Histoire du Canada (Garneau)/Tome I/Livre IV/Chapitre II

Imprimerie N. Aubin (Ip. 439-487).



CHAPITRE II.




DÉCOUVERTE DU MISSISSIPI.



17 juin, 1673.

Des découvertes des Français dans l’intérieur de l’Amérique septentrionale. — Voyageurs et missionnaires. — Les Jésuites : activité et courage des missionnaires de cet ordre. — Voyages au Nord : le P. Le Quen découvre le lac St.-Jean (Saguenay), 1647 ; et Després Couture pénètre par cette route à la baie d’Hudson (1663). — Voyages dans l’Est et dans l’Ouest : le P. Druillettes va du St.-Laurent à la mer par les rivières Chaudière et Kénébec. — Les lacs Érié, Huron et Michigan sont successivement visités. — Deux jeunes traitans se rendent en 1659 à la tête du lac Supérieur et jusqu’aux Sioux ; nombreuses tribus de ces contrées. — Excursions apostoliques des PP. Raimbault, Jogues et Mesnard ; les PP. Allouez et Dablon s’avancent jusqu’aux limites de la vallée du Mississipi, où ils sont informés par les Indigènes qu’elle est arrosée par un grand fleuve. — Le P. Marquette et Joliet, de Québec, choisis par Talon pour aller reconnaître la vérité de ce rapport, parviennent à ce fleuve le 17 juin 1673, et le descendent jusqu’à la rivière des Arkansas. — Sensation que fait en Canada cette découverte. — La Salle résout de descendre le nouveau fleuve jusqu’à la mer. — Il bâtit à Niagara le premier vaisseau (le Griffon) qui ait navigué sur les lacs Érié, Huron et Michigan ; il construit le fort des Miamis, et le fort de Crèvecœur sur la rivière des Illinois. — Le P. Hennepin remonte le Mississipi jusqu’au Sault-St.-Antoine, et tombe entre les mains des Sioux. — Difficultés et embarras de tous genres de la Salle, qui triomphe de tous les obstacles et réussit enfin à reconnaître le Mississipi jusqu’à la mer en 1682, et donne le nom de Louisiane aux immenses contrées que traverse ce fleuve. — Il va rendre compte de ses découvertes à Louis XIV, après s’être fait précéder à Paris par le P. Mambré ; gracieux accueil qu’il reçoit du roi.


Si nous voulions caractériser en peu de mots ce qui a amené les Européens en Amérique, nous dirions que les Espagnols y vinrent pour chercher de l’or, les Anglais la liberté civile et religieuse, et les Français pour y répandre les lumières du christianisme. Leurs missionnaires, ayant leur point d’appui à Québec, se répandirent en effet de là parmi toutes les tribus indiennes, depuis la baie d’Hudson jusque dans les contrées qu’arrosent les eaux du bas Mississipi. Un bréviaire suspendu au cou et une croix à la main, ils ont souvent dévancé nos plus intrépides voyageurs. On leur doit la découverte de plusieurs vastes pays, avec les peuples desquels ils formaient alliance au nom de cette même croix qu’ils mettaient entre eux et le ciel. L’effet que cet emblême religieux produisait sur l’esprit des Sauvages, devait avoir, au milieu des forêts sombres et silencieuses du Nouveau-Monde, quelque chose de triste et de touchant qui désarmait, qui amolissait leurs cœurs farouches, mais neufs et sensibles aux sentimens profonds et vrais. C’étaient dans ces sensations que le missionnaire français fondait l’amitié qui le faisait rechercher de l’homme des bois. Les doctrines douces qu’il enseignait, contribuaient aussi à resserrer les nœuds qui l’unissaient à ses néophytes. Delà les facilités qu’il trouvait pour pénétrer d’une cabane à une autre cabane, d’une peuplade à une autre peuplade, jusque dans les contrées les plus reculées.

Ces missionnaires, dont quelques uns étaient Récollets, appartenaient pour la plupart à la fameuse compagnie de Jésus, qui n’était jamais plus grande que quand elle employait ses lumières pour répandre la civilisation chez les peuples barbares de toutes les parties du monde. Cet ordre fut établi, comme l’on sait, dans le temps de la réformation, à la fois pour mettre un frein au bouleversement que cette grande révolution morale avait causé dans les idées religieuses, et pour aller prêcher la foi aux infidèles. Ses règles ne permettaient d’admettre que des hommes dévoués, qui, tout en ayant une grande énergie mentale, devaient faire abnégation d’eux-mêmes et se soumettre à un joug absolu. Les intérêts particuliers étaient sacrifiés à la volonté d’un seul, le pape, et à l’avantage de la compagnie. C’est cette obéissance aveugle à un souverain étranger, au pontife Romain, qui détermina probablement dans la suite l’abolition de la société dans la plupart des États catholiques, jointe si l’on veut à la passion de trop faire sentir son influence, qui s’empara de l’ordre dès qu’il connut ce qu’il pouvait oser et ce qu’il pouvait faire.

Cet ordre en effet, devait, par son organisation, acquérir une puissance morale prodigieuse. Faisant vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance absolue, et se livrant exclusivement à l’enseignement, à la prédication et à la confession, les Jésuites se mettaient du coup au dessus du clergé séculier qu’ils devaient finir par maîtriser. Dirigés par la main habile de Rome qu’ils reconnaissaient pour seule maîtresse, avec ces trois grands moyens, l’école, la chaire et le confessionnal, que ne pouvaient-ils pas espérer ? Leurs couvens devinrent en peu de temps les meilleures écoles de l’Europe. Séparés du monde, ils formèrent une espèce de république intellectuelle, soumise à la discipline la plus stricte, et dont le mot d’ordre était obéi d’une extrémité de la terre à l’autre, partout où elle avait des membres. Son influence s’étendit en peu de temps sur les savans et sur les ignorans, sur les trônes les plus élevés et sur les plus humbles chaumières. Les Jésuites présentèrent pour la seconde fois le phénomène d’hommes qui, saisis d’une ambition et d’un héroïsme religieux qui méprisait tous les obstacles, allaient soumettre les infidèles à la foi, non pas comme les croisés, par le fer et la flamme, mais comme le Christ, par une éloquence persuasive qu’ils portèrent, au milieu des fatigues et des dangers, jusqu’aux extrémités du monde. Ils firent briller la croix des rives du Japon aux forêts du Nord-Ouest de l’Amérique, et depuis les glaces de l’Islande jusqu’aux îles de l’Océanie. De quelque manière que l’on envisage un pareil dévouement, l’on ne peut s’empêcher d’admirer une résignation si profonde chez des hommes dont les lumières et les talens devaient dissiper tout fanatisme crédule, tout sentiment d’obéissance aveugle et sans but. Ces hommes dont l’existence était toute intellectuelle, s’étaient donc fait une image bien parfaite des dogmes religieux et sociaux, puisqu’ils allaient si loin et enduraient tant de fatigues pour les répandre, sans en retirer aux yeux du monde des avantages équivalens pour eux-mêmes.

C’est ce dévouement héroïque et humble tout à la fois, qui a étonné le philosophe et conquis l’admiration des protestans, qui ont voulu aussi les imiter. C’est lui qui a inspiré de si belles pages à M. Bancroft, l’éloquent historien des colonies qui forment maintenant les États-Unis, à la noblesse des sentimens, et à l’impartialité duquel en ce qui touche le Canada, je me plais à rendre ici hommage. Écoutons ce qu’il dit des missionnaires infatigables de la Nouvelle-France : — « Trois ans après la seconde occupation de ce pays (1636), le nombre des Jésuites s’élevait dans la province à quinze ; et toutes les traditions rendent témoignage à leur mérite. Ils avaient les défauts qui dérivent d’une superstition ascétique ; mais ils supportaient les horreurs d’une vie canadienne dans le désert avec un courage passif invincible et une profonde tranquillité d’âme. Privé des choses qui rendent la vie agréable, éloignés des occasions de satisfaire une vaine gloire, ils étaient morts au monde, et leur âme jouissait d’une paix inaltérable. Le petit nombre de ceux qui ont vécu vieux, courbés sous le poids de longs travaux, était encore animé d’une ferveur, d’un zèle tout apostolique. L’histoire des travaux des missionnaires se rattache à l’origine de toutes les villes célèbres de l’Amérique française ; pas un cap n’a été doublé, pas une rivière n’a été découverte, sans qu’un Jésuite en ait montré le chemin ».

