Histoire du Bouddha Sâkya-Mouni (Summer)/Deuxième Partie/II

Ernest Leroux (Bibliothèque orientale elzévirienne, IIp. 117-140).


II.

MONASTÈRES. — FONDATION DE L’ORDRE DES RELIGIEUSES.


Le maître, avec ses nouveaux disciples, était retourné au monastère des Bambous, pour y passer la mauvaise saison. Il habitait aussi quelquefois le couvent de Nâlanda, à sept milles au nord de Râdjagriha, sur une des collines qui entourent la ville. Quand le pèlerin Hiouen-Thsang visita Nâlanda, on y comptait dix mille religieux ou étudiants en théologie. Aujourd’hui les tombes musulmanes ont remplacé les pagodes et les stoupas, élevés jadis par la piété des rois Bouddhistes.

Mais le plus important des monastères était celui de Djêtavana, offert par Anâtha-Pindika, riche marchand de Srâvasti. Tout en s’occupant à Râdjagriha des affaires de son commerce, l’honnête marchand n’oubliait pas son âme, et il se convertit à la religion nouvelle. De retour dans son pays, il fit bâtir un Vihâra à sept étages, dont Sâkya-Mouni vint solennellement prendre possession.

Devant toute la ville, Anâtha versa sur les mains du sage l’eau contenue dans un vase d’or, et prononça ces paroles à haute voix : « J’offre ce monastère au Bouddha, et à tous les religieux qui pourront venir ici de n’importe quelle partie du monde. »

Le Bouddha fit un discours à la foule et récita quelques prières, pour consacrer la maison qui venait d’être donnée aux religieux. Djêtavana fut la résidence favorite du maître, et il y revint souvent près de son ami Prasênadjit, roi du Kôsala, dont Srâvasti était la capitale.

Djêtavana semblait plutôt la résidence des grands de la terre que celle des religieux voués à la pauvreté. Sâkya-Mouni acceptait simplement ce qu’on lui donnait ; il n’eût pas choisi ce parc merveilleux, pour lequel Anâtha avait dépensé plusieurs millions. Partout des temples, des portiques, des étangs, des bosquets, sous lesquels on pouvait braver la chaleur du jour. Le calme et le bien-être exercent sur l’esprit une influence irrésistible : dans ces lieux si riants, où l’on oubliait volontiers les seize enfers, le sage composa un sermon sur les trente-six béatitudes célestes.

L’intérieur de l’habitation répondait aux dehors : quatre-vingts cellules, pour les plus anciens religieux, entouraient la chambre du supérieur ; une grande salle était réservée pour les conférences, la prédication et la réception des novices, cérémonie intéressante, dont les livres sacrés ont conservé les moindres détails.

Quand le néophyte était suffisamment instruit, on l’introduisait au milieu du chapitre, et il saluait en joignant les mains. Un religieux, s’approchant, lui demandait : « Avez-vous réfléchi aux conséquences d’un si grave engagement ? » — Et il répondait : « Je vais en refuge vers le premier des hommes, le respectable Bouddha. » On rasait alors les cheveux et la barbe du catéchumène ; on le revêtait de la robe rougeâtre, et on plaçait dans sa main la sébile aux aumônes. Une dernière fois, on lui récitait les principaux commandements et les règles du Pratimôkcha[1]. Elles étaient nombreuses, parfois puériles, mais le plus souvent dictées par une profonde connaissance des hommes. Le lit étroit, qui ne prête guère à la mollesse, la couleur sombre de la couverture, le tapis neuf auquel on doit toujours ajouter un morceau du vieux tapis, la robe qu’il faut salir de taches et de poussière, tout est d’une logique impitoyable. « Tu ne posséderas rien, tu ne jouiras de rien, » répète sans cesse celui qui a dérobé un linceul pour s’en revêtir. Il va jusqu’à refuser à ses prêtres un des plus doux priviléges de l’homme, celui de soulager la misère d’autrui. Les religieux recevront l’aumône sans jamais la faire. Et les sens, comme il les traite ! comme il les dompte ! S’il repousse les mortifications insensées du Brahmanisme, le jeûne lui semble un moyen d’affaiblir les passions et de subjuguer le corps, en faisant dominer le principe spirituel. Sâkya ne permet qu’un repas par jour ; on mangera sans avidité, et sans choisir les morceaux, ce que la charité aura laissé tomber dans le vase aux aumônes. Point de variété dans la nourriture : toujours du riz, des racines et des fruits. La viande, le beurre, le poisson et le sucre seront tolérés seulement en cas de maladie. Le moyen, avec un pareil régime, de succomber au péché de gourmandise !

