Histoire des relations du Japon avec l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles/Partie 2/Chapitre IV.

CHAPITRE IV

CONCURRENCE ENTRE LES NATIONS
EUROPÉENNES AU JAPON ET VICTOIRE
DES HOLLANDAIS




Les premiers Européens qui découvrirent le Japon disparurent de bonne heure de ce pays. Nous l’avons vu, les relations entre les Portugais et les Japonais à Macao, qui avaient été rompues une première fois, furent rétablies en 1611 et continuèrent ainsi pendant quelques années. Ils avaient beaucoup d’intérêts commerciaux au Japon et espéraient les développer encore davantage.

« Les marchands, par rapport à leur négoce et les prêtres par rapport à la propagation de l’Évangile, comme dit Kaempfer[1], avaient un succès égal. Les marchands épousaient les filles des plus riches habitants et se défaisaient de leurs marchandises avec un grand profit. L’or du pays était changé avec des raretés d’Europe et des Indes, des remèdes, des étoffes et autres choses de cette nature. Plus de trois cents tonnes de ce précieux métal furent emportées chaque année, car dans ce temps-là ils avaient la liberté de porter leurs marchandises et de faire sortir celles du Japon, de quelque espèce qu’elles fussent, et la quantité qu’ils en voulaient. Au temps de leur prospérité naissante, ils portaient leurs marchandises dans de grands navires, mais sur le déclin de leur commerce, ils allèrent au Japon avec des galiottes seulement, comme ils les appellent, ou de petits vaisseaux. Ils abordèrent primitivement aux havres de Boungo et de Hirado, ils vinrent ensuite au seul port de Nagasaki. Le gain qu’ils faisaient sur les marchandises d’Europe était de cent pour cent et ils ne gagnaient pas peu sur celles qu’ils tiraient du Japon. On croit que si les Portugais avaient joui de ce commerce seulement vingt ans de plus sur le même pied qu’ils en jouirent pendant quelque temps, ils auraient transporté de si grandes richesses de ce nouvel Ophir à Macao qu’il y aurait eu dans cette ville une aussi grande affluence d’or et d’argent que celle que les écrivains sacrés disent que l’on voyait à Jérusalem au temps de Salomon. Il n’est pas nécessaire que nous entrions dans les particularités de leur commerce ; il nous suffit de dire que les dernières années qu’ils allèrent au Japon, dans le temps du plus grand déclin de leur commerce, savoir en l’année 1536, ils transportèrent de Nagasaki à Macao 2350 caisses d’argent ou 2 350 000 thails, outre 287 Portugais qui étaient à bord de quatre vaisseaux avec leurs familles et leur parentage. En 1637, ils y portèrent des marchandises et en tirèrent de l’argent à concurrence de la valeur de 2 142 365 thails 4, 1, dans six vaisseaux, et en 1638 jusqu’à la valeur de 1 259 023 thails 7, 3, seulement avec deux galiottes et peu d’années auparavant ils avaient tiré du Japon, dans un de leurs petits navires, plus de cent tonnes d’or. »

Si les Portugais n’avaient pas mélangé la question religieuse avec celle du commerce, le gouvernement japonais de cette époque n’aurait pas osé leur défendre de faire le trafic. Malheureusement, si les Pères étaient les introducteurs des commerçants, les marchands seraient devenus les tuteurs des religieux. Le gouvernement portugais et le gouverneur de Goa essayèrent de faire avancer les relations commerciales ainsi que la religion de Jésus-Christ. C’est pourquoi le gouvernement japonais, prohibant la propagation du christianisme, était également obligé de prohiber les communications avec les Portugais. Il en était de même des Espagnols. Et nous ne comprenons pas pourquoi, comme le faisaient les Hollandais, ces nations ne pouvaient pas s’occuper de commerce sans s’occuper de religion.

