Histoire du Bouddha Sâkya-Mouni (Summer)/Deuxième Partie/I

Ernest Leroux (Bibliothèque orientale elzévirienne, IIp. 93-116).

DEUXIÈME PARTIE.




I.

APOSTOLAT ET RETOUR À KAPILAVASTOU.


Le Bouddhisme devait accomplir à la fois une réforme religieuse et une révolution sociale.

L’Inde était alors divisée en une multitude de petits royaumes, gouvernés par des tyrans qui n’obéissaient qu’à leurs passions, et pour lesquels la vie des hommes ne comptait guère. Trois castes se partageaient les honneurs et les biens : les Brahmanes, chargés des sacrifices et de toutes les cérémonies religieuses, les Kchattryas ou guerriers, les Vaicyas ou marchands. La quatrième classe se composait du peuple, asservi, écrasé d’impôts pour fournir à des guerres injustes ou aux plaisirs du souverain. Il se vengeait en murmurant tout bas, ce pauvre peuple, accolant malicieusement le nom des rois à celui des voleurs ; c’est la seule protestation que les âges nous aient transmise.

Quant à la situation du sexe féminin, elle était aussi honorable que cela est compatible avec les mœurs orientales. Si les Indiens respectaient dans la femme la mère de leurs enfants, ils se méfiaient de son jugement et de ses lumières. Que de jeunes filles séduites, de femmes trahies, de veuves opprimées, étaient victimes d’abus monstrueux et gémissaient sous une tutelle voisine de l’esclavage !

L’égalité n’existait même pas devant la science. Les éléments de la grammaire, de la philosophie et des principales connaissances humaines, étaient résumés, enfouis, si j’ose m’exprimer ainsi, dans des aphorismes d’une brièveté étudiée, dont quelques savants possédaient seuls la clef ; on les développait dans des écoles qui n’étaient ouvertes qu’aux trois castes supérieures. La pensée qui avait dicté l’exclusion d’une quatrième classe se démêlait clairement : laisser le peuple dans l’ignorance, n’était-ce pas le plus sûr moyen de le tenir à distance ?

Dans cette société corrompue, d’une civilisation avancée, la politique et la diplomatie jouaient déjà un rôle. Lorsque les souverains ne cherchaient pas à s’enlever un lambeau de territoire, ils entretenaient des relations amicales où l’esprit Indien se révélait dans toute sa souplesse.

Tous ces rois, si hautains et si cruels, avaient trouvé leurs maîtres. Peu à peu les Brahmanes s’étaient emparés du pouvoir et l’avaient concentré dans leurs mains ambitieuses ; puissance mystérieuse et redoutable, comme celle qui lançait les foudres au moyen âge et faisait trembler peuples et rois !

Les Brahmanes jetaient des charmes et des malédictions, dont ils savaient, au besoin, aider l’accomplissement, poursuivant en tous lieux les victimes de leur haine. En revanche, ils protégeaient les solitaires qui remplissaient alors les vallées du Gange et de l’Indus.

De tout temps, l’homme a cru faire une bonne action en mortifiant son corps pour se dévouer au salut de son âme. Ceux dont il s’agit ici, absorbés dans la méditation, poussaient à l’excès l’oubli de tout soin matériel ; laissant croître leurs cheveux et leur barbe, ils demeuraient dans un état de nudité complète ; aussi les avait-on nommés Digambaras, c’est-à-dire « ceux qui ont l’air pour vêtement. » Ils s’intitulaient des sages, et ressemblaient aux animaux de la forêt. Parfois, quittant leur rocher ou leur cabane, ils venaient dans les villes prêcher une foule ignorante qui les écoutait avec avidité. Mais, les gens bien élevés se détournaient avec dégoût ; les femmes surtout, depuis la fille de roi jusqu’à la plus humble servante, toutes protestaient contre tant d’impudeur.