Il est d’autres surprises des sens que le Bouddha redoute plus encore. Un religieux ne pénétrera jamais dans une maison habitée par des femmes, une fois le soleil couché. Tenir les femmes à distance, c’est la seule chose qui puisse rassurer le maître ; il se méfie des vocations les plus décidées, et, comme saint Paul, il sait trop bien qu’il suffit d’un moment pour faire descendre un saint au rang des pécheurs.

Il y avait à Srâvasti un jeune homme riche et beau, enchaîné par une courtisane à la mode, qu’on appelait Bhadrikâ, c’est-à-dire Félicité, nom fort convenable pour une demoiselle de cette espèce. Elle exerçait sa profession en conscience, et, lorsqu’elle eut ruiné Sounanda, son amant, jusqu’au dernier Kârchâpana[2], elle parla de séparation. Sous ses propres yeux, le pauvre fou se vit remplacé. Dégoûté de la vie mondaine, il se fit religieux Bouddhiste. Il devint l’exemple de la communauté, et sa piété n’était égalée que par sa tristesse. Un jour, le démon, que ces vocations-là font rire, dirigea les pas de Sounanda vers la maison de son ancienne maîtresse. Celle-ci trouva piquant de détourner un religieux de ses devoirs ; elle fit tant et si bien, que le jeune homme oublia tous les vœux qu’il avait faits. Aussitôt la faute commise, il fut dévoré de remords, et alla se jeter aux pieds du Bouddha. Le sage, indulgent d’ordinaire, fut, cette fois, impitoyable ; il assembla ses prêtres et leur dit : « Le religieux qui, après avoir trouvé l’appui de la religion, se laisse entraîner par le péché, est déchu pour toujours et chassé de la communauté ! »

Dans une conversation avec Ananda, il est plus sévère encore : « Les religieux qui auront manqué à leurs engagements, seront précipités dans l’Avitchi, le plus bas des enfers. »

Sâkya, le grand législateur, avait raison ; pour éviter de pareils scandales, les prescriptions les plus minutieuses ne sont pas superflues ; et, comme un des plus sûrs moyens de conserver la discipline en humiliant l’orgueil, il impose aux religieux une confession publique, à la nouvelle et à la pleine lune.

C’était pendant la saison pluvieuse que les disciples et les fidèles se groupaient autour du Bouddha, pour entendre ses exhortations. Les supérieurs, qui gouvernaient les divers monastères, venaient prendre les ordres de leur maître. Sâkya interrompait alors sa vie nomade, et, du mois de juillet au mois de novembre, il demeurait, soit à Vênouvana, soit à Srâvasti, soit dans quelque autre résidence favorite. Son temps était strictement réglé. Il se levait à la pointe du jour, lavait son visage et s’habillait promptement. Sa première pensée était pour le salut des âmes, et, d’un coup d’œil, embrassant l’univers, il examinait quels étaient les terrains où pouvait germer la bonne semence. La méditation terminée, il prenait son manteau et le vase aux aumônes ; la tête baissée, sans porter le regard plus loin que la longueur d’un joug[3], il se dirigeait vers la ville voisine, tantôt seul, tantôt suivi de plusieurs disciples. Les enfants baisaient avec respect le bord de sa robe ; chacun le bénissait ; seuls, quelques Brahmanes hautains détournaient la tête avec colère, jaloux de cette puissance qui avait ébranlé la leur.

De retour au monastère, le Bouddha lavait ses pieds lui-même, et, tout en prenant ces soins exigés par le climat, il adressait quelques paroles à ses disciples. Il leur proposait généralement un sujet de méditation pour la journée.