De leur côté, les voyageurs guidés tantôt par le désir de s’illustrer par de brillantes découvertes, tantôt par un esprit aventureux et avide de nouveautés, tantôt enfin par l’amour des richesses tout à la fois et de l’indépendance, ont sur plusieurs points, dévancé les missionnaires. Les plus célèbres sont, Champlain lui-même, Perrot, Joliet et la Salle.

Nous avons vu déjà que le fondateur de Québec a découvert pour sa part le lac Champlain, le lac Ontario, le lac Nipissing au nord du lac Huron, et remonté une grande partie de la rivière des Outaouais. Tandis qu’il agrandissait ainsi vers l’Ouest le champ de la géographie américaine, le P. d’Olbeau, en mission chez les Montagnais de Tadoussac, parcourait les pays montagneux et pittoresques qu’arrosent les eaux du Saguenay. Il visita les Betsiamites et d’autres tribus qui habitaient les contrées situées au septentrion du golfe St.-Laurent ; mais il ne paraît pas qu’il ait, lui, remonté bien haut vers la source du Saguenay. Ce n’est qu’en 1647 que le lac St.-Jean, que traversait cette rivière au sein de la nation du Porc-Epic, fut découvert par le P. Le Quen. Plus tard les PP. Druillettes et Dablon s’élevèrent jusqu’à la source de la rivière Nekouba, un peu plus qu’à mi-chemin entre le St.-Laurent et la baie d’Hudson, cherchant à pénétrer dans la mer du Nord, dont les nations avaient fait demander un missionnaire aux Français et la traite. L’on reprit ce projet dans la suite avec plus de succès comme on va le voir.

La recherche d’un passage aux Indes par le Nord-Ouest avait amené la découverte de la baie d’Hudson. C’est au vénitien Cabot qu’est dû l’honneur de la première tentative à cet égard ; il découvrit le Labrador. Alphonse de Xaintonge, celui-là même qui avait accompagné Roberval en Canada, marcha sur ses traces ; Frobisher, navigateur anglais, le suivit ; Davis, sans voir la baie d’Hudson, pénétra en 1585, jusqu’au col de celle de Baffin ; et enfin Hudson, homme de mer habile et hardi, se plongea dans la vaste baie qui porte son nom vers 1610, et longea une partie de ses côtes arides. C’est dans ce voyage que ce célèbre navigateur périt victime de la mutinerie de son équipage. Jean Bourdon, montant un petit bâtiment de 30 tonneaux, osa s’avancer jusqu’au fond de cette baie en 1656, pour lier commerce avec les Indigènes. Ce navigateur prit possession du pays au nom de la France, qui, quelques années après, crut devoir faire renouveler cette cérémonie.

À cet effet Desprès Couture, qui avait accompagné Druillettes et Dablon dans leur expédition au Saguenay, fut choisi pour s’y rendre par terre. Plus heureux qu’eux, il parvint enfin à la mer dans le fond de la baie, en 1663, et eut l’honneur de terminer glorieusement une entreprise où plusieurs avaient échoué avant lui. Comme l’embouchure du Saguenay était, depuis la découverte du Canada, un poste de traite considérable, l’on avait toujours désiré établir des relations plus intimes avec les peuples qui habitaient et les contrées où cette rivière prend sa source, et celles beaucoup plus reculées de la baie d’Hudson : l’on venait donc de faire un grand pas. Mais les Anglais, ainsi qu’on le verra ailleurs, conduits par deux transfuges huguenots, profitèrent les premiers de ces découvertes, et des relations établies avec les naturels, pour y former des établissemens ; mais ils éprouvèrent bientôt après de la part de leurs conducteurs la même trahison dont ceux-ci s’étaient rendus coupables envers leur patrie pour les mettre en possession de cette contrée.

Au sud du St.-Laurent, le P. Druillettes est le premier Européen qui se soit rendu de ce fleuve à l’Atlantique en remontant la rivière Chaudière et en descendant celle de Kénébec qui se jette dans la mer dans l’État du Maine (1646). Il fut l’apôtre des Abénaquis dont il mérita l’estime et la vénération ; et il rendit de grands services à la colonie en cimentant l’amitié qui unit ensuite les Français à cette nation intrépide que les Iroquois même n’osèrent jamais attaquer.

Cependant les traitans et les missionnaires s’enfonçant toujours plus avant dans l’intérieur de l’Amérique en remontant le cours du fleuve St.-Laurent, étaient parvenus jusqu’à l’extrémité supérieure du lac Huron. Les PP. Brébœuf, Daniel, Lallemant, Jogues, Raimbault et plusieurs autres membres de leur ordre, avaient fondé les villages chrétiens, entre autres, de St.-Joseph, St.-Michel, St.-Ignace, et de Ste.-Marie. Ce dernier placé sur la décharge du lac Huron dans le lac Erié, fut longtemps le point central des missions de cette partie reculée du pays. Plus tard, en 1671, les débris des Hurons, fatigués d’errer de contrées en contrées, se fixèrent à Machilimackinac au pied du lac Supérieur, sous la conduite du P. Marquette[1]. C’est le premier établissement fondé par un Européen dans l’État du Michigan. Les Indiens qu’on trouva domiciliés dans le voisinage, reçurent des Français le nom de « Sauteurs » à cause de leur proximité du Sault-Ste.-Marie ; ils étaient de la famille algonquine.

Dans l’espace de treize ans, (de 1634 à 1647) ces vastes pays furent visités par dix-huit missionnaires Jésuites outre plusieurs Français attachés à leur ministère, qui entraînés par leur zèle, se répandirent parmi toutes les tribus huronnes dont Charlevoix exagère beaucoup la population en la portant à quarante ou cinquante mille âmes. L’hostilité des Iroquois, rendant la navigation du lac Ontario dangereuse, obligeait pour atteindre ces contrées de passer par la rivière des Outaouais ; de sorte que la nation Neutre visitée par Champlain, et le sud du lac Erié au-delà de Buffalo, étaient restés presqu’inconnus ; on résolut vers 1640 d’y envoyer les PP. Chaumonot et Brébœuf, et leur voyage compléta la reconnaissance de la grande vallée du St.-Laurent, depuis le pied du lac Supérieur jusqu’à l’Océan.

Les deux Jésuites, Charles Raimbault et Isaac Jogues, envoyés vers le lac Supérieur, après une navigation de dix sept jours, dont une partie au milieu des îles nombreuses et pittoresques du lac Huron, trouvèrent au Sault-Ste.-Marie un assemblage de deux mille Indiens, par lesquels ils furent très bien accueillis. À mesure que l’on avançait, les bornes du continent américain semblaient reculer ; ils apprirent là les noms d’une foule de nations qui habitaient les contrées du Sud et de l’Ouest, et qui n’avaient jamais vu d’Européens ; et entre autres les Sioux dont le pays était à dix-huit jours de marche du lac Supérieur. On leur parla aussi de tribus guerrières vivant de la culture du sol, dont la race et la langue étaient inconnues. « Ainsi, observe un auteur américain, le zèle religieux des Français avait porté la croix sur les bords du Sault-Ste.-Marie et sur les confins du lac Supérieur, d’où elle regardait déjà la terre des Sioux dans la vallée du Mississipi, cinq ans avant qu’Elliot, de la Nouvelle-Angleterre, eût adressé seulement une parole aux Indiens qui étaient à six milles du havre de Boston ».

L’on peut dire qu’à cette époque (1646) la force du Canada résidait complètement dans les missionnaires, qui conservaient dans son alliance toutes les nations indigènes, excepté les Iroquois. La colonie languissante et sans moyens menaçait ruine ; oubliée de la métropole, sa population augmentait à peine, et son commerce était presqu’anéanti ; sans soldats et sans argent, elle était à la merci des Sauvages au milieu desquels elle avait été jetée. Les cinq cantons se vantaient même hautement de chasser bientôt Montmagny et les Français au de là de la mer, d’où ils étaient venus. Mais l’activité et la hardiesse des missionnaires et des traitans, que l’on trouvait partout sur les bords de la baie d’Hudson, sur les côtes du golfe St.-Laurent, et jusqu’à l’entrée des forêts du Michigan, donnaient aux peuplades qu’ils visitaient une haute idée de la nation française. Elles ne pouvaient voir en effet sans une espèce d’étonnement, ses prêtres et ses voyageurs s’abandonner seuls au milieu de leurs forêts, à la recherche de tribus inconnues, et s’enfoncer courageusement vers le nord, vers le midi, vers le couchant, dans des contrées que leur imagination leur peignait remplies de dangers et peuplées d’hommes et d’animaux cruels et féroces. Le merveilleux dont l’ignorance aime à envelopper tout ce qu’elle ne connait pas, s’attachait à la personne même des Français par cela seul qu’ils étaient supposés avoir vu des choses extraordinaires, et leur donnait une influence salutaire qu’ils savaient mettre à profit pour l’avantage de la colonie. La crainte des Iroquois faisait aussi rechercher par les tribus indiennes l’alliance du Canada, alliance qui, réduite en système appuyé sur les missions, était devenue à son tour la sauvegarde de ce même pays.

