Histoire des relations entre la France et les Roumains/Précepteurs et secrétaires français en Moldavie et en Valachie au XVIIIe siècle


CHAPITRE VI

Précepteurs et secrétaires français en Moldavie et en Valachie au XVIIIe siecle. Premiers écrivains français traitant des Principautés.


L'usage d'employer des secrétaires français pour toutes les relations avec l'étranger devint général à la Cour des princes phanoriotes de la seconde moitié du XVIIIe siècle. L'italien avait cessé d'être la langue usuelle de correspondance « franque » pour l'Orient, et les Levantins eux-mêmes, Génois plus qu'à demi grécisés, durent se soumettre à la nécessité, nouvelle, d'apprendre le français, s'ils voulaient jouer un rôle ou occuper une place dans la diplomatie ottomane. Mais, jusqu'à ce que tout le monde fût en état de tourner une lettre convenable avec une orthographe quelconque, du temps dut se passer, et ce fut celui des secrétaires venus de France, nobles sans occupation ou bourgeois en quête d'aventures orientales. Puis, lorsqu'il fallut former une nouvelle génération capable de correspondre dans la langue internationale de l'Europe entière, le précepteur des fils de prince commença, à Jassy et à Bucarest, son œuvre.

Au temps des Linchoult, des Mille, des La Roche, chargés spécialement des affaires de Pologne, il n'y avait que les « directeurs de la correspondance étrangère ». Il en fut autrement après la longue guerre russo-turque ; la paix de Koutschuk-Kaïnardschi en 1774 inaugura un régime de nouvelles garanties pour l'autonomie traditionnelle des deux Principautés. Alexandre Ypsilanti, premier prince de Valachie après le rétablissement de ces trônes en sous-ordre, employa jusqu'à un cuisinier français, nommé Maynard ou Mesnard ; mais le soin d'élever ses enfants fut confié à un Ragusain, de langue italienne, Raicevich, qui fut ensuite agent de l'Autriche dans les Principautés. Ce futur auteur des intéressantes Observations sur la Valachie, traduites plus tard en français par Lejeune, lisait probablement des livres dans cette langue ; et le français n'était pas inconnu du poète roumain contemporain, Jean Vacarescu, bien qu'en fait de littérature occidentale il fût plutôt un italianisant. Auprès du prince Constantin Mourousi, qui obtint la Moldavie en 1777, on rencontre deux abbés : Marchand et Pierre Chabert, dont la famille s'établit dans la Principauté. Des Italiens, originaires de Rome, comme Nagni, se faisaient appeler Nagny au moment où ils remplissaient les fonctions de secrétaires auprès de ces petits despotes aux allures solennelles, copiées sur celles de leur « empereur » byzantin. Il fut aussi question d'un médecin français , « homme profond dans son art », à la Cour du prince de Valachie Nicolas Caradscha (Karatzas), et le rôle de précepteur des enfants princiers fut sollicité par Albert, homme de « bonne plume ».

Sans doute, les propagateurs de la civilisation sociale et des modes littéraires qui envahissaient rapidement l'Europe entière n'étaient pas tous de souche française. Des Italiens, des Ragusains, certains Allemands même en étaient aussi les facteurs, intéressés sinon enthousiastes. Cependant le maître de langue française était le seul précepteur que l'Orient chrétien voulût engager et entretenir. Les journaux qu'on lisait à Jassy et à Bucarest n'étaient pas toujours des journaux de France, où Fancien régime surveillait de prèsles publications politiques; mais c'étaient des journaux français qui, de Leyde, de La Haye, d'Amsterdam, de Londres, parvenaient en Orient dès le milieu du XVIIIe siècle, à la demande même des princes, qui étaient obligés de renseigner la Porte sur ce qui se passait en Occident. Une maison «grecque » de Vienne, celle des frères Markidès Poullio, qui étaient en réalité des Roumains de Macédoine nommés Puliu-Puiu, fournissait aux boïars toute une bibliothèque d'ouvrages français remarquables par autre chose encore par leur frivolité et par leur description appétissante des mauvaises mœurs. Il y en avait de bons en effet dans la bibliothèque du prince Constantin Maurocordato, dont on possède le catalogue. Les Aventures du chevalier de Faublasétaient lues par des jeunes filles roumaines. Celles-ci étaient encore habillées à l'orientale, bien que les officiers russes et autrichiens amenés dans le pays par les fréquentes occupations militaires leur eussent enseigné les danses de l'Europe et les manières des salons français, plus ou moins fidèlement rendues par ces rudes initiateurs, et que des maisons de Transylvanie ou de Vienne eussent commencé à expédier des étoffes et même des robes d'une nouvelle façon. D'anciennes bihliothèquesroumaines, comme celle de Jean Paladi, à Jassy, en 1792, contenaient Suétone auprès d'Erasme, des volumes de Racine — splendide édition de Berlin — et de Bossuet. Voltaire était lu avec avidité et préparait des «libres-penseurs » sur le Danube roumain. Les romans de Florian ravissaient les âmes sensibles et préparaient l'éclosion de leurs rêves. On s'initiait à la connaissance de l'histoire ancienne par les pages, d'une sévérité raide et compassée, du vieux Rollin. Enfin ce n'est pas sans étonnement qu'on voit un évêque de l'Eglise orthodoxe, le grand Cé~ saire de Râmnic, qui parlait le grec et l'italien, demander, sans craindre aucun dommage pour son âme, l'Encyclopédie.

