Histoire du Bouddha Sâkya-Mouni (Summer)/Première Partie/I

Ernest Leroux (Bibliothèque orientale elzévirienne, IIp. 11-25).


PREMIÈRE PARTIE.




I.

NAISSANCE DU BOUDDHA.


Si le lecteur s’attendait à un récit sérieux, il nous accusera peut-être de lui avoir servi un conte de fées en guise de prologue. Qu’on ne s’y trompe pas : ici, la légende et l’histoire sont si bien liées qu’il est impossible de dégager l’une de l’autre. Évidemment un grand législateur apparut au milieu d’une société corrompue ; à des tyrans orgueilleux, à des peuples asservis, Sâkya-Mouni apporta ses vues régénératrices, sa morale pure, ses enseignements élevés. Il y a quelque chose de trop vivant, de trop humain dans tous les détails de cette vie, pour la croire inventée par l’imagination orientale. Mais les historiens du Bouddha n’ignoraient pas que la sobriété du récit ne vaut rien pour captiver les peuples ; à ces têtes frappées par le soleil d’Asie, les hyperboles, le merveilleux étaient nécessaires. Ceux qui vivent sous les tropiques, au milieu d’une nature exubérante, peuvent bien enchérir sur l’Italie et la Grèce.

Que le lecteur y mette de la bonne volonté et veuille bien nous suivre sur un sol inaccoutumé, où ses idées seront plus d’une fois déroutées ; ce qui l’aurait choqué d’abord, lui semblera un des côtés piquants de cette littérature originale. Nous promettons en échange de le ménager et d’accommoder de notre mieux certains détails dont la saveur trop relevée pourrait blesser son goût européen. Ceci établi, pour sauver le premier étonnement, entrons dans le vif de notre sujet.

Le dogme de la transmigration est commun aux Brahmanes et aux Bouddhistes. Après d’innombrables naissances et beaucoup de fortunes diverses, le Bouddha se reposait dans le ciel Touchita, le séjour où l’on est joyeux. Selon le Lalita-vistara[1], il possédait une intelligence supérieure et enseignait la loi aux dieux, en attendant le jour où il devait descendre parmi les hommes. À la date fixée par les prophéties, on vit les troupes célestes arriver en foule ; les Nâgas, serpents qui habitent sous la terre et sous les eaux ; les Gandharbas, musiciens dont les accords font retentir les cieux ; les Garoudas, oiseaux fabuleux qui servent de monture aux dieux ; les Rakchas, vampires qui s’ingénient à faire du mal aux hommes ; les Asouras, anges déchus relégués dans les brumes du Mont-Mérou, et dont le chef Rahou, le grand dragon, s’efforce sans cesse d’avaler le soleil ou la lune[2]. Toutes ces familles divines formaient un total de 78,000 kotis de personnes et le koti vaut 10 millions. Ne calculons pas ; c’est simplement une figure comme celle dont nous nous servons en disant mille remercîments ou mille compliments ; c’est une façon d’exprimer qu’une multitude compacte était réunie dans le Palais de la loi. L’élément féminin, qui disparaît aux étages supérieurs des cieux[3], existe encore au Touchita, et les Apsaras, ces nymphes habiles dans les voluptés divines et humaines, embellissent le séjour où l’on est joyeux. Mais la discussion qui allait commencer, devait être longue et sérieuse ; on craignit les distractions ; et, à leur grand désappointement, les nymphes furent priées de s’éloigner. Précaution peu galante, mais fort sage, qu’on devrait adopter dans les assemblées délibérantes.