En 1659, deux jeunes traitans,[2] entraînés par la curiosité et leur esprit aventureux, se mêlèrent à quelques bandes algonquines et côtoyèrent avec elles les bords du lac Supérieur où ils passèrent l’hiver. Les yeux fixés sur les immenses solitudes de l’Ouest, ils recueillirent avec avidité ce qu’une bourgade huronne, qu’ils trouvèrent établie à l’extrémité supérieure du lac, leur dit des Sioux à peine connus des Indiens dont nous avons parlé jusqu’à présent, et ils résolurent de les visiter. Ils virent dans leur route de nombreux débris des nations vaincues et dispersées par la confédération iroquoise, traînant dans les forêts une existence misérable. Les Sioux leur parurent un peuple puissant, dont les mœurs étaient plus douces que celles des Sauvages de l’Est. Ils étaient partagés en quarante bourgades très populeuses. Un missionnaire qui est allé ensuite dans leur pays, a témoigné à l’historien de la Nouvelle-France, qu’ils étaient doués d’un très bon sens naturel, qu’ils n’exerçaient point envers leurs prisonniers ces cruautés qui déshonoraient la plupart des autres nations du continent, et qu’ils avaient conservé une connaissance assez distincte d’un seul Dieu. Il paraît que leur manière de croire avait quelque ressemblance avec celle des Tartares. Ces deux intrépides voyageurs revinrent à Québec en 1660, escortés de soixante canots algonquins remplis de fourrures. Ils confirmèrent ce que deux autres Français, qui s’étaient rendus jusqu’au lac Michigan quatre ans auparavant, avaient rapporté de la quantité de tribus qui erraient dans toutes ces contrés, et des Kristinots dont les cabanes s’élevaient jusqu’à la vue des mers du Nord.

Le P. Mesnard partit cette année là avec les Algonquins dont nous venons de parler, pour aller prêcher l’Évangile aux Outaouais et aux autres peuplades répandues sur le lac Supérieur[3]. Il s’arrêta d’abord huit mois dans une baie qu’il nomma Ste.-Thérèse, probablement la baie de Kiwina sur la rive sud de ce lac, où il ne trouva pour nourriture que du gland et de l’écorce d’arbres pilée. Delà, invité par les Hurons, il partit pour la baie de Cha-gouïa-mi-gong, ou du St.-Esprit, à l’extrémité occidentale du lac, où le défaut de chasse et l’éloignement mettaient ces Sauvages à l’abri des atteintes des Iroquois ; mais tandis que son compagnon de voyage était occupé à leur canot, il entra dans le bois et ne reparut plus. Cet homme avait une grande réputation de sainteté parmi les Indiens, dans l’esprit desquels il avait su s’insinuer. Plusieurs années après l’on reconnut sa soutane et son bréviaire chez les Sioux, qui les conservaient comme des reliques et leur rendaient une espèce de culte. Les Sauvages avaient un respect superstitieux pour les livres qu’ils prenaient pour des esprits. Quatre ou cinq ans après la mort du P. Brébœuf et du P. Garnier, que les Iroquois avaient fait périr, un missionnaire trouva entre les mains de ces barbares qui les conservaient soigneusement un Testament et un livre de prières qui leur avaient appartenus.

Dès ce temps reculé les traitans et les missionnaires savaient déjà que l’Amérique septentrionale était séparée du vieux monde par la mer. La relation des Jésuites de 1650-1660 contient ces paroles : — « Au levant, au sud, au couchant et au nord, ce continent étant entouré d’eau, doit être séparé du Groenland par quelque trajet dont on a déjà découvert une bonne partie ; et il ne tient plus qu’à pousser encore quelques degrés pour entrer tout à fait dans la mer du Japon ».

C’est en 1665 que le P. Allouez partit pour le lac Supérieur. La magnificence du spectacle que présente l’entrée de ce vaste bassin de notre globe, rarement surpassée par la nature grandiose et tourmentée des pays du Nord, dut exciter son admiration. Après avoir longé les montagnes de sable que les vents et les flots ont soulevées le long du rivage, et suivi l’espace de douze milles, un cap formé par l’extrémité ouest des Laurentides, de trois cents pieds de hauteur, dans lequel la violence des vagues a taillé des arches, des cavernes, des tours gigantesques, et dont le pied est jonché de débris qui semblent de loin des murailles, des édifices en ruine, des colonnes, etc., il arriva, après un court séjour à Ste.-Thérèse, à Cha-gouïa-mi-gong, où il y avait un grand village de Chippaouais (que les Jésuites nomment Outchibouec). Il y bâtit une chapelle. Il prêcha en langue algonquine devant douze ou quinze tribus qui entendaient cet idiome. Sa réputation se répandit au loin, et les guerriers de différentes nations se mirent en marche pour venir voir l’homme blanc : les Pouteouatamis des profondeurs du lac Michigan, les Outagamis et les Sakis des déserts qui s’étendent du lac Michigan au Mississipi, les Kristinots, nommés Criques par les Canadiens, des forêts marécageuses du Nord, les Illinois des prairies aujourd’hui couvertes de si abondantes moissons, et enfin les Sioux ; tous admirèrent l’éloquence du missionnaire. Ils lui donnèrent des informations sur les mœurs, la puissance et la situation de leurs différentes contrées. Les Sioux armés seulement d’arcs et de flèches, lui dirent qu’ils couvraient leurs huttes de peaux de cerfs, et qu’ils habitaient de vastes prairies sur les bords d’un grand fleuve qu’ils nommèrent « Mississipi ». C’est ainsi que les Français acquirent la première idée de l’existence du fleuve dont la découverte devait immortaliser Joliet et son compagnon. Pendant son séjour dans cette contrée, Allouez poussa ses courses très loin dans le Nord, où il trouva des Sauvages Nipissings que la frayeur des Iroquois avait conduits jusque dans ce pays reculé et rigoureux. Il tâcha de consoler ces fugitifs qui présentaient l’état le plus déplorable. Allouez parcourut ainsi plus de deux mille lieues dans ces vastes forêts, « souffrant la faim, la nudité, les naufrages, les fatigues et les persécutions des Idolâtres ».

À cette époque, la paix rétablie entre toutes les nations indiennes, permettaient aux traitans d’agrandir le cercle de leurs courses, et aux missionnaires de se répandre dans les riches et fertiles contrées situées à l’ouest du lac Michigan. Allouez, Marquette et Dablon s’illustrèrent, moins encore par les services qu’ils rendirent à la religion, que par ceux qu’ils ont rendus à la science. Ce dernier fut le premier auteur de l’expédition du Mississipi ; les termes avec lesquels les naturels parlaient de la magnificence de ce fleuve, ayant excité puissamment sa curiosité, il avait résolu d’en tenter la découverte en 1669[4] ; mais il en fut empêché par ses travaux évangéliques, quoiqu’il s’approcha assez près de ce fleuve. Allouez et Dablon pénétrèrent dans leurs courses, entre 1670 et 1672, jusque dans le Ouisconsin et le nord de l’État de l’Illinois, visitant les Mascontins (ou nation du feu), les Kikapous et les Outagamis sur la rivière aux Renards qui prend sa source du côté du Mississipi et se décharge dans le lac Michigan. L’intrépide Dablon avait même résolu de pénétrer jusqu’à la mer du Nord, pour s’assurer si l’on pouvait passer de là à la mer du Japon[5].