Une cause également importante de la défaite des Portugais et des Espagnols fut la concurrence qu’ils trouvèrent chez les Hollandais. Vers l’an 1611, ces nations qui étaient adversaires au point de vue politique et religieux, combattaient en Europe, aux Indes, et cherchèrent au Japon à se chasser l’une l’autre. Le gouvernement shogounal, déjà très mécontent de la conduite des Pères, accueillit très facilement les Hollandais, et quand les nations catholiques essayèrent de résister, elles augmentèrent la haine du gouvernement. « Outre l’intérêt de la religion, dit dom Jean Cevicos en réponse à une lettre de Sotelo, il y en a encore un autre qui nous oblige à ménager l’esprit de l’empereur du Japon, c’est de le porter à renvoyer les Hollandais dont l’établissement dans cette île a déjà fait et fera sans doute dans la suite tout le tort au commerce des Philippines, des Moluques, de toutes les Indes Orientales et à la chrétienté même au Japon. C’est pour cela que le gouverneur des Philippines, à ce que j’ai appris, envoya il y a trois ou quatre ans, par ordre de Sa Majesté, une ambassade solennelle à l’empereur du Japon avec de magnifiques présents ; mais ce prince ne voulut ni voir les ambassadeurs ni écouter leurs propositions »[2]. Aussi en 1616, peu après la mort d’Iéyasou, on limita aux seuls ports de Nagasaki et de Hirado le droit de recevoir et de laisser trafiquer les navires espagnols, portugais et anglais qui, tous, étaient de nations catholiques, et on renouvela cet édit en 1618.

On trouve de nombreux exemples de querelles entre Espagnols et Portugais d’une part et les Hollandais d’autre part. En 1617, le capitaine du navire portugais, Lopo Sarmiento de Carvalho, s’était rendu à la cour de Kioto pour saluer le shogoun. Sa visite avait pour objet de demander pour les Portugais de Nagasaki la concession d’un terrain assez vaste pour y bâtir des maisons de douane : on espérait y abriter les missionnaires sous l’apparence d’employés séculiers. Les Portugais et les autres chrétiens de Nagasaki avaient fait en commun les frais des présents destinés au souverain. Carvalho fut traité convenablement ; mais l’affaire de la douane ne put aboutir, en raison de l’opposition de Hendrick Brouwer, chef du commerce hollandais : la situation des religieux se trouva donc de plus en plus précaire.

En 1621, le sénat de Macao présenta une lettre à Doï Ooï-no-kami, conseiller shogounal, par laquelle il était demandé d’empêcher la conduite illégale des Hollandais qui avaient fait flotter treize navires corsaires près de Hirado et avaient essayé d’empêcher le commerce portugais vers le Japon[3]. À ce moment, ces deux nations étaient non seulement adversaires commerciaux et politiques, mais on peut même dire que les Hollandais étaient la cause indirecte de la décadence de l’influence de ces nations catholiques au Japon.

En octobre 1623, deux ambassadeurs espagnols, dom Fernando de Ayala et dom Antonio de Arce, envoyés par le gouverneur de Manille au nom du roi d’Espagne Philippe IV et porteurs de présents magnifiques, étaient venus à Mouro, port du Harina. Le rapport de leur arrivée fut envoyé à la cour et les ambassadeurs se rendirent à Nagasaki dans le mois de février. N’y trouvant point la réponse shogounale, il se dirigèrent vers la cour. Haségawa Gonrokou, gouverneur de Nagasaki, qu’ils rencontrèrent en chemin, leur fit prévoir un insuccès complet, si leur ambassade était relative à la religion chrétienne. Ils lui répondirent qu’ils venaient seulement pour établir une convention entre les deux empires, dans l’intérêt du commerce, et pour notifier au shogoun l’avènement au trône des Espagnes de Sa Majesté Philippe IV.

Afin de prévenir toute objection défavorable, le gouverneur des Philippines avait défendu par un édit, sous les peines les plus sévères (la même loi s’étendait à Macao), qu’aucun capitaine se rendant au Japon ne conduisit des religieux en sa compagnie. L’archevêque de Manille, appréciant les raisons du gouverneur, s’était joint à lui pour interdire le passage. Néanmoins on a vu que le zèle des religieux et la sagesse de l’archevêque, après un mûr examen de la part de ce prélat, avaient prévalu sur cette politique plus humaine que religieuse.

