Histoire du Canada (Garneau)/Tome I/Livre III/Chapitre II

Imprimerie N. Aubin (Ip. 294-306).



CHAPITRE II.




GUERRE CIVILE EN ACADIE.



1632–1667.

La France redevenue maîtresse de toute l’Acadie par le traité de St.-Germain, la divise en trois parties qu’elle concède au commandeur de Rasilli, gouverneur, à Charles Étienne de la Tour et à M. Denis. — Ces concessionnaires prennent Pemaquid [Penobscot] sur les Anglais. — Ils se font la guerre entre eux ; la Tour demande des secours au Massachusetts qui consulte la Bible pour savoir s’il peut en donner ; réponse favorable. — Traité de paix et de commerce entre l’Acadie et la Nouvelle-Angleterre, et la Tour est abandonné. — Héroïsme de sa femme qui repousse deux fois les troupes de Charnisé, successeur de Rasilli. — Trahie par un étranger qui se trouve parmi ses suivans, elle tombe avec le fort qu’elle défend au pouvoir de l’ennemi qui fait pendre ses soldats, et l’oblige elle-même d’assister à l’exécution une corde au cou. — Elle meurt de chagrin. — La guerre civile continue en Acadie. — Cromwell y envoie une expédition qui s’empare de Port-Royal et de plusieurs autres postes [1654] ; et il concède à la Tour, qui se met sous la protection de l’Angleterre, au chevalier Temple et à Brown, cette province qui fut ensuite rendue à la France par le traité de Breda en 1667.


Richelieu se fit rendre par le traité de St.-Germain-en-Laye les portions de l’Acadie dont l’Angleterre s’était emparée ; mais il n’avait pas encore l’intention sérieuse de coloniser cette contrée, qui fut abandonnée aux traitans. Laissés à leur propre cupidité, sans frein pour réprimer leur ambition dans ces déserts lointains où ils régnaient en chefs indépendans, ceux-ci s’armèrent bientôt les uns contre les autres, et renouvelèrent en quelque sorte les luttes des châtelains du moyen âge. Heureusement ils ne faisaient encore guère de mal qu’à eux-mêmes.


L’Acadie fut divisée en trois provinces, dont le gouvernement et la propriété furent donnés au commandeur de Rasilli, à Charles Étienne de la Tour, fils de Claude, et à M. Denis. Au premier échut Port-Royal et tout ce qui est au sud jusqu’à la Nouvelle-Angleterre ; le second eut depuis Port-Royal jusqu’à Canceau ; et le troisième, la côte orientale du Canada, depuis Canceau jusqu’à Gaspé. Rasilli fut nommé gouverneur en chef de toutes ces provinces.


La Tour, désirant faire confirmer par le roi de France la concession de terre faite à son père en 1627, sur la rivière St. Jean, demanda et obtint des lettres patentes à cet effet, et en outre la concession, en 1634, de l’île de Sable, de dix lieues en carré sur le bord de la mer à la Hève, et enfin de dix autres lieues en carré à Port-Royal, avec les îles adjacentes. Mais le commandeur de Rasilli fut si enchanté, en arrivant à la Hève, des beautés naturelles de ce lieu et des avantages que présentait pour le commerce le havre assez grand pour contenir mille vaisseaux, qu’il la demanda à la Tour qui la lui céda. Il fortifia le port et y établit sa résidence.

Ayant reçu ordre de la cour de prendre possession de tout le pays jusqu’à la rivière Kénébec, il y envoya une frégate, qui trouva un petit fort à Pemaquid (Penobscot) que les colons anglais de Plyraouth avaient élevé pour y déposer leurs marchandises de traite. La frégate s’en empara et y laissa garnison, emportant les marchandises à la Hève ; ce poste avait déjà été pillé en 1632 par un corsaire français. Peu de temps après cette capture Rasilli mourut, et ses frères cédèrent ses possessions d’Acadie à M. d’Aulnay de Charnisé, qui reçut aussi en 1647 les provisions de gouverneur général de cette province.

