Histoire des relations du Japon avec l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles/Partie 1/Chapitre IV.

CHAPITRE IV

IÉYASOU ET LA QUESTION CHRÉTIENNE




Après la mort de Hidéyoshi, les missionnaires chrétiens retournèrent de nouveau au Japon et recommencèrent avec plus d’ardeur que jamais leur prédication.

« Mgr de Cerquiera, dit Pagès, depuis son arrivée avec le Père Valignani (6 août 1598) exerçait en silence, mais sans obstacles, son ministère pastoral[1]. Le Père Valignani, lors de la venue des deux gouverneurs envoyés pour présider au retour de l’armée, avait écrit à ces seigneurs dont l’un, Asano Dangio, était depuis longtemps son ami ; il s’était mis de même en rapport avec Chimandono, gouverneur de la contrée et de la ville même de Nangasaki. Il fit part à ces divers personnages de sa venue au Japon pour visiter ses confrères, selon le devoir de sa charge, ainsi qu’il avait fait les années précédentes. Les trois seigneurs répondirent avec bienveillance. Ils reçurent la visite des Pères et la rendirent à leur tour. Dans ces entrevues, ils louèrent la religion chrétienne et déclarèrent que Taïcosama avait été dans l’erreur : en même temps ils recommandèrent la prudence, et firent espérer que le progrès du temps amènerait une liberté plus grande. Le Père Organtin se rendit alors à Méaco avec deux ou trois Frères de la Compagnie. Les maisons de Méaco et d’Osacca, ruinées deux ans auparavant, furent rétablies, et les enfants, que l’on avait disséminés, furent réunis de nouveau. D’une autre part, Iéyas, dans des vues politiques et afin de concilier le commerce étranger, n’était point défavorable. Pour ne point paraître changer la politique et le gouvernement général et abroger formellement les derniers décrets de Taïcosama (ses scrupules ne s’arrêtaient point devant les coups d’État tyranniques), il n’accorda pas d’autorisation officielle ; mais il ferma volontairement les yeux sur les affaires religieuses, et les chrétientés voisines de Méaco, se sentant comme affranchies, relevèrent leurs églises et pratiquèrent ouvertement leur culte.

« Déjà deux des anciens Pères franciscains de la mission du Japon, les Pères Jérôme de Jésus et Louis Gomez avaient été renvoyés de Manille en mai 1598[2]. Le P. Gomez avait été découvert sur le champ, et retenu en prison. Le Père Jérôme de Jésus s’était réfugié chez des chrétiens de la province d’Ije, peu éloignée de Méaco. Arrêté le 7 décembre 1598, il fut conduit en présence d’Ieyas. Celui-ci l’accueillit avec douceur, l’engagea à déposer toute crainte, et lui permit d’aller librement et de porter l’habit de son ordre. En même temps Ieyas témoigna le désir de voir tous les ans les chrétiens espagnols visiter les ports du Couanto, pour exercer le commerce et aussi pour enseigner à ses propres vassaux le travail des mines d’argent. Le Père Jérôme en écrivit à Manille et se rendit lui-même au Couanto pour y résider, admirant les changements subits des affaires humaines et les voies de la Providence[3]. Le premier envoyé d’Ieyas, un riche marchand de Sacaï n’obtint pas tout le succès qu’avait espéré le prince. À cette époque le gouvernement des Philippines avait prêté des secours en vaisseaux et en hommes au roi de Cambodge contre celui de Siam qui l’avait dépouillé de ses États, et se trouvait dépourvu. Néanmoins on donna de bonnes espérances. Ieyas soupçonnant que les pirates japonais, qui infestaient l’archipel des Philippines, pouvaient avoir inquiété les Espagnols, fit rechercher ces pirates et en fît mettre plus de deux cents à mort[4]. »

Iéyasou, absorbé par son désir d’avoir des navires européens dans les ports du Japon et à en faire construire, traitait bien, durant les premières années de son shogounat, les étrangers et surtout les missionnaires ; aussi le voyons-nous dans la lettre qu’il écrivit au gouverneur des Philippines déclarer la liberté religieuse au Japon et le bon traitement des religieux.