Déjà les Français commençaient à s'installer. On verra par la suite s'ils comprirent tout ce que cette imitation naïve et passionnée de leur civilisation recélait de promesses pour l'avenir.

Parmi les précepteurs français qui firent l'éducation des fils de prince, il y en eut un qui, pour se venger de ceux qui n'avaient pas reconnu et récompensé ses services, voulut mettre par écrit l'expérience acquise pendant un long séjour parmi les Roumains ; il avait résidé en Moldavie, à la Cour du bon prince, laborieux et modeste, qui fut Grégoire-Alexandre Ghica (1774-1777). Cet homme, qui devait figurer plus tard parmi les meneurs et les pamphlétaires de la Révolution pour finir sur l'échafaud une vie de mécontent et d'agité, est Carra. Son Histoire de la Moldavie et de la Valachie parut à Jassy en 1777.

L'auteur se pique d'être un érudit en ce qui concerne l'histoire et l'ethnographie de ces régions dont il ne connaissait, en fait, que la capitale moldave, Jassy, et les grands chemins qui y menaient. Il parle donc des Daces et des Romains ; il affirme que, si les pauvres Valaques ont du sang romain dans leurs veines, ils le doivent seulement à de misérables Italiens, qui, semblables aux forçats des Antilles et de Cayenne, avaient été exilés pour leurs méfaits ; ils laissèrent pour héritage à leurs descendants le « vice » et la « lâcheté ». Des renseignements géographiques lui avaient été fournis par la Description de la Moldavie de Démétrius Cantemir, auquel il emprunte des erreurs qui sont encore accentuées par l'ignorance du compilateur ; c'est là aussi qu'il a puisé d'intéressants détails sur le cérémonial suivi lors de l'installation des princes. Pour le passé moldave, il a connu, dans un manuscrit malheureusement incomplet, les chroniques du pays dans la forme qui leur fut donnée, à la fin du XVIIe siècle par le logothète Miron Costin [1] ; il a recueilli aussi certains anecdotes qui circulaient sur le règne des derniers princes. Le peu qu'il sait sur le passé de la Valachie est dû, paraît-il, à un ouvrage de statistique rédigé, à cette même époque, pour la Cour de Russie, par Baur, un des généraux de l'Impératrice. La chronologie n'est pas traitée plus sérieusement. La biographie de Démétrius Cantemir est, par contre, démesurément développée ; c'est un des cas où l'on peut constater dans son ouvrage un manque absolu de proportion. On se ferait une bizarre idée de l'histoire des Roumains en prenant pour guide ce pamphlet. Les considérations de Carra sur « l'état actuel » des Principautés sont d'une utilité plus réelle. L'auteur trouve des ressemblances entre la nature roumaine et celle de la Bourgogne et de la Champagne ; mais une profonde mélancolie lui paraît se dégager des forêts et des lacs qui occupent la plus grande partie de ces beaux paysages. Cependant on voit partout des vergers, des pelouses semées de fleurs pendant les chaleurs de l'été oriental. « La distribution des plaines, des collines et des montagnes » lui paraît unique en Europe. « L'aspect », dit-il, « est moins imposant qu'en Suisse, mais plus riant, plus doux. La floraison dans les grands bois solitaires est d'une incomparable richesse ». Le nombre des habitants s'élève, dit-il, tout au plus à 500.000 âmes. Les villes et bourgs, sans murs, ne souffrent pas de comparaison avec « les plus misérables villages de France ou d'Allemagne » ; les villages eux-mêmes ne sont qu'un amas de chaumières. Les boïars seuls habitent dans des maisons en pierres, alors que les autres se contentent de légères bâtisses en clayonnage. L'ameublement se réduit au divan qui fait le tour de la chambre ; les chaises sont une innovation récente. Sur des tables de bois on sert des repas dont les mets sont cuits dans le beurre ou la graisse de mouton, selon la recette empruntée aux Turcs. Carra regrette les bons rôtis auxquels il avait été habitué. Les longues siestes, la pipe orientale à la bouche, ne l'en consolent pas. Les distractions sont rares et d'une simplicité naïve. Cet historien revêche ne trouve pas à son goût la danse nationale, la « hora » (du « choros » grec), dont il fait une description presque burlesque, sans remarquer qu'il s'agit, en fait, d'une ancienne tradition hellénique et sans se rappeler la farandole du Midi français, qui a la même origine. Le costume oriental des danseurs n'était pas si ridicule, et le Levant tout entier le conservait depuis des siècles, sans remarquer ce ce mauvais goût » dont le précepteur des enfants princiers est scandalisé. Si tel jeune boïar a été sévèrement puni pour avoir exhibé un costume plus riche que celui du prince, c'est que Grégoire Ghica venait de publier des ordonnances somptuaires auxquelles il entendait soumettre tous ses sujets, pour combattre en eux le penchant au luxe dans les vêtements. Quant à cette pauvre musique tzigane qui le fait rire, elle a de lointaines origines très respectables; le XVIIIe siècle était cependant bien loin de prévoir la profonde influence qu'elle devait exercer sur l'âme contemporaine.