Un mélange de raffinement et de grossièreté, la science d’un côté, l’abâtardissement de l’autre, la domination des castes supérieures et l’esclavage du peuple, voilà donc l’état de la société indienne lorsque parut le hardi novateur, qui a nom Sâkya-Mouni. Dans ce monde factice, hérissé de barrières et de préjugés, il renverse toutes les idées reçues ; ce fils de roi, qui s’est fait mendiant, ne tient nul compte des castes ; à ses yeux il n’y a que des hommes, égaux devant la douleur comme devant le salut. Il l’a dit lui-même : « La loi que j’apporte est une loi de grâce pour tous. » À l’inverse des Brahmanes, il s’efforcera de mettre la doctrine à la portée des petits et des humbles ; il rendra à l’humanité souffrante ses droits imprescriptibles : c’est le secret de sa force et du prestige qu’il exercera sur tous ses contemporains.

Dans la première partie de ce travail nous avons essayé de faire connaître les aspirations mystiques du Bouddha ; nous allons maintenant raconter ses actions.

Après cette nuit mémorable, où avait eu lieu la première prédication, le maître et les disciples[1] étaient demeurés dans le bois des gazelles. Le premier converti fut un jeune homme de Bénarès.

Le croira-t-on ? ce n’était pas un Paria ni même un Soudra[2] ; c’était un heureux de la terre, un élégant, un oisif, qui dépensait follement de grands revenus, entretenant les courtisanes à la mode et remplissant son palais d’habiles danseuses. Le bain, les parfums, la toilette, l’amour, la chasse, se partageaient son temps et ses prédilections. Il avait usé de toutes les jouissances possibles. Une nuit, je ne sais quelle voix intérieure lui représente la vanité de toutes choses, et il va trouver le Bouddha, qui lui prêche la loi. Aussi ardent pour les austérités qu’il le fut pour les plaisirs, Yasa s’empresse de dépouiller la livrée du monde ; il arrache ses riches vêtements pour se revêtir plus vite de la robe du religieux.

Son père vient lui-même le réclamer au Bouddha ; il s’indigne, il menace ; c’est son fils unique qu’on veut capter et qu’on affuble d’un accoutrement ridicule. À ces injures le maître répond avec sa voix pleine de charme, et le père irrité se calme soudain ; trop vieux pour faire un religieux, il sera au moins un Oupâsaka « dévot ». Il se jette aux pieds de Siddhârtha, et le supplie de venir prendre le riz dans sa maison.

L’étonnement de chacun fut grand, quand on vit s’avancer, derrière le Bouddha, le nouveau mendiant, aux yeux baissés, à la contenance recueillie. À peine reconnaissait-on le beau, le dédaigneux Yasa, dont les folies et les amours avaient occupé tout Bénarès. La conversion d’un pauvre hère eût excité les moqueries ; mais celle d’un homme si bien posé devait produire des imitateurs. « Quelle est donc cette loi puissante qui a subjugué notre ami ? » se dirent plusieurs compagnons du nouveau converti, et ils allèrent trouver le Bouddha, qui les instruisit aussitôt.

Lorsque la saison des pluies fut passée, le maître se mit en route pour Ourouvilva. On comptait déjà soixante et un religieux. Ils s’en allaient à travers les villes et les campagnes, récitant ces deux stances que la foule écoutait avec curiosité :

« Commencez, sortez de la maison ; appliquez-vous à la loi du Bouddha ; renversez l’armée de la mort, comme un éléphant renverse une hutte de roseaux ;

Car celui qui marchera sans distraction dans cette discipline de la loi, après avoir échappé à la succession des naissances, mettra un terme à la douleur. »

On aime à revoir les lieux où l’on a souffert. Aussi Sâkya prit plaisir à s’installer, avec sa pieuse caravane, au milieu de cette forêt dans laquelle il avait failli mourir. On trouvait partout, à Ourouvilva, des sources vives et de frais ombrages. Sur les bords de la Nairanjana, les roseaux atteignaient à la hauteur des grands arbres ; et, à travers les jongles, on pouvait apercevoir la silhouette superbe de ces éléphants que les poëtes comparent à des collines.

Cette solitude attirait les visiteurs ; trente jeunes nobles y vinrent passer quelques jours, et chasser à outrance le tigre et l’antilope. C’était presque une partie de garçons : les uns avaient amené leurs femmes et les autres leurs maîtresses. Singulier mélange ! Il est vrai que, dans d’autres pays, ces choses-là se font aussi quelquefois, sans que cela paraisse.

