataillons de milice rétablit le combat. Les ennemis entendant alors les tambours battre la charge, l’épouvante s’empara d’eux à leur tour, et ils abandonnèrent leur position et s’enfuirent vers ceux qui étaient embusqués dans le marais, et qui, atteints aussi d’une terreur panique, disparurent en un clin d’œil, laissant derrière eux leurs couvertes et des armes. La perte fut peu considérable du côté des Français ; les Iroquois eurent quarante cinq tués et une soixantaine de blessés. L’on coucha sur le champ de bataille crainte de nouvelle surprise.

Le 14, l’armée parvint à la bourgade incendiée sur la cime d’une petite montagne, qui paraissait de loin couronnée de nombreuses tours qui se dessinaient sur le ciel d’une manière pittoresque ; c’étaient des greniers dans lesquels il y avait encore une grande quantité de blé qu’on n’avait pas eu le tems de brûler, besogne dont le vainqueur s’acquitta pour eux. Du reste, il n’y avait rien d’entier dans le village que le cimetière et les tombeaux. L’on pénétra ensuite plus avant dans le pays, que l’on ravagea pendant dix jours. L’on brûla 3 à 400 mille minots de maïs, et l’on tua un nombre prodigieux d’animaux. On n’y rencontra pas une âme. Toute la population se retirait chez les Goyogouins, ou passait au delà des montagnes dans la Virginie. Un grand nombre de personnes périrent de misère dans les bois. Ce désastre réduisit de moitié la nation des Tsonnonthouans, et humilia profondément l’orgueilleuse confédération dont elle faisait partie.

Cependant au lieu de marcher contre les autres cantons, comme tout le monde s’y attendait, surtout les Sauvages alliés, et d’anéantir la puissance des Iroquois tandis qu’ils étaient encore terrifiés, le gouverneur, laissant sa conquête inachevée, se rapprocha de la rivière Niagara, où il fit élever un fort et laissa pour le garder cent hommes sous les ordres du chevalier de Troye. La maladie s’étant mise dans cette petite garnison, elle périt toute entière ; de sorte que ce fort ne fût plus bientôt qu’un grand tombeau au milieu d’une forêt.

Les résultats de cette campagne ne furent point du tout proportionnés aux préparatifs qu’on avait faits, ni aux espérances qu’on avait conçues. Un général plus habile eut terminé la guerre avec elle ; ses heureux commencemens le faisaient augurer ; mais le gouverneur s’arrêta trop longtemps dans le canton conquis lorsqu’il en restait d’autres à vaincre ; mais il s’arrêta au milieu de sa conquête pour bâtir un fort inutile à son plan ; mais il n’avait, ni l’activité, ni la célérité propres à faire valoir ce premier succès. Tandis qu’il réfléchissait comme si le temps n’eût pas pressé la campagne se trouva finie sans aucun avantage permanent. Comme on l’a déjà dit, le défaut de vigueur a caractérisé tout le cours de l’administration de M. Denonville. Peu de gouverneurs ont tant écrit, tant fait de suggestions que lui, la plupart très sages sur le Canada, et peu l’ont laissé dans un état aussi déplorable lorsqu’on a été obligé de le rappeler. L’administrateur, le gouvernant, doit être essentiellement un homme d’action, s’occupant plutôt à mettre en pratique des moyens possibles et réalisables, qu’à en suggérer sans cesse de toutes sortes, sans se donner le temps d’en faire l’application.