Carra ne connaît le paysan que pour l'avoir aperçu dans la foule avec son aspect hirsute d'ancien Dace; il ne comprend pas sa belle langue latine sonore, qu'il présente comme un patois barbare et corrompue sans « énergie » et sans « goût » ; il ne devine pas ce que ce paysan conserve, en fait de réminiscences, de coutumes et d'aptitudes artistiques dans les formes simples auxquelles il a été réduit par une vie si dure. Il l'accuse de paresse, oubliant alors le fait, qu'il a cependant mentionné, que ce paysan a été pendant de longs siècle opprimé, non seulement par des étrangers, mais encore par ses maîtres indigènes. Pourquoi ferait-il effort, puisque ces maîtres l'empêchent d'acquérir une fortune personnelle et lui imposent un travail non rémunérateur? C'est, dit-il, un effet du despotisme oriental. Explication banale où n'apparaît pas la vraie cause, à savoir le système fiscal écrasant, imposé aux Principautés par les besoins financiers d'un Empire parasite, qui ne se nourrit plus de la guerre, et d'une société corrompue. Carra énumère les produits du pays: grains, vins, bétail, brebis, chevaux, miel, cire, peaux, sel, bois, salpêtre, tabac ; mais il ne voit pas que l'existence de débouchés et la liberté du commerce en accroîtraient certainement le rendement. Le nombre restreint des artisans, étrangers et indigènes, s'explique aussi facilement : c'est que le paysan, habile à fabriquer tout ce dont il a besoin, est un mauvais acheteur[2] ; quant aux objets de luxe, les boiars se fournissaient à l'étranger. Les critiques les plus acerbes concernent les institutions. Carra, l'encyclopédiste, le philosophe, qui rêve de liberté et qui croit remédier à tout par des lois meilleures, ne peut rien comprendre à un gouvernement de tradition et de coutumes, ayant à sa tête un prince de caractère patriarcal, qui pouvait être excellent si la pression de l'étranger ne s'exerçait pas trop forte — comme elle le faisait habituellement — sur son trésor. On croirait vraiment que les vertus de la Rome antique revivaient en France sous le règne de Louis XV, avec Mme de Pompadour comme Egérie et d'incorruptibles serviteurs..., en lisant les pages nombreuses dans lesquelles Carra prétend décrire le monde roumain : juges vénaux, qu'aucun Beaumarchais ne venait mettre au pilori de l'opinion publique ; boïars qui trafiquent de leur influence, bien différents sans doute des intègres seigneurs de la Cour de Versailles ; fonctionnaires des districts, qui ne sont pas payés et refont leur fortune en pressurant leurs administrés, comme si l'on était dans cet Occident où les fonctions publiques s'achetaient à beaux deniers comptants ; femmes de la noblesse incapables de lire et d'écrire — des documents fournissent la preuve du contraire ; elles lisaient même des romans français, — comme si elles avaient su que Marie-Antoinette, reine de France et fille de l'Impératrice Marie Thérèse, avait dû apprendre un brin d'orthographe après son mariage avec Louis XVI ; en même temps, par une contradiction au moins singulière, ce même Carra nous apprend que les boïars, leurs pères et maris, avides de lectures françaises, dévoraient Voltaire.

De pareils pays ne peuvent rien attendre que d'une domination étrangère. Ce bon Carra la souhaite chaleureusement. Quant à la race roumaine, elle serait remplacée peu à peu, à force d'être exploitée, par les colons de l'Empereur ou du roi de Prusse. Comme il recommande la culture du riz, de la canne à sucre, les indigènes seraient tout naturellement réduits à la condition d'esclaves. Les marchands bavarois, autrichiens, hongrois, en auraient bientôt fini avec les derniers représentants d'une classe moyenne dénuée d'initiative et incapable de progrès.