Après avoir fait l’unique repas permis aux religieux, le maître se retirait dans sa cellule et méditait de nouveau, en attendant l’heure de la prédication. Les portes du monastère s’ouvraient alors toutes grandes ; elles étaient trop étroites pour la foule des Oupâsakas et des Oupâsikas (dévots et dévotes). Il y avait là des confréries qui, sans être astreintes aux règles du couvent, suivaient certaines pratiques religieuses. Visâkhâ, femme d’Anâtha Pindika, était à la tête d’une de ces pieuses associations ; elle réunissait chez elle une troupe de dévotes, qui n’étaient pas les moins assidues aux sermons du Bouddha.

Les auditeurs se divisaient en deux classes, suivant leur degré de perfection ; ils se rangeaient autour du Dharmâsana, sorte de chaire tournée vers l’est et placée au centre de la salle. Bientôt un murmure respectueux annonçait l’arrivée du prédicateur ; il montait lentement les marches de la chaire, absorbé dans ses réflexions. Un éventail d’ivoire, aux fines sculptures, était placé sur le pupitre ; le religieux s’asseyait, prenait l’éventail, et, ajustant sa robe de façon à laisser nue l’épaule droite, il commençait son sermon. La tâche était rude, et, pour l’accomplir, il fallait le zèle de la loi. Songez à l’état de nos orateurs sacrés ou profanes, après un discours prononcé dans les jours caniculaires ; imaginez-vous le Bouddha s’efforçant, par une chaleur de quarante degrés, d’exposer la théorie des douze causes connexes et des quatre vérités sublimes, vous comprendrez que l’éventail ne restât pas immobile entre les mains du prédicateur. Sans ce bienfaisant auxiliaire, il n’aurait peut-être pas eu la force d’achever son sermon.

Au sortir de la chaire, le Bouddha allait se plonger dans un bain, dont il avait grand besoin. Le bain était suivi d’une promenade, et la soirée s’achevait en plein air, sous les Vérandahs[4] du monastère.

Voyez-vous, dans la campagne, l’effet d’une de ces belles soirées ? Le soleil, amortissant l’ardeur de ses rayons, est descendu vers l’occident ; le ciel se rougit des feux du crépuscule ; tous les points de l’horizon se couvrent de légères vapeurs ; le soir, qui invite les hommes au repos, attire vers les flambeaux la troupe ailée des papillons. Tandis que la Sârikâ et le Kôkila s’endorment sous les Vâsantis[5] fleuries, les oiseaux de nuit s’agitent, cherchant leur proie ; les chefs de famille rentrent dans leurs foyers ; les pasteurs reviennent à la hâte, les épaules chargées de cordes, et comptent leurs troupeaux ; on entend au loin les vaches mugir dans l’étable ; des feux s’allument de tous côtés ; les arbres frissonnent sous une brise imperceptible ; les poitrines se dilatent ; la lune élève peu à peu son disque jaunissant ; la nuit s’approche ; le jour est fini.

Quel silence sous les ombrages de Djêtavana ! c’est bien l’heure du recueillement, le vrai moment de songer à l’éternité. Le Bouddha est étendu sur une natte, la tête appuyée sur des coussins ; il souffre, comme un simple mortel, d’une maladie d’estomac, pour laquelle il a dû réclamer les soins d’un médecin. Sâripoutra et Maudgalyâna, les disciples de la main droite et de la main gauche[6], sont debout aux côtés de leur maître. Les deux ascètes touchent à la maturité de l’âge ; leurs visages sont rudes ; leurs physionomies sévères ne reflètent aucune passion ; ils ne comprennent plus les faiblesses humaines, et semblent déjà planer dans le Nirvâna. Ils n’ont pas le regard brillant, les traits fins et mobiles de Kâcyapa, ce grand théologien, qui devait présider un concile et rédiger une partie de la Triple Corbeille[7]. Si désormais il s’incline devant l’autorité du Bouddha, on reconnaît toujours en lui l’homme qui a commandé aux autres. Dans un récent voyage, il a partagé la couche du maître : honneur inouï, qui lui vaut le respect de tous les disciples !