Le nouvel élan qui avait été donné au Canada par le génie de Colbert et de Talon, commençait à porter ses fruits ; le commerce se ravivait, l’immigration devenait plus considérable, et les Indigènes craignaient et respectaient partout la puissance française. L’on a vu ailleurs les motifs qui avaient engagé le gouvernement canadien à envoyer Perrot chez les nations du Couchant ; que ce célèbre voyageur fut premier Européen qui se soit rendu jusqu’au fond du lac Michigan, chez les Miâmis, et que des députés de toutes les nations des sources du Mississipi, de la rivière Rouge et du St-Laurent, s’étaient rendus à son appel au Sault-Ste.-Marie. De découverte en découverte, l’on s’était depuis le traité conclu en cet endroit avec les Indiens, avancé de plus en plus dans l’Occident, et le temps était arrivé où l’on allait résoudre le problême de l’existence du fleuve Mississipi et de la direction de son cours. Il paraissait certain que ce fleuve, s’il était aussi grand que le faisaient les naturels, ne coulait ni vers l’est, ni vers le nord, et qu’il fallait qu’il se jetât dans la baie du Mexique ou dans la mer Pacifique. La solution de ce problême allait mettre celui qui la trouverait à la tête des plus célèbres voyageurs qui avaient fait des découvertes dans l’intérieur de ce continent. Talon lui-même se faisait un orgueil d’encourager une entreprise dont le succès non seulement retournerait à sa gloire et à celle de son pays, mais dont les avantages pour le commerce et la navigation pouvaient être incalculables. Il choisit pour exécuter son dessein le P. Marquette, le premier auteur du projet, et M. Joliet, de Québec, homme doué d’esprit et de courage, qui avait beaucoup voyagé chez les Outaouais dans les contrées du lac Supérieur, et qui par conséquent possédait toute l’expérience nécessaire. Ces deux voyageurs partirent en 1673.

Les Pouteouatarais que Marquette avait visités comme missionnaire, et qui avaient beaucoup d’attachement pour lui, apprirent avec étonnement une entreprise aussi audacieuse. Ne savez-vous pas, lui dirent-ils, que ces nations éloignées n’épargnent jamais les étrangers ; que les guerres qu’elles se font infestent leurs frontières de hordes de pillards ; que la Grande-Rivière abonde en monstres qui dévorent les hommes et les canots ; et que les chaleurs excessives y causent la mort ».

Rendu au dernier village visité par Allouez sur la rivière aux Renards, dans lequel Kikapous, Mascontins et Miâmis vivaient ensemble comme des frères, et chez lesquels le Jésuite que l’on vient de nommer avait jeté les premières semences de l’Évangile, les deux voyageurs furent reçus par le conseil des anciens avec distinction ; ils demandèrent deux guides qui leur furent accordés. Nul Européen n’avait encore pénétré au delà de cette bourgade.

Ils en partirent le dix juin au nombre de neuf personnes, à savoir : Marquette, Joliet, et cinq autres Français et les deux Indiens qui leur servaient de guides. Ils chargèrent sur leurs épaules leurs canots pour faire le court portage qui sépare la source de la rivière aux Renards de celle de la rivière Ouisconsin qui coule vers l’Occident. Là, les deux guides, effrayés de cette entreprise, désertèrent les Français, qui, « se mettant entre les mains de la providence dans cette terre inconnue », s’abandonnèrent au cours de la rivière au milieu des solitudes profondes qui les environnaient. Ils entrèrent au bout de sept jours, dans le Mississipi dont on parlait depuis si longtemps. Ils saluèrent ce fleuve magnifique avec tous les sentimens d’une joie inexprimable : sa grandeur ne laissait aucun doute sur la réalité de leur découverte, et correspondait avec la description qu’en faisaient les Indigènes. « Les deux canots ouvrant alors leurs voiles sous de nouveaux cieux et à de nouvelles brises, descendirent le cours calme et majestueux du tributaire de l’Océan, tantôt glissant le long de larges bancs de sable aride, refuge d’innombrables oiseaux aquatiques, tantôt longeant les îles qui s’élèvent du sein du fleuve et que couronnaient d’épais massifs de verdure, tantôt enfin fuyant entre les vastes plaines de l’Illinois et de l’Iowa, couvertes de forêts magnifiques, ou parsemées de bocages jetés au milieu de prairies sans bornes », comme pour présenter leur ombre aux passans qui désiraient se rafraîchir contre les ardeurs du soleil. Ils firent ainsi soixante lieues sans rencontrer la présence d’un seul homme, lorsque tout à coup ils aperçurent sur la rive droite du fleuve la trace de pas humains sur le sable, et ensuite un sentier qui menait à une prairie. Les voyageurs allaient-ils se risquer au milieu de la tribu inconnue qui habitaient ce pays ? Joliet et Marquette hasardèrent cette entrevue. Prenant le sentier, ils marchèrent six milles et se trouvèrent devant une bourgade située sur la rivière Moïngona, qu’on appelle des Moines par corruption. Ils s’arrêtèrent et appelèrent à haute voix. Quatre vieillards sortirent au devant d’eux portant le calumet de paix ; ils reçurent les étrangers avec distinction. Nous sommes des Illinois, dirent-ils, nous sommes des hommes[6], soyez les bienvenus dans nos cabanes. C’était la première fois que le sol de l’Iowa était foulé par des blancs.

Ces Indiens qui avaient entendu parler des Français, désiraient depuis longtemps leur alliance, car ils les savaient ennemis des Iroquois qui commençaient à faire des excursions aussi dans leur pays. Ces derniers avaient su inspirer une telle frayeur partout où ils allaient, que les Illinois, comme les autres, recherchèrent l’alliance d’une nation qui avait seule pu leur résister jusqu’à présent, et qui venait de les châtier encore, ainsi que Joliet le leur rapporta. Les Français après s’être reposés quelques jours chez ce peuple qui leur donna un grand festin, continuèrent leur route. Le chef de la tribu, suivi de plusieurs centaines de guerriers vint les reconduire sur le rivage, et pour dernière marque de son amitié, il passa dans le cou de Marquette un calumet orné de plumes de diverses couleurs, passeport assuré chez les nations indiennes.

Le bruit que les eaux du Missouri, nommé sur les vieilles cartes Pekitanoni, font en se jetant dans celles du Mississipi, leur annonça de loin l’approche de cette rivière. Après une navigation de quarante lieues, depuis la rivière des Moines, ils passèrent celle de la Ouabache, ou de l’Ohio, qui baigne la contrée des Chouanons ou Chaûnis. L’aspect du pays changea ; au lieu de vastes prairies, ils ne virent plus que des forêts épaisses. Ils trouvèrent aussi une autre race d’hommes dont ils ne connaissaient point la langue ; ils étaient sortis des terres de la grande famille algonquine, bornées par l’Ohio de ce côté-ci, et touchaient à la race mobilienne, dont les Chickasas, chez lesquels ils venaient d’entrer, formaient partie. Les Dahcotas, ou Sioux, habitaient le sud du fleuve. Ainsi les Français avaient besoin d’interprêtes pour se faire entendre des deux côtés du Mississipi, où se parlaient deux langues-mères différentes de celles des Hurons ou des Algonquins, dont ils savaient la plupart des dialectes.

Ils continuèrent à descendre le fleuve jusqu’à la rivière des Arkansas vers le 33me. degré de latitude, région que le célèbre voyageur espagnol, Soto, venant du sud, avait, dit-on, visitée. Le calumet que le chef des Illinois leur avait donné les fit accueillir partout avec bienveillance ; et les Indigènes envoyèrent dix hommes, dans une pirogue, pour les escorter jusqu’au village des Arkansas, situé à l’embouchure de la rivière dont l’on vient de parler. Le chef de cette bourgade vint au devant d’eux, et leur offrit du pain de maïs. La richesse de ces barbares consistait en peaux de bison, et ils avaient des haches d’acier, preuve qu’ils commerçaient avec les Européens. Ils ne pouvaient donc pas être loin des Espagnols et de la baie du Mexique. La chaleur du climat en était une nouvelle preuve ; ils étaient parvenus dans les régions où l’on ne connaît l’hiver que par les pluies abondantes qui y règnent dans cette saison.