Le premier jour, on avait beaucoup couru ; on but plus que de raison, et le soir on dormait du sommeil des buveurs, qui, n’en déplaise aux moralistes, est aussi profond que celui du juste. Personne ne s’aperçut qu’une des demoiselles faisait main basse sur les bijoux, les habits, et tout ce que la compagnie possédait de plus précieux. Lorsque chacun s’éveilla, la donzelle avait lestement fait son paquet et tourné les talons. On se souciait peu de la femme, mais beaucoup de ce qu’elle emportait, et on se mit à sa recherche. Justement, le Bouddha était assis sous un arbre, livré à sa méditation du matin ; les étourdis l’interpellent, pour savoir s’il n’a pas vu passer une femme qui se sauvait.

Au lieu de se fâcher d’être interrompu pour un si frivole incident, le saint leur répond : « Insensés, dites-moi, je vous prie, lequel est le plus avantageux, de chercher une femme ou de vous chercher vous-mêmes ? »

Cette réflexion frappe les chasseurs, et ils conviennent que la connaissance de soi-même est préférable à toute chose. — « S’il en est ainsi, réplique Sâkya, demeurez ici, et je vous enseignerai la loi. » Ils acceptent ; la joyeuse partie finit plus sérieusement qu’elle n’avait commencé, et ces jeunes fous deviennent de parfaits croyants. Inutile de dire qu’ils abandonnèrent leurs habitudes d’intempérance, et n’emmenèrent plus de demoiselles à la chasse.

C’était un beau succès ; mais, dans son zèle, Siddhârtha ne croyait jamais faire assez de conquêtes spirituelles.

Dans cette même forêt se trouvaient trois ermitages dirigés par les trois frères Kâcyapa[3]. Le Bouddha, qui avait ses vues, laissa ses disciples, et s’en fut seul demander l’hospitalité à l’ermitage d’Ourouvilva. Il n’était pas exigeant, et ne réclamait que la permission de coucher dans la cuisine. Le supérieur accueillit cette requête avec une bonhomie hautaine. « J’y consens, dit-il ; mais je dois vous prévenir que vous serez en concurrence avec un Nâga fort peu endurant. Toutes les nuits, il rentre ici pour se coucher près du foyer. Nous, qui sommes des saints, nous ne le craignons pas ; mais pour vous, qui n’êtes pas trop avancé dans la sainteté, il serait peut-être imprudent de braver le personnage. »

Sâkya eut un sourire qui signifiait : « Ne vous mettez pas en peine ; c’est mon affaire ; » et Kâcyapa l’abandonna à son malheureux sort, persuadé qu’au matin on le trouverait étranglé.

Le Nâga, fort régulier dans ses habitudes, vint à l’heure accoutumée. Furieux de voir un intrus, il lança sur lui une colonne de fumée, à laquelle le Bouddha riposta par une fumée plus épaisse. Le Nâga fit sortir des flammes ; le Bouddha en fit surgir dix fois davantage. À la fin, il saisit le monstre et l’enferma dans son pot à riz[4].

Qui fut étonné le lendemain matin ? ce fut Kâcyapa en voyant le prisonnier de son hôte. Plus poli que la veille, l’ermite proposa à Sâkya d’habiter un bosquet, situé au centre des jardins. C’était une résidence plus convenable que la cuisine, et le saint l’accepta volontiers. Le voilà au milieu de la place dont il voulait s’emparer. Sa douceur, sa parole séduisante, lui assurèrent bientôt une grande influence sur les ermites. Kâcyapa était dévoré de jalousie ; l’orgueil l’aveuglait, et il se croyait plus parfait que le nouveau venu.

Un jour, le peuple devait venir faire des offrandes aux religieux ; Kâcyapa, qui craignait de se voir éclipsé, et surtout de perdre les largesses de ses dévots, voulut, à tout prix, éloigner Siddhârtha. Celui-ci, habile à lire dans le cœur des hommes, évita au supérieur la peine de chercher un prétexte, et, par l’effet d’une puissance surnaturelle, il se transporta à l’autre extrémité du Djamboudvipa. Le lendemain, dès l’aube, il était de retour à l’ermitage. Kâcyapa lui demanda hypocritement pourquoi il avait disparu ; la cérémonie avait été des plus édifiantes, et on l’avait beaucoup regretté.