La réponse de la cour fut défavorable. L’empereur déclara que l’ambassade n’était point sérieuse, mais qu’elle était une industrie des missionnaires de Luçon, et, qu’en aucun cas, il ne recevrait les ambassadeurs d’un empire où l’on professait une loi fausse et pernicieuse qu’il avait dû prohiber, et dont il avait exilé les missionnaires. Il ajoutait qu’une première fois il avait accueilli les Espagnols, venant alors sous apparence de commerce ; mais qu’au lieu de procurer aucun avantage à son empire, ils l’avaient souillé de leur religion diabolique.

Les ambassadeurs, éconduits de la sorte, reprirent le chemin de Nagasaki, traités en suspects et éprouvés par mille humiliations. Au port même, ils furent surveillés la nuit et le jour, et obligés bientôt de repartir pour Manille.

L’état des choses n’avait pas changé jusqu’à la révolte d’Amakousa ; enfin par les édits d’Iémitsou, surtout par celui de 1637, l’arrivée des nations catholiques fut rigoureusement prohibée. Quoique immédiatement après ces ordres sévères du shogoun, les gouverneurs eussent l’œil à les faire exécuter à la rigueur et sans délai, les directeurs du commerce des Portugais vinrent à bout avec beaucoup de peine de se maintenir encore dans le pays pendant deux ans, abusés de l’espérance qu’ils avaient de pouvoir obtenir la permission de demeurer dans l’île de Déshima et d’y continuer le commerce qu’il leur était aussi fâcheux d’abandonner que leur propre vie. Les Portugais se trouvèrent à la fin fort trompés ; le shogoun voulut s’en défaire entièrement et sur l’assurance qui lui fut donnée par la Compagnie hollandaise des Indes Orientales, qu’elle aurait soin à l’avenir de fournir au pays toutes les marchandises que les Portugais y apportaient auparavant, le shogoun les déclara, eux les Castillans et tout ce qui leur appartenait, ennemis de l’empire, leur défendant très rigoureusement à l’avenir d’apporter au Japon les marchandises de leur pays, telles que les draps, le cuir, la laine, les étoffes et en général tout ce qui venait de leur cru et de leurs manufactures, à la réserve des vins d’Espagne pour l’usage particulier de la cour. Ce fut de cette manière que les Portugais perdirent leur commerce lucratif avec le Japon et furent entièrement chassés du pays avant la fin de l’année 1639.

Le dernier effort des Portugais pour rétablir les relations avec le Japon en 1641 n’eut aucun résultat. Nous allons donc terminer cette histoire des relations commerciales entre les nations catholiques et le Japon par quelques détails sur cette entreprise des Portugais au Japon.

Le shogoun avait fait notifier l’édit de 1639 aux deux vaisseaux portugais de la dite année. Le Sénat de Macao voulut tenter un suprême effort et chargea des ambassadeurs d’aller exposer à la cour de Edo que la cité portugaise n’avait pas participé à l’insurrection qui avait éclaté à Arima et qu’aucun religieux venu de Macao n’avait pénétré dans l’empire depuis plusieurs années. Quatre personnages éminents acceptèrent le périlleux mandat. Ils arrivèrent le 6 juillet 1640 en vue de l’île des Martyrs, au-devant de Nagasaki. Dans leur mémorial en forme de supplique, les ambassadeurs réclamaient le rétablissement du commerce, alléguant de nombreux motifs dans l’intérêt de leur ville et dans celui de l’empereur lui-même. Comme réponse, deux membres du Conseil suprême arrivèrent à Nagasaki avec un nombre de bourreaux égal à celui des européens. Les deux hauts commissaires citèrent devant eux les ambassadeurs et leur demandèrent comment ils avaient osé pénétrer dans l’empire et violer l’édit shogounal. Ils répondirent que l’édit concernait le commerce et alléguèrent le droit national et le droit des nations. Un interprète fut chargé de lire la sentence. Elle était ainsi conçue[4] :


Sentence de l’empereur contre les ambassadeurs et leurs compagnons.