La retraite des Français fut le signal des invasions des Iroquois, sanglantes représailles qui répandirent un juste effroi dans toute la colonie. La rage dans le cœur, ces barbares portèrent le fer et le feu dans tout le Canada occidental. Le colonel Dongan les animait avec art. Il promit de les soutenir, mais il y mit pour condition qu’ils ne devaient pas aller à Catarocoui, ni recevoir de missionnaires français. Il offrit des Jésuites anglais aux Iroquois du Sault-St.-Louis, et leur promit, s’ils voulaient se rapprocher de lui, de leur donner un territoire plus avantageux que celui qu’ils occupaient. Il voulut aussi se porter médiateur entre les parties belligérantes, et à cet effet il fit des propositions, au nom des cantons, qu’il savait bien que les Français rejeteraient. Il alla jusqu’à dire au P. Le Vaillant de Guesles, qu’ils ne devaient point espérer de paix qu’à ces quatre conditions : 1.o qu’on ferait revenir de France les Sauvages qu’on y avait envoyés pour servir sur les galères, 2o. qu’on obligerait les Iroquois chrétiens du Saul-St.-Louis et de la Montagne à retourner dans les cantons, 3.o qu’on raserait les forts de Niagara et de Catarocoui, 4.o qu’on restituerait aux Tsonnonthouans tout ce qu’on avait enlevé dans leurs villages. Il invita ensuite les anciens des cantons de le rencontrer, et leur dit que le gouverneur français demandait la paix ; il leur expliqua les conditions qu’il exigeait, et ajouta ; « Je souhaite que vous mettiez bas la hache, mais je ne veux point que vous l’enterriez, contentez vous de la cacher sous l’herbe. Le roi mon maître m’a défendu de vous fournir des armes si vous continuez la guerre ; mais si les Français refusent mes conditions, vous ne manquerez de rien. Je vous fournirai de tout plutôt à mes dépens, que de vous abandonner dans une aussi juste cause. Tenez vous sur vos gardes de peur de quelque nouvelle trahison de la part de l’ennemi, et faites secrètement vos préparatifs pour fondre sur lui par le lac Champlain et par Catarocoui quand vous serez obligé de recommencer la guerre ».

Les Indiens des lacs s’étaient de leur côté beaucoup refroidis pour les Français ; les Hurons de Michilimackinac surtout entretenaient des correspondances secrètes avec les cantons, quoiqu’ils se fussent battus contre eux dans la dernière campagne. Ces nouvelles jointes à l’épidémie qui éclata dans le Canada après le retour de l’armée, et qui y causa de si grands ravages, firent abandonner au gouverneur le projet de porter une seconde fois la guerre chez les Iroquois, dont les bandes avaient déjà insulté le fort de Frontenac, et celui de Chambly qui, assiégé tout à coup par les Agniers et les Mahingans, n’avait dû son salut qu’à la promptitude avec laquelle les habitans étaient accourus à son secours. Cela n’était que les signes avant-coureurs des terribles irruptions des années suivantes.

Le tableau que le gouverneur fait de cette lutte indienne[3], peint vivement la situation de nos ancêtres, les dangers qu’ils ont courus et le courage avec lequel ils les bravaient. « Les Sauvages, dit-il, sont comme des bêtes farouches répandues dans une vaste forêt, d’où ils ravagent tous les pays circonvoisins. On s’assemble pour leur donner la chasse, on s’informe où est leur retraite, et elle est partout ; il faut les attendre à l’affut, et on les attend longtemps. On ne peut aller les chercher qu’avec des chiens de chasse, et les Sauvages ont les seuls lévriers dont on puisse se servir pour cela ; mais ils nous manquent, et le peu que nous en avons ne sont pas gens sur lesquels on puisse compter ; ils craignent d’approcher l’ennemi, et ont peur de l’irriter. Le parti qu’on a pris, a été de bâtir des forts dans chaque seigneurie, pour y réfugier les peuples et les bestiaux ; avec cela les terres labourables sont écartées tes unes des autres, et tellement environnées de bois, qu’à chaque champ il faudrait un corps de troupes pour soutenir les travailleurs ».

L’hiver (1687-8) se passa en allées et venues et en conférences inutiles pour la paix, qui se prolongèrent dans l’été. Les cantons envoyèrent des députés à Montréal, qui furent escortés jusqu’au lac St.-François par douze cents guerriers de la confédération. Une escorte aussi redoutable porta l’épouvante dans l’île de Montréal, et semblait autoriser la hauteur avec laquelle ils parlèrent au gouverneur. Cependant, contre toute attente, on crut un instant que la paix allait se faire ; les députés d’Onnontagué, d’Onneyouth et de Coyogouin acceptèrent les conditions que Denonville leur proposa : 1.o que tous ses alliés y seraient compris, 2.o que les cantons d’Agnier et de Tsonnonthouan lui enverraient aussi des députés pour signer la paix, 3.o que toute hostilité cesserait de part et d’autre, 4.o qu’il pourrait en toute liberté ravitailler le fort de Catarocoui. Une trêve fut conclue sur le champ. Cinq Iroquois restèrent en otages jusqu’à la fin de la négociation. Pendant que ces conférences avaient lieu, diverses troupes de barbares erraient sur différens points du pays et commettaient des assassinats et des brigandages ; mais elles disparurent insensiblement de la colonie.