Ces jeunes gens qui se tiennent à l’écart, appuyés contre une tige de bambou, ne sont rien moins que des princes Sâkyas. L’un d’eux, Nanda, a laissé volontairement une fiancée au pays natal. Il a toute l’ardeur du néophyte, et ne regrette rien des joies de l’amour ; bonne et franche nature, qui contraste avec celle de son cousin Dêvadatta. Regardez ces yeux hypocrites, cette face jaunie par l’envie. Au milieu de ces esprits paisibles, Dêvadatta apporte un cœur dévoré des plus mauvaises passions. Quelle singulière fantaisie l’a poussé vers le cloître ? Il déteste le Bouddha, et ne demande qu’à le trahir ; il le prouvera plus tard. En ce moment, Dêvadatta cause, à voix basse, avec le barbier Oupali, un rusé compère, d’une intelligence supérieure, dont nous aurions, en même temps, du bien et du mal à dire. Au milieu de ces figures ascétiques, que la lune vient frapper d’un pâle rayon, se détache la beauté radieuse d’un homme de vingt ans. Ananda est assis derrière le maître, et joue mélancoliquement avec les cheveux bouclés du gentil Rahoula. Parfois il soupire, et ne prête qu’une faible attention aux discours de Sâkya-Mouni. Pauvre Ananda ! Loin de lui parler des fins dernières, cette nuit embaumée, ces bosquets mystérieux, lui rappellent trop éloquemment les joies de la terre. N’accusez que ses vingt ans : il pense à celle qu’il abandonna dans un de ces moments de folie héroïque où la jeunesse est capable de tous les sacrifices. Chaque nuit, il revoit en songe sa bien-aimée ; c’est en vain qu’il résiste ; le démon se blottit sous l’oreiller du religieux.

La lutte est le lot des âmes tendres. Saint Jérôme, dans le désert, se roulait sur des épines, pour oublier la beauté des Romaines ; les tentations d’Ananda ne l’empêcheront pas de devenir un des plus grands saints du Bouddhisme.

Mais voici un nouveau personnage qui ne porte pas la robe des religieux, et devant lequel chacun s’incline avec respect. C’est Djivaka, l’ami et le médecin du Bouddha. Il n’est guère plus âgé qu’Ananda, et déjà sa chevelure s’éclaircit ; son front est plissé par l’étude, sa physionomie sérieuse, son regard profond. Il a beaucoup voyagé ; il connaît les hommes ; c’est dire qu’il n’a conservé aucune illusion. La biographie du savant disciple contient des détails intéressants, qui jettent un jour curieux sur la science médicale dans ces temps reculés.

Djivaka était le fils naturel du roi Bimbisâra et d’une courtisane célèbre. Abandonné par sa mère, l’enfant fut recueilli par son père, qui le trouva gisant sur un monceau de débris, et l’adopta sans savoir qui il était. Djivaka, ne voulant pas abuser des bontés de son protecteur, songea à se créer une position indépendante. Il s’en alla étudier la médecine et la chirurgie à Bénarès. Bientôt, dans toute l’Inde centrale, il ne fut bruit que des cures merveilleuses du jeune médecin. Il trépanait, recousait les intestins, pratiquait les opérations les plus hardies, sans jamais laisser mourir un malade. La légende, craignant à bon droit que le fait ne paraisse invraisemblable, a grand soin d’ajouter que les dieux protégeaient Djivaka et bénissaient ses entreprises. Quelques infusions de nymphéa lui avaient suffi pour guérir le Bouddha d’une inflammation d’entrailles.

En ce moment, le médecin venait à Djêtavana chercher des nouvelles de l’illustre convalescent. Le sage accueillit avec un sourire l’homme qui lui avait rendu la santé. « Djivaka, lui dit-il, guérissez-vous aussi les maladies morales ? Regardez Ananda ; le voyez-vous se faner comme un roseau vert, coupé dans l’étang ? que lui donnerez-vous, pour calmer cette fièvre qui fait courir du feu dans ses veines ? »