« Les crimes commis par ces hommes, durant un grand nombre d’années, en promulguant la loi chrétienne, contrairement aux décrets de l’empereur, sont très nombreux et infiniment graves : l’année précédente, le même empereur a défendu sous les peines les plus sévères que nul ne fit voile de Macao vers le Japon, et il a décrété, pour le cas où, malgré cette loi, quelque navire enfreindrait la défense, que ce navire serait livré aux flammes, et tous les matelots et passagers sans exception seraient mis à mort. Tous les points ont été prévus, rédigés par articles, et promulgués en due forme. Et néanmoins, en venant sur ce navire, ces hommes ont enfreint misérablement le décret, et par là même ont prévariqué gravement. De plus, bien qu’ils affirment en paroles que désormais ils n’enverront plus aucun docteur de la religion chrétienne, il est certain que les lettres de Macao n’en expriment point la promesse. Et, attendu que l’empereur a défendu rigoureusement cette navigation, en raison exclusivement de la religion chrétienne, et que dans les missives de la cité portugaise la mention susdite n’est point faite, il est avéré que toute l’ambassade n’est qu’un pur mensonge. En conséquence, toutes les personnes venues sur ce navire ont mérité le dernier supplice, et il ne doit même pas survivre un messager de la catastrophe. Il est décrété que le bâtiment sera consumé par les flammes, et que les chefs de l’ambassade avec toute leur suite seront livrés à la mort, afin que la renommée de cet exemple parvienne jusqu’à Macao et dans la patrie d’Europe, et que tout l’univers apprenne à vénérer la majesté de l’empereur. Nous entendons néanmoins que les plus vils de l’équipage soient épargnés et renvoyés à Macao. Que si, par hasard ou par un accident de mer, il aborde au Japon un de leurs navires, les Portugais sauront que n’importe en quel port ils seront descendus, tous jusqu’au dernier seront mis à mort. — Donné le troisième jour de la sixième lune de la dix-septième année Kouan-eï (25 juillet 1640). »

« Les gouverneurs du domaine impérial.

Signé : « Kamon-no-Kami, Vovoï-no-kami, Sanouki-no-kami, Canga-no-kami, Izou-no-kami, Tsoushima-no-kami. »


Le lendemain les épées des bourreaux firent leur office en abattant les têtes de soixante et un chrétiens[5].

Nous avons ainsi terminé l’histoire de la défaite des nations catholiques et, en même temps, l’histoire de la victoire des Hollandais qui venaient jeter l’ancre au Japon en 1600.

Quelques années après, les Anglais vinrent à leur tour s’établir au Japon et montrèrent une grande énergie dans le développement de leurs intérêts commerciaux. Nous avons déjà parlé au début de cette histoire des Anglais au Japon et nous savons que leurs privilèges furent diminués par une nouvelle autorisation de Hidétada, après la mort de son père. Ils n’avaient le droit de mouiller, en effet, que dans les seuls ports de Nagasaki et de Hirado, mais pouvaient néanmoins continuer leur commerce et retirer de cette façon de beaux intérêts pécuniaires. C’est pourquoi quand fut décidée la fermeture du comptoir anglais à Hirado, en 1623, la politique du gouvernement shogounal n’exerça pas une très grande influence envers les Anglais et les autres nations qui purent continuer leur commerce avec le Japon, sans certaines restrictions. Mais il faut surtout constater, qu’après la dissolution de la factorerie de Hirado, la Compagnie anglaise des Indes Orientales fut « contrainte d’abandonner ses places commerçantes importantes dans l’Extrême-Orient et de céder le pas à sa puissante rivale hollandaise »[6]. Les relations anglaises et hollandaises ne furent pas, d’ailleurs, au début, très mauvaises.