Tel est l'état de ces pauvres pays danubiens décrit par Carra ; tel est l'horoscope qu'il a tiré pour l'avenir. Ce n'est pas seulement parce qu'il se targue de libéralisme révolutionnaire, mais parce qu'il en veut au prince Grégoire Ghica, ce Phanariote, d'éducation plutôt roumaine, qui employa son règne moldave à tenter des réformes dans le sens de la philosophie occidentale, ce patriote qui fut une victime de la politique autrichienne pour avoir essayé d'empêcher le rapt de la Bucovine. Carra n'épargne aucune accusation à son ancien maître: d'après lui, Ghica est une créature du roi de Prusse, qui avait recommandé en effet sa nomination ; il a levé une triple contribution sur le pays ; il se laisse corrompre et passe en souriant sur des faits de corruption avérée ; c'est un avare mesquin, qui cache son argenterie et son linge de table et pose devant ses hôtes des verres ébréchés et des serviettes sales ; il est incapable de donner des lois, de protéger des artistes comme son voisin de Valachie, Alexandre Ypsilanti ; s'il se vante d'avoir fondé un gymnase où il avait appelé les meilleurs des didascales grecs, il n'y emploie comme professeurs que « deux ou trois moines ignorants ». Mais peut-être, pour être capable d'apprécier avec impartialité les mérites de ceux qu'on a servis, faut-il commencer par ne pas être ingrat envers eux.

En regard de l'assez triste sire que fut le famélique Carra, on a plaisir à poser un noble français, destiné à une grande carrière dans sa patrie et qui, à la suite de son séjour comme secrétaire princier en Moldavie, devait laisser un ouvrage remarquable par la profonde intelligence du sujet, par la hauteur des idées et par la noble conception de l'ensemble, une des meilleures descriptions des Principautés roumaines.

Celui qu'on appelait l' «abbé » d'Hauterive à cause de ses études faites chez les Oratoriens, fut employé à Constantinople comme attaché à l'ambassade de France en 1780. Au commencement de l'année suivante, il acceptait la proposition d'Alexandre-Jean Maurocordato, prince de Moldavie, et l'accompagnait pour remplir à Jassy les fonctions délicates de secrétaire auprès de ce prince, homme d'une intelligence distinguée et auteur de poésies grecques assez bien tournées. Habillé alla turca, avec un châle à la ceinture, des bottes molles aux pieds et une pelissesur les épaules, il suit le chemin habituel des cortèges princiers, qu'il décrit dans des notes de voyages, très spirituelles, avec une vraie valeur littéraire. « Une princesse belle comme le jour », la femme de Maurocordato, se trouve dans la nombreuse et brillante compagnie, et le secrétaire ne manque pas de signaler tous les beaux minois grecs rencontrés au passage : la jeune princesse Caradscha et la sœur même du nouveau Hospodar; il maudit les féredschés dont les plis l'empêchent de voir les belles dames, ou les dames supposées belles, de Bourgas. Passant le Danube à Silistrie, où la vue d'un cerf-volant manœuvré par un enfant le rassure à l'égard de la peste et de ses ravages, il passe la nuit dans un village où l'attendaient « un million de puces affamées » ; il aperçoit le couvent de Slobozia, datant du XVIIe siècle, sans en remarquer l'architecture intéressante ; il traverse des déserts fertiles, des villages composés de misérables huttes, qui ne sont pas cependant plus humbles que celles « des villages de la Beauce et de la Sologne », mais qui contiennent en abondance tout ce qui pourrait nourrir une ville ; il y goûte pour la première fois ce « pain » de maïs « bouilli » qui est la mamaliga, la « polenta » roumaine ; il contemple une joyeuse danse de noces et admire l'élégant costume des paysannes. Puis, après le passage de la frontière qui sépare, à Focsani, la Valachie de la Moldavie, bien que fatigué des hommages dus à un personnage de son rang, membre de la suite du maître, il s'indigne contre l'ispravnic (gouverneur) barbu, qui s'avise de le recevoir et de le nourrir trop négligemment. A Vasluiu il voit une petite villageoise de dix-huit ans qui lui semble descendue d'un tableau, avec son métier sur les genoux : « nos duchesses », dit-il, « ne brodent pas avec une plus jolie main, avec un plus beau bras et avec une aisance plus noble » dans la chaumière où tout est nettoyé et tout se trouve en ordre.

Arrivé à Jassy, il avait cru trouver des barbares en guenilles habitant « des niches de bouc » et parlant une langue épouvantable ; il était en effet prévenu dans ce sens par ses prédécesseurs, sur lesquels il formule ce jugement que nous nous bornerons à reproduire : « tous ceux qui se sont plaints de ce pays y ont laissé des sujets de plaintes et en ont porté ailleurs. Ceux qui disent », ajoute-t-il, « qu'on manque de tout ici ne disent pas tout ce dont ils manqueraient en France », où « plus d'un million de Français, à deux pas de l'abondance de tout, sont dépourvus de tout ». Il parlait ainsi après trois mois passés au milieu de ces boïars silencieux, de ces femmes aux yeux baissés qui valaient bien sans doute le monde remuant, hardi et bavard dont fourmillaient les appartements du Versailles royal.

