Histoire du Bouddha Sâkya-Mouni (Summer)/Introduction

Ernest Leroux (Bibliothèque orientale elzévirienne, IIp. 1-10).


INTRODUCTION.





Dans l’Inde, le berceau des Mille et une Nuits, où tout parle à l’imagination, les croyances mêmes revêtent les formes les plus bizarres, et la cosmogonie est moins simple qu’en Occident. Selon les Bouddhistes et les Brahmanes, la matière est éternelle ; des milliers de monde se succèdent tour à tour ; au bout d’un certain laps de temps, appelé kalpa[1], la création est inévitablement détruite par l’eau, le feu ou le vent, pour reparaître bientôt comme le phénix qui renaît de ses cendres.

C’était avant l’ère où le Bouddha devait s’incarner parmi les hommes. La terre venait de subir une de ses révolutions périodiques, et présentait l’aspect d’un lac immense. Des êtres, nés dans la région supérieure des cieux, peuplaient les airs. Leurs corps étaient légers, sans défaut, et ne procédaient que de l’esprit. Aucune nourriture n’approchait leurs lèvres, et la béatitude céleste suffisait à raviver les forces de ces êtres diaphanes. Un jour, le vent avait donné une certaine consistance à l’écume de ce lac qui représentait le monde, et un génie, mû par la curiosité, goûta, avec le petit doigt, l’essence de la terre ; rien de plus exquis ; on eût dit une crème d’une couleur et d’une odeur merveilleuses. Charmé de sa découverte, notre esprit en fit part à ses compagnons, qui prirent goût à la chose ; plus ils en mangeaient, plus ils en désiraient ; si bien que la roideur et la pesanteur s’emparèrent de leurs corps. Impossible de voler ; la gourmandise leur avait coupé les ailes. Par bonheur, à mesure qu’ils s’alourdissaient, la terre se solidifiait et la crème parfumée devenait une croûte épaisse, sur laquelle les génies purent marcher comme de simples mortels. La chute fut complète ; adieu les priviléges de la nature céleste. Les misères, les besoins, les fantaisies corporelles atteignirent ces purs esprits : la faim, la soif, le chaud, le froid, le sommeil, l’amour. Qu’on veuille bien pardonner à la naïveté un peu crue de cette légende. La différence des sexes, qui n’existait pas auparavant, se développa bientôt ; ces êtres transformés se regardèrent d’abord les yeux dans les yeux, surpris de se découvrir des qualités agréables ; la passion s’en mêla, puis le désir, et le péché couronna l’œuvre. La pudeur suivit de près la faute. Pour ne pas scandaliser leurs semblables, les hommes se dirent : « Bâtissons-nous des demeures ; là nous serons cachés, et nous ferons ce qui nous plaira. » Et c’est ainsi, selon les Bouddhistes, que furent bâties les premières maisons pour abriter les premières amours.

Ces esprits, devenus si sensuels, acquirent bien vite la prévoyance inhérente au caractère de l’homme. Il fallait travailler, ensemencer la terre, pour lui faire produire la subsistance de la famille. On mesura des champs, on traça des limites, on les divisa en parts égales ; la propriété était constituée. Mais il se trouva aussitôt des paresseux qui se révoltèrent contre la loi, et jugèrent commode de prendre le riz que les autres avaient laborieusement récolté. Dans toute société ces idées-là n’attendent pas longtemps pour éclore. Il était urgent de conjurer le péril. Les habitants du monde nouveau se réunirent en assemblée délibérative et choisirent un chef pour les gouverner, pour être le seigneur de leurs champs, infliger un châtiment à ceux qui devaient être châtiés, et venir en aide à ceux qu’il fallait aider. Mahâsammata (c’est-à-dire honoré par la foule) fut l’élu du suffrage universel ; il parut à ces hommes naïfs qu’un roi était ce qu’il y avait de mieux pour faire respecter les lois et contenir les ambitieux appétits de la multitude. Cette peuplade primitive ne pourrait-elle pas servir d’exemple aux nations qui se croient civilisées[2] ?

