Histoire des relations entre la France et les Roumains/Princes phanariotes et amis français dans la première moitie du XVIIIe siècle



CHAPITRE V

Princes phanariotes et amis français dans la première moitie du XVIIIe siècle


Au commencement du XVIIIe siècle, l'influence littéraire et sociale de la France ne s'était pas encore étendue sur l'Europe entière ; elle n'avait pas pénétré dans cette classe des boïars des deux Principautés, qui, sous l'impulsion des idées de la Renaissance, venues de Pologne surtout, avait déjà développé une civilisation nationale d'une incontestable originalité et d'un intérêt spécial par le mélange particulier des éléments occidentaux avec ceux qui appartenaient à l'ancienne tradition byzantine. Considérons le cas de Démétrius Cantemir, qui eut deux règnes de brève durée en Moldavie (1693 et 1710-1711) : l'historien de l'Empire ottoman, le codificateur de la musique turque, l'auteur d'une Description de la Moldavie, demandée par l'Académie de Berlin, dont il était membre, le futur organisateur d'une nouvelle Académie à Saint-Pétersbourg, avait fréquenté, pendant un long séjour, comme otage de son père à Constantinople, le Palais de France ; il était personnellement lié avec les ambassadeurs, qui appréciaient son grand savoir d'orientaliste. Un Musée français conserve le portrait de ce personnage, encore très jeune : il porte la perruque aux longues boucles, la cravate en dentelles et l'épée du gentilhomme français de l'époque de Louis XIV ; mais, en même temps, le turban et les détails de vêtement de ses maîtres turcs. Voilà bien l'image des deux influences qui se croisaient dans son esprit aussi bien que dans la vie même de sa patrie ; mais on ne retrouve dans ses nombreux ouvrages, portant des empreintes diverses, rien qui rappelle la civilisation française.

Les relations entre les Principautés du Danube et la France se bornent, pendant la première moitié du XVIIIe siècle, à celles qui existèrent entre les princes, qui étaient des Grecs du Phanar à Constantinople, anciens drogmans de la Porte, et ceux des Français que le hasard de leur carrière exila en Orient. Un aventurier tel que le comte de Bonneval, qui devait être plus tard pacha et même grand-vizir, demande en 1729 qu'on amène les Turcs à lui confier le tribut des deux Principautés, avec quoi il se charge de réaliser des « miracles » sur le Danube ; il s'offre à organiser un corps de deux à quatre mille mercenaires sous son propre commandement, avec le titre de séraskiër ; il ajoute que de pareilles attaches en Orient empêcheront la France de rester isolée au moment où les princes allemands, qui accaparaient peu à peu les trônes en Europe, se saisiraient aussi de l'héritage de Pierre-le-Grand. — Peu après, le réfugié hongrois Disloway sollicite de la France une principauté, un « royaume » sur le Danube, dans les limites d'un vaste territoire non habité et parfaitement colonisable qui s'étendrait entre la Hongrie et les pays roumains (« sur les confins de la Hongrie et de la Transylvanie et dépendant de la Valaquie »). Un autre aventurier, Radu ou Rodolphe Cantacuzène, fils du prince Etienne de Valachie, qui avait été exécuté par les Turcs en 1716, s'adresse au roi en 1749; il proteste qu'il « ne dépend d'aucune Cour » ; cet individu, dont la fantaisie avait une forte couleur de charlatanisme, qui se targuait d'être chef de l'Ordre constantinien et « marquis » de toutes les terres qui avaient appartenu à sa famille, sans compter d'autres sur lesquelles cette famille n'avait jamais eu le moindre droit, espérait réaliser de cette façon des ambitions qui, à un moment donné, s'étendirent aussi sur la Serbie et qui, après l'avoir conduit à visiter en solliciteur différents milieux politiques de l'Occident, devaient lui faire perdre la vie ou au moins la liberté.