Le Bouddha, toujours calme et souriant, dévoila à cet envieux les pensées mesquines qui avaient troublé son âme, et il les lui présenta comme réfléchies dans un miroir.

L’homme ne démêle pas toujours ses propres sentiments, surtout quand ils sont mauvais.

Kâcyapa fut effrayé de se voir si bien deviné, mais il n’en devint pas plus humble.

Avec le mois de janvier, les froids arrivèrent et les religieux, qui n’avaient pas discontinué leurs bains, grelottaient au sortir de l’eau. Siddhârtha n’eut qu’à étendre la main, et de grands feux s’allumèrent sur les rives de la Nairanjana. Les pluies vinrent ensuite ; tout fut inondé à l’ermitage, sauf le bosquet de Sâkya.

« Le pouvoir de cet homme est merveilleux, pensait Kâcyapa ; mais, comparé au mien, c’est peu de chose encore. »

Les ermites adoraient le feu. Quand il s’agissait de faire des sacrifices à leur dieu, tantôt le bois ne pouvait s’allumer sans l’aide du Bouddha ; tantôt les flammes s’élevaient, si vives et si menaçantes, qu’il fallait aller chercher le maître pour les éteindre. La légende accepte, sans hésiter, plus de trois mille prodiges accomplis dans ce couvent d’hérétiques. Ces miracles nous paraissent symboliser les vertus de Sâkya, et l’édification qu’il répandit dans l’ermitage fut sans doute le plus efficace de ses moyens de conversion.

Le patient réformateur vit enfin ses vœux se réaliser. Les trois frères et leurs disciples ouvrirent les yeux à la lumière, et, jetant dans la Nairanjana tout ce qu’ils possédaient, ils suivirent le Bouddha, qui partit pour Râdjagriha.

« Cette ville sera la première qui recevra les enseignements de la loi, » avait dit au roi Bimbisara le solitaire du mont Pandava. Sâkya était fidèle à ses promesses.

La troupe s’arrêta à Gaya, au pied d’une montagne que le maître avait déjà gravie plus d’une fois. Vue de la rive, on l’eût prise pour une tête d’éléphant gigantesque. Des chemins sinueux conduisaient au sommet de cette montagne. C’est là que le Bouddha prononça un sermon qui est considéré comme la substance de toute sa doctrine. Il compara l’existence à une flamme qui éblouit l’homme par son éclat et le tourmente par ses effets. Pour d’anciens adorateurs du feu, la comparaison était bien choisie. L’enchaînement des idées manquait un peu de clarté ; mais, ici, ce n’était plus un auditoire populaire, à la portée duquel il fallait descendre : l’orateur s’adressait à des hommes rompus à toutes les obscurités de la métaphysique et préparés aux doctrines nouvelles.

Assurément, ce n’est pas ainsi qu’il dut s’exprimer lorsqu’il prêcha sur le Gridhrakouta, « le Pic du vautour, » devant le peuple et le souverain de Râdjagriha.

Quel triomphe pour les religieux dans cette contrée où un roi donnait l’exemple !

Peuple et courtisans rivalisaient d’empressement pour écouter les exhortations du sage. Les Brahmanes eux-mêmes se taisaient, et les rudes épines de l’apostolat se changeaient en fleurs. Bimbisara, accompagné d’une foule innombrable, était venu recevoir son ami aux portes de la ville, et il lui avait offert un superbe Vihâra (couvent), nommé Vênouvana, « jardin des Bambous. » Le Bouddha réfléchit longtemps avant d’accepter, même de la main d’un ami, une pareille libéralité. L’indépendance religieuse lui semblait devoir y perdre ; d’un autre côté, avec le nombre croissant des membres de l’association, les besoins quotidiens devenaient impérieux, et les aumônes des fidèles insuffisantes. Sâkya se décida à donner aux prêtres la permission dangereuse, mais nécessaire, de recevoir des offrandes considérables, telles que des maisons avec les terres qui en dépendaient.