Le suffrage universel ne réussit pas trop mal cette fois, et Mahâsammata eut une longue suite de descendants. Nous laisserons de côté leur généalogie pour arriver au dernier d’entre eux, Ikchvakou-Viroutaka. Il avait quatre fils ; c’était une belle postérité ; mais, après la mort de sa première femme, la fantaisie lui prit de se remarier avec la fille d’un roi. Il obtint la main de cette princesse, sous la condition de transmettre le trône au fils qu’il aurait d’elle. Les pauvres princes furent non-seulement déshérités, mais exilés. Ils partirent emmenant leurs sœurs avec eux, et se dirigèrent vers les forêts qui sont au pied de l’Himâlaya. Ce fut là qu’ils se fixèrent, n’ayant pour abri que des huttes faites de branches d’arbres, et pour nourriture que les produits de leur chasse. Ils ne tardèrent pas à changer et à dépérir à vue d’œil. Un ermite, nommé Kapila, qui vivait dans le voisinage, les questionna doucement ; après quelque hésitation, les princes avouèrent que, dans l’âge de la jeunesse et de l’amour, cette vie solitaire leur pesait fort ; ils n’avaient pu rester insensibles aux charmes de ces filles dévouées, compagnes de leur exil, mais elles étaient leurs sœurs ; pouvaient-ils songer à les épouser ? Tout leur mal venait de cette lutte soutenue contre la passion, et du chagrin de voir s’éteindre leur illustre race. « Consolez-vous, dit le Richi ; des princes bannis ne sont pas sujets aux mêmes lois que les autres hommes. D’ailleurs, les princesses n’étant pas nées de la même mère que vous, rien ne s’oppose à votre mariage. »

Les filles de Lot avaient agi plus légèrement encore avec le code naturel. Grâce au bon Richi, la morale fut sauvée et l’avenir de la colonie assuré. Les princes épousèrent leurs sœurs, et, de cette union féconde, sortit la grande race des Sâkyas, belle et puissante comme ces races émigrantes qui se sont développées librement loin des entraves de la civilisation.

Mais les jeux d’enfants et les méditations des ermites ne vont pas ensemble, et Kapila dut songer à quitter ses amis ; sur leur prière, il indiqua l’endroit où ils devaient bâtir une ville, qu’en souvenir du sage on appela Kapilavastou[3]. Ce fut la capitale d’un grand empire, et c’est là qu’après plusieurs siècles, nous retrouvons un palais qui ne ressemble guère aux cabanes de feuillage.

C’est l’heure où le soleil s’abaisse derrière la montagne ; aux ardeurs d’un jour brûlant succède une nuit étoilée ; toutes les créatures sortent de leur torpeur. La reine vient d’entr’ouvrir un œil ; soudain le harem s’éveille et s’agite comme une ruche bourdonnante ; les esclaves balancent l’éventail de tchamara[4] ; les musiciennes accordent leur luth ; les danseuses s’étudient à rendre la souplesse à leurs jambes engourdies, et un essaim de jeunes têtes se pressent aux œils-de-bœuf, derrière les treillis d’or. Dans la cour, les paons relèvent la tête et redressent leur cou d’un vert d’émeraude ; des volées de ramiers quittent les terrasses, pour venir mouiller leurs ailes dans la vasque de marbre où l’eau retombe en poussière humide, tandis que la sârika[5] jette un cri moqueur, cachée sous le feuillage d’un açoka empourpré. À la porte du palais, tout semble organisé pour un départ ; les litières ondulent sur le dos des éléphants pleins d’impatience. Huit Brahmanes, versés dans la science des Védas, vont se mettre en route pour chercher une femme digne d’épouser le fils du roi Sinhahanou, c’est-à-dire « Mâchoire-de-lion. » C’était un rude jouteur, ce Sinhahanou, dont l’arc n’avait jamais pu être tendu, ni même soulevé par personne ; c’était aussi un père plein de sollicitude, et il a voulu distribuer lui-même aux messagers ses dernières instructions. « Qu’ils ne l’oublient pas ; la princesse doit posséder les soixante-quatre marques de perfection et les cinq grandes beautés de la femme. Surtout que sa race soit irréprochable. »

Les Brahmanes s’inclinent jusqu’à terre, et vont pour s’élancer sur leurs éléphants. « Encore un mot ! » leur crie Mâchoire-de-lion, avant de les laisser partir. « Ce n’est pas assez de la race et des perfections physiques ; la princesse doit observer les huit commandements et être accomplie dans toutes les vertus. Vierge pure et modeste, elle sera une épouse fidèle et dévouée. » Et, pour clore son discours, Sinhahanou jette au chef de l’ambassade une bourse pleine d’or. Excellente précaution, car la princesse ne sera pas facile à découvrir.