Ayant lu Carra, le secrétaire français se croit obligé, dans une description qu'il rédigea à ce moment (La Moldavie en 1785), de parler des familles régnantes, Maurocordato, Ghica, des titres accordés aux princes phanariotes. Mais il ajoute des notes justes sur les motifs de la grandeur et de la décadence de ces hommes ambitieux qui tombaient l'un après l'autre, victimes de leurs traditions de famille ; il y a beaucoup à glaner pour l'historien dans ces nombreuses anecdotes puisées à la bonne source. A côté des figures, bien esquissées, de consuls, d'aventuriers, de belles femmes, auxquelles il fait la cour devant la princesse et un peu pour la princesse elle-même, il dessine, d'une main légère, en souriant, les types caractéristiques de la société moldave : grands boïars magnifiques, fonctionnaires entichés de leurs titres, Grecs « dénués de tout sentiment d'honneur », marchands grecs insinuants et fourbes, grossiers marchands moldaves qui trafiquent de denrées à bon marché, artisans allemands ivrognes et querelleurs, Juifs ressemblant aux « chèvres d'Angora », vils Bohémiens et enfin, aux deux bouts, parmi tout le ramassis d'étrangers, le peuple, habitué à être bafoué et maltraité, et le prince, qui, malgré les grâces qu'il distribue, ne trouve pas un seul fidèle. Les Grecs, laïcs et ecclésiastiques, sont l'objet d'une longue et mordante satire. Des considérations sur les revenus de la Principauté et sur la vie économique en général finissent l'opuscule. L'auteur insiste sur le manque d'organisation dans le travail et sur l'affreux gaspillage pratiqué avec insouciance par un peuple qui — Hauterive ne l'a pas remarqué — savait bien que le produit de son labeur ne servirait qu'à enrichir l'étranger. Il voudrait pouvoir amener des « bergers de Milan », de la catégorie des colons rêvés par Carra. Mais il reconnaît que cette pauvreté était heureuse, et peut-être en somme le bonheur est-il le but de cette fragile vie humaine.

Après quelques années de séjour, les premières idées du secrétaire princier se précisèrent.

Alexandre Ypsilanti avait succédé en 1787 à Maurocordato, lorsqu'Hauterive crut devoir luisoumettre, comme à un nouveau protecteur, un « mémoire assez étendu sur l'état de la Moldavie », qui est son principal livre concernant ce pays.

Il est empreint d'un grand sérieux et d'une sympathie sincère pour les Roumains. Cette intelligence pénétrante s'était rendu compte enfin que, « de tous les peuples qui les environnent et qui se glorifient d'une ancienne généalogie, ils sont encore ceux qui conservent dans leurs coutumes et dans leurs lois le plus de conformité avec celles de leur fondateurs; que, dans la confusion générale de toutes les mœurs..., ils sont les seuls dont la servitude est restée indécise, dont la dégénération n'est pas condamnée et laissée encore à l'espérance ; qu'ils sont les seuls qui, sans faire partie intégrante d'un vaste Empire, conservent, sous la condition d'un tribut, leur nom et leurs formes civiles ; qu'ils n'ont pas perdu tous les moyens de modérer la puissance de ceux qui régnent sur eux ; qu'ils savent même, par l'unanimité de leurs acclamations ou de leurs murmures, influer sur la plénitude et la durée de leur autorité, qu'ils sont enfin les seuls qui gardent les lois et la langue du premier peuple de l'univers..., quelques-uns de leurs usages comme des traditions nationales, et enfin des traits précieux et ineffaçables de la simplicité de ces anciens Romains qui domptèrent tout l'univers, et des Scythes (lisez : Daces) qui ne furent domptés par personne »[3].

Dans ce petit écrit, bien ordonné, les renseignements historiques ne figurent que pour expliquer les « usages » et appuyer de la sorte les « privilèges ». Cette brève notice, exacte dans ses lignes générales, fournit aussi des preuves d'une clairvoyance peu commune ; l'auteur y fait preuve d'une habileté particulière à saisir les rapports permanents qui existent entre les actions politiques, d'un côté, et le territoire, la race, de l'autre. Hauterive admet cependant la disparition totale de l'ancien élément dace et la retraite ultérieure des colons romains devant les barbares qui les ont refoulés dans la montagne protectrice.

