Histoire des relations du Japon avec l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles/Partie 2/Chapitre I.

CHAPITRE I

COMMERCE DES PORTUGAIS ET DES
ESPAGNOLS AU JAPON




Ce sont les Portugais, puis les Espagnols, qui furent les premiers Européens à nouer des relations avec le Japon. Nobounaga, qui s’était trop adonné aux questions militaires, n’avait pas eu, le temps de s’occuper de commerce avec les nations étrangères ; il s’était contenté, pour porter un grand coup aux bonzes, d’accueillir avec bienveillance les missionnaires chrétiens. Sous Nobounaga, nous ne trouvons donc aucune trace de politique commerciale étrangère et les Portugais qui mouillèrent à Hirado, à Yokosé-oura et à Nagasaki purent trafiquer en toute liberté et ne furent inquiétés parfois que par les seigneurs territoriaux.

Hidéyoshi, son successeur, fonda un gouvernement central très puissant et établit une féodalité plus ou moins systématique. Très ambitieux, il voulut développer à la fois l’influence du pouvoir personnel et du pouvoir de l’État. C’est pour cette raison qu’il fit la guerre à la Corée et à la Chine et qu’il continua des relations amicales avec les étrangers. Malheureusement l’audace des missionnaires donna naissance aux nombreux édits qui vinrent prohiber le christianisme et en même temps paralyser le commerce étranger de notre pays. Ces édits comprenaient toujours des clauses relatives aux religieux et d’autres clauses relatives aux commerçants[1]. Dans ces conditions, les Portugais auraient pu facilement faire un très grand trafic, s’ils l’avaient voulu, mais ils suivirent toujours la politique des religieux et méprisèrent les ordres du gouvernement central.

L’époque de Hidéyoshi n’était encore que le début de la Constitution féodale plus ou moins systématisée ; les seigneurs territoriaux avaient toujours une influence considérable. Aussi les Pères et les commerçants portugais, soutenus par ces derniers, n’observaient-ils que très imparfaitement les ordres du gouvernement féodal. Les marchands portugais ne demandant pas la protection du dictateur, celui-ci laissa le commerce étranger se développer tout naturellement : il en résulta que les tempêtes qui s’abattirent de temps à autre sur la tête des missionnaires causèrent également de graves préjudices aux commerçants. On peut donc conclure que, sous Hidéyoshi, les relations commerciales extérieures n’obtinrent qu’un développement médiocre.

Il n’est pas sans intérêt de rapporter ici un fait important qui, malheureusement, n’eut aucune réussite et qui fut l’entreprise de Hidéyoshi à vouloir mettre sous sa protection les îles Philippines, appartenant déjà aux Espagnols. Un aventurier, nommé Harada Kiémon, qui voulait à tout prix se faire un nom, était allé aux Philippines pour y trafiquer. S’étant mis dans la tête de contraindre le gouverneur de ces îles, Dom Gomez Perez de Marinas, à reconnaître le dictateur du Japon pour son souverain, il communiqua son dessein à un seigneur de la cour nommé Haségawa, en lui demandant de l’aider dans cette entreprise. Ce dernier en parla à Hidéyoshi qui attribua à la terreur de son nom la disposition où se trouvait le gouverneur de se soumettre à son obéissance. Celui-ci écrivit au gouverneur et fit remettre la lettre à Harada qui partit aussitôt pour retourner aux Philippines. À Nagasaki, il alla trouver le Père Valignani, lui dit qu’il était nommé ambassadeur et voulut l’engager à écrire aux Jésuites de Manille et à Dom Gomez pour leur faire comprendre combien il importait au bien de la religion de ne point refuser ce que souhaitait Hidéyoshi. Mais le Père Valignani, qui avait été instruit de toute l’intrigue, répondit à Harada qu’il ne connaissait pas le gouverneur des Philippines et que les Jésuites de ces lies ne lui étaient pas soumis. Il instruisit également ceux-ci qu’il fallait ménager l’honneur de la couronne d’Espagne et éviter de donner à Hidéyoshi l’occasion de persécuter les chrétiens.