Son premier acte, en prenant les rênes du gouvernement, fut d’abandonner la Hève l’un des plus beaux ports de la Province et où le commandeur avait fait un établissement florissant et à grands frais, et d’en transporter tous les habitans à Port-Royal. Mais, soit rivalité dans la traite des pelleteries où ils avaient tous deux engagé des sommes considérables, soit mal-entendu au sujet des limites de leurs terres, soit enfin jalousie de voisinage, la mésintelligence se mit bientôt entre Charnisé et la Tour ; elle alla si loin qu’ils ne trouvèrent point d’autres moyens de vider leurs différends, qu’un appel aux armes. En vain, Louis XIII écrivit-il une lettre au premier en 1638, pour fixer les limites de son gouvernement à la Nouvelle-Angleterre d’un côté, et à une ligne tirée du centre de la baie de Fundy à Canceau de l’autre, le pays situé à l’ouest de cette ligne restant à son adversaire, excepté la Hève et Port-Royal, qu’il garderait en échange du fort de la rivière St.-Jean retenu par la Tour ; cette lettre ne fit point cesser les difficultés. Ils continuèrent à s’accuser mutuellement auprès du roi ; et Charnisé, ayant réussi à noircir son antagoniste dans l’esprit du monarque, reçut l’ordre de l’arrêter et de l’envoyer prisonnier en France. Il alla en conséquence mettre le siége devant le fort de St.-Jean.


La Tour attaqué, tourna les yeux vers les colonies anglaises et rechercha l’alliance des habitans de Boston. Comme les deux nations étaient en paix, le gouverneur de cette ville n’osa point le soutenir ouvertement ; mais il voyait avec un secret plaisir les colons français de l’Acadie se déchirer entre eux. Tant, écrivait Endicott à ce gouverneur, tant que la Tour et d’Aulnay seront opposés l’une à l’autre, ils s’affaibliront réciproquement. Si la Tour prend le dessus nous aurons un mauvais voisin ; je craindrais que l’on eût peu de sujet de se réjouir d’avoir eu affaire avec ces Français idolâtres[1].

Cependant M. Winthrop permit peu de temps après à la Tour de prendre les volontaires qui voudraient bien le suivre sur leur propre responsabilité. Celui-ci nolisa de suite quatre vaisseaux et engagea 80 hommes dans le Masachusetts, lesquels, réunis aux cent quarante protestons Rochellois qu’il avait déjà, le mirent en état non seulement de faire lever le siége à Charnisé, mais de le poursuivre jusqu’au pied des murailles de son propre fort.

Ce secours indirect ne lui fut pas donné sans susciter dans la Nouvelle-Angleterre de l’opposition. De part et d’autre, en bons puritains, l’on fit un étrange abus de la Bible pour prouver qu’on avait raison et que son adversaire avait tort. Mais l’on réussit à démontrer seulement qu’il est dangereux de laisser l’application de l’écriture sainte à ceux qui sont intéressés à la mal interpréter. Le gouverneur Winthrop, malgré ses beaux préceptes, avait su consulter les intérêts matériels de sa province, et il ne put le dissimuler longtemps. « Le doute pour nous, dit-il à ceux qui blâmaient sa conduite, était de savoir s’il était plus sûr ou plus juste et plus honorable d’arrêter le cours de la divine providence qui nous offrait l’occasion de secourir un voisin infortuné en affaiblissant un ennemi dangereux, que de la laisser marcher vers son but. Nous avons préféré la dernière alternative. » Tout cela était pour se justifier d’avoir donné des soldats, des vaisseaux et des armes au sujet rebelle d’un prince avec lequel on professait d’être en paix !

Les États-Unis doivent une partie de leur grandeur au privilége qu’a eu la Bible de fanatiser, pour ainsi dire, l’esprit de la nation plus encore pour les choses de la terre que pour celles du ciel. Grands lecteurs de l’ancienne loi des Juifs, ils montrent la même ardeur que ceux-ci pour acquérir des richesses. Doit-on attribuer à cette lecture la supériorité que les populations protestantes ont en général sur les populations catholiques en matière de commerce, d’industrie et de progrès matériels ? La coïncidence nous paraît assez frappante pour mériter d’être remarquée.

Charnisé se plaignit de l’agression commise par des sujets anglais en pleine paix. Le gouverneur de Boston répondit en lui proposant un traité de paix et de commerce entre l’Acadie et la Nouvelle-Angleterre. Ce traité accepté avec empressement par Charnisé, qui entrevit dès lors l’occasion de tirer vengeance de son ennemi, fut signé à Boston le 8 octobre 1644, et ratifié ensuite par les commissaires des colonies confédérées, le Massachusetts, le Connecticut, le New-Haven et Plymouth.