La caravane s’ébranle ; elle disparaît aux yeux du roi et des courtisans. Nous ne la suivrons pas dans ses pérégrinations à travers les petits royaumes qui divisaient l’Inde ; partout les ambassadeurs reçoivent le meilleur accueil, mais les princesses les mieux douées ne possèdent que dix-huit marques de perfection, et, Mâchoire-de-lion n’entend pas raillerie, il en faut soixante-quatre. Les Brahmanes se désespèrent. Comment oser se représenter devant le roi ? Les dieux leurs viennent en aide. Un soir, les messagers entendent des voix joyeuses s’élever du fond d’un jardin ; ils aperçoivent une troupe de jolies personnes, assises sur le bord d’un étang et tressant des guirlandes aux rayons de la lune. Une femme semble commander à toutes les autres ; elle est belle comme la vision d’un rêve ; aussi l’a-t-on surnommée Mâyâ, c’est-à-dire illusion. Ce n’est rien moins que la fille du roi de Devadaha, et les Brahmanes reconnaissent aussitôt celle qui doit perpétuer la race des Sâkyas. Ils s’approchent sans trop de cérémonie, et expliquent à la princesse l’objet de leur message. En fille bien élevée, celle-ci répond que ce n’est pas un sujet de conversation pour ses oreilles, et qu’il faut parler à son père. Le père est très-flatté de la perspective d’une si brillante alliance, et la caravane se hâte de retourner à Kapilavastou. Justement la nuit dernière, Sinhahanou a rêvé que les Brahmanes lui avaient découvert la perle des brus. Ravi que la réalité soit d’accord avec ses songes, il envoie trois princes Sâkyas demander solennellement la main de la princesse. Entre gens disposés à s’entendre, les préliminaires ne traînent pas en longueur. Le roi lui-même se met bientôt en marche pour Devadaha avec ses femmes, ses chevaux, ses éléphants et son fils, ce qui est plus nécessaire encore. La première entrevue a lieu dans un jardin, aux portes de la ville. Tandis que la suite demeure à l’écart, les deux souverains se promènent familièrement, appuyés au bras l’un de l’autre, et les deux jeunes gens, frappés par l’amour, se regardent tendrement. C’est un effet de la volonté des dieux. À la rigueur, ils auraient pu se dispenser d’intervenir.

Le jour de la cérémonie les soins les plus minutieux sont donnés à la toilette de la mariée ; Mâyâ-Dêvî est plongée successivement dans seize bains parfumés et revêtue d’une admirable robe céleste. Les dieux ont poussé la condescendance jusqu’à déposer des présents dans la corbeille royale ; mais ce n’est pas tout. Lorsque le cortége est entré au temple et que les époux sont assis sous un dais éblouissant d’or et de pierreries, tout à coup une musique aérienne se fait entendre ; des génies chantent les louanges des Sâkyas et appellent les bénédictions du ciel sur ce glorieux mariage. Chose plus merveilleuse encore : au moment où le prêtre réunit les mains des mariés et entrelaça leurs doigts en signe d’alliance, on vit, à travers un nuage, Indra souffler dans sa conque, et Brahma verser sur la tête des époux l’eau qui sert à la consécration des rois[6]. Tous les assistants restent confondus ; peu s’en faut que les deux pères ne se prosternent devant ces enfants qui leur valent de pareils honneurs.

Les attentions divines ne se démentent pas ; quand la famille royale retourne à Kapilavastou, la roue des chariots ne soulève aucune poussière, et, dans l’Inde, ce n’est pas un médiocre privilége. Mais tant de faveurs n’ont pas été prodiguées en vain. De cette union, entourée des pompes du ciel et de la terre, naîtra celui qui ne possédera qu’un vêtement de religieux et un plat pour mendier ; à Mâyâ-Dêvî est échue la gloire d’être la mère du Bouddha, le réformateur dont nous allons essayer de retracer l’histoire.

  1. V. l’Index alphabétique à la fin du volume.
  2. V. l’Index au mot Mahâsammata.
  3. V. l’Index.
  4. Éventail de queue d’yak.
  5. Sorte de geai indien.
  6. V. l’Index.