Le réformateur devait faire à Râdjagriha deux conquêtes précieuses pour le Bouddhisme. Tandis qu’il était, avec ses disciples, dans cette délicieuse retraite de Vênouvana, deux hommes distingués, préoccupés des fins dernières, étudiaient sous un professeur hérétique. Ils rencontrèrent par hasard Asvadjit, un des cinq premiers disciples, qui, après avoir renié le maître, s’était repenti comme saint Pierre. Frappés de la contenance simple et digne du religieux, les philosophes l’abordèrent, et entamèrent avec lui une controverse. Rien n’était plus naturel : il y avait alors tant d’écoles et de systèmes. Sâripoutra et Maudgalyâna, il faut le dire à leur louange, étaient spiritualistes, persuadés qu’à la destruction du corps survit un principe immortel. Asvadjit dépeignit, avec l’enthousiasme d’un néophyte, cette doctrine qui expliquait tout ce qui appartient à la matière et tout ce qui peut servir à la maîtriser. — « Croyez-vous à cette loi ? » demanda Sâripoutra. — « Si j’y crois ! s’écria le disciple, de toute l’énergie de mon âme. »

La chaleur de son zèle gagna les deux philosophes. Ces hommes, qui se débattent contre le doute, devinent qu’ils sont sur la voie de la délivrance. Sâripoutra et Maudgalyâna vont à Vênouvana chercher aux pieds du Bouddha les véritables enseignements, et cet exemple entraîne tous leurs compagnons d’école. Le chef de ces hérétiques, dans sa fureur d’être ainsi abandonné, se rompit un vaisseau dans la poitrine ; il mourut sans consolation et sans espérance.

Mais laissons Sâkya faire chaque jour de nouvelles conversions, et retournons à Kapilavastou.

Souddhôdana, après huit années, ne pouvait se consoler de l’absence de son fils ; il suivait, de loin, les vicissitudes et les triomphes de cette mission religieuse qu’il avait combattue. Résigné désormais, il n’avait d’autre ambition que d’embrasser Siddhârtha une dernière fois avant de mourir. Il envoya successivement sept messagers au Vihâra des Bambous : aucun ne reparut. Tous, séduits par l’éloquence du maître, avaient adopté la vie monastique et oublié leur mission. Le huitième seulement, fidèle à son message, revint à Kapila, annoncer au vieillard qu’il reverrait bientôt son fils.

Le palais, triste et silencieux, s’anima par enchantement ; on rouvrit les fenêtres du cabinet d’étude[5], où personne n’était entré depuis la fuite du prince ; les jardins, qui s’étendaient à près d’une lieue, furent embellis des fleurs les plus rares ; aux portes de la ville, on bâtit le couvent du Nyagrôdha, et, pour tromper son impatience, le roi allait sans cesse surveiller les travaux, pressant les ouvriers, et ne trouvant jamais rien d’assez beau pour son fils bien-aimé.

Les religieux avaient quitté Vênouvana et s’étaient mis en route ; à Kapila on savait, jour par jour, l’itinéraire qu’ils devaient suivre. La majesté paternelle exigeait peut-être que Souddhôdana attendît tranquillement, dans son palais, l’arrivée des voyageurs ; mais demandez donc ce sacrifice à un homme qui, depuis douze ans, n’a pas vu son fils.

La première entrevue eut lieu à quelques lieues de Srâvasti : elle fut des plus touchantes. Le respect et l’amour filial ne pouvaient manquer à celui qui possédait tant de vertus. Le Bouddha n’enseignait-il pas à ses disciples que, pour un fils de famille, un père était l’égal de Brahma lui-même ?

Le prince Siddhârtha l’avait prédit, la nuit de son départ : Cette ville de Kapila, qu’il laissait endormie, serait un jour debout pour le recevoir.

Chacun voulut assister à l’arrivée du sage : depuis le dernier-né, suspendu au sein maternel, jusqu’au plus vieux des Sâkyas, tout le monde était au bosquet des Nyagrôdhas. Seule, une femme resta enfermée au fond du palais : c’était Gôpâ. Depuis la fuite de son époux, elle vivait dans la retraite, s’obstinant à n’être pas consolée. Si elle n’en était plus à cet accablement des premiers jours, et si le temps avait insensiblement ramené un peu de calme dans son cœur, la visite de Siddhârtha allait rouvrir une plaie douloureuse. Elle n’oubliait pas, cette veuve dont le mari était vivant, que, belle et jeune, on l’avait abandonnée, la condamnant à d’éternels regrets.