On procéda aux quatre examens, du temps, du pays, de la famille et de la mère du Bouddha. La première question fut vite résolue. Selon les Indiens, il y a des époques où les hommes peuvent vivre jusqu’à mille ans. Des patriarches de cet âge ne seraient pas faciles à convertir ; leurs habitudes et leurs préjugés sont trop enracinés. La période actuelle, où la durée de la vie ne dépasse guère cent ans, est donc celle qu’il convenait de choisir. On discuta plus longuement sur la contrée et la famille qui donnerait le jour au maître des dieux. Les seize grands royaumes du Djamboudvipa furent passés en revue. Est-ce Vâisalî, la cité grande et superbe ; Oudjayini, la ville guerrière où les hommes ont tant de fois vaincu l’ennemi ; Hastinapoura, où toutes les créatures ont la force et la beauté en partage ; Mathoura, où le sol est pavé de corail et de diamants ? Les souverains de ces royaumes ont des droits égaux à la faveur des dieux, et leurs causes sont plaidées tour à tour par les orateurs célestes. En président bien appris, le Bouddha, après avoir écouté tout le monde, profite d’un instant de silence pour prendre la parole. « Le royaume de Kapilavastou et la famille des Sâkyas réunissent toutes les conditions requises. Pendant cinq cent cinquante naissances successives, le Bouddha a toujours eu pour père le roi Souddhodana et pour mère la reine Mâyâ. Sans tache, sans fierté, n’ayant pas une pensée pour un autre que pour son mari, Mâyâ possède toutes les qualités du corps, aussi bien que celles de l’âme. Son regard est pur, elle a un beau front et de beaux sourcils qu’elle ne fronce jamais ; ses lèvres sont rouges comme le fruit du Vimba, et ses dents blanches comme la fleur de la Soumanâ[4] ; sa peau est douce au toucher comme un tissu de Katchalindi[5] ; ses bras fermes s’arrondissent comme l’arc-en-ciel, et ses jambes sont fines comme celles de l’antilope. C’est la perle des femmes, le vase d’élection digne de recevoir le premier des hommes. » Ce portrait, assez piquant dans la bouche d’un fils, enlève les suffrages, et la discussion est close.

Avant d’émigrer du Touchita, le Bôdhisattva[6] veut faire une dernière prédication aux dieux ; il leur énumère les cent huit portes de la loi, c’est-à-dire les vertus qui conduisent à la perfection. Cette fois on a laissé entrer les Apsaras, ces courtisanes du ciel, trop peu soucieuses de leur réputation, et elles pourront tirer grand profit de ces enseignements.

Cependant chacun se désole ; le Bouddha parti, le flambeau de la loi va s’éteindre au divin séjour. On supplie le maître de rester encore ; mais lui, inflexible, pose son diadème sur la tête de Maitreya, qui doit lui succéder un jour sur la terre, et qui attend encore. Sâkya-Mouni monte dans un char que soutiennent des millions de dieux ; en avant et en arrière, des groupes d’Apsaras font entendre des chants d’allégresse, tandis que le char s’abaisse doucement vers les régions terrestres.

Huit signes précurseurs se sont déjà montrés dans la demeure du roi Souddhôdana. Plus de bêtes nuisibles, serpents, guêpes ou moustiques. Tout au contraire, des oiseaux aux couleurs éclatantes viennent se poser sur les terrasses du palais ; les arbres se couvrent à la fois de fleurs et de fruits ; les étangs sont remplis de lotus, dont les calices sont aussi larges que les roues d’un char ; l’huile, le vin, le beurre, le sucre, quoique employés en abondance, ne diminuent pas ; dans l’appartement des femmes, les harpes et les luths rendent d’eux-mêmes des sons mélodieux ; les cassettes qui renferment l’or et les bijoux, s’ouvrent spontanément pour montrer leurs trésors ; une lumière, qui ne blesse pas les yeux, remplit de bien-être l’esprit et le corps des créatures.

Au fond du parc royal, sous un bosquet d’açôkas odorants, s’élevait un pavillon d’été plein de fraîcheur et de silence. Là, dans le salon habité par les cygnes, se trouvait un bassin de marbre où l’eau, échappée d’une source, tombait en murmurant. Mâyâ-Dêvî, mue par un pressentiment étrange, pria le roi d’éloigner d’elle pages, eunuques et tout ce cortége qui l’importunait. Entourée seulement des compagnes de sa jeunesse, elle se rendit au pavillon des cygnes, se baigna dans l’eau parfumée, puis s’endormit sur une couche semée de fleurs, rêvant qu’un éléphant blanc était entré dans son sein. Le lendemain, elle fit venir des Brahmanes pour avoir l’explication d’un songe aussi extraordinaire. Ils lui répondirent qu’elle serait la mère d’un fils dont la naissance comblerait tous ses vœux. Cette nuit-là même, le Bouddha était descendu sur la terre ; aux yeux de Mâyâ, la réalité avait pris la forme du songe.