Le résultat d’une telle politique raffermit le courage des Pères et des chrétiens indigènes. Écoutons le Père Pagès : « Il [Daïfou-Sama[5]] se montra bienveillant envers les missionnaires et tolérant quant à l’exercice de la religion. Le Père Jean Rodriguez, qui vint de la part des supérieurs solliciter sa protection, en fut accueilli favorablement et en obtint un ordre adressé à Chimandono, gouverneur de Nagasaki, de laisser vivre en paix les chrétiens et les missionnaires. Daïfou-Sama fit délivrer encore deux patentes officielles pour autoriser les Pères à résider à Méaco, Osacca et Nagasaki. Ces provisions authentiques du souverain de la Tenca furent comme une restitution plénière, les trois villes ci-dessus étant les principales de l’empire et jouissant des privilèges les plus étendus, de sorte que leurs habitants, reconnus pour tels par autorité souveraine, avaient droit au domicile en toutes les parties de l’empire. Depuis l’année 1587, époque de l’édit d’exil, jamais une telle faveur n’avait été concédée, les missionnaires n’ayant jamais eu que la permission verbale de résider à Nagasaki.

« D’une autre part, les Espagnols, qui se voyaient ouvrir les portes du Japon et qui recherchaient le commerce avec cet empire, désiraient, en même temps, avec un merveilleux zèle, l’avancement de la religion. Le gouverneur convoqua les deux conseils, l’ecclésiastique et le séculier ; et toute rassemblée décida d’un commun accord que l’on devait envoyer des missionnaires des différents ordres en vue de la propagation de la foi chrétienne, et pour le service du roi d’Espagne[6]. Des religieux Dominicains, Franciscains et Augustins furent désignés par leurs provinces respectives, et on leur assigna les contrées où ils devaient prêcher la foi.

« Les Dominicains furent le P. Francisco de Moralez qui reçut le titre de vicaire provincial et qui devait être martyr en 1622 ; le P. Thomas Hernandez ; le P. Alonso de Mena, martyr en 1622 ; le P. Thomas de Zumarraga ou du Saint-Esprit, martyr en 1622, et le frère laïc Juan de la Abadia. Ces religieux furent destinés pour le Satsouma.

« Les Franciscains désignèrent huit religieux, dont le supérieur fut le P. Augustin Rodriguez, qui s’était déjà trouvé au Japon, dans la compagnie des martyrs et qui devait résider à Nagasaki ; et un religieux laïc qui devait être le compagnon du P. Jérôme de Jésus.

« Les Augustins choisirent pour le Boungo le P. Diego de Guevara, naturel de Baeza, fils d’habit du couvent de Salamanque, et alors prieur de Saint-Paul-de-Manille, qui fut depuis visiteur de la province des Philippines et évêque de Camarines vers 1618, et le F. Estacio Ortiz, de San Lucar de Alpechin, fils du couvent de Mexico, et alors prieur de Bolinao en la province de Zambalez. Le P. Diego de Guevara reçut le titre de vice-provincial.

« Les Dominicains avaient mis à la voile le jour de la Très-Sainte-Trinité. Ils abordèrent à un port de l’île de Codgiki dépendant du Satsouma, où le prince avait donné ordre de conduire le navire. Ils s’établirent dans un temple que les bonzes avaient déserté en emportant leurs idoles. Peu de jours après les religieux furent appelés à la capitale. Le prince les accueillit d’abord avec fureur ; mais les bonzes de la ville demandèrent leur exil. Le prince ne céda pas à ce désir, mais il se refroidit, n’accorda pas le terrain qu’il avait promis pour élever une église et une habitation, et omit plusieurs fois de faire procurer le subside pour l’existence des missionnaires. Ceux-ci demeurèrent trois mois dans un humble réduit, bien souvent dénués du nécessaire. Dieu néanmoins leur accorda la consolation de convertir leur hôte avec toute sa famille, ainsi qu’un officier principal. Mais le prince négligeant de tenir sa parole, par la crainte de déplaire au Coubo, les religieux retournèrent à l’île de Codgiki.