Dom Gomez ne pouvait mieux faire que de suivre les conseils d’un homme aussi sage, mais le Père Valignani était Jésuite et les Espagnols des Philippines qui, de leur côté, cherchaient tous les moyens de partager avec les Portugais de Macao le profit du commerce du Japon croyaient devoir se défier de ces religieux qu’ils regardaient comme des Portugais, parce qu’ils n’étaient allés jusque-là au Japon que sur les navires du Portugal. Dom Gomez n’eut donc aucun égard aux conseils que les Jésuites de Manille lui donnèrent de la part du Père Valignani, et ayant reçu la lettre de Hidéyoshi, il députa au dictateur un gentilhomme nommé Lopé de Liano ainsi que le Père Cobos, et les chargea d’une lettre pour ce prince, par laquelle il l’informait qu’il croyait fausse celle qu’il avait reçue, parce qu’elle lui avait été remise par un homme qui ne lui paraissait point être d’une condition à être chargé d’une telle commission et parce que les Pères de la Compagnie qui étaient à Nagasaki ne lui en avaient rien mandé. Ils arrivèrent à Nagasaki où ils s’abouchèrent avec Harada qui ne les quitta plus ; tous deux évitèrent de parlera aucun Jésuite ni à aucun Portugais ; ils parvinrent dès le lendemain à Nagoya, obtinrent audience de Hidéyoshi et lui présentèrent la lettre du gouverneur des Philippines.

Haségawa et Harada, qui étaient présents, traduisirent à leur façon cette lettre en japonais ; ils firent entendre au prince que le gouverneur doutait bien à la vérité que la lettre qu’il avait reçue de lui fût véritable, mais qu’il n’était pas éloigné cependant de se conformer à tout ce qui y était contenu. Hidéyoshi répondit par une seconde lettre au gouverneur des Philippines. Il lui déclara que la première était bien de lui et que s’il n’y déférait pas, il saurait bien l’y contraindre par la force des armes. Les envoyés reçurent cette lettre sans trop savoir ce qu’elle contenait ; mais avant de prendre congé du dictateur, ils l’informèrent que les Portugais étaient les maîtres de Nagasaki, qu’eux seuls profitaient du commerce, qu’ils y exerçaient de grandes violences et que malgré ses édits, ils protégeaient les Pères de la Compagnie qui étaient tous demeurés au Japon. Ils ajoutèrent que c’étaient ces religieux qui persuadaient aux Portugais de refuser aux Castillans de les admettre à trafiquer avec les Japonais, ce qui privait le Japon d’un très grand avantage. Enfin, ils n’oublièrent rien pour aigrir Hidéyoshi contre ces missionnaires, dans l’espérance que, s’ils étaient une fois chassés du Japon, rien n’empêcherait plus les Espagnols des Philippines d’établir un commerce réglé avec ces îles. Hidéyoshi prit feu à ce discours et sur le champ nomma un gouverneur à Nagasaki à qui il ordonna de renverser l’Église et la maison des Jésuites et d’informer contre les Portugais. Tout cela fat exécuté et les Jésuites se virent réduits à se retirer dans l’hôpital de la Miséricorde.