Ananda tressaillit. Comment pouvait-on deviner ce qu’il cachait au fond de son cœur ? — « Crois-tu donc, Ananda, dit le maître, que je ne connaisse pas les pensées de tous les êtres ? tes combats sont le résultat d’une faute commise par toi, dans une existence antérieure. Autrefois, j’exerçais la profession de marchand, et je voyageais sans cesse pour mon commerce. Je montais un âne, que je croyais docile, et je l’aimais beaucoup. Un jour que je l’avais laissé seul dans un champ, la bride sur le cou, il s’en fut rôder galamment autour d’une ânesse. Quand je voulus reprendre mon voyage, l’âne me fit comprendre, en se roidissant, qu’il ne voulait plus me servir, et prétendait retourner vers celle qui l’avait charmé. Il faillit me renverser ; j’eus fort à faire pour le ramener à de meilleurs sentiments. Eh bien ! sachez-le tous : cet animal ingrat, qui s’abandonnait à ses passions, c’était Ananda ! Si la pensée des femmes le trouble aujourd’hui, c’est une juste expiation de cette faute d’autrefois ; la méditation et la pénitence pourront seules rendre le calme à cette âme malade[8]. »

Je vois d’ici le lecteur sourire ; mais les disciples écoutaient gravement ces explications, qui leur semblaient naturelles. Une fois le principe admis, tout s’enchaîne dans ce monde de la transmigration, et le péché poursuit le coupable à travers les siècles, jusqu’au jour où les bonnes actions l’emporteront sur les mauvaises.

Ananda n’était pas le seul mis en scène. Le Bouddha lui-même trouvait, dans ses existences passées, un enseignement pour les disciples. Il connaissait l’art de persuader les hommes, et, variant son langage, il savait passer des sommets de la métaphysique aux simples récits de la parabole.

Ainsi s’écoulaient les heures au monastère de Djêtavana, où l’on trouvait cette vie paisible et consolante qui répond aux aspirations de certaines natures d’élite.

Au retour de la belle saison, les religieux se mettaient en route, descendant vers le Gange ou remontant vers l’Himâlaya. Dans les royaumes de l’Inde centrale, les villes d’Oudjayini, d’Hastinâpoura, de Mathoura, de Vaisali, de Râdjagriha, de Srâvasti et de Kapila furent le théâtre des conversions de Sâkya. Les voyages qu’on lui attribue, en Chine, en Birmanie et à Ceylan, sont de pure fantaisie.

Depuis cinq ans, le Bouddha avait commencé le cours de ses prédications ; il venait de se fixer dans le couvent de Mahâvana (la grande forêt), pour y passer la saison pluvieuse, lorsque le roi Souddhôdana fut atteint de paralysie, et réclama instamment la présence de son fils. En un instant, le maître vola au chevet de l’auguste malade. Nous n’employons ici aucune métaphore : la légende dit que Sâkya prit sa course à travers les airs, suivi d’Ananda et d’une troupe de disciples choisis.

Le Bouddha fut admirable d’éloquence et de piété filiale, sachant adoucir les souffrances du roi et le préparer à la mort. Lorsque Souddhôdana vit approcher ses derniers moments, il se souleva sur sa couche, et demanda humblement pardon, à ceux qui l’entouraient, des torts qu’il avait eus à leur égard ; il s’efforça de consoler la reine Gautamî, et mourut, souriant à l’espoir de la délivrance.

Cette fin édifiante impressionna toute la cour ; les femmes surtout, avec leur organisation nerveuse, furent vivement frappées. Devant ce lit funèbre, qui montrait si bien la vanité des grandeurs humaines, Gôpâ sentit s’évanouir l’égoïsme de son chagrin ; la présence de Sâkya n’éveilla plus en elle les mêmes sentiments ; le mari et l’amant disparurent ; elle ne vit plus qu’un guide spirituel, dont les exhortations ranimèrent son esprit abattu. La princesse s’oublia pour consoler sa belle-mère Gautamî, et ces cœurs blessés, unis dans une même douleur, tournèrent leurs pensées vers le cloître.

Le monde est sans charmes pour ceux auxquels il ne promet plus de bonheur.