Les débuts de la principauté moldave sont exposés d'après la légende ancienne contenue dans les chroniques que le secrétaire du prince avait pu utiliser à la suite du précepteur Carra. Hauterive ajoute d'ailleurs des hypothèses naïves ; il explique par exemple le nom de la ville de Roman (c'est-à-dire : fondation du prince Roman) par le caractère romain que Dragos, le prétendu créateur de l'Etat moldave, avait entendu donner à son œuvre. Il glorifie le long labeur guerrier d'Etienne-le-Grand, vainqueur de Mohammed II et de la puissance ottomane à son époque héroïque, et il donne à celui qui « sut maintenir sa nation dans une indépendance absolue » le doux nom indigène de Stefan Voda, « le Voévode Etienne » : « son nom a remplacé dans les chansons nationales », dit-il, — et c'est la première fois qu'un étranger mentionne ces chants épiques roumains, pareils à ceux des Serbes par l'essor héroïque aussi bien que par la beauté de la forme — « ceux des divinités daces qu'elles célébraient alors et que les chansons valaques célèbrent encore ; le récit de ses exploits fait encore aujourd'hui le charme du loisir des bergers et la joie des festins et des fêtes »[4]. Comme il avait déconseillé, dès les premières lignes de son écrit, une politique favorable à la Russie, dont il démontrait la « protection ambitieuse »[5], il considère comme une grave faute la résolution prise en 1711[6] par le prince Démétrius Cantemir d'ouvrir au Tzar Pierre les portes de son pays moldave. Hauterive croit que la méfiance de la Porte envers tous ses sujets chrétiens et les mesures qu'elle prit à leur désavantage sont dues à cette action imprudente et erronée dans son principe même.

Un second chapitre s'occupe du peuple, en reconnaissant avec respect les traces, très visibles, de sa noble origine : « la haute stature et la constitution robuste des soldats romains », tels qu'ils sont représentés, au moment même de la conquête de la Dacie, sur la colonne du conquérant à Rome. Dépouillé de sa terre, le paysan a gardé cependant, avec sa « liberté personnelle », des « qualités morales qu'on chercherait en vain chez les voisins», car « les Moldaves n'ont rien perdu de ce caractère originaire qui se révolte contre toute oppression nouvelle». Il les montre prêts à protester contre tout accroissement de leurs charges, à dénoncer les abus des oc ispravnics », à venir, quelle que fût la distance, devant le tribunal du prince lui-même pour lui présenter des doléances qu'il doit nécessairement écouter. « Ils haranguent », dit le spectateur journalier de ces belles scènes fières et patriarcales, oc avec une éloquence d'autant plus persuasive qu'elle a toute la simplicité des inspirations de la nature, sans manquer des ressources de l'art. On ne peut se présenter avec une contenance plus modeste. Ils attendent, les yeux fixés sur la terre, qu'on leur ordonne plusieurs fois de parler. On dirait qu'ils n'ont ni l'usage, ni le courage d'exprimer leurs pensées. Mais cet embarras étudié est bientôt suivi d'un flux de paroles, tantôt prononcées avec une volubilité prodigieuse, tantôt soutenues d'un ton pathétique, et toujours accompagnées d'un geste expressif et (Tune physionomie pleine d'intérêt. J'avoue que cette tradition de l'ancienne liberté romaine est une des choses auxquelles je ni1 attendais le moins et qu'il m' a été le plus doux de trouver à quatre cents lieues de Rome et à dix-huit siècles de Cicéron ».

Hauterive repousse avec indignation les reproches « de paresse et de friponnerie », qui sont encore adressés, par les intéressés du pays même et par les ignorants de l'étranger, aux paysans roumains. On dit la même chose du paysan polonais, qui subit une oppression sociale plus pesante encore, mais qui du moins n'a pas à fournir aux exigences incessantes de l'étranger rapace. Le Moldave campagnard n'entend pas s'épuiser pour le profit d'autrui et, en outre, il ne veut pas s'embarrasser, dans ses fréquents déplacements à la recherche d'une terre plus riche et d'un maître plus doux, par le poids même de ce qu'il aurait accumulé et conservé. Ces laboureurs opinâtres d'aujourd'hui, ces pâtres infatigables du XVIIIe siècle ne sont pas des fainéants. « Quand l'indolence est volontaire », s'exprime avec raison notre auteur, « elle n'est pas toujours un vice. Ici elle est une ressource ». Il n'oublie pas de mentionner en connaisseur, donc en ami — ce qui est la même chose — une « activité qui s'accommode aux circonstances », une « patience sans bornes flans les maux nécessaires », une gaîté qui ne se dément pas dans la pauvreté et « les vertus domestiques qui rendent cette pauvreté heureuse », une hospitalité inimitable dans son abondance et sa délicatesse, « une politesse qui est attachée aux formes de leur langage et qui, par conséquent, durera toujours ».