Ne doutant plus que le fleuve Mississipi ne se déchargeât dans la baie du Mexique, et non dans l’Océan Pacifique, comme rien jusqu’alors n’empêchait de le supposer, et d’ailleurs les munitions commençant aussi à leur manquer, ils ne crûrent pas devoir avec cinq hommes seulement aller plus loin dans un pays dont ils ne connaissaient pas les habitans. Ils avaient constaté que ce fleuve ne coulait pas vers l’ouest, et que par conséquent il n’offrait point de passage à la mer des Indes : ce problême résolu, ils retournèrent sur leurs pas jusqu’à la rivière des Illinois qu’ils remontèrent et qui les conduisit à Chicago. Ils découvrirent dans cette navigation le pays le plus fertile du monde, arrosé par de belles rivières ; des bois remplis de vignes et de pommiers ; des prairies superbes couvertes de bisons, de cerfs, de canards, d’oies, de dindes sauvages et de perroquets d’une espèce particulière. Cette contrée d’une fertilité prodigieuse exporte aujourd’hui une immense quantité de blé, dont une partie, depuis l’ouverture des canaux du St.-Laurent, passe par le Canada pour les marchés de l’Europe. Marquette et Joliet prévoyaient-ils alors qu’un jour l’on pourrait descendre de Chicago à Québec dans le même bâtiment ?

Toute cette contrée était habitée, comme on l’a déjà dit, par les Miâmis, les Mascontins, ou nation du feu, les Pouteouatamis et les Kikapous. Allouez et Dablon en avaient déjà visité une partie ; Marquette de retour du Mississipi resta parmi les Miâmis au nord de rivière des Illinois. Joliet descendit immédiatement à Québec pour porter la nouvelle de leur grande découverte à Talon qu’il trouva parti pour la France. L’encouragement que cet intendant avait donné à cette expédition, lui en fait a juste titre partager la gloire : on ne peut trop honorer la mémoire des hommes qui ont su utiliser, pour l’honneur et pour l’avantage de leur patrie, la position élevée que la fortune leur a faite dans l’État.

Marquette resta deux ans dans cette mission, et partit en 1675 pour Mackina à l’entrée du lac Michigan. Dans la route, il fit arrêter son canot à l’embouchure d’une petite rivière du côté oriental du lac, pour y élever un autel et célébrer la messe. Ayant prié ses compagnons de voyage de le laisser quelques instans seul, ils se retirèrent à quelque distance, et quand ils revinrent il n’existait plus.

Le découvreur du Mississipi fut enterré en silence dans une fosse que ses compagnons creusèrent dans le sable sur la lisière de la forêt et sur le bord de la petite rivière dont nous venons de parler, et à laquelle on a donné son nom. Les Américains de l’Ouest doivent, dit-on, élever un monument à cet illustre et pieux voyageur. Le nom de Joliet a été aussi donné à une montagne située sur le bord de la rivière des Plaines, un des affluens de celle des Illinois, et à une petite ville qui est à quelques milles de Chicago.

La nouvelle de la découverte du Mississipi fit une grande sensation dans la colonie, quoique l’on y fût accoutumé depuis longtemps à de pareils évènemens ; car il ne se passait pas d’années sans qu’on annonçât l’existence de nouvelles contrées et de nouvelles nations. Chacun se mit donc à calculer les avantages que l’on pourrait retirer du fleuve et de l’immense territoire que nos deux illustres voyageurs avaient légués à la France. L’on formait déjà en imagination de vastes projets. Le Mississipi tombait dans le golfe du Mexique, il n’y avait pas à en douter ; les possessions françaises allaient donc avoir deux issues à la mer Atlantique, et embrasser entre leurs deux fleuves gigantesques, la plus belle et la plus large portion du nouveau continent.

Néanmoins tant que l’on n’aurait point descendu le Mississipi jusqu’à la mer, il resterait toujours des doutes quant à savoir dans quel océan, Atlantique ou Pacifique, il se jetait ; car enfin l’on ne connaissait point les pays qu’il traversait depuis l’Arkansas en descendant, et les suppositions qu’on avait formées touchant la conformation de l’Amérique dans cette latitude, du côté du couchant, pouvaient bien être erronées. C’était un point qu’il restait à éclaircir ; et celui qui se chargerait de cette tâche devait partager la gloire de Marquette et de son compagnon. Nous allons voir comment cela s’effectua.

« La Nouvelle-France comptait alors au nombre de ses habitans un Normand nommé La Salle (Robert Cavalier de), possédé de la double passion de faire une grande fortune et de parvenir à une réputation brillante. Ce personnage avait acquis dans la société des Jésuites, où il avait passé sa jeunesse, l’activité, l’enthousiasme, le courage d’esprit et de cœur, que ce corps célèbre savait si bien inspirer aux âmes ardentes, dont il aimait à se recruter. La Salle prêt à saisir toutes les occasions de se signaler, impatient de les faire naître, audacieux, entreprenant », voyageur enfin devenu aussi célèbre par ses malheurs et son courage indomptable pour les surmonter, que par ses découvertes, était depuis quelques années à Québec (1667), lorsque Joliet arriva de son expédition du Mississipi. Il avait l’esprit cultivé et étendu, et le rapport de celui-ci fut pour son génie un jet de lumière. Il forma de suite un plan vaste sur lequel il appuya sa fortune et sa renommée future, plan qu’il suivit jusqu’à sa mort avec une persévérance incroyable.

Il était venu en Canada avec le projet de chercher un passage au Japon et à la Chine par le nord ou par l’ouest de cette colonie ; pauvre, il n’avait rien apporté avec lui que son énergie et ses talens, et cependant son entreprise exigeait de grands moyens. Il commença donc par se faire des amis et des protecteurs, et sut captiver les bonnes grâces du comte de Frontenac, qui aimait en lui la hardiesse des idées, l’esprit entreprenant et courageux, et ce caractère ferme et résolu qui le distinguait lui-même.

Favorisé par Courcelles et Talon, en arrivant dans le pays il établit un comptoir pour la traite près de Montréal, à Lachine, nom qu’on prétend avoir été donné à ce lieu par allusion satirique à l’entreprise qu’il avait formée d’aller en Asie par le Nord-Ouest. Il visita pour son commerce le lac Ontario et le lac Erié. La découverte du Mississipi le trouva comme on vient de le dire à Québec. Saisissant avec avidité le moment où tout le Canada était encore dans l’excitation causée par cet évènement, il communiqua ses vues au comte de Frontenac. Il se flattait qu’en remontant jusqu’à la source du fleuve nouvellement découvert, il pourrait trouver un passage qui le conduirait à l’Océan, objet principal de son ambition ; dans tous les cas, la découverte de son embouchure ne serait pas sans gloire ni sans avantage. Voulant faire en même temps une entreprise de commerce et de découverte, il jugea que le fort de Frontenac lui était nécessaire pour servir de base à ses opérations. Fortement recommandé par son protecteur, il passa en France ; le marquis de Seignelay qui avait remplacé son père, le grand Colbert, dans le ministère de la marine, le reçut très bien et lui fit obtenir tout ce qu’il désirait. Le roi l’anoblit, lui accorda le fort de Frontenac à condition qu’il le rebâtirait en pierre, et lui donna enfin tous les pouvoirs nécessaires pour faire librement le commerce et pour continuer les découvertes commencées. Cette concession équivalait à un commerce exclusif avec les cinq nations.

La Salle, animé d’une vive espérance et le cœur plein de joie, partit de la Rochelle le 14 juillet 1678, emmenant avec lui trente hommes, marins et ouvriers, des ancres, des voiles, etc. pour équiper des navires sur les lacs. En arrivant à Québec, il s’achemina vers Catarocoui sans perdre de temps, avec les marchandises qu’il apportait pour trafiquer avec les Indiens. Sa brûlante énergie donna de l’activité à tout. Dès le 18 novembre, le premier brigantin qu’on eût encore vu sur le lac Ontario, sortait du port de Catarocoui (Kingston) à grandes voiles chargé de marchandises et d’objets nécessaires pour la construction d’un fort et d’un nouveau vaisseau à Niagara, second poste dont son entreprise nécessitait l’établissement. Cette première navigation fut assez heureuse. Lorsqu’on arriva à la tête du lac Ontario, les Sauvages de ces quartiers restèrent longtemps dans l’étonnement et l’admiration devant le navire ; tandis que de leur côté les Français qui n’avaient pas vu la chute de Niagara, ne pouvaient cacher leur profonde surprise à l’aspect de tout un fleuve se précipitant d’un seul bond dans un abime de 160 pieds, avec un bruit qui s’entend à plusieurs lieues de distance.