L’exemple des deux princesses devait être contagieux : cinq cents femmes des plus illustres familles Sâkyas voulurent aussi entrer en religion. Ce fut une pieuse folie, comme celle qui s’empara, un peu plus tard, des grandes dames de Rome. Depuis la fiancée que regrettait Ananda, jusqu’à la jeune fille abandonnée par Nanda, les plus riches, les plus belles aspiraient à être pauvres, et, ce qui est bien plus méritoire, à s’enlaidir. Aussi passionnées pour le renoncement qu’elles l’avaient été pour la coquetterie, elles coupèrent leur chevelure. Gôpâ les avait devancées dans ce sacrifice. Ainsi s’était réalisé le songe fait par la princesse royale, cette nuit où les caresses de l’épouse avaient échoué devant la résolution du futur religieux.

Il ne manquait plus que le consentement du maître pour que l’ordre des religieuses fût fondé. Gautamî se chargea des négociations ; mais le Bouddha accueillit mal ces ouvertures. Trois fois les femmes revinrent à la charge, trois fois elles furent repoussées et renvoyées à leur intérieur.

Celui qui avait résisté aux Apsaras craignit de faiblir devant ces dévotes opiniâtres ; il prit le meilleur parti, et se retira dans la forêt de Mahâvana. Il comptait sans l’obstination féminine. Ces grandes dames, qui n’avaient jamais voyagé qu’en litière, allèrent bravement à pied, à la poursuite de leur directeur spirituel. Épuisées de fatigue, les vêtements en désordre, couvertes de poussière, elles vinrent, un soir, tout éplorées, frapper à la porte du monastère.

Au plus fort de leur chagrin, les femmes savent toujours ce qu’elles font. Elles possèdent, d’ailleurs, un instinct qui ne les trompe jamais. Pas si simples que de s’adresser à Sâripoutra ou à quelque rude ascète qui les eût éconduites sans merci ; c’est Ananda qu’elles choisissent pour avocat. Leurs larmes attendrissent l’aimable jeune homme ; au milieu des dévotes, il avait reconnu sa fiancée ; jugez s’il plaida chaleureusement la cause des religieuses. Le maître l’écouta tranquillement. « Ananda, lui dit-il, ce n’est pas sans raison que, jusqu’à présent, j’ai refusé mon consentement. Si les femmes embrassent la vie religieuse, mes institutions ne subsisteront pas longtemps. Une maison où il y a peu d’hommes et beaucoup de femmes, n’inspire aucune crainte aux voleurs ; elle est bientôt envahie par eux et prise d’assaut. De même, la discipline ne dure pas dans une maison habitée par des femmes. Et quant aux vœux de continence, veux-tu que je te parle franchement, Ananda ? Toute femme, ayant une bonne occasion pour agir en cachette, et étant excitée, fera ce qui est mal, quelque laid que le galant puisse être, n’eût-il même ni main ni pied. »

Le vénérable Bouddha nous semble ici exagérer la méfiance ; moins que tout autre il était autorisé à tenir ce langage, lui que Gôpâ avait aimé avec tant de constance et de sincérité. Il faisait allusion à certaine faute commise par la reine Kinnara, bien avant la naissance du Bouddha. On prétendait que cette princesse s’était échappée du palais, pendant le sommeil de son mari, pour rejoindre un homme dont les pieds et les mains avaient été coupés, et qui était laid comme un vampire.

« Est-il juste de rendre tout le sexe solidaire de la faute d’une seule ? » réplique vivement le disciple. Il n’ose pas parler de Gôpâ qui fit connaître à Sâkya les fêtes de l’amour ; mais il invoque un autre souvenir. « Gautamî, la mère adoptive du Bouddha, celle qui le berça et guida ses premiers pas, elle est à la porte du monastère, grelottant par cette froide soirée, attendant, avec anxiété, la seule faveur qui puisse ranimer son cœur désolé. »

Il n’y a plus moyen de s’en défendre ; le Bouddha cède à contre-cœur ; mais, pour prévenir les transgressions futures, son consentement est accompagné de huit lois sévères. Il s’agit surtout de régler les rapports que les religieuses auront avec les religieux. La confession, voilà le grand point qui préoccupe Sâkya ; et il veut, pour les femmes, deux directeurs spirituels qu’elles consulteront tour à tour.