Nicolas Maurocordato, le premier des Phanariotes, était connu à l'ambassade de France pour « l'inclination qu'il a toujours témoignée pour les François ». De même que son père Alexandre, qui avait reçu jusqu'à sa mort une pension, il fut sans doute favorisé par le réprésentant du roi et conserva des relations avec Fonseca, médecinjuif espagnol qui fut pendant dix-sept ans aux gages de la Maison de France ; aussi le considérait-on comme un client politique assuré. Il accueillit tour à tour dans sa principauté le sieur de Fréville, qui accompagnait Charles XII réfugié à Bender, l'ambassadeur Désalleurs, qui traversa la Moldavie par un hiver affreux et qui, arrivé enfin à Jassy, comme dans un port de salut, joignit des présents à ses compliments, sans compter nombre d'autres agents et simples voyageurs. Pris par les Impériaux en 1716, dans sa résidence même de Bucarest, Maurocordato revint sur le trône après la conclusion du traité de Passarowitz, et Bonnac, sucesseur de Désalleurs, assurait, en 1719, que, « pendant sa prison chez les Allemands, il a contracté une haine personnelle contre eux », ajoutant : « le prince l'a fait assurer qu'il n'oublieroit rien pour fortifier les bons sentiments où est la Porte pour la France ». Son fils Constantin était considéré comme l'héritier de ces sentiments. Il s'adressait en 1740 au cardinal de Fleury pour le féliciter d'avoir procuré à la Porte « parmi les applaudissements dont tout l'Univers retentit », une paix honorable, celle de Belgrade, digne de « son génie» (1739). En échange, on lui parlait, non seulement de l'appui qui lui avait été accordé par la France pour gagner une situation princière, mais aussi de ses prédécesseurs et parents, de « leur amour pour les lettres et la protection qu'ils ont toujours accordée dans leurs Etats à notre nation ». On lui faisait parvenir, de la part du roi, un exemplaire des Conciles de Hardouin pour sa bibliothèque ; de Paris, en 1741, des caisses de livres français arrivaient à son adresse. L'abbé Desfontaines lui adressait une dédicace ; telle publication parisienne faisait l'éloge de son œuvre législative ; un certain Fournier s'offrait à lui comme « correspondant de littérature ». Même dans ses malheurs, qui l'obligeaient à vendre une splendide bibliothèque, unique en Orient et dans laquelle les ouvrages français ne manquaient pas, il maintenait dignement la tradition littéraire de son père, dont témoigne aussi la correspondance de celui-ci avec Le Quien, l'auteur de l'Oriens christianus.

L'appui des ambassadeurs de France à Constantinople était sollicité depuis quelque temps par un rival de Maurocordato, le prince Constantin Racovitza, d'ancienne souche roumaine, mais « phanariotisé » par toute son éducation. On a conservé leur correspondance. Racovitza envoie des tonneaux de vin de Moldavie, des pommes, des lévriers, des chevaux isabelle, et reçoit en échange des cadeaux en étoffes de luxe ; il propose de placer des capitaux dans les entreprises des Français en Orient, pour les arracher à la cupidité turque ; il forme même le projet d'un « établissement » français en Moldavie, que devait fonder et servir son conseiller occidental, un Marseillais, Jean-Baptiste Linchoult ; ce dernier, fiancé à une dame Sturza, fut un précieux et fidèle auxiliaire pour son maître, qu'il aida dans l'adversité jusqu'à se compromettre gravement aux yeux des Turcs et, malgré l'intervention pressante de l'ambassade, il finit par la main du bourreau.

Racovitza était prisé comme un «prince au cœur vrayment françois », dans lequel la «foi grecque » n'entrait que pour bien peu.

On crut tout d'abord que Grégoire Ghica, cousin du vieux Maurocordato, et ses fils, Scarlat et Mathieu, avaient les mêmes sentiments ; pendant que Grégoire était encore drogman, on faisait l'éloge de son « zèle » et de sa « bonne volonté » ; on le considérait comme « un homme qui mérite attention et qui est entièrement dans les intérêts de la France » ; une pension de mille écus par an aidait à ce « grand attachement ». Comme prince, il se servit de la famille des Mille, Jean et Mathieu-Georges, tous « bons François » ; le premier, devenu à la mode grecque un Yanakaki, se mêla à la boïarie roumaine et se perdit dans ses rangs. Mais plus tard cette famille des Ghica fut considérée comme inféodée aux intérêts allemands.

Ces détails méritent d'être soigneusement relevés ; cependant, en fait d'intérêts réels, de points d'attache constants avec le pays lui-même, on était encore à les chercher. Tel solliciteur proposait en 1748 l'établissement d'un consul ; mais le Ministère préférait quelque « François intrigant, lequel, sous prétexte de commerce, pourroit rendre les services nécessaires », — ainsi que le fit plus tard Linchoult. En matière de religion, les Italiens avaient pris la place, et ils se bornaient à demander une vague protection de la France, l'idée d'établir des Jésuites polonais n'ayant pas laissé de traces dans les pays roumains. Si l'on trouve à Jassy vers 1750 un père Laydet, les rapports même des agents français nous font savoir qu'il ne s'agissait que d'un « fils de François, mais Allemand naturalisé et d'inclination, intrigant, dévoué à la Saxe et au comte de Bruhl particulièrement ». C'est par la voie des influences littéraires que la France allait gagner une situation durable sur le Danube roumain[1].

  1. Voir les documents dans le volume déjà indiqué de la collection Hurmuzaki et dans un récent recueil de M. J. C. Filitti.