Tous les alliés du Canada ne voyaient pas cependant cette paix du même œil. Les Abénaquis firent une irruption dans le canton des Agniers et jusque dans les habitations anglaises où ils levèrent des chevelures. Les Iroquois du Sault et de la Montagne les imitèrent ; mais les Hurons de Michilimackinac que l’on avait cru opposés à la guerre, furent ceux-là même qui mirent le plus d’obstacles à la paix et qui la traversèrent avec le plus de succès.

Pendant qu’on négociait, un Machiavel né dans les forêts, dit l’auteur de l’histoire philosophique des deux Indes, Kondiaronk, nommé le Rat par les Français, qui était le Sauvage le plus intrépide, le plus ferme, et du plus grand génie, qu’on ait jamais trouvé dans l’Amérique septentrionale, arriva au fort de Frontenac avec une troupe choisie de Hurons, résolu de faire des actions éclatantes et dignes de la réputation qu’il avait acquise. Le gouverneur ne l’avait gagné qu’avec peine ; car il avait été d’abord contre nous, on lui dit qu’un traité était entamé et fort avancé, que les députés des Iroquois étaient en chemin pour le conclure à Montréal, et qu’ainsi il désobligerait le gouverneur français s’il continuait les hostilités.

Le Rat étonné, se posséda néanmoins, et quoiqu’il crût qu’on sacrifiait sa nation et les alliés, il ne lui échappa point une seule plainte. Mais il était vivement offensé de ce que les Français faisaient la paix sans consulter leurs alliés, et il se promit de punir cet orgueil outrageant. Il dressa une ambuscade aux députés des diverses nations indiennes disposées à traiter ; les uns furent tués, les autres faits prisonniers. Il se vanta après ce coup d’avoir tué la paix. Quand ces derniers lui dirent le sujet de leur voyage, il fit semblant de montrer le plus grand étonnement, et leur assura que c’était Denonville qui l’avait envoyé à l’anse de la Famine pour les surprendre. Poussant la feinte jusqu’au bout, il les relâcha tous sur le champ, excepté un seul qu’il garda pour remplacer un de ses Hurons tués dans l’attaque. Il se rendit ensuite avec la plus grande diligence à Michilimackinac, où il fit présent de son prisonnier au commandant, M. de la Durantaye, qui ne sachant pas qu’on traitait avec les Iroquois, fit passer ce malheureux Sauvage par les armes. L’Iroquois protesta en vain qu’il était ambassadeur, le Rat fit croire à tout le monde que la crainte de la mort lui avait dérangé l’esprit. Dès qu’il eût été exécuté, le Rat fit venir un vieux Iroquois, depuis longtemps captif dans sa tribu, et lui donna la liberté pour aller apprendre à ses compatriotes, que tandis que les Français amusaient leurs ennemis par des négociations, ils continuaient à faire des prisonniers et les massacraient. Cet artifice, d’une politique vraiment diabolique, réussit au gré de son auteur ; car quoi qu’on parût avoir détrompé les Iroquois sur cette prétendue perfidie du gouverneur, ils ne furent pas fâchés d’avoir un prétexte pour recommencer la guerre. Les plus sages cependant qui voulaient la tranquillité, avaient gagné à faire envoyer de nouveaux députés en Canada, mais comme ils allaient partir, un exprès du chevalier Andros, qui avait remplacé le colonel Dongan dans le gouvernement de la Nouvelle-York, arriva et défendit aux Iroquois de traiter avec les Français sans la participation de son maître. Il leur dit que le roi de la Grande Bretagne les prenait sous sa protection.

Ce gouverneur qui avait embrassé en tout la politique de son prédécesseur, relativement aux Iroquois, écrivit en même temps au marquis de Denonville, que ces Indiens dépendaient de la couronne d’Angleterre, et qu’il ne leur permettrait de traiter qu’aux conditions proposées par le colonel Dongan. Toutes les espérances de paix s’évanouirent alors, et la guerre recommença avec acharnement. Elle fut d’autant plus durable que l’Angleterre, après sa rupture avec la France arrivée à peu près vers ce temps-ci, à l’occasion du détrônement de Jacques II, se trouva naturellement et ouvertement l’alliée des cantons.