Ici il y aurait lieu à une controverse délicate. Jusqu’alors Mâyâ n’avait point eu d’enfants ; mais rien ne prouve qu’elle fût restée vierge, comme le prétend la tradition mongole, en désaccord avec les livres indiens. Auprès d’une épouse si belle, la flamme que les dieux avaient allumée dans le cœur de Souddhodana ne devait pas être étouffée, et, s’il faut en croire le Doulva tibétain, du haut du Touchita, le Bouddha put voir, dans un appartement reculé du palais, son père et sa mère qui pensaient à sa naissance. Mais ce même livre affirme que, pendant la grossesse de Mâyâ, le roi se livra aux austérités, et respecta celle qui portait un fils appelé à de si glorieuses destinées.

Par un singulier privilége, le corps de la reine était diaphane, et l’on pouvait distinguer Bhagavat[7] assis les jambes croisées, du côté droit de sa mère, sur une espèce de siége fait pour un enfant de six mois. Dans cette posture, il recevait les hommages des hommes et des dieux. La nuit de son incarnation, un lotus blanc, sortant des eaux, s’éleva jusqu’au ciel de Brahma ; tout ce qu’il existait au monde de vitalité et d’essence génératrice, se concentra dans ce lotus en une goutte de rosée, que Brahma lui-même vint offrir au maître des dieux. Lorsque de pareilles visites se présentaient, Bhagavat saluait en étendant la main, et, chose merveilleuse, il ne blessait pas sa mère. Ceux qui entouraient Mâyâ, ajoute la légende, ne voyaient pas les dieux. Cette restriction est habile ; personne ainsi ne pouvait contredire la réalité du fait.

Cependant la reine demeurait dans un état de calme et de bien-être parfait, n’inspirant aucun désir et n’en éprouvant aucun. Lorsqu’elle sentit la délivrance s’approcher, elle demanda au roi la permission de se retirer dans les jardins de Loumbini[8] ; Souddhodana n’avait rien à lui refuser, et elle partit avec une magnifique escorte. Le voyage n’était pas long : les jardins de Loumbini sont situés à sept ou huit lieues au nord-est de Kapilavastou. C’était en avril ; le printemps s’épanouissait avec toutes les splendeurs tropicales. Les palmiers entrelacés formaient un dais impénétrable aux rayons du soleil ; les arbres, chargés de fleurs et de fruits, venaient d’eux-mêmes au-devant des mains paresseuses ; une herbe verte comme le cou des paons tapissait le sol ; des senteurs, apportées par la brise, s’élevaient des lacs couverts de lotus et de valisneries ; des myriades d’oiseaux peuplaient les bosquets ; les cigognes jetaient de petits cris d’allégresse, et le kôkila[9] chantait l’amour.

L’auguste voyageuse mit pied à terre avec toute sa suite ; joyeuse, elle allait de bosquet en bosquet, examinant un arbre, puis un autre ; un figuier gigantesque[10], dont l’ombre s’étendait au loin, attira ses regards ; à ce moment l’arbre s’inclina visiblement et salua ; Mâyâ, sans doute pour le remercier de sa courtoisie, fit un geste gracieux, allongea le bras et saisit une branche ; soudain elle se mit à bâiller et resta immobile ; la délivrance venait de s’accomplir, le Bôdhisattva était sorti du côté droit de sa mère sans lui déchirer le flanc. Les Apsaras s’empressent autour de la reine. Indra, qui était présent, sous la figure d’une vieille femme, pour ménager la pudeur de Mâyâ, reprend aussitôt sa forme naturelle. Il s’approche avec Brahma pour recevoir le nouveau-né. Deux rois des Nâgas font couler du ciel un courant d’eau froide et un courant d’eau chaude pour laver l’enfant, tandis que, pour l’abriter et l’éventer, un parasol et deux tchamaras descendent des régions supérieures. Des milliers de dieux à la chevelure nattée, spectateurs attentifs de ce grand événement, se penchent vers la terre. Avec ses petites mains, Bhagavat repousse Brahma et Indra. Aussitôt sa naissance, il a vu les trois mille grands milliers de mondes et connu la nature des pensées de tous les êtres. Il fait sept pas vers chacun des quatre points cardinaux, en s’écriant d’une voix de lion : « Je suis le plus grand de tous les êtres ; je vaincrai le démon, et je mettrai un terme à la naissance, à la vieillesse, à la maladie, à la mort. »