Cependant la Salle fit débarquer et transporter la cargaison du brigantin au pied du lac Erié, pour commencer la construction du fort et du vaisseau. Mais lorsque les Indigènes virent s’élever le fort, ils commencèrent à craindre et à murmurer. Afin de ne point s’attirer ces barbares sur les bras, la Salle se contenta de le convertir en une habitation entourée de simples palissades, pour servir de magasin. On établit dans l’hiver un chantier à deux lieues au-dessus de la chute, et l’on construisit un bâtiment de soixante tonneaux. Ces travaux se faisaient sous les ordres immédiats du chevalier de Tonti, que le prince de Conti, ami de la Salle, lui avait recommandé. Cet Italien avait eu une main emportée d’un éclat de grenade, dans les guerres de la Sicile, et il s’en était fait mettre une de fer couverte ordinairement d’un gant, dont il se servait avec facilité ; les Sauvages le redoutaient beaucoup et l’appelaient bras de fer. Il fut très utile à la Salle auquel il demeura toujours fidèlement attaché. Il a été publié sous son nom un ouvrage sur la Louisiane qu’il a désavoué.

L’activité de la Salle redoublait à mesure que la réalisation de ses desseins semblait devenir plus probable. Il envoya dans l’hiver Tonti et le franciscain Hennepin, devenu célèbre par ses voyages en Amérique, en ambassade chez les Iroquois pour rendre ces barbares favorables à son entreprise ; il les visita lui-même ensuite, ainsi que plusieurs autres nations avec lesquelles il voulait établir des relations commerciales.

La Salle fut le premier fondateur européen de Niagara, et le premier aussi qui construisit un navire sur le lac Erié. Le Griffon, c’est le nom qu’il donna à ce vaisseau, voulant, disait-il, faire voler le griffon par dessus les corbeaux par allusion à ses ennemis que ses projets avaient rendus fort nombreux, fut lancé sur la rivière Niagara en 1679, au milieu d’une salve d’artillerie, des chants du Te Deum et des cris de joie des Français, auxquels vinrent se mêler ceux qu’arrachait la surprise superstitieuse des Indigènes, qui appelaient les premiers Otkon, c’est-à-dire, esprits perçans.

Le 7 août de la même année, le Griffon armé de 7 pièces de canon et chargé d’armes, de vivres et de marchandises, portant en outre trente deux hommes, et deux missionnaires, entra dans le lac Erié au milieu des détonations de l’artillerie et de la mousqueterie, dont le bruit frappait pour la première fois les échos de ces contrées désertes et silencieuses. La Salle triomphant de l’envie de ses ennemis et de tous les autres obstacles inhérens à son entreprise, salua de son bord, au bout de quelques jours de passage, avec un secret plaisir les rives du Détroit, dont l’aspect enchanta tous ses compagnons : chaque point de vue leur sembla autant de lieux de plaisance et de belles campagnes. « Ceux, dit Hennepin, qui auront le bonheur de posséder un jour les terres de cet agréable et fertile pays, auront de l’obligation aux voyageurs qui leur en ont frayé le chemin, et qui ont traversé le lac Erié pendant cent lieues d’une navigation inconnue ». C’est la Salle qui donna en passant au lac qu’il y a vers le milieu du Détroit, le nom de Ste.-Clair. Le 23 août, il entra dans le lac Huron, et arriva cinq jours après à Michilimackinac après avoir essuyé une grosse tempête. Les naturels en voyant s’élever à l’horison le vaisseau couvert de sa haute voilure blanche, furent tout interdits, et le bruit du canon acheva de les jeter dans une épouvante extraordinaire.

Le chef français couvert d’un manteau d’écarlate bordé de galon d’or, et suivi d’une garde, alla entendre la messe par terre à la chapelle des Outaouais : il y fut reçu avec beaucoup de politesse et de considération.

Le Griffon continuant son voyage, jeta enfin l’ancre heureusement dans la baie des Puans, sur la rive occidentale du lac Michigan, dans le mois de septembre. Telle fut la première navigation d’un vaisseau de haut bord sur les lacs du Canada. Les partis que La Salle entretenait dans ces contrées pour faire la traite, lui ayant ramassé un chargement de pelleteries, il renvoya son navire avec une riche cargaison à Niagara, afin de payer ses créanciers. Le Griffon fit voile le 18 septembre, et l’on n’en a plus entendu parler depuis. Cette perte considérable ne fut pas de moins de 50, 000 à 60, 000 francs.

Cependant La Salle après le départ de son vaisseau, continua sa route jusqu’au village de St.-Joseph au fond du lac Michigan, où il lui avait donné ordre de monter à son retour de Niagara. Il emmenait avec lui une trentaine d’hommes de différens métiers avec des armes et des marchandises. Rendu dans ce village, il fit bâtir dans les environs une maison et un fort pour la sûreté de ces marchandises, et en même temps pour servir de retraite à ses gens ; il lui donna le nom de Fort des Miâmis. Cette fortification occupait la cime d’une montagne escarpée en forme de triangle, baignée de deux côtés par la rivière des Miâmis, et défendue de l’autre par une profonde ravine. Il fit baliser soigneusement l’entrée de la rivière dans l’attente du vaisseau sur la sûreté duquel dépendait en partie le succès de son entreprise, et il envoya deux hommes expérimentés à Michilimackinac pour le piloter dans le lac. Mais après l’avoir attendu longtemps, il commença à craindre quelque malheur. Quoique très inquiet de ce retard, l’hiver approchant il se décida à pénétrer chez les Illinois ; et laissant dix hommes pour garder le fort, il partit accompagné de Tonti, de Hennepin avec deux autres missionnaires, et d’une trentaine de suivans. Il remonta la rivière des Miâmis, et après beaucoup de fatigues et de dangers, arriva vers la fin de décembre dans un village indien situé sur la rivière des Illinois, probablement dans le comté qui porte aujourd’hui son nom. La tribu était absente à la chasse du bison, et le village complètement désert.

Les Français continuèrent à descendre la rivière, et ne découvrirent les Illinois qu’au lac Peoria, qu’Hennepin appelle Pimiteoni, où il y en avait un camp nombreux. Ce peuple de mœurs douces et pacifiques, les reçut avec une généreuse hospitalité, et leur frotta les jambes, selon son usage lorsqu’il recevait des étrangers qui arrivaient d’une longue marche, avec de l’huile d’ours et de la graisse de taureau sauvage pour les délasser. La Salle lui fit des présens et contracta une alliance durable avec lui. Ce fut avec un plaisir extrême que cette nation apprit que les Français venaient pour fonder des colonies sur son territoire. Comme les Hurons du temps de Champlain, elle était exposée aux invasions des Iroquois ; les Français seraient donc aussi pour elle un allié utile contre ces barbares avides et ambitieux, tandis qu’à son tour la Salle pourrait compter sur les dispositions bienveillantes de ce peuple. Les Illinois font leurs cabanes de nattes de jonc plat, doublées et cousues ensemble. Ils sont de grande stature, forts, robustes, adroits à l’arc et à la flèche ; mais quelques auteurs les représentent comme errants, paresseux, lâches, libertins et sans respect pour leurs chefs. Ils ne connaissaient point l’usage des armes à feu lorsque les Français parurent au milieu d’eux.

Déjà les hommes de la Salle commençaient à murmurer, et disaient que puisqu’on ne recevait point de nouvelles du Griffon, c’est qu’il s’était perdu. Le découragement gagna ainsi une partie de sa troupe, et six hommes désertèrent dans une nuit. L’entreprise qui avait eu un commencement heureux, semblait maintenant tendre vers un dénouement contraire. Depuis quelque temps des obstacles naissaient chaque jour sous les pas de la Salle, et il fallait toute sa force d’âme pour les surmonter, et toute son éloquence pour rassurer sa petite colonie, à laquelle il fut enfin obligé de promettre la liberté de retourner en Canada au printemps, si les choses ne recevaient point de changement favorable. Afin d’occuper les esprits, et éloigner d’eux l’ennui et les mauvaises passions de l’oisiveté, il se détermina à bâtir un fort sur une éminence qu’il trouva à quatre journées au dessous du lac, sur la rivière des Illinois, et qu’il nomma le Fort de Crèvecœur, pour marquer la rigueur de sa destinée et les angoisses cuisantes qui déchiraient alors son âme. Il mit aussi une barque en construction afin de descendre le Mississipi, tant il s’opiniâtrait à son dessein : les difficultés augmentaient son énergie.