Parmi les événements de l’année 1615, nous citerons une querelle entre les Espagnols et les Portugais qui survint à Nagasaki, à la suite de l’emprisonnement de deux de leurs nationaux qui servaient les Anglais. Les Hollandais et les Anglais furent attaqués et attaquèrent à leur tour les deux nations rivales ; finalement la capture d’une jonque portugaise par les Hollandais et la condamnation de ceux-ci grâce à l’influence d’Adams à la Cour donna une certaine satisfaction à Hirado[7]. Les relations anglo-hollandaises devinrent ensuite de plus en plus mauvaises.

Les actes fréquents de piraterie des Hollandais envers les Chinois avaient été divulgués par Cocks qui les accusa également de cruauté envers les prisonniers. De plus, ces crimes furent aggravés par ce fait qu’ils étaient commis avec un certain cynisme, attendu qu’ils se faisaient passer pour des Anglais. Au mois d’août 1618, leurs actes de piraterie qui jusqu’ici n’avaient été dirigés que contre les navires chinois, espagnols ou portugais, s’étendirent également aux navires anglais. Les Hollandais même allèrent jusqu’à prétendre que seuls ils avaient le monopole du commerce dans tout l’Extrême-Orient. Il en résulta entre Anglais et Hollandais de violentes brutalités. Cocks envoya aussitôt un courrier pour prévenir Adams qui se trouvait à Edo à accompagner une ambassade hollandaise à la Cour. Specx, sur ces entrefaites, alla visiter la factorerie anglaise et exprima son regret pour ce qui s’était produit. Mais Cocks s’entêta dans son idée de vouloir que les Hollandais fussent châtiés et se sépara, dans cette occasion, d’Adams qui voulait que les choses en restassent là, attendu que les actes de piraterie s’étaient principalement passés dans l’Archipel malais. C’est à cet avis que se rangea aussi le shogoun.

En 1619, les résidents anglais furent assaillis et maltraités dans les rues de Hirado par les Hollandais et les Japonais réunis. On offrit 50 rials à celui qui rapporterait la tête de Cocks. Il y eut des émeutes. Des soldats japonais durent être envoyés pour protéger la factorerie anglaise. Le daïmio de Hirado se fit finalement délivrer l’engagement signé de Specx et de Cocks qu’il n’y aurait plus d’émeute dans les rues. Ce sont les lettres de Cocks qui nous apprennent tous ces détails et qui nous montrent en même temps la situation exacte des Anglais à Hirado pendant les années 1618 et 1619 (1[8]). Un traité fut enfin signé entre l’Angleterre d’une part et la Compagnie hollandaise des Indes Orientales (2[9]). Aux termes de ce traité, l’Angleterre et la Hollande étaient partenaires dans les Moluques et chacune de ces puissances avait le droit d’envoyer dans les Indes-Orientales douze navires qui devaient former une « flotte de défense ». Les premières nouvelles de cette paix entre les deux nations arrivèrent à Hirado en juillet 1620. Specx et Cocks expliquèrent leur nouvelle politique dans une longue lettre adressée au shogoun et datée de Hirado le 20 août. Cette alliance eut pour résultat de maintenir à Hirado la factorerie anglaise qui devait être transférée à Nagasaki. Une flotte combinée de navires anglais et hollandais fut équipée dans le but d’aller chasser l’ennemi commun et de faire le commerce des Philippines aux comptoirs anglais et hollandais. En 1621, les Anglais, dans la perspective de voir fleurir leur commerce, firent construire un nouvel établissement à Hirado et entreprirent d’autres grands travaux. Mais de nouvelles dissensions surgirent bientôt et amenèrent la rupture définitive. Les Anglais ne se trouvaient à avoir, en effet, que cinq vaisseaux dans la flotte de défense. Les Hollandais qui, avec quinze gros navires, entreprirent une expédition contre Macao et se firent battre par les flottes réunies des Portugais et des Chinois ne purent attendre aucun secours du côté des Anglais. Aussi, le 2 août 1622, le Conseil de défense qui se réunit à Hirado prononçât-il la dissolution de cette sorte d’alliance et décidât-il que désormais les deux nations suivraient chacune leurs destinées (1[10]). La factorerie de Hirado continua quelque temps encore, puis écrasée de jour en jour davantage par les Hollandais, elle cessa complètement d’exister le 24 décembre 1623. Les Anglais firent voile pour Batavia.