Les choses en étaient là, lorsque Harada vint à Manille. Ayant appris que les envoyés de Dom Gomez avaient péri en mer, il se porta pour ambassadeur de Hidéyoshi. On lui demanda ses lettres de créance, mais il répondit qu’il les avait confiées au Père Cobos : du reste il assura au gouverneur que le dictateur avait très bien reçu ce religieux et son associé, et continua à jouer le double personnage qui jusque-là lui avait si bien réussi. Dom Gomez ne laissa point d’avoir quelque vent de la réponse que le dictateur du Japon avait faite à ses envoyés, mais comme il ne voyait pas encore bien clair dans cette affaire, il prit le parti de gagner du temps. Cette conduite n’accommodait point Harada. Il alla trouver les Pères de Saint-François, de la réforme de Saint-Pierre d’Alcantara, composa un mémoire qu’il présenta au gouverneur et où il prétendait que Hidéyoshi voulait vivre en bonne intelligence avec les Espagnols des Philippines et désirait établir le commerce entre eux et ses sujets. Les Franciscains déterminèrent Dom Gomez à écrire de nouveau à Hidéyoshi. Ils avaient en cela un intérêt, car ils souhaitaient de pouvoir aller prêcher l’Évangile aux Japonais. Dom Gomez, de son côté, cherchait toujours l’occasion de lier le commerce avec le Japon et il était fort persuadé que, pour y réussir, il fallait introduire dans ces îles d’autres ouvriers apostoliques que les Jésuites, trop attachés aux Portugais et trop intéressés à y maintenir le commerce exclusif de cette nation. Il chargea de sa lettre le Père Jean-Baptiste, commissaire des Pères de Saint-François, qui se fit accompagner de trois autres religieux de son ordre. Harada s’embarqua avec eux. Ils trouvèrent Haségawa, à Nagoya, qui leur obtint une audience de Hidéyoshi. Celui-ci les reçut d’abord avec affabilité, mais quand il vit qu’ils n’étaient point chargés de lui faire les soumissions du gouverneur des Philippines et que Dom Gomez se retranchait toujours sur ce fait qu’il n’avait point reçu ses lettres, il s’emporta et fit remarquer que Dom Gomez devait lui savoir bon gré de ce qu’il n’avait pas envoyé son invincible armée aux Philippines, pour les subjuguer et qu’il ne voulait plus accepter de retard. Le Père commissaire, à qui Haségawa n’avait pas expliqué fidèlement le discours du prince, s’engagea à faire savoir au gouverneur ses intentions et, en attendant sa réponse, s’offrit à demeurer au Japon en otage avec ses religieux. Ceux-ci en profitèrent pour faire de la prédication et pour apprendre la langue japonaise à l’aide d’une grammaire et d’un vocabulaire. Bientôt ils ne gardèrent même plus aucun ménagement et exercèrent assez librement les fonctions du ministère apostolique.

Vers la fin de cette même année (1594) trois autres Franciscains arrivèrent à Kioto, chargés de présents et d’une lettre du gouverneur des Philippines pour Hidéyoshi. Celui-ci agréa les présents et fut peu content de la lettre, parce qu’elle ne parlait point de l’hommage qu’il exigeait des Castillans des Philippines. On l’apaisa en lui démontrant l’impossibilité où était le gouverneur de faire une telle démarche sans la permission du roi d’Espagne, son maître, et le Père Baptiste profita du renfort qu’il venait de recevoir pour acheter une maison dans Osaka, dont il fit un couvent sous le nom de Béthléem.

Après la mort de Hidéyoshi, les rapports internationaux reprirent avec une très grande énergie, grâce à la politique d’Iéyasou, qui consistait à protéger et à faire développer les relations étrangères commerciales. Le premier acte d’Iéyasou, à ce point de vue, fut d’envoyer une ambassade au gouverneur des Philippines. Fray Géronymo, qui avait échappé à la persécution de 1697, vint à Foushimi, se présenta à Iéyasou et lui raconta quel était l’état général commercial et religieux, ajoutant qu’il importait de communiquer avec le roi d’Espagne et les gouverneurs de la Nouvelle-Espagne, du Pérou et des Philippines pour augmenter les intérêts du Japon et ouvrir les relations commerciales avec ces régions. Le shogoun lui ayant donné pleins pouvoirs, il envoya en 1602 un messager au gouverneur de Manille, Dom Pedro de Acunha, pour expliquer à celui-ci quelles seraient les meilleures conditions de paix et d’amitié entre le Japon et les Philippines, et pour donner une plus grande assurance en même temps qu’une plus grande sécurité au gouverneur, il l’informa qu’Iéyasou autorisait les navires marchands espagnols à séjourner dans le Kouanto, qu’il désirait y voir venir des ouvriers pour construire des navires afin d’aller dans la Nouvelle-Espagne, et qu’il autorisait les religieux à évangéliser librement sur le territoire japonais et à y bâtir des églises.

La réponse du gouverneur demandait de la réflexion. Elle fut libellée dans ce sens, à savoir que la principale sécurité des Philippines consistait dans ce fait que les Japonais n’avaient pas de navires et ignoraient, pour ainsi dire, l’art de la navigation, et qu’envoyer des ouvriers pour construire des navires espagnols, ce serait leur donner précisément les armes dont ils manquaient contre les Espagnols ; qu’en ce qui concernait cette amitié réclamée si instamment par Iéyasou, il l’acceptait volontiers et que, pour se conformer à son désir, il enverrait un navire avec des marchandises dans le Kouanto, mais qu’il n’autoriserait pas qu’on construisit de navires avant de connaître la décision du roi d’Espagne à laquelle il voulait au préalable en référer. Sur de nouvelles lettres de Fray Géronymo, des religieux appartenant aux ordres de saint Augustin, de saint François et de saint Dominique partirent au Japon pour évangéliser, mais firent peu d’adeptes. Conformément à sa promesse, Dom Pedro de Acunha envoya dans le pays un navire marchand.