Ayant besoin de gréement pour ce vaisseau, et ne sachant encore ce qu’était devenu le Griffon qui devait lui apporter les choses qu’il avait jugées nécessaires à son entreprise, il prit la résolution désespérée de retourner lui-même à pied au fort de Frontenac, dont il était éloigné de douze à quinze cents milles, pour faire acheminer ces objets vers le Mississipi. Il chargea avant de partir le P. Hennepin de descendre dans ce fleuve pour remonter aussi haut que possible vers sa source, et examiner les contrées qu’il arrose dans ses régions supérieures ; et après avoir donné le commandement du fort à Tonti, il se mit en marche lui-même le 2 mars 1680, armé d’un mousquet et accompagné de quatre Français et d’un Sauvage, pour Catarocoui[7].

Hennepin s’était mis en chemin cependant le 29 février. Il descendit la rivière des Illinois jusqu’au Mississipi, fit diverses courses dans cette région, puis remonta le fleuve jusqu’au dessus du Sault-St.-Antoine et tomba entre les mains des Sioux. Pendant sa captivité, ces barbares s’amusaient à lui faire écrire des mots de leur langue qu’il avait commencé à étudier : ils appelaient cela mettre du noir sur du blanc. Quand ils le voyaient consulter le vocabulaire qu’il s’était fait des termes de leur idiôme, pour leur répondre, ils se disaient entre eux : il faut que cette chose blanche soit un esprit, puisqu’elle lui fait connaître tout ce que nous lui disons. Combien d’hommes civilisés sont encore sauvages pour des choses encore plus simples et plus faciles, et mettent dans leur ignorance sans cesse obstacle à des inventions et à des pratiques utiles.

Au bout de quelques mois les Sauvages permirent aux trois captifs français de retourner parmi leurs compatriotes, sur la promesse qu’ils leur firent de revenir l’année suivante. Un des chefs leur traça la route qu’ils devaient suivre sur un morceau de papier, et cette carte, dit Hennepin, nous servit aussi utilement que la boussole aurait pu le faire. Ils parvinrent, par la rivière Ouisconsin qui tombe dans le Mississipi, et la rivière aux Renards qui coule vers le côté opposé, à la mission de la baie du lac Michigan.

Telle fut l’expédition du P. Hennepin, qui reconnut, lui, le Mississipi depuis l’embouchure de l’Ohio jusqu’au Sault-St.-Antoine en remontant vers sa source, et qui entra probablement dans le Missouri un des grands affluens de ce fleuve. En revenant, il ne fut pas peu étonné de rencontrer vers le Ouisconsin, sur les bords du Mississipi, des traitans conduits par un nommé deLuth qui l’avaient probablement devancé dans ces régions lointaines.

Tandis que Hennepin explorait le haut du Mississipi, les affaires de la Salle empiraient de jour en jour à Crèvecœur où commandait Tonti. Mais pour bien comprendre la cause des événemens qui obligèrent celui-ci à évacuer finalement ce poste, et celle des obstacles qui surgirent autour de la Salle, il est nécessaire de dire quelque chose de sa position en Canada, et des craintes qu’y excitaient dans le commerce les grands projets qu’il formait sans cesse touchant les contrées de l’Ouest. Arrivé dans le pays, comme je l’ai dit, sans fortune, mais avec une vaste ambition et des recommandations qui lui donnèrent accès auprès des personnes en autorité, et dont il cultiva l’amitié avec le plus grand soin, il devint bientôt l’objet de leur faveur spéciale, tandis que ses projets de découvertes et de colonisation excitaient contre lui l’envie des hommes médiocres et la jalousie des traitans, qui tremblèrent pour leurs intérêts. Cette crainte n’était pas en effet chimérique, puisqu’il obtint, avec la concession du fort de Frontenac, le privilège exclusif de la traite dans la partie supérieure du Canada. Ce monopole si injudicieusement donné, ameuta contre lui et les marchands et les coupeurs de bois. Pendant qu’il était encore sur la rivière des Illinois, les premiers firent saisir tout ce qu’il possédait et avait laissé à leur portée ; ils lui firent éprouver par là de grandes pertes en affaiblissant son crédit. De leur côté les derniers indisposaient contre lui les tribus sauvages, et intriguaient auprès de ses propres gens pour les faire déserter et pour faire manquer l’entreprise de leur chef[8]. Ils excitèrent ainsi les Iroquois et les Miâmis à prendre les armes contre les Illinois ses alliés, par des correspondances qu’ils entretenaient chez ces peuples. Rien n’égalait l’activité de ces traitans ; ils suivaient la Salle à la piste, ils faisaient une espèce de concurrence sourde à son privilége chez toutes les nations sauvages, et semaient par tous les moyens que l’intérêt peut suggérer, des obstacles à l’accomplissement de ses desseins. À cette opposition intérieure, venaient se joindre les intrigues des colonies anglaises, qui voyaient naturellement d’un mauvais œil les découvertes et l’esprit d’agrandissement des Français ; aussi encouragèrent-elles les Iroquois à fondre sur leurs alliés dans la vallée du Mississipi. Il n’est donc pas surprenant si, ayant à lutter contre une opposition aussi nombreuse et aussi formidable, la Salle n’a pu exécuter qu’une partie d’un plan qui était d’ailleurs au-dessus des forces d’un simple individu, et s’il a à la fin entièrement succombé.

Cependant Tonti qu’il avait été chargé de la garde du fort de Crèvecœur, travaillait à s’attacher les Illinois en parcourant leurs bourgades. Ayant appris que les Miâmis voulaient se joindre aux Iroquois pour les attaquer, il se hâta d’enseigner aux nouveaux alliés des Français l’usage des armes à feu pour les mettre sur un pied d’égalité avec ces deux nations qui avaient adopté le fusil. Il leur montra aussi la manière de se fortifier avec des palissades, et érigea sur un rocher de deux cents pieds de hauteur, baigné par une rivière qui coule au pied, un petit fort. Il était ainsi occupé à ces travaux lorsque presque tous les hommes qu’il avait laissés à Crèvecœur, travaillés par quelques mécontens qui réveillèrent leur ennui et leurs soupçons, pillèrent les munitions et les vivres et désertèrent.

Il n’y avait plus à en douter maintenant, les ennemis de la Salle avaient réussi à armer les cinq nations, qui parurent à l’improviste dans le pays des Illinois dans le mois de septembre (1680), et jetèrent ce peuple mou et faible dans la plus grande frayeur. Cette invasion mettait dans le plus grand danger les Français. Tonti s’empressa d’intervenir, et l’on fit une espèce de paix, que les envahisseurs, voyant la crainte qu’on avait d’eux, ne se firent aucun scrupule de violer ; ils commirent des hostilités, déterrèrent les morts, dévastèrent les champs de maïs, etc. Les Illinois, retraitant vers le Mississipi, se dissipèrent peu à peu et laissèrent les Français seuls au milieu de leurs ennemis. Tonti n’ayant avec lui que cinq hommes et deux Récollets, résolut d’abandonner la contrée. Les débris de cette petite colonie partirent sans provisions, dans un méchant canot d’écorce, se reposant sur la chasse et sur la pêche pour vivre en chemin.

Tandis qu’ils descendaient par le côté nord le lac Michigan, la Salle le remontait par le côté sud avec un renfort d’hommes et des agrès pour son brigantin. Il ne trouva en conséquence personne au poste qu’il avait établi sur la rivière des Illinois. Cela lui fit perdre une autre année, qu’il passa en diverses courses : il visita un grand nombre de tribus, entre autres les Outagamis et les Miâmis, qu’il réussit à détacher de l’alliance des cinq nations, qui après le départ de Tonti, avaient à ce qu’il paraît chassé une partie des Illinois au-delà du Mississipi chez les Osages. Il retourna ensuite à Catarocoui et à Montréal pour mettre ordre à ses affaires qui étaient fort dérangées. Il avait fait des pertes considérables[9]. Il réussit cependant à s’entendre avec ses créanciers, auxquels il laissa la liberté du commerce dans les immenses pays qui dépendaient de sa concession du fort de Frontenac, et reçut même d’eux en retour de nouvelles avances pour continuer ses découvertes. Il abandonna le plan trop vaste qu’il avait formé d’établir des forts et des colonies sur divers points de sa route en gagnant la mer. Prévoyant même des embarras, il prit le parti de continuer son voyage dans les esquifs légers et rapides des Indigènes.