Les Hollandais restèrent donc seuls au Japon. Il est intéressant de voir quels moyens ils employèrent pour gagner la faveur du gouvernement shogounal. Ce fut surtout grâce à leur politique anti-catholique et à leur obéissance aux ordres du shogoun. Ils savaient, en effet, très bien que sous un gouvernement despotique il faut se faire petit et se montrer dociles. La politique hollandaise se manifesta principalement au moment de la révolte d’Amakousa et dans les relations commierciales avec la petite ville de Déshima.

« Environ quarante mille chrétiens, réduits à prendre un parti désespéré, dit Kaempfer (2[11]), par les cruautés inouïes et les supplices que plusieurs milliers de leurs frères avaient déjà soufferts et dont ils avaient échappé avec peine, se soulevèrent et se retirèrent dans une vieille forteresse au voisinage de Shimabara, avec une ferme résolution de défendre leur vie jusqu’à l’extrémité. Sur cela, les Hollandais, en qualité d’amis et d’alliés du shogoun, furent priés d’assister les Japonais au siège de cette place et à la destruction entière des chrétiens qui étaient assiégés. Kockebecker, alors directeur de la nation et du commerce à Hirado, ayant reçu sur cela les ordres du shogoun, alla sans délai à bord du seul vaisseau hollandais qui était à l’ancre dans le havre de Hirado (tous les autres vaisseaux avaient mis à la voile le jour précédent, apparemment sur le soupçon qu’on exigerait d’eux le même service de la part de la cour). Dans quinze jours de temps, il fit tirer contre la ville quatre cent vingt-six coups de canon, tant du vaisseau qu’il montait que d’une batterie qu’on avait élevée sur le rivage, garnie de canons des Hollandais. Cette condescendance de leur part et leur conduite durant le siège satisfit entièrement la cour ; et, quoique les assiégés ne parussent pas portés pour cela à se rendre, les canonnades qu’ils avaient essuyées avaient fort diminué leur nombre et ruiné leurs forces. Kockebecker eut enfin la permission de partir avec son vaisseau, après qu’on l’eut obligé de céder six canons pour l’usage des Japonais, outre ceux qui étaient déjà sur le rivage, sans qu’on eût égard que le navire se trouvait voit ainsi sans défense pour un voyage aussi dangereux que l’était alors celui du Japon à Batavia. L’empressement plein de soumission des Hollandais pour l’exécution des ordres du shogoun à l’égard de la destruction totale du christianisme dans les États leur assura, il est vrai, leur établissement dans le pays et la permission d’y faire le commerce, malgré les desseins de la cour d’en exclure tous les étrangers sans exception. »

Le 27 décembre 1637, les habitants d’Arima se révoltèrent, à la suite de la dureté qu’exerçaient sur eux leurs supérieurs. La plupart étaient des paysans qui attirèrent à leur secours les catholiques de ces contrées, ainsi qu’une foule de gentilshommes et de bourgeois mécontents. Ils se fortifièrent dans un vieux château en ruines situé sur le golfe d’Arima, au nombre de plus de dix mille. Le 8 janvier 1638, ils se divisèrent en trois corps et firent tomber dans une embuscade une partie de la garnison d’un château voisin. « Leur cri de guerre était : Saint-Jacques ; ils portaient des habits de toile, avec une croix et avaient la tête rasée. Les mécontents d’Amakousa, leurs voisins, se joignirent à eux, et prirent d’assaut un nouveau château tout en perdant trois cents hommes des leurs. Les seigneurs d’Arima et d’Amakousa reçurent l’ordre (bien qu’ils ne possédassent point les forces nécessaires) d’exterminer tous les rebelles. Les armées des seigneurs voisins devaient se tenir prêtes pour leur venir en aide s’il en était besoin. Les révoltés prirent un fort d’assaut et y tuèrent six cents hommes. Un vaisseau hollandais arriva, mit du canon à terre et on tira sur leurs retranchements. On leur tua cinq mille sept cent douze hommes. Ils firent ensuite une sortie et après un combat opiniâtre donné le 16 et le 17 avril, ils furent tous vaincus et tués »[12].