Comme la religion ne représente pas ici les moyens de vivre d'une caste et les intérêts de son ambition, ni même les tendances d'un système tendant à absorber toute la vie morale des hommes, mais bien une simple « partie de l'éducation domestique », familiale, les prêtres ne se distinguent de leurs ouailles, en quittant l'église, que par leurs vêtements, et parfois dans les villages, ce caractère distinctif même manque presque complètement. Ces bons curés pauvres et modestes « donnent l'exemple de la patience et de l'industrie : ils sont les meilleurs époux, les meilleurs villageois de la province» , étrangers aux querelles aussi bien qu'aux plaisirs coupables du cabaret. Il ne faut d'ailleurs pas les confondre avec ceux qui peuplent des riches fondations monastiques ; étrangers au pays, ces derniers appartiennent pour la plupart à l'avide clergé grec, exploiteur de l'Orient orthodoxe entier ; dénaturant à leur profit les actes de donation dus à des fondateurs qui voulaient seulement mettre leur création sous la tutelle vénérée des Lieux Saints, ils traitent leur monastère en tyrans, « comme une conquête », et cumulent avec cette qualité celle d'agents d'une propagande politique étrangère[7].

Les marchands et artisans n'ont pas un caractère exclusivement national et parfaitement défini. L'auteur ne s'occupe de cette classe que pour formuler des critiques et proposer des remèdes dont nous nous occuperons plus tard. Les boïars, au contraire, solliciteront, même pour définir leur rôle et découvrir leurs usages, l'attention de ce penseur politique.

Ils se distinguent de leurs collègues va-laques par des goûts casaniers et patriarcaux, par leur grand amour pour la vie de campagne, où ils sont des « monarques », par plus d'économie, donc de richesse, par une liberté plus étendue à l'égard du prince que la Porte leur impose, naturellement sans les consulter, par « un plus grand attachement aux anciennes mœurs », un caractère plus austère et moins de penchant pour cette civilisation européenne qui, dira ce représentant de la « philosophie » occidentale, « quand elle n'opère pas un effet brusque et total, ne fait qu'ajouter de nouveaux vices aux anciens, qui introduit dans les goûts des hommes de différents âges et de différentes conditions un schisme qui tend surtout à discréditer l'autorité paternelle et civile et rend enfin les hommes moins vertueux, sans les faire devenir plus polis[8] ». Mais déjà une « corruption naissante » attire les gens vers la Cour, Cour malfaisante, qui exige de si grands sacrifices pour des satisfactions si vaines et si passagères, pour le simple « avantage de défigurer son nom et d'ajouter un trait de plus au chiffre de sa signature ». A mesure que Jassy sera la capitale des ambitieux, des jouisseurs et des étrangers qui leur fourniront le décor de leur situation, la campagne, désertée, s'appauvrira, perdant peu à peu « ses clôtures bien soignées, ses beaux haras, ses villages bien entretenus, ses campagnes bien cultivées », l'ancienne bonté compatissante du maître et l'ancienne fidélité dévouée du paysan[9]. Quant aux femmes, qui, selon l'avis de notre écrivain, n'auraient jamais dû adopter le vêtement approprié à la mollesse énervante des Orientaux, « elles ont conservé la sévérité des mœurs de leur climat; elles sont toujours infiniment plus modestes que leur costume, et », ajoutera-t-il, comme pour remplir un devoir délicat, « je n'aurais pas fait cette observation, si elle ne servait à relever le mérite de leur vertu »[10]. Ce qui n'empêche pas ce costume d'avoir les désavantages enlaidissants et engourdissants que signalait Carra[11].

Constatant ensuite la poussée exercée, d'un côté par la langue grecque « que les bons vieux boïars ne parlent que par une condescendance respectueuse pour le prince » et, de l'autre, par le français « à la mode », Hauterive déplore l'abandon du parler « moldave » dont il est en état, non seulement d'apprécier la simplicité énergique, mais de découvrir même les vraies origines : il les retrouve en effet dans le lointain jargon guerrier des fondateurs de Rome, qui, d'après lui, s'est conservé dans les accents rustiques des laboureurs de l'Empire plutôt que dans le langage des foules urbaines.

On a relevé avec raison ce beau chapitre de philologie comparée, d'une clairvoyance vraiment étonnante, surtout si on le compare au balbutiement calomniateur de Carra, qui se trouvait cependant placé dans des conditions meilleures[12]. Hauterive va jusqu'à demander l'emploi de l'alphabet latin au lieu des lettres cyrilliques, dont les pays roumains devaient cependant se servir pendant quelques dizaines d'années encore ; il croit même que certains sons intermédiaires, pour lesquels on avait eu des signes qui ont contribué à les perpétuer, disparaîtront au plus grand profit des voyelles claires venant de la Home primitive.

Mais dans ce mémoire, qui avait été demandé peut-être par le prince lui-même, Hauterive avait avant tout pour but de proposer des réformes. Il sera donc utile, pour connaître aussi bien l'état des Principautés que les qualités d'esprit de l'auteur, de s'y arrêter un peu plus longuement.