Tandis que le chevalier Andros se donnait pour le maître et le protecteur des nations iroquoises, il cherchait à détacher les Abénaquis de l’alliance de la France ; mais ce peuple s’exposa plutôt aux plus grands périls que d’abandonner la nation qui lui avait communiqué les lumières de l’Évangile ; il forma toujours du côté de l’est une barrière qui ne put jamais être franchie par toutes les forces de la Nouvelle-Angleterre, qu’il attaqua au contraire peu de temps après, et qu’il força par ses irruptions à solliciter le secours des Iroquois, secours néanmoins qui lui fut refusé dans les conférences tenues à ce sujet, en septembre 1689 à Albany, entre les commissaires de Massachusetts, Plymouth et Connecticut et les envoyés des cinq nations.

La déclaration d’Andros et la conduite des Iroquois, tout en remplissant la colonie d’appréhensions sinistres relativement à ces derniers, dont on avait raison de craindre les brigandages et la barbarie, inspirèrent un de ces projets, fruit de l’énergie que donne à un peuple une situation désespérée ; c’était de se jeter sur les colonies anglaises, et d’attaquer le mal dans sa racine. Le chevalier de Callières, après avoir communiqué un plan pour la conquête de la Nouvelle-York au marquis de Denonville, passa en France pour le proposer au roi, comme l’unique moyen de prévenir l’entière destruction du Canada.

Il exposa à ce monarque que l’histoire du passé devait convaincre que la Nouvelle-York soutiendrait toujours les prétentions des cantons, et que ceux-ci ne feraient par conséquent jamais de paix solide avec les Français tant qu’ils auraient cet appui ; que le seul moyen de conserver le Canada, c’était de s’emparer de cette province. Qu’on me donne, disait-il, treize cents soldats et trois cents Canadiens, j’y pénétrerai par le lac Champlain. Orange (Albany) n’a qu’une enceinte de pieux, non terrassée, et un petit fort à quatre bastions où il n’y a que 150 soldats ; cette ville contient trois cents habitans. Manhatte (New-York) en a quatre cents divisés en huit compagnies, moitié cavalerie et moitié infanterie. Elle n’a qu’un fort de pierre avec du canon. Cette conquête rendrait maître d’un des plus beaux ports de l’Amérique ouvert en toutes saisons, et d’un pays fertile jouissant d’un climat superbe. Le roi approuva ce projet ; mais il voulut en confier l’exécution à un autre qu’au marquis de Denonville, que sa campagne chez les Tsonnonthouans avait fait juger, et dont la conduite depuis avait déterminé le rappel. Il était temps en effet que l’on mît dans des mains plus habiles les rênes du gouvernement canadien abandonnées à des administrateurs décrépits et incapables depuis le départ de M. de Frontenac : une plus longue persistance dans la politique des deux derniers gouverneurs pouvait compromettre d’une manière irréparable l’avenir de la colonie.

Les derniers jours de l’administration de M. Denonville furent marqués par des désastres inouïs, et qui font de cette époque une des plus funestes des premiers temps du Canada.

Contre toute attente, depuis plusieurs mois le pays jouissait d’une tranquillité profonde, que des bruits sourds qui circulaient ne purent troubler, quoiqu’on se prît quelquefois à s’étonner de ce calme dans lequel, sans la lassitude générale, l’on aurait pu voir quelque chose de sinistre. L’on dormait sur la croyance que la paix ne serait pas interrompue avant que des indices certains annonçassent le péril. D’ailleurs l’esprit s’était familiarisé depuis longtemps avec les irruptions passagères des Indiens ; et comme le marin qui, insoucieux de la tempête, s’endort tranquillement sur l’élément perfide sur lequel il a passé sa vie, les premiers colons du Canada s’étaient accoutumés aux dangers que présentait le voisinage des barbares, et ils vivaient presque dans l’oubli de la mort qui pouvait fondre sur eux à l’instant qu’ils y penseraient le moins.