Après la révolte d’Amakousa et l’exclusion des autres Européens du Japon, les Hollandais demeurèrent donc seuls à continuer le commerce dans ce pays. Leur comptoir, primitivement installé à Hirado, fut transféré à Déshima en 1641. À cette époque, en effet, le shogoun parut subitement mécontent des bâtiments qu’ils possédaient à Hirado. Sans en parler à qui que ce fût, il envoya un commissaire pour inspecter leurs vaisseaux d’abord, leur comptoir ensuite. « Il n’y eut ni coin, ni recoin dans la maison, depuis la cave jusqu’aux greniers, où il n’allât, et comme les magasins étaient remplis de marchandises, il fallut les étaler toutes à ses yeux[13] ». Son dessein était de voir s’il ne se trouverait point d’ornements d’église ou autre chose servant au culte de la religion chrétienne. Rien de suspect ne fut découvert. Néanmoins le commissaire fit savoir au directeur hollandais que le shogoun avait décidé que l’établissement fût détruit immédiatement. Le directeur répondit que lui et tous ses gens étaient parfaitement disposés à obéir et à se soumettre avec une entière résignation à tout ce qui leur serait prescrit de la part du shogoun et qu’il suivrait la ligne de conduite qu’on lui indiquait. Quand tout fut démoli, on signifia aux Hollandais un ordre absolu de sortir de Hirado et de se transporter dans l’île de Déshima où quelques années auparavant ils avaient vu avec une maligne joie renfermer les Portugais. « Déshima, dit Kaempfer, n’est pas loin de Nagasaki, il a été élevé par art dans la mer qui est, aux environs, pleine de rochers et de sable et a peu de fond. On compte ordinairement que la surface de l’île est égale à celle d’un stade ayant 600 pieds de longueur et 240 de largeur »[14].

Quand la compagnie hollandaise vint s’établir dans cette île, les directeurs reçurent les ordres suivants, signés des cinq principaux conseillers shogounaux :

« Vous ne permettrez à aucun Japonais ni à aucun vaisseau de la même nation de faire voile pour d’autres pays.

« Vous mettrez à mort tous ceux que vous aurez surpris dans ce dessein, en arrêtant le vaisseau, les marchandises et les matelots.

« Punissez corporellement tout Japonais qui viendra des pays étrangers pour s’en retourner dans le sien.

« Tenez la main pour empêcher les progrès de la religion chrétienne par les prêtres.

« Tout homme qui se saisira d’un prêtre aura cent pièces d’argent et on récompensera celui qui révèlera quelque chose de ce qui leur aura entendu dire.

« En cas qu’il y ait quelques navires qui contrevienne à ces ordres, faites-les arrêter incontinent par les soldats.

« Que les marchandises ne soient pas vendues à un seul homme, mais à plusieurs.

« Il ne sera pas permis à un noble ni à un soldat d’acheter quelque chose d’un étranger ; ils l’auront de la deuxième main et ils n’achèteront rien que des marchands japonais.

« On sera obligé de nous donner connaissance de la charge des navires étrangers avant que de produire au jour les marchandises.

« On écrira aux cinq villes capitales le prix qu’on aura mis sur la soie vendue.

« Les marchands seront tenus de payer dans l’espace de vingt jours ce qu’ils auront acheté.