Les femmes, qui s’arrogent si volontiers le droit de faire souffrir, ne pardonnent guère les souffrances qu’on leur cause, et l’on peut juger de la violence de leur amour à la profondeur de leur ressentirent.

Gôpâ eût mieux fait de suivre le conseil de la tante Gautamî et d’écouter la loi. N’en plaignons pas moins celle qui souffre et pleure, tandis que chacun se réjouit sous les ombrages des Nyagrôdhas.

Les enfants des plus nobles familles marchaient en tête du cortége ; ils offrirent des parfums et des fleurs au solitaire. Choisir l’innocence comme intermédiaire auprès du plus pur des êtres, c’était une pensée délicate.

Toutes les princesses et les princes Sâkyas, étincelants de parures, vinrent défiler devant l’ermite, avec un profond salut ; sur ces cœurs orgueilleux le prestige du rang agissait plus que celui de la sainteté. Quelques-uns murmurèrent de voir tant d’honneurs rendus à un parent plus jeune qu’eux. Oser invoquer l’étiquette des cours à l’égard de celui que les dieux reconnaissaient pour maître ! voilà bien le fait de ces cousins qui, dans tous les siècles et sous toutes les latitudes, ont jeté le trouble dans les familles.

Le peuple était ravi ; il se sentait relevé aux yeux des classes supérieures, et ne se lassait pas de contempler ce fils de roi qui avait voulu devenir pauvre.

« C’est bien lui ; nous le reconnaissons, » disaient les femmes de Kapila, les mêmes qui avaient concouru pour obtenir la main du prince. « Le manteau de religieux lui sied aussi bien que jadis la robe royale. »

Et plus d’une se penchait vers son enfant, pour cacher l’émotion éveillée par ce souvenir.

L’opinion publique tourne facilement, et, dès le lendemain, les habitants de Kapila en fournirent la preuve.

Le soleil éclairait à peine les rues de la ville : quelques personnes matinales aperçurent le Bouddha, suivi de ses religieux, qui s’en allait, de porte en porte, quêter la nourriture du jour.

« Quoi ! disait-on, la princesse Gôpâ et son fils Rahoula ne sortent qu’en palanquins dorés, et le prince Sâkya s’avise de mendier ! C’est une honte pour le royaume. »

Prévenu du scandale, Souddhôdana accourut aussitôt. — « Ô mon fils ! pouvez-vous compromettre ainsi notre illustre race ? Ne suis-je pas là pour vous nourrir avec tous vos religieux, sans que vous descendiez jusqu’à recevoir l’aumône ? » Ferme et respectueux, le Bouddha répondit : « C’est la règle, mon père ; nul n’a le droit de s’y soustraire. » Et il entra au palais où un repas splendide avait été préparé. Gautamî et toutes les dames vinrent lui rendre leurs devoirs ; chacun remarqua l’absence de Gôpâ. Elle avait déclaré qu’elle ne se dérangerait pas pour tous les ermites du monde. N’était-ce pas à son époux de venir la visiter dans ses appartements ? « J’irai, » dit Sâkya, comprenant qu’il devait au moins quelques égards à une femme si malheureuse ; mais, pour concilier cette démarche avec les convenances, il pria Maudgalyâna et Sâripoutra de l’accompagner. Le roi souleva lui-même le rideau qui fermait l’appartement, et l’on aperçut la princesse, parée, hautaine, telle qu’une grande dame qui daigne recevoir un pauvre ascète. Bien des fois, dans sa tête, elle avait arrangé cette entrevue. Ah ! qu’elles sont vaines les résolutions d’un cœur passionné ! cette colère entretenue, développée par l’absence, qu’elle fond vite sous un premier regard ! Gôpâ se précipita aux pieds de son époux ; elle les embrassa humblement et y colla son beau front. Un coup d’œil de Sâkya aux deux religieux, qui ne comprenaient plus les passions, sembla leur demander grâce pour cette familiarité contraire aux règlements. Il releva doucement celle qui avait été sa femme, et lui adressa quelques paroles affectueuses. Pour toute réponse, Gôpâ fondait en larmes. Qu’avait-elle à dire ? À quoi eussent servi les plaintes et les reproches ? En vain Souddhôdana s’évertuait à mettre un peu de laisser-aller dans la conversation ; il vantait la constance de sa belle-fille ; le religieux gardait un silence contraint ; Gôpâ baissait les yeux, mécontente de ces confidences inopportunes. « La princesse, continua le bon roi, sans s’apercevoir de rien, suit maintenant la règle du couvent ; plus de parfums ni de bijoux ; n’a-t-elle pas eu la fantaisie de ne faire qu’un repas par jour pour vous imiter ? — Je sais, répliqua gravement le mari, qu’elle a toujours pratiqué les bonnes œuvres ; c’est ce qui lui méritera la délivrance. »

Et, sur cette parole, se termina une entrevue singulièrement embarrassante pour les deux principaux personnages.