S’il avait vu la troupe des dévotes se presser autour d’Ananda, le Bouddha eût peut-être augmenté le nombre des lois imposées aux religieuses. En apprenant la victoire remportée par le jeune ascète, la joie des femmes éclata, puérile et extravagante ; les unes voulaient toucher le bas de la robe d’Ananda, les autres baisaient ses mains avec transport.

Que la reconnaissance pour de pareils avocats est dangereuse ! Ananda passa, sans s’en douter, auprès de terribles écueils ; plus d’une passion, chaste ou brûlante, naquit et mourut dans le silence du cloître, sans avoir même été soupçonnée par celui qui en était l’objet.

On dit que le démon Mâra considéra l’entrée des femmes en religion comme un dédommagement de l’échec qu’il avait subi à Bôdhimanda ; il espérait trouver son compte dans ces enthousiasmes mystiques, qui peuvent mener aussi loin que les surprises de la chair.

La fondation de l’ordre des religieuses fut difficile à obtenir ; mais, une fois son consentement accordé, le maître traita les nouvelles venues exactement comme ses religieux, les instruisant, leur donnant, à l’occasion, d’excellents conseils qu’un directeur chrétien ne désavouerait pas. Dans un langage plein de finesse, il cherche à prémunir les nonnes contre ces bavardages si facilement engendrés par l’oisiveté du cloître. « Méfiez-vous, dit-il aux femmes, de ces intempérances de langue naturelles à votre sexe ; parlez peu et avec mesure, vous n’aurez jamais à vous en repentir. Vous ne sauriez être trop modérées dans le choix de vos expressions, ni trop réservées dans le sujet de vos discours. » Sâkya combat plus énergiquement encore la coquetterie, cet ennemi qui se dissimule sous les plis de la robe la plus grossière.

Il y avait, parmi les novices, une jeune fille très-vaine de sa beauté. Les nonnes n’avaient pas de miroir ; mais il était si simple de s’admirer dans l’étang des lotus ! Le Bouddha fit apparaître dans l’eau une figure plus parfaite que celle de la religieuse ; tandis que celle-ci regardait déjà d’un œil jaloux, le fantôme se transforma par degrés, et finit par offrir l’aspect d’une vieille repoussante. La religieuse faillit s’évanouir : « Eh bien, ma fille, dit le maître, voilà l’image fidèle de ce que deviendra cette beauté dont vous êtes si fière. » La leçon était bonne, et elle profita.

La première épouse de Bimbisâra était aussi fort orgueilleuse ; elle n’avait jamais consenti à voir le Bouddha, et était fort irritée de l’ascendant qu’il exerçait sur son mari. On la conduisit, par surprise, au monastère de Vênouvana, et Sâkya-Mouni se servit avec succès du procédé qui avait réussi pour la religieuse. Cette reine adulée, extrême dans tous ses sentiments, descendit du trône pour se faire religieuse. Elle devint, parmi les femmes, disciple de la main droite, faveur que lui valurent ses mérites passés plutôt que son illustre naissance.

Selon toute vraisemblance, ce fut à quelques pas de Djêtavana que s’éleva le premier couvent de femmes Bouddhistes. Au viie siècle, Hiouen-Thsang vit une tour penchée, dernier vestige du Vihâra que dirigeait Gautamî.

Le Bouddha vécut ainsi en famille, dans des conditions singulières, voyant chaque jour sa mère et sa femme, les traitant avec une familiarité affectueuse, mais recevant, en échange, le respect qu’on doit à un religieux et à un supérieur. Si une expression de regret monta parfois aux lèvres de Gôpâ, nul n’en sut jamais rien. L’âme s’échappa enfin de ce corps, dont tous les liens terrestres avaient été brisés. Entourée d’un mari et d’un fils, qui l’appelaient « ma sœur, » la religieuse s’éteignit doucement, les yeux tournés vers Sâkya, l’objet unique de son amour, guidée par cette main chérie dans les sentiers de la délivrance. Quelle femme n’envierait sa destinée !

  1. V. l’Index.
  2. V. p. 84, n.
  3. V. l’Index au mot joug.
  4. Galeries ouvertes.
  5. Lianes.
  6. V. l’Index.
  7. V. l’Index.
  8. Bigandet, Life of Gaudama, p. 179.