Tandis que le maître du monde parle ainsi, le tonnerre gronde dans les cieux ; l’Himâlaya tremble sur sa base ; des poudres odorantes tombent comme une pluie légère ; une brise caressante fait frissonner de plaisir toutes les créatures ; des puits à trois abreuvoirs et des étangs d’huile parfumée sortent de terre ; des éléphants et des cavales naissent en foule. Dans l’ordre moral, des miracles plus étonnants encore s’accomplissent ; l’orgueil, l’envie, la haine, ont disparu ; plus de souffrances ni d’infirmités ; les insensés retrouvent la mémoire et les aveugles la vue. Il n’est pas jusqu’aux royaumes des morts où l’on ne se réjouisse ; les feux des enfers s’éteignent, et les misérables, plongés dans l’Avitchi[11], ont cessé de gémir.

En apprenant l’heureuse nouvelle, Souddhodana accourt en toute hâte. Pendant plusieurs jours, la famille royale distribue des aumônes ; les jardins de Loumbini sont le théâtre de fêtes splendides ; roi et sujets, tout le monde est dans l’ivresse. Tout à coup le deuil succède à tant de joies. Mâyâ ne devait plus revoir la ville que, sept jours auparavant, elle quittait entourée du prestige royal, dans toute la plénitude de la vie, et entrevoyant déjà le bonheur de la maternité. Faut-il les envier ou les plaindre ces jeunes créatures qui partent avant l’heure, emportant leurs illusions et laissant derrière elles un souvenir radieux ? La reine, pleurée de son époux et de son peuple, meurt pour renaître bientôt au Touchita. Ne nous attendrissons pas trop sur son sort. Le Lalitavistara prétend que les dieux voulaient éviter à cette mère le chagrin de voir son fils la quitter pour embrasser l’état religieux. C’était prévoir les choses d’un peu loin, et nous préférons la tradition birmane : après avoir été la demeure d’un Bouddha, le sein de Mâyâ était devenu une place trop sacrée pour qu’aucun autre l’occupât jamais.

L’orphelin venait d’être ramené en pompe à Kapilavastou, lorsqu’un ermite se présenta sur le seuil du palais. Asita « le noir » habitait bien loin par delà l’Himâlaya. Retiré sur le flanc d’une montagne, il pratiquait depuis des années des austérités extraordinaires. Une vue surnaturelle lui avait fait connaître la naissance d’un Bouddha. Il était bien vieux, le bon Richi, et ses jambes tremblantes pouvaient à peine le soutenir ; mais les ermites ne s’embarrassent pas de si peu. Il avait pris son élan à la façon du roi des cygnes, en volant à travers les airs ; son neveu Naradatta[12] l’accompagnait dans cette course aérienne.

Par ordre du roi, Asita fut introduit auprès du nouveau-né, qui s’éveilla et sourit avec bienveillance. Le sage reconnut aussitôt en lui les trente-deux signes principaux et les quatre-vingts marques secondaires[13] qui doivent caractériser un Bouddha. Sans crainte de s’humilier, l’ascète, usé par la pénitence, se prosterne devant cette couche enfantine ; il joint les mains, et, baisant les deux pieds du Bôdhisattva, il l’adore, tout joyeux. Puis, tout à coup, il se relève et se met à pleurer.

Le roi inquiet lui demande le sujet de ses larmes. « Hélas, répondit-il, je suis vieux et cassé ; je mourrai bientôt ; je n’entendrai pas les prédications qui purifieront les hommes ; je ne serai pas délivré du filet des passions. Pleurez, mes yeux, vous ne verrez pas la lampe du monde, la perle des Bouddhas. »

Et l’ermite, saluant le roi, s’en retourna au désert par la route qu’il avait prise pour venir à Kapilavastou.

  1. C’est le livre qui, chez les Bouddhistes du nord, raconte la première partie de la vie de Sâkya-Mouni.
  2. C’est même là ce qui produit les éclipses. Si l’explication n’a rien de scientifique, elle est du moins ingénieuse.
  3. V. l’Index.
  4. Espèce de jasmin.
  5. V. l’Index.
  6. L’être prédestiné à être Bouddha, et qui n’a plus qu’une existence à passer sur la terre.
  7. L’un des surnoms du Bouddha. V. l’Index.
  8. V. l’Index.
  9. Coucou indien, qui remplit dans l’Inde le rôle du rossignol.
  10. Ficus religiosa.
  11. Le plus profond des enfers.
  12. V. l’Index.
  13. V. l’Index.