« Les Franciscains, dès leur arrivée, allèrent offrir leurs hommages à Daïfou-Sama et lui présentèrent une lettre du gouverneur espagnol avec des présents. Le prince fit paraître du déplaisir en voyant un aussi grand nombre de religieux venus sans son autorisation : néanmoins il finit par s’adoucir.

« Quatre des religieux passèrent au Couanto et, avec la permission du prince, édifièrent à Yendo, à côté de leur église, un couvent et un petit hôpital. Le commissaire et ses autres compagnons demeurèrent à Méaco, et bâtirent un autre couvent dans la maison de Cosme Joya. Il y eut alors trois pauvres et humbles couvents de Franciscains, à Méaco, à Fouchimi et à Yendo.

« Les Augustins partirent de Manille le 25 juin et arrivèrent le 12 août à Firando. Le Père de Guevara se rendit à Méaco pour visiter le Père Jérôme de Jésus qui lui donna l’hospitalité et lui obtint du souverain la permission de fonder un couvent au Boungo. Il revint alors dans cette contrée et bâtit le couvent avec une église »[7].

Cette bienveillance d’Iéyasou pour la religion chrétienne devait s’altérer peu à peu. Elle commença à décroître quand il vit qu’il ne pouvait faire aboutir son dessein d’ouvrir un port dans le Kouanto, son propre fief, et d’y faire mouiller des navires étrangers. D’un autre côté, le gouverneur des Philippines refusa d’envoyer des constructeurs de navires européens dans la crainte de voir les forces navales japonaises trop s’augmenter tout d’un coup et Iéyasou ne fut pas exempt de crainte en voyant les Espagnols qui après avoir déjà conquis plusieurs pays barbaresques, étaient encore à la recherche de nouvelles conquêtes. C’est à ces causes que le Père Charlevoix attribue le changement de la politique du shogoun[8]. Néanmoins comptant toujours développer son commerce étranger, il n’avait pas rompu brusquement les relations amicales qu’il entretenait avec les Pères. Mais pendant que Iéyasou conservait encore envers le christianisme une politique généreuse ; il était combattu par Yodo-ghimi, veuve de Hidéyoshi et mère de Hidéyori, qui se trouvait à Osaka, et qui disputait l’autorité à Iéyasou, considéré comme usurpateur.

Sa bienveillance envers les missionnaires et son entrevue avec un évêque étranger donnèrent ainsi lieu à des récriminations amères de la part de la mère de Hidéyori. Iéyasou fut accusé d’infractions flagrantes aux lois établies par Hidéyoshi pour la sécurité de l’empire. Grâce à la tolérance coupable du régent, disait-on à la cour d’Osaka, le pays était infesté plus que jamais de sectaires exécrables. Si les ordonnances restrictives de Hidéyoshi contre le christianisme n’étaient plus bonnes, pourquoi ne les abrogeait-on pas ouvertement ? Pourquoi laissait-on la contagion pénétrer secrètement partout, jusque dans le palais et dans la chambre d’étude du jeune Hidéyori, au mépris de la loi écrite et de la morale ? La noble dame venait de découvrir que plusieurs personnes de son entourage étaient des adeptes secrets des Jésuites.

Ce fut probablement pour mettre fin à toutes ces lamentations que Iéyasou publia l’ordonnance suivante :

« Il est parvenu à notre connaissance que certains sujets de l’empire, contrairement aux lois établies, embrassent la religion de Yasso. Ceci nous déplaît et nous ordonnons à nos officiers de veiller à ce que les lois soient respectées. Nous croyons utile pour le bien public d’ordonner à tous les sujets de l’empire de ne plus abjurer la foi de leurs pères. Que ceux qui se sont déjà convertis à la doctrine de Yasso la renient dès qu’ils en seront requis. »

Cette ordonnance fut datée du 24e jour du 4e mois de la 11e année de Keïtcho (1606).

Néanmoins Iéyasou n’avait pas l’intention d’exécuter strictement cette ordonnance. Ainsi dans le courant de l’année suivante, Iéyasou eut une entrevue très amicale avec le Père provincial des Jésuites pendant un court séjour qu’il fit au chef-lieu de la province Kaï. Il lui accorda la permission de visiter les domaines privés du shogoun dans Sagami et dans Mousashi, et Hidétada lui-même lui fit les honneurs du château shogounal de Edo.