Les relations amicales s’établirent ainsi entre le Japon et les Philippines et, dès 1605, Iéyasou correspondait avec Dom Pedro de Acunha[2]. Un fait montre, d’ailleurs, que cette amitié allait toujours croissant.

En 1608, Dom Rodrigo, ancien gouverneur général des Philippines, s’en retournant en Espagne, fit naufrage sur les côtes du Japon. Il fut aussitôt entouré par les autorités du pays et comblé de présents de toutes sortes ; Iéyasou lui-même envoya un haut personnage de sa suite s’enquérir de sa santé et l’inviter à venir à la cour. Dom Rodrigo y fut reçu en grande pompe ; le shogoun en profita pour le prier de lui exposer ses desiderata. Indépendamment de la protection des missionnaires et de l’amitié qu’il souhaitait voir se continuer entre le Japon et l’Espagne, Dom Rodrigo demanda, comme preuve précisément de cette amitié, que les Hollandais « qui étaient des pirates et les ennemis des Espagnols »[3] n’aient pas l’autorisation de débarquer au Japon, Iéyasou s’écria : « Je n’ai rien à envier au roi Philippe, si ce n’est d’avoir un serviteur tel que vous. Je vous accorde ce que vous me demandez concernant les missionnaires ; j’ordonnerai que ces religieux, amis du roi Philippe, ne soient pas molestés, car je veux rester en bonne intelligence avec ce grand monarque. Quant à l’expulsion des Hollandais, cela m’est très difficile pour cette année, parce qu’ils ont ma parole de pouvoir séjourner au Japon, mais je vous remercie de me les avoir fait connaître pour ce qu’ils sont ! »[4]. Iéyasou l’ayant prié de demander au roi Philippe de lui envoyer cinquante ouvriers mineurs, parce qu’il avait entendu dire qu’ils étaient plus habiles à extraire le minerai d’argent que les Japonais, Dom Rodrigo en profita pour revenir à la charge sur ses desiderata : « Je dis à Son Altesse que je me chargeais de transmettre sa demande à Sa Majesté et au vice-roi de la Nouvelle-Espagne mais que, pour faciliter le succès de mes démarches, Son Altesse devait m’accorder les choses suivantes : Que les mineurs auraient la moitié du produit des mines qu’ils exploiteraient et que l’autre moitié serait partagée entre le roi Philippe, mon maître, et Son Altesse l’empereur ; que pour la part qui reviendrait au roi d’Espagne, Sa Majesté pourrait avoir au Japon des facteurs et commissaires qui amèneraient des religieux de tous les ordres, auxquels il serait permis d’avoir des églises publiques pour célébrer l’office divin. Quoique cette condition fût placée au second rang, elle était dans ma pensée le but principal de ma négociation. Je dis ensuite que Son Altesse l’empereur (le shogoun) étant l’intime ami du roi Philippe, elle ne devait pas permettre que les Hollandais, ennemis jurés de mon roi, résidassent dans ses États, ni pussent y aborder sous aucun prétexte. J’ajoutai que, lorsque par hasard ou par une autre raison quelconque, des vaisseaux appartenant au roi d’Espagne ou à ses sujets arriveraient au Japon, l’empereur devait s’engager à garantir leur sûreté et à leur donner un sauf-conduit pour les équipages et leur chargement et ordonner qu’ils fussent traités comme ses propres sujets. Je demandai, en outre, que dans le cas où le roi, mon maître, voudrait faire construire des navires et des galères dans les ports du Japon pour les envoyer à Manille et acheter des munitions de guerre et de bouche pour les forteresses qu’il possédait dans ces parages, des facteurs et commissaires pussent y être établis pour faire ces opérations et eussent la facilité d’acheter tout ce dont ils auraient besoin au prix courant du pays. Je demandai enfin que, lorsque le roi d’Espagne enverrait un ambassadeur à l’empereur du Japon, il y fût reçu avec tous les honneurs et les distinctions dus au représentant d’un aussi grand monarque. L’empereur me répondit qu’il acceptait toutes ces clauses, sauf celle qui concernait les Hollandais »[5].