Il repartit donc avec Tonti et le P. Mambré, 24 Français et 18 Sauvages aguerris, tant Mahingans ou Loups qu’Abénaquis, les deux peuples les plus braves de l’Amérique, et atteignit le Mississipi le 6 février (1682).

Comme Marquette il s’abandonna au courant du grand fleuve. La douceur du climat et la beauté du pays réveillaient, à mesure qu’il avançait, ses anciennes espérances de fortune et de gloire. Il reconnut les Arkansas et d’autres tribus visitées par Marquette, et il traversa, en approchant de la mer, une foule de nations qui le considéraient avec surprise, entre autres les Chicasaws, les Taensas, les Chactas, et enfin les Natchez rendus si célèbres par les écrits de Chateaubriand. S’étant arrêté plusieurs fois, il ne parvint à l’embouchure du fleuve que vers le 9 avril, qu’il aperçut enfin l’Océan se déployer majestueusement devant lui sous le beau ciel chaud des régions voisines du tropique. Un cri d’enthousiasme et de triomphe s’échappa de sa bouche ! Il avait donc atteint le but de plusieurs années de soucis, de travaux et de dangers, et assuré par sa persévérance une noble conquête à sa patrie. Il prit solennellement possession de la vallée du Mississipi pour la France, et donna le nom de Louisiane à cette contrée en l’honneur de Louis XIV, nom conservé aujourd’hui au riche État situé sur le golfe du Mexique, dont la Nouvelle Orléans, fondée par un de nos compatriotes, est la capitale.

Ainsi fut complétée la découverte du Mississipi, qui fut reconnu par les Français depuis le Sault-St.-Antoine jusqu’à la mer, c’est-à-dire pendant l’espace de plus de six cents lieues.

La Salle revint alors sur ses pas, et envoya en France le P. Mambré pour rendre compte des résultats de son voyage au roi. Le franciscain s’embarqua sur le vaisseau qui était venu chercher le comte de Frontenac, et qui fit voile de Québec le 17 novembre. La Salle lui-même resta l’été et l’hiver suivant parmi les Illinois et dans les régions du lac Michigan, pour y former des établissemens et y faire la traite. Mais ayant eu connaissance des mauvaises dispositions du nouveau gouverneur à son égard, il résolut de passer en France pour contrecarrer l’effet des rapports qui y avaient été envoyés relativement à ses courses dans l’Ouest. L’on sait déjà que M. de la Barre avait écrit au ministère que c’était l’imprudence de la Salle qui avait allumé la guerre entre les Français et la confédération iroquoise, et que la colonie pourrait bien être attaquée avant qu’elle fût en état de se défendre ; il écrivit encore après la découverte de l’embouchure du Mississipi, que le P. Mambré, qui venait d’arriver à Québec pour passer en Europe, n’avait voulu lui rien communiquer de l’expédition de la Salle ; qu’il ne croyait pas qu’on pût ajouter beaucoup de foi à ce que ce religieux en dirait, et que la Salle lui-même paraissait avoir de mauvais desseins ; qu’il était avec une vingtaine de vagabonds, français et sauvages, dans le fond de la baie du lac Michigan, où il tranchait du souverain, pillait et rançonnait les gens de sa nation, exposait les peuples aux incursions des Iroquois, et couvrait toutes ses violences du prétexte de la permission qu’il avait du roi de faire seul le commerce dans les pays qu’il pourrait découvrir. Ces représentations sans cesse répétées par la plus haute autorité de la colonie, et qui furent suivies de la mise sous le séquestre des forts de Frontenac et de St.-Louis aux Illinois, tendaient évidemment à mettre la fidélité de la Salle en question. Celui-ci partit de Québec dans le mois de novembre 1683.

C’était à l’époque où Louis XIV au comble de la gloire, et reconnu pour le prince le plus puissant de la chrétienté, ne mettait plus de bornes à son ambition. Vainqueur de l’Europe coalisée, il lui avait dicté des lois à Nimègue en 1678. Tout semblait favoriser les plans de conquête de ce monarque altier. La découverte du Mississipi vint lui donner encore des droits sur un nouveau pays, et flatter d’une autre sorte son amour propre royal, lui qui ambitionnait toutes les gloires. L’on devait donc supposer que, malgré les rapports du gouverneur du Canada, il aurait des égards pour la Salle qui avait si puissamment contribué à lui assurer cette nouvelle acquisition de territoire. Quoique le grand Colbert fût descendu dans la tombe, l’impulsion qu’il avait donnée au commerce, à l’industrie et à la colonisation lui survivait, et le peuple recevait avec un orgueil bien louable la nouvelle des extensions que l’on donnait tous les jours aux possessions françaises dans l’intérieur de l’Amérique. M. de Seignelay, après avoir conféré avec notre voyageur qu’il écouta avec un grand intérêt, vit bien que M. de la Barre avait été induit en erreur. Il ne put rien refuser à celui qui venait de doter la France d’un des plus beaux pays du monde, et lui, aussi bien que le roi, se prêta facilement à la proposition qu’il leur fit d’y établir immédiatement des colonies. La Salle fut sensible à ces marques de bienveillance, qui annonçaient que l’on savait apprécier ses vues et son génie, et il se mit sur le champ en frais d’exécuter une entreprise pour laquelle le gouvernement s’obligea de lui fournir tout ce qui pourrait lui être nécessaire.

  1. Le nom de cette localité vient d’une île petite, mais fameuse autrefois dans ces contrées, et d’une si grande hauteur qu’on l’aperçoit à une distance de 12 lieues ; elle se trouve au point de jonction des lacs Huron, Michigan et Supérieur.
  2. Relation des Jésuites (1659-1660).
  3. Relation des Jésuites (1660).
  4. Relation des missions aux Outadoüaks des années 1669 et 1670.
  5. Ibid. Lettre d’Allouez et de Dablon.
  6. Le chanoine Corneille de Pauw rapporte dans ses recherches philosophiques sur les Américains, qu’un Pape fit une bulle pour reconnaître les Américains pour des hommes véritables. Il n’y a pas d’exemple, dit cet auteur aussi malin qu’incrédule, d’une pareille décision depuis que ce globe est habité par des hommes et par des singes.
  7. Charlevoix, en suivant la relation supposée de Tonti, est tombé dans plusieurs erreurs sur l’expédition de la Salle à la rivière des Illinois, que l’on reconnaîtra facilement. Hennepin, témoin oculaire, est ici la meilleure autorité, corroborée qu’elle est par les lettres et la relation du P. Zénobe Mambré. Voir : Premier établissement de la Foi dans la Nouvelle-France.
  8. Leclerc et Zénobe Mambré : — « L’entreprise qui devait être soutenue par toutes les personnes bien intentionnées pour la gloire de Dieu et pour le service du roi, avait produit des dispositions et des effets bien contraires, dont on avait déjà imprimé les sentimens aux Hurons, aux Outaouais de l’Île, et aux nations voisines pour leur causer de l’ombrage : le sieur de la Salle y trouva même encore les 15 hommes qu’il avait envoyés au printemps (1679) prévenus à son désavantage, et débauchés de son service ; une partie de ses marchandises dissipée, bien loin d’avoir poussé aux Illinois, pour y faire la traite suivant l’ordre qu’ils en avaient, le sieur de Tonti qui était à leur tête ayant fait inutilement tous ses efforts pour leur inspirer la fidélité ».
  9. « Un vaisseau chargé de vingt deux milles livres de marchandises pour son compte venait de périr dans le golfe St.-Laurent ; des canots montant de Montréal au fort de Frontenac, chargés pareillement de marchandises, s’étaient perdus dans les rapides. Il disait qu’à l’exception de M. le comte de Frontenac, il semblait que tout le Canada eût conjuré contre son entreprise ; que l’on avait débauché ses gens qu’il avait amenés de France, dont une partie s’était échappée avec ses effets par la Nouvelle Hollande, et qu’à l’égard des Canadiens qui s’étaient donnés à lui, l’on avait trouvé moyen de les dégoûter et de les détacher de ses intérêts ». Dans tous ses malheurs, dit un missionnaire, je n’ai jamais remarqué en lui la moindre altération, paraissant toujours dans son sang froid et sa possession ordinaire, et je le vis plus résolu que jamais de continuer son ouvrage et de pousser sa découverte ».