« Les vaisseaux qui viendront de terres fort éloignées en pourront partir le vingtième jour du neuvième mois.

« Tous les marchands des cinq villes impériales seront obligés de se trouver à Nagasaki le cinquième jour du septième mois, autrement ils n’auront point de part à la soie.

« La soie qu’on portera à Hirado sera vendue le même prix qu’on l’aura laissée à Nagasaki » [15].

À cette époque les Hollandais faisaient au Japon plus de 500 000 livres sterling d’affaires. Ce fut l’âge d’or de leur commerce dans ce pays, l’époque où il leur était permis de se défaire de leurs marchandises en vendant au plus offrant, suivant le privilège que leur avait accordé, en 1611, le shogoun Iéyasou, et que leur avait renouvelé son fils Hidétada, en 1617. Avec le brusque changement qui se produisit, leur commerce diminua beaucoup, mais ils envoyèrent cependant encore chaque année six ou sept navires de marchandises dont ils se défirent d’une manière fort avantageuse. En 1641, le gouvernement des Indes s’étant ému des souffrances de la factorerie, songea à renoncer au Japon. Il délégua un ambassadeur auprès du shogoun pour lui exposer les griefs de la Compagnie. Le shogoun ne le reçut pas, mais lui fit savoir par les conseillers d’État qu’il se souciait peu que les étrangers vinssent ou ne vinssent pas faire leur commerce dans ce pays, et que c’était uniquement en considération du privilège octroyé par l’ancien shogoun qu’il était permis aux Hollandais d’y continuer leurs opérations, à condition d’évacuer Hirado et de s’établir dans le port de Nagasaki. L’îlot artificiel de Déshima, véritable prison installée pour les Portugais quelques années auparavant, reçut en conséquence les derniers Européens tolérés dans le Japon jusqu’au moment où eut lieu l’ouverture générale du pays aux étrangers.



  1. Kaempfer. — Histoire de l’empire du Japon, t. II, p. 168.
  2. Charlevoix. — Histoire du Japon, t. II, in fine.
  3. Doï répondit à cette demande que le gouvernement japonais surveillerait les affaires qui auraient lieu sur mer près du Japon (V. dans Les japonais au monde, par Watanabé, p. 180 et dans Histoire pendant quinse générations des Tokoagawa, par M. Naïto, t. II, p. 199.
  4. Léon Pagès. — Histoire de la religion chrétienne au Japon depuis 1598 jusqu’à 1651. Paris, 1900-1901, p. 855-856
  5. Les quatre ambassadeurs étaient Luiz Paez Pacheco, Rodrigo Sanchez de Paredes, Gonsalo Monteiro de Carvalho et Simon Vaz de Païva.
  6. D. Ludwig Riess. — History of the English factory at Hirado (1613-1622) dans : Transactions of the Asiatic Society, t. XXVI, p. 112.
  7. Dairy of Richard Cocks, edited by Edward Maunde Thompson. London, 1883, t. I, XXII, p. 276.
  8. La lettre citée dans Purchas I-4II est datée, par suite d’une erreur typographique de 1610 au lieu de 1620.
  9. Ce traité fut signé le 2 juillet 1619 à Londres et ratifié à Westminster le 16 du même mois, pour l’Angleterre ; le 16 août pour la Compagnie hollandaise
  10. Calendar of state papers, colonial series, East Indies, China and Japan. London 1878, t. III, n°70
  11. Kaempfer. — Histoire de l’Empire du Japon, t ? II, p. 184
  12. Baron Onno-Swier de Haren. — Recherches historiques sur l’état de la religion chrétienne au Japon relativement à la nation hollandaise, traduit du hollandais. Londres, Paris, 1778, p. 35.
  13. Charlevoix. — Histoire du Japon, p. 347.
  14. Kaempfer, op. cit., t. II, p. 187.
  15. A. Montanus. — Ambassades mémorables de la Compagnie des Indes Orientales, t. I, p. 50.