Iéyasou écouta donc presque toutes les propositions des Espagnols : c’était son système politique de faire développer le commerce étranger au Japon et de faire trafiquer dans un port du Kouanto, qui était son propre fief. Nous trouvons beaucoup de documents qui démontrent cette intention qu’il avait de faire ouvrir et développer les communications entre les Philippines et la Nouvelle-Espagne d’une part et le Japon d’autre part. C’est ainsi notamment qu’il fit paraître un édit, garantissant la sûreté des navires venant à Ouraga, et dont voici le texte :

« Il ne sera exercé aucune poursuite violente à regard des navires commerciaux de Luçon. Ceux qui n’observeront pas cet ordre, seront condamnés aux peines les plus sévères. Il en est ainsi ordonné.

« Le 7e mois de la 13e année de Keïtcho (1608).

« Signé : Tsoushima-no-kami ; Ooï-no-kami. »


En 1610, le shogoun Iéyasou décida d’envoyer au roi d’Espagne une ambassade dont firent partie, indépendamment de quelques Japonais, les Franciscains Sotelo et Alonzo. Dès l’année suivante, une ambassade espagnole se trouvait au Japon, et se rencontrait avec les ambassadeurs hollandais. Voici en quels termes en parlent ces derniers[6] : « Le 25 d’août, nous fûmes dès le soir au port de Wormgau[7]. Nous y trouvâmes le navire et l’ambassadeur de la Nouvelle-Espagne qui envoya deux ou trois de ses soldats nous faire des compliments de sa part et nous accabler de courtoisies, à quoi nous tâchâmes de répondre de la même manière. Le 26, il plût tant que nous fûmes contraints de passer la journée en ce lieu-là et nous y apprîmes des nouvelles de l’ambassade, par deux hommes du Pays-Bas qui étaient au service de l’ambassadeur.

« Ils nous dirent quel avait été le but de ce voyage et quel en avait été le succès… Ils étaient entrés dans le port de Wormgau le 14 juin. Le but de leur voyage était en partie de ramener les Japonais qui étaient allés l’année précédente dans la Nouvelle-Espagne, avec le gouverneur Dom Rodrigo. Ils avaient été traités magnifiquement en ce pays-là et il en avait coûté plus de 50 000 réales de huit au roi d’Espagne. On avait envoyé des carosses au-devant d’eux pour les prendre, outre les grands frais qu’on avait faits pour les préparatifs de l’ambassade. Mais nous sûmes que dans les instructions de l’ambassadeur, il n’était point fait de mention de ce qu’il avait dit contre nous… Sa commission était seulement de demander la liberté de visiter tous les ports, afin que les connaissances qu’ils en prendraient pussent servir à faire naviguer avec plus de sûreté les vaisseaux qui vont tous les ans de Manille à la Nouvelle-Espagne, parce que faute de ces connaissances, ils avaient perdu plusieurs navires très richement chargés… En second lieu, l’ambassadeur avait ordre de demander la permission de construire des vaisseaux, parce qu’on trouvait au Japon plus de matériaux et de meilleurs, et plus d’ouvriers. »

Cet ambassadeur de la Nouvelle-Espagne s’appelait Nuno de Sotomayor. Iéyasou lui répondit qu’il admettait la liberté du commerce et il ordonna immédiatement que la liberté des navires venant d’Espagne fût garantie ; par contre, il n’admit pas la propagation du christianisme dont la doctrine était tout à fait contraire à la religion et à la morale du Japon[8].