L’on était rendu au 24 août, et rien n’annonçait qu’il dût se passer d’événement extraordinaire, quand soudainement 1400 Iroquois traversent le lac St.-Louis dans la nuit, au milieu d’une tempête de pluie et de grêle qui favorise leur dessein, et débarquent en silence sur la partie supérieure de l’île de Montréal. Avant le jour, ils sont déjà placés par pelotons, en sentinelles à toutes les maisons sur un espace que des auteurs portent à sept lieues. Tous les habitans y étaient plongés dans le sommeil, sommeil éternel pour un grand nombre. Les barbares n’attendent plus que le signal qui est enfin donné. Alors s’élève un effroyable cri de mort ; les maisons sont défoncées et le massacre commence partout ; on égorge hommes, femmes et enfans ; et l’on met le feu aux maisons de ceux qui résistent afin de les forcer à sortir, et ils tombent entre les mains des Sauvages qui essuyent sur eux tout ce que la fureur peut inspirer. Ils déchirent le sein des femmes enceintes pour en arracher le fruit qu’elles portent ; ils mettent des enfans tout vivans à la broche et forcent leurs mères à les tourner pour les faire rôtir. Ils s’épuisent pendant de longues journées à inventer des supplices. Quatre cents personnes de tout âge et de tout sexe périrent ainsi sur la place, ou sur le bucher dans les cantons où on les emmena. L’île fut inondée de sang, et ravagée jusqu’aux portes de la ville de Montréal.

La nouvelle de ce tragique événement, qui a fait donner à 1689 le nom funèbre de l’année du massacre, jeta le pays dans la plus grande consternation. Le gouverneur qui était à Montréal avait donné ordre au premier bruit de ce qui se passait, à quarante hommes commandés par La Robeyre, lieutenant réformé, de se jeter dans un petit fort, qu’il craignait de voir tomber aux mains de l’ennemi ; à peine y étaient-ils rendus, qu’ils furent attaqués, et ces braves en combattant avec le courage du désespoir périrent tous excepté leur chef qui tomba vivant, mais blessé, au pouvoir des indiens, qui se répandirent ensuite comme un torrent dans toutes les parties de l’île, laissant partout des traces sanglantes de leur férocité. Ils restèrent maîtres de la campagne jusque vers la mi-octobre qu’ils disparurent.

Alors le gouverneur envoya de Luth et de Mantet à la découverte pour s’assurer de la retraite de l’ennemi, afin de donner du repos aux troupes qui depuis deux mois étaient jour et nuit sous les armes. Ils rencontrèrent dans le lac des Deux-Montagnes vingt deux Iroquois. Les Canadiens étaient à peu près le même nombre dans deux canots ; ils essuyèrent le feu de l’ennemi, puis sur l’ordre de de Luth, ils l’abordèrent et chacun prenant son homme, dix huit ennemis tombèrent à la première décharge. L’on goûta après cette escarmouche d’un peu plus de tranquillité.

Quoiqu’il soit difficile de se mettre en garde contre les irruptions soudaines des Sauvages dans un vaste pays couvert encore en grande partie de forêts ; et qu’on ait dit aussi que la catastrophe dont nous venons de parler, ne pouvait être attribuée à la faute du marquis de Denonville, l’on ne peut s’empêcher néanmoins de se demander comment il se fait qu’il n’ait pu prévoir une invasion de la part d’un ennemi dont les surprises étaient plus à craindre que la bravoure dans le combat ; et comment surtout a-t-il pu se trouver sans moyens efficaces pour l’arrêter lorsqu’elle a eu lieu. En général l’insuccès en matières militaires et gouvernementales est déjà une forte présomption d’incapacité ; et dans le cas actuel l’on doit être forcé d’avouer, que si quinze cents barbares se sont promenés en vainqueurs au milieu de la colonie pendant deux mois, c’est que l’on n’avait pas pourvu à l’organisation de sa défense.

C’est pendant que le Canada déplorait le massacre de Lachine que le comte de Frontenac arriva pour remplacer M. Denonville. Les Canadiens qui connaissaient la capacité de leur ancien gouverneur, osèrent alors, et alors seulement, se livrer à des espérances ; ils le reçurent avec des démonstrations de joie extraordinaires. Il débarqua à 8 heures du soir, le 15 octobre, à Québec au bruit du canon et de la mousqueterie, et fut reçu au flambeau par le conseil souverain et par tous les habitans qui étaient sous les armes. Les feux de joie furent accompagnés d’illuminations à toutes les fenêtres des maisons de la ville, il fut complimenté le soir même par tous les corps publics, et surtout par les Jésuites, qui avaient travaillé avec tant d’ardeur quelques années auparavant pour le faire rappeler. Les nobles, les marchands, les habitans, les Sauvages alliés, tous l’attendaient depuis longtemps comme le seul homme qui pût sauver le pays ; il fut accueilli de manière à le convaincre qu’il est des temps où le génie triomphe des factions, des haines, des jalousies, et de toutes les mauvaises passions humaines.