Si les relations amicales continuaient avec les Espagnols, les missionnaires et Iéyasou, celui-ci néanmoins avait changé sa politique depuis 1611. Quelle fut donc la cause de ce changement ?

D’après nous, elle réside dans les persécutions de chrétiens qui commencèrent en cette année de 1611 et qui se poursuivirent pendant trois années consécutives. Nous allons examiner les faits relatifs à ces persécutions[9].

En 1611, seizième année de Keïtcho, un prêtre arriva à Soumpou, apportant une accusation. Il déclara qu’il appartenait au temple Kirishitan (Christ) bâti par Konishi Settsou-no-kami, anciennement lord de la province de Higo ; que le supérieur de ce temple avait fait une accusation injustifiable contre lui et l’avait chassé dudit temple ; que si l’on daignait examiner son cas selon le droit, il donnerait des détails sur la secte Kirishitan. L’autre prêtre, son adversaire, fut appelé à Soumpou et le cas étudié ; ce fut l’adversaire qui fut reconnu dans le tort et puni. Le prêtre, par reconnaissance, donna alors le récit suivant des principes de la secte Kirishitan :

« Le roi de Namban (Espagne et Portugal réunis alors sous la même couronne) consacra le revenu des cinq pays qui composent son empire aux objets suivants. Chaque année, sous le nom de navires marchands, des bateaux sont envoyés au Japon chargés d’or, d’argent, de pierres précieuses, dans le but de faire aimer à chacun la religion du mal ; chaque année, on fait le relevé des personnes qui ont adhéré à cette religion et on leur distribue des cadeaux. Les hommes de Namban obtinrent d’abord une petite pièce de terre, sur laquelle ils construisirent un temple et commencèrent à enseigner le christianisme. Les habitants de ces contrées crurent dans leurs doctrines et finalement devinrent les alliés et les partisans des hommes de Namban. Les barbares envoyèrent ensuite des gouverneurs dans ces régions dont ils s’étaient emparé, prirent possession des terres et de leurs produits et envoyèrent tous les trois ans dans leur pays les trésors d’or et d’argent qu’ils trouvaient. Iéyasou éprouva un grand mécontentement à la nouvelle de ce récit et fut décidé à sévir contre les missionnaires et les chrétiens »[10].

Une autre cause de la persécution de 1611 provint du conflit qui éclata entre les Espagnols et les Hollandais. Un certain Espagnol était venu, dit-on, de la nouvelle Espagne au Japon dans un navire de charge de médiocre grandeur ; il sonda quelques ports pour savoir lesquels pourraient servir de retraite assurée aux vaisseaux qui y étaient bien souvent portés par la violence des vents en danger de périr. Il fit cela, prétend-on, publiquement et de bonne foi ; les Japonais le virent et lui permirent sans aucun soupçon. Mais il arriva que quelques Hollandais, qui avaient échappé à un naufrage quelque temps auparavant et qui ignoraient complètement la langue japonaise, se rencontrèrent avec un Anglais nommé Adams, qui avait déjà fait connaissance avec les plus grands seigneurs du pays. Ceux-ci, poussés par la haine qu’ils portaient aux Espagnols et à la religion catholique, irritèrent Iéyasou contre eux. Ils prétendirent que cette façon de sonder les ports d’autrui était tenue chez les Européens pour fait d’ennemi ; que les Espagnols sont gens vagabonds, ambitieux de commander et d’envahir les royaumes. Ils ajoutèrent que les religieux qui venaient au Japon étaient des imposteurs qui, sous couleur de piété, « troublaient les royaumes et préparaient le chemin aux Espagnols qui cherchent de nouveaux empires, comme ils auraient déjà fait en d’autres endroits ». Bien que ce récit[11], raconté par les Pères Jésuites, soit certainement très exagéré, ce fait eut, à ce qu’il nous semble, quelque influence sur la décision shogounale.