En 1611, il y eut encore une autre ambassade espagnole auprès d’Iéyasou : le gouverneur de Manille envoya le capitaine Domingos Francisco avec une suite nombreuse et au prix de très grandes dépenses, afin de négocier l’affaire concernant les Hollandais. L’ambassade espagnole avait, en effet, déplu à la Cour en raison de son faste. Le déploiement de l’étendard de Castille et le son des trompettes avaient offensé l’orgueil japonais. L’ambassadeur avait formulé quatre demandes, à savoir : 1o  qu’il fût permis aux Castillans de construire autant de vaisseaux et tels qu’il leur plairait ; 2o  qu’il leur fût permis de faire reconnaître par leurs pilotes les côtes et les ports du Japon ; 3o  que le shogoun défendit aux Hollandais de trafiquer dans le pays de son obéissance, auquel cas le roi d’Espagne enverrait des navires de guerre au Japon, pour brûler les navires hollandais ; 4o  que, lorsque les vaisseaux espagnols viendraient au Japon, ils ne fussent sujets à aucune visite, et pussent vendre leurs marchandises à qui il leur plairait. Ces propositions avaient été remises par écrit. On voulut obliger l’ambassadeur à paraître à l’audience sans armes et sans apparat. Il se présenta néanmoins devant le palais, bannière déployée et entouré de ses soldats, mais il fut introduit seul. Les réponses qui lui furent faites étaient les suivantes : permission de construire des vaisseaux et dans le lieu qui plairait aux Espagnols ; permission de reconnaître les côtes de l’Empire. Mais nos terres étant ouvertes à tous les étrangers, nul n’en devait être exclu : si les princes respectifs des nations étrangères étaient en guerre, on entendait les laisser vider leurs différends dans leurs pays, et aucune exclusion ne pouvait avoir lieu.

Comme on le voit, Iéyasou suivit une politique consistant à accorder la liberté de commerce à toutes les nations. Si les Espagnols avaient adopté une ligne de conduite moins obstinée, leur commerce aurait certainement fait de rapides progrès au Japon.

Quant aux Portugais, leur ville principale en Extrême-Orient à cette époque était Macao : ils eurent donc de nombreux rapports avec les Japonais. Mais il survint un événement malheureux entre ces deux peuples, que nous résumerons brièvement : Quelques Japonais du royaume d’Arima, en 1608, furent contraints, en s’en retournant au Japon, de relâcher à Macao et d’y passer l’hiver par suite des mauvais temps. Se trouvant en assez grand nombre dans ce port, ils crurent pouvoir y commettre de grandes violences contre les habitants. André Pessoa, homme de tête et de résolution, avait alors la principale autorité dans la ville ; il fut averti un jour que Portugais et Japonais étaient aux prises. Il y alla aussitôt avec main forte et les Japonais s’étant réfugiés et barricadés dans deux maisons, il commença par faire mettre le feu à la première et tuer tous ceux qui en sortaient ; quant à ceux qui s’étaient réfugiés dans l’autre maison, ils ne durent leur salut qu’en se remettant aux mains de l’évêque de Macao. Peu après, le prince d’Arima alla demander justice pour ses sujets au shogoun. Le gouverneur de Nagasaki chargea tant qu’il put les Portugais et, de son côté, Pessoa partit pour disculper sa nation au sujet de la dite émeute. Le shogoun était très perplexe quand, sur ces entrefaites, Dom Rodrigo d’Urbero, ancien gouverneur général des Philippines, fit naufrage sur les côtes du Japon ; il lui demanda si, en supposant qu’on accordât aux Espagnols un port franc, ils apporteraient au Japon autant de marchandises que les Portugais en avaient apportés. Dom Rodrigo ayant répondu que les Portugais fourniraient le triple de ce que Macao avait envoyé jusque-là, Iéyasou ordonna donc au seigneur d’Arima de s’emparer de tout ce qu’il pourrait rencontrer de Portugais et de lui envoyer surtout la tête de Pessoa. Le seigneur arma toute une petite flotte, attaqua Pessoa qui s’en retournait à Macao, mais il n’eut pas le bonheur de pouvoir s’en emparer, car le feu ayant pris à bord du navire portugais, Pessoa et toute sa suite furent noyés.