Ses considérations sont celles d'un économiste d'instinct et de vocation ; en effet il rédigea son ouvrage pour fixer ses opinions dans un domaine si cher à la pensée réformatrice du siècle. Il reconnaît que l'aspect désolant de certaines parties du pays est dû seulement au « déplacement » de ceux qui veulent échapper aux dévastations des armées, aussi bien qu'aux réquisitions des postillons et des agents princiers qui accompagnent et défrayent les voyageurs de marque. Mais il sait bien qu'il y a un fort courant d'émigration et il en redoute les conséquences ; pour remédier au mal, il propose de maintenir le montant actuel des impôts, sans accabler sous le poids de charges nouvelles des paysans qui ne produisent que ce qu'il faut pour leur propre entretien et pour les besoins connus de l'État, de ne pas créer au profit de tel ou tel boïar des situations locales avantageuses, de ne pas changer trop fréquement les fonctionnaires, de modérer les prétentions de la Porte, qu'entretenaient ces malheureux habitants.

Le paysan lui-même doit être enrichi, et il faut penser aux moyens d'encourager un accroissement normal de la population. Les Tziganes, qui présentent «l'indépendance la plus absolue dans un entier esclavage et la jouissance de tout dans l'exclusion de toute prérogative civile », doivent être affranchis, en commençant par ceux dont on constatera les souffrances endurées, mais sans se presser, et en les préparant d'abord pour une liberté dont ils ne sauraient autrement que faire.

La politique du gouvernement à l'égard des étrangers doit être pleine de précautions aussi sages que patriotiques. Il ne faut pas se montrer aussi accueillant à l'égard de ceux qui, comme les Juifs et les Allemands, n'apportent que des métiers d'une utilité douteuse, des moyens d'accroître, avec le luxe, la dépense de la classe riche, et ne donnent naissance à aucun commerce d'une valeur supérieure à celle des peaux de lièvre quelesdits Juifs vendent depuis quelque temps en Galicie.

À ces intrus, que protègent des privilèges d’exemption, conservés avec jalousie par les consulats qui en profitent, il faudrait préférer des Hollandais, des Saxons, des Vénitiens, des Livournais et même ces bergers de Milan dont s’était occupé Carra[13]. Les fleuves moldaves, sans être réunis par un canal, ainsi qu’on en avait le projet, devraient être préparés pour devenir des artères d’un commerce plus vaste. Enfin il faut empêcher à tout prix l’invasion de ces étrangers qui exploitent un pays où ils ne séjournent pas, de ces exportateurs qui viennent constamment drainer les produits du sol moldave ; on oublie cependant l’argent qu’ils y ont laissé. Il ne faut pas tolérer plus longtemps un état de choses qui fait des indigènes des importateurs, allant chercher, sous la protection des consuls, « des colifichets à la foire de Leipsick ».

De pareilles mesures auront aussi des conséquences favorables dans le domaine politique. Les amateurs de « révolution », qui veulent remplacer le maître turc par un autre plus lointain (russe ou autre), abandonneront leurs projets pernicieux. Hauterive se met alors à examiner les profits et les pertes de ce nouveau maître, s'il parvenait à s'annexer les Principautés : il serait incapable de vendre des articles qu'il ne fabrique pas lui-même et ne tirerait aucun bénéfice de l'exportation moldave dont il n'a pas besoin ; en même temps, les contributions ne serviraient qu'à accroître les revenus de quelque gouverneur despote, que la lointaine capitale de l'Empire ne serait pas en état de contrôler. 11 faudrait en fin compter avec la soif de revanche qui animerait la Turquie, avec les dangers politiques et économiques résultant du voisinage immédiat avec ce concurrent perfide, que ne saurait lier aucun traité d'alliance, qu'est l'Autriche [14].

  1. Voir, entre autres, la description des antiquités trouvées à Suceava, ancienne capitale de la Moldavie. Notre écrivain reconnaît dans Bogdan Chmielnicki, le rude chef cosaque qui créa au XVII siècle un « État » de brigandage sur le Dnieper, le descendant de la lignée des princes moldaves qui commence par Bogdan le Fondateur.
  2. Hauterive, dont il sera question plus loin, a compris ce motif (pp. 323-324).
  3. Pages 21-22
  4. Pages 66-67.
  5. Page 24.
  6. Pages 72-73.
  7. Pages 146 et suiv.
  8. Pages 176-178.
  9. Pages 182-184.
  10. Page 244.
  11. Page 248.
  12. Pages 248 et suiv. Cf. page 268 et suiv.
  13. Page 132.
  14. Pages 223 et suivantes. Hauterive recommande au prince trois seuls personnages moldaves dignes de sa con fiance, parmi lesquels le Métropolite (pages 198-200).