Bientôt après, le gouverneur de l’Acadie apprenant que la Tour était absent de son fort, y courut pour le surprendre ; mais madame la Tour, qui a acquis tant de célébrité dans cette guerre civile par son courage, anima la garnison et fit une défense si vigoureuse que Charnisé, après avoir perdu 33 hommes, dont 20 tués sur la place, eut la mortification d’être obligé de lever le siége et de fuir devant une femme. Les Bostonnais continuaient de fournir des secours à la Tour en secret. Son rival irrité de sa défaite, les accusa de violer leur parole et les menaça ; et pour leur faire voir en même temps que ces menaces n’étaient pas vaines, il prit un de leurs vaisseaux. Cette espèce de représailles eut l’effet qu’il en attendait ; la Tour ne fut plus secouru et le traité fut de nouveau confirmé.

Quelque temps après Charnisé retourna, pour la troisième fois, mettre le siége devant le fort de la rivière St.-Jean, dans lequel il avait appris que madame la Tour se trouvait encore seule avec une poignée d’hommes. Il se flattait enfin de pouvoir s’en emparer facilement ; mais l’héroïne qui le défendait, repoussa ses attaques pendant trois jours de suite ; il commençait à désespérer du succès, lorsqu’un traître qu’il y avait dans la place l’y introduisit secrètement le jour de Pâques. Madame la Tour voulait encore se défendre, et il fut obligé de lui accorder les conditions qu’elle demandait. Mais quand il vit le peu de monde qui l’avait repoussé, honteux d’avoir accordé une capitulation si honorable, il prétendit avoir été trompé, et fit pendre sur le champ les braves qui avaient défendu le fort, et obligea madame la Tour d’assister à leur supplice une corde au cou[2].

Tant d’efforts et de soucis avaient altéré la constitution de cette dame ; le sort funeste de ses compagnons et la ruine de sa fortune achevèrent de l’épuiser et conduisirent lentement au tombeau une femme dont les talens et le courage méritaient un meilleur sort.

Depuis ce moment son mari erra en différentes parties de l’Amérique. Il vint à Québec en 1646, où il fut salué à son arrivée par le canon de la ville et logé au château St.-Louis. Il passa une couple d’années en Canada. Aidé de quelques amis de la Nouvelle-Angleterre, il recommença la traite des pelleteries et visita la baie d’Hudson. La nouvelle de la mort de Charnisé l’ayant rappelé en Acadie en 1651, il épousa la veuve de son ennemi et entra en possession de tous ses biens par l’abandon qu’en firent ses héritiers, recueillant ainsi l’héritage d’un homme qui avait passé sa vie à tramer sa perte. Mais ses menées avec les Anglais l’avalent rendu lui-même suspect à Mazarin ; et un nommé le Borgne, créancier de Charnisé, ayant obtenu un jugement en France, se fit autoriser à se saisir des héritages délaissés par son débiteur en Acadie, et cela à main armée s’il était nécessaire. Cet homme se crut en droit de s’emparer de toute la province. Il commença par attaquer M. Denis, qu’il surprit et qu’il envoya chargé de fers à Port-Royal, après s’être rendu maître de son établissement du Cap-Breton. Delà, il alla incendier le port de la Hève, où il n’épargna pas même la chapelle. Il faisait ses préparatifs pour attaquer la Tour au fort de St.-Jean, quand un événement inattendu vint l’arrêter dans ses desseins. Cromwell voulant reprendre la Nouvelle-Écosse, chargea de cette entreprise en 1664, le major Ledgemack, qui surprit d’abord la Tour. Cet officier cingla ensuite vers Port-Royal, qu’il prit aussi sans coup-férir, ainsi que le Borgne, qui finit par une lâcheté une carrière où il ne s’était distingué que par le pillage et l’incendie. Son fils et un nommé Guilbaut, marchand de la Rochelle, ayant peu après élevé un petit fort de pieux à la Hève, y furent attaqués par les soldats du Massachusetts. Guilbaut les repoussa avec perte de leur commandant ; mais voyant la supériorité de leurs forces et n’ayant point d’autre intérêt dans la place que ses marchandises, la rendit à condition qu’il emporterait tout ce qui lui appartenait.