Une ambassade portugaise arriva à Kioto le 4 août, apportant deux cents péculs de soie écrue, des draps et de l’or. Elle avait aussi de riches présents et son cortège était splendide. Elle venait demander le rétablissement du commerce, excusant d’une part les meurtres des Japonais tués à Macao trois ans auparavant et de l’autre réclamant le paiement de la caraque brûlée à Nagasaki l’année précédente. Les présents des Portugais furent acceptés ; leur demande tendant à rétablir les relations commerciales fut acceptée également, mais leur plainte sur la caraque fut rejetée[9]. Iéyasou donna à l’ambassadeur l’autorisation suivante qui garantissait la liberté et la sûreté du commerce portugais : « Les envoyés sont venus de Goa et me présentèrent leur vœu d’envoyer leurs navires au Japon. Il est accordé que ces navires pourront faire le commerce et seront traités comme auparavant. Si cet ordre est violé, on sera puni. Prière de faire connaître.

« Automne de la 16e année de Keïtcho (1611).

(Sceau rouge du shogoun). »

Les relations furent rétablies entre les deux nations et en 1612 le Sénat de Macao envoya Horatius Narete comme ambassadeur de la ville au Japon afin de remercier le shogoun de sa bienveillance[10]. Il était porteur des lettres du vice-roi, du Sénat et de Miguel de Sousa pour Iéyasou et ses ministres ; son but principal était de rétablir complètement le commerce et de recevoir une autorisation plus complète, parce que l’autorisation de l’année précédente n’avait qu’un sens très vague. Narete fut reçu en audience à Sourouga et remit ses lettres de créances. Il traita de ses affaires avec Honda Kozouké-no-souké et reçut une autorisation nouvelle conçue en ces termes : « Le commerce des navires noirs et des navires portugais qui vont mouiller à la côte de Nagasaki sera garanti comme auparavant. Si ces navires abordent par la tempête dans un autre port et que leurs gouvernails ou leurs mâts soient cassés ou perdus, ces navires ne seront pas envahis et leurs marchandises ne seront pas capturées.

« Le 9e mois de la 17e année de Keïtcho. »

Le commerce ainsi rétabli allait pouvoir continuer pendant quelques années. Iéyasou, qui s’y entendait, montrait un esprit très large pour les relations politiques extérieures. C’est pourquoi l’on ne doit pas s’étonner de voir peu de temps après le gouverneur de Nagasaki, Haségawa Hirotoshi, qui était allé à Sourouga rendre compte au shogoun de l’état commercial de ce port, lui annoncer « que le commerce était très florissant et que le port contenait plus de quatre-vingts navires. »

Nous nous arrêterons ici pour l’instant : l’histoire de la décadence du commerce espagnol et portugais fera l’objet du dernier chapitre.



  1. C’est ainsi qu’il était stipulé dans l’édit de 1587 que les navires noirs qui viendraient au Japon pourraient, comme par le passé, y faire tous les trafics qu’ils désireraient, tandis que le même édit défendait aux missionnaires d’y prêcher le christianisme. L’édit publié l’année suivante reproduisait les mêmes clauses.
  2. Antonio de Morga. — The Philippine Islands, traduit en anglais par E. J. Stanley et publié par la Hakluyt Society. Londres, 1868, p. 247.
  3. L’histoire de Dom Rodrigo de Vivero y Velasco est tirée de son journal paru dans The Asiatic journal. July, 1830, p. 173.
  4. Revue des Deux-Mondes, 1830, t. II, p. 9.
  5. Revue des Deux-Mondes, 1830, t. II, p. 22.
  6. Journal des ambassadeurs hollandais au Japon, en 1611. (Recueil des Voyages, t. VII, p. 189).
  7. Port de Ouraga.
  8. Le Daï-Nihon-Shôghiô-shi, p. 387 et 388, donne le texte des réponses d’Iéyasou et de Hidétada au gouverneur de la Nouvelle-Espagne, en date de la 17e année de Keïtcho (1612) : Elles ne parlent pas de la construction des navires au Japon et, selon nous, la date donnée est en retard d’un an. Nous ignorons si ces réponses sont authentiques.
  9. Iéyasou ne répondit pas aux lettres du vice-roi de l’Inde et du Sénat de Macao, mais Honda Kozouké-no-souké leur répondit dans le sens sus-indiqué. Ce texte se trouve dans Daï-Nihon-Shoghio-shi, p. 472.
  10. Miguel de Sousa Pimentel, capitaine général, l’investit d’un mandat semblable, en son propre nom et en celui du vice-roi de l’Inde.