Quelques jours après, Gôpâ habillait avec un soin extrême son fils Rahoula, le seul être qui pût encore la faire sourire. « Mon enfant, dit-elle, apercevez-vous là-bas, sur la place du palais, cet homme que chacun entoure avec respect ? C’est votre père. Allez d’abord le saluer ; puis demandez-lui quatre vases d’or, qui ont disparu la nuit de son départ, et qui vous reviennent par droit d’héritage. »

La commission était étrange ; évidemment il n’y avait là qu’un prétexte inventé par cet esprit que troublait une idée fixe. Peut-être l’infortunée espérait-elle que la froideur du religieux ne tiendrait pas contre la gentillesse de Rahoula. Qui sait si la vue de l’enfant n’évoquerait pas des souvenirs que l’aspect de la mère n’avait pu ranimer ?

Les prévisions de Gôpâ ne se réalisèrent pas ; tandis que Rahoula, avec une simplicité enfantine, débitait la leçon maternelle, le Bouddha sourit : « Oui, répondit-il, je te donnerai un héritage meilleur et plus durable que ces biens réclamés par toi. »

Et l’enfant fut confié aux soins de Kâcyapa, pour être instruit dans la doctrine, et devenir plus tard un religieux.

Imaginez-vous le désespoir de Souddhôdana. Ce n’était pas assez que son fils l’eût abandonné ; il fallait encore se voir enlever Rahoula, l’espoir de sa vieillesse ! Et Gôpâ, quel dépit elle éprouva contre l’homme qui lui prenait son enfant, après lui avoir ravi son époux !

Sâkya fut inflexible ; il garda son fils ; il en avait le droit ; mais, avant de retourner à Vênouvana, il voulut au moins donner satisfaction au roi ; une ordonnance défendit à tous les jeunes gens de se faire prêtres sans l’autorisation de leurs parents.

Les défenses ne servent guère, et la robe rouge des religieux était devenue à la mode parmi les princes Sâkyas. Ananda, Dêvadatta, Anirouddha, cousins du Bouddha, s’enfuirent de la maison paternelle avec leur barbier Oupali. Ils rejoignirent le maître au village d’Anoupya[6], et implorèrent la faveur d’embrasser la vie religieuse. Pour montrer leur mépris des vanités, ils supplièrent le Bouddha de conférer d’abord les ordres au barbier Oupali. Ce jour-là, on vit les princes d’une famille royale s’incliner devant un homme du peuple, et lui faire humblement la révérence, parce qu’il avait été ordonné avant eux. Ainsi se modifiait le vieux monde védique ; une année de prédication avait suffi pour ébranler la plus orgueilleuse des aristocraties.

  1. Voici les noms des cinq premiers disciples : Adjnâna-Kaundinya, Asvadjit, Vâchpa, Mahânâma, Bhadrika.
  2. Nom donné à la classe des ouvriers et domestiques.
  3. Pour les distinguer on les nommait : Ourouvilva Kâcyapa (habitant Ourouvilva), Nâdi Kâcyapa (vivant au bord de la rivière), et Gaya Kâcyapa (habitant près de Gaya).
  4. Ceci rappelle les sorciers du moyen âge, qui enfermaient dans des bouteilles les démons, comme le Diable boiteux de Lesage.
  5. Hiouen-Thsang, vers l’an 632 de notre ère, visita le palais du roi Souddhôdana. On lui montra le cabinet d’étude du prince Siddhârtha.
  6. Sur le territoire des princes Mallas. Ces princes guerriers, cités dans les historiens d’Alexandre, gouvernaient, à tour de rôle, une sorte de république. Il n’y a rien de nouveau en ce monde.