Cependant M. Denis, étant retourné à Chedabouctou, où il vivait en bonne intelligence avec les Anglais, ne tarda pas à être attaqué par ses propres compatriotes. Un nommé de la Giraudière obtint, sous de faux prétextes, de la compagnie de la Nouvelle-France la concession de Canceau. Ce nouveau prétendant commença par s’emparer d’un des navires de Denis et de son comptoir du Cap-Breton ; puis il vint l’investir dans son fort. Cela fut pour ce dernier la cause d’un procès dont les frais et les pertes occasionnées par la suspension de son commerce, se montèrent à 15,000 écus. Un incendie qui dévora tout son établissement peu après, acheva de le ruiner. Il s’éloigna pour toujours de l’Acadie pour laquelle sa retraite fut une véritable perte. Il y avait formé plusieurs pêcheries, ouvert des chantiers de bois de construction dont il exportait en Europe des quantités considérables, et établi des comptoirs pour la traite des pelleteries.

La Tour, mécontent du gouvernement, se mit sous la protection de l’Angleterre dès qu’elle fut maîtresse du pays, et en obtint de Cromwell la concession conjointement avec le chevalier Thomas Temple et William Crown, en 1656. Temple acheta ensuite la part du premier et dépensa plus de 16,000 livres sterling pour réédifier des forts, &c., dans cette province, qui fut cependant rendue à la France onze ans après, en 1667, par le traité de Bréda.

Malgré les représentations et les prières de ses habitans, l’Acadie avait été négligée, oubliée de tout temps par la mère-patrie. Maîtresse de la plupart des côtes nombreuses qui avoisinaient les lieux où se faisait la pêche, celle-ci s’était persuadée qu’elle ne lui serait pas de sitôt d’une grande nécessité. Aussi froide et moins fertile que le Canada, et beaucoup plus exposée que lui aux attaques de l’ennemi, cette péninsule ne lui paraissait de quelque prix que par sa situation géographique à l’entrée de la vallée du St.-Laurent, et par l’usage qu’elle en pourrait faire dans l’avenir comme station navale pour laquelle elle est en effet admirablement adaptée, afin d’observer les mers du nord-est de l’Amérique. En ayant donc ajourné indéfiniment l’établissement, depuis Henri IV cette métropole avait daigné à peine y jeter les yeux. L’usurpation de son autorité, la guerre civile, la trahison des traitans, elle souffrait tout ; tour à tour ces derniers appelaient l’ennemi dans cette contrée sans défense qui devenait toujours la proie du premier envahisseur.


Le commerce des fourrures et la pêche étaient les seuls appâts qui y attirassent les Français. Les traitans, fidèles au système qu’ils ont suivi dans tous les temps et dans tous les lieux où ils ont été, faisaient tous leurs efforts pour entraver les établissemens et décourager les colons. Charnisé, craignant qu’on n’éloignât la chasse et qu’on ne lui fit concurrence dans son négoce, ne fit passer personne en Acadie, et emmena les habitans de la Hève à Port-Royal, où il les tint comme en esclavage, ne leur laissant faire aucun profit, et maltraitant ceux qu’il croyait capables de favoriser l’établissement du pays par leur exemple (Denis).

Ainsi cette province déjà dépréciée dans l’opinion publique, et victime de gens qui, dans leur folle et coupable ambition, finirent par se ruiner eux-mêmes et par ruiner le peu de laboureurs qui cultivaient le sol à l’ombre de leurs forts, ne pouvait prendre d’essor ni entrer dans une voie progressive. Lorsque le grand Colbert prit le timon des affaires coloniales, il y arrêta un moment ses regards. Mais les possessions françaises étaient d’une trop grande étendue en Amérique, et l’émigration trop faible pour peupler diverses contrées à la fois ; il préféra acheminer les colons sur le Canada seul. L’Acadie se trouva ainsi abandonnée à elle-même, Colbert se contentant de la protéger contre l’agression étrangère.

  1. Lettre de Juo. Endicott au gouverneur Winthrop, 19 avril 1643. Collection of Original papers relative to the History of the colony of Massachusetts Bay.
  2. Description de l’Amérique septentrionale, par M. Denis.