L’administration du marquis de Denonville avait duré quatre ans. Il était venu avec une grande réputation de capacité. M. l’évêque de St.-Vallier n’avait pas pour lui assez de louanges ; malheureusement l’expérience vint bientôt donner un cruel démenti à tous ces témoignages adulateurs. L’état dans lequel il laissa le Canada sera toujours la mesure de ses talens, d’après laquelle on devra le juger. Il fut presque toujours malheureux dans ses actes ; il rechercha sans cesse l’amitié des tribus indiennes, et perdit leur confiance ; il fit de grands préparatifs de guerre et se trouva sans soldats au moment du danger. Il manquait de persévérance, de fermeté et de vigueur, et connaissait peu les hommes. On lui reproche aussi de ne s’être pas mis assez au fait des affaires du pays, et d’avoir donné sa confiance à des gens qui ne la méritaient pas, et qui en abusaient pour faire suivre leurs idées ou pour servir leurs intérêts. Sa faiblesse lui attira le mépris des Indiens, et exposa la colonie aux ravages d’une épidémie, par suite de la négligence avec laquelle il avait laissé faire le service des vivres, pendant sa campagne dans les cantons. Quelque soit leur mérite d’ailleurs, la condition du succès chez les gouvernans devrait être la seule admissible pour obtenir les suffrages des peuples, parceque de lui dépend leur sûreté. Tacite raconte que les troupes romaines s’étant laissé battre par les Africains, L. Apronius les fit décimer, punition, dit-il, tombée en désuétude, mais qu’il emprunta à la mémoire des anciens. Qui doute que la puissance de Rome ne soit due en partie à cette condition indispensable, le succès, que ce grand peuple exigeait de ses chefs pour obtenir le droit de lui commander. Malgré ce qu’on peut dire de M. Denonville pour atténuer ses fautes, jugé d’après ce principe, il sera toujours regardé comme un des gouverneurs les plus malheureux du Canada.

La guerre avait été déclarée à l’Angleterre dans le mois de juin ; le comte de Frontenac eut ainsi à lutter à la fois et contre les colonies britanniques et contre la confédération iroquoise. L’on verra que son énergie et son habileté triomphèrent de tous les obstacles ; que cette guerre fut une des plus glorieuses pour le Canada, si faible en comparaison de ses adversaires, qui en regardaient la conquête comme assurée, et que loin de succomber, il les attaqua bientôt lui-même, et porta la terreur sur toutes leurs frontières et jusque dans le cœur de leurs établissemens les plus reculés.



  1. D’après le rôle contenu dans l’Appendice D à la fin de ce volume, il paraîtrait qu’il y avait deux mille hommes en état de porter les armes dès 1668 ; mais l’assemblée supposait avec raison qu’une partie seulement de la population mâle pouvait aller porter la guerre au loin.
  2. Smith (History of New-York) prétend que cette attaque était une infraction du traité de Whitehall de 1686, par lequel il avait été convenu que la traite avec les Sauvages serait libre aux Anglais et aux Français. Nous ne trouvons rien de semblable dans le traité en question, qui contient au contraire cette clause expresse : « V. Et que pour cet effet les sujets et habitans, marchands, capitaines de vaisseaux, pilotes et matelots des royaumes, provinces et terres de chacun des dits rois respectivement, ne feront aucun commerce ni pêche dans tous les lieux dont l’on est ou l’on sera en possession de part et d’autre dans l’Amérique ; c’est à savoir, que les sujets de sa Majesté très-chrétienne ne se mêleront d’aucun trafic, ne feront aucun commerce et ne pêcheront point dans les forts, rivières, baies, etc., ou autres lieux qui sont ou seront ci-après possédés par sa Majesté britannique en Amérique ; et réciproquement les sujets de sa Majesté britannique ne se mêleront d’aucun trafic, etc. ». Mémoires des commissaires du Roi, &c. Vol. II p. 126.
  3. Lettre à M. de Seignelay du 10 août 1688.