Peu après (le 6e jour du 8e mois de la 16e année de Keïtcho)(1611), les conseillers du shogoun firent donc paraître un édit aux termes duquel la religion chrétienne était expressément prohibée au Japon et les délinquants très sévèrement punis. Toutes les personnes appartenant à cette religion et que l’on put découvrir à Kioto, Osaka, Nara, Foushimi et autres villes, furent décapitées à Gojoh, dans le lit desséché de la rivière Kamo.

L’année suivante, il y eut une nouvelle persécution qu’il faut attribuer au complot du daïmio d’Arima. Vers cette époque (1611 ou 1612), Iéyasou fut mis sur les traces d’un complot qui se tramait dans son entourage. Arima Harounobou[12] avait réussi à corrompre plusieurs conseillers intimes du shogoun et une concubine favorite de Iéyasou pour obtenir de vastes concessions territoriales à son profit et des mesures administratives favorables au parti chrétien. Iéyasou fit instruire cette affaire avec une grande rigueur. Les coupables furent condamnés à mort (avril 1612). Tous les compromis, au nombre de quatorze, étaient chrétiens. Cette affaire n’eut certes pas même l’apparence d’une persécution religieuse ; mais elle n’en souleva pas moins une forte agitation parmi les chrétiens, ainsi que dans le sein du parti adverse.

Les uns crièrent à l’immoralité des partisans de Yasso et de leur doctrine ; tandis que les convertis se plaignirent de l’oppression et tournèrent leurs yeux du côté de Hidéyori qui seul pouvait les libérer de la tyrannie des Tokougawa et de leurs alliés.

Le christianisme faisait cependant pendant ce temps de grands progrès, c’est l’avis du Keïtcho-nen-rokon[13] : « Une secte de religion qui s’appelle le christianisme se popularise depuis quelques années ; on bâtit pour elle des églises à Soumpou ; on méprise le bouddhisme et on calomnie le shintoïsme ; on brûle les idoles de Bouddha et on urine aux temples de Shinto ; mais il n’y a pas encore d’émanation de règlement strict sur cette religion. »

C’est également l’avis de l’écrivain protestant Montanus : « La persécution était fondée sur les grands progrès que les jésuites portugais faisaient dans le Japon. La raison pour laquelle ces sortes de gens se multiplièrent avec tant de succès est qu’on leur permit d’enseigner la religion romaine avec autant de liberté que ceux du pays en avaient… On ne voyait plus au Japon qu’églises, que chapelles, que monastères et que confréries, principalement de la sainte Vierge, qu’ils multipliaient à l’infini pour tirer de l’argent du peuple. On ne voyait alors dans les meilleures villes du Japon que franciscains, que dominicains, que jésuites qui couroient, qui alloient et venoient, en sorte qu’ils faisaient par an de ce qu’ils tiraient sur le peuple plus de dix millions de compte fait. Ces sommes excessives appauvrirent tellement le peuple qu’à peine avait-il de quoi subsister, et néanmoins ces pauvres gens ne pouvaient s’empêcher de suivre ces sangsues, tant les sornettes qu’ils leur débitaient étaient contées pathétiquement, et d’une manière enchantée. Cette colonie monastique, se voyant en si beau chemin, résolut de pousser sa pointe et de monter si elle pouvait jusque sur le trône impérial, ou du moins d’y faire monter un prince de même créance, afin que s’ils n’étaient les maîtres ils en fissent un qui leur permit de faire tout ce qu’ils voudraient comme étant l’ouvrage de leurs mains »[14].

Ce récit est sans doute exagéré, mais il contient malgré tout une part de vérité. Iéyasou, qui avait déjà certains soupçons sur les Pères, devint de plus en plus soupçonneux à leur égard. La découverte du complot d’Okoubo Tchôan donna enfin un coup fatal au christianisme.

La dix-huitième année de Keïtchô (1613), à la mort d’Okoubo Tchôan, on trouva chez ce dernier, soutient-on, des documents qui révélaient l’existence de certaines intrigues politiques contre la personne du shogoun. On aurait découvert[15], dans le sous-sol de la maison d’Okoubo, une boîte en pierre qui contenait une liste d’objets précieux qu’il avait fait passer à l’étranger, une lettre initiant les étrangers à un projet d’attaque du Japon et une formule de serment avec le nom des daïmios qui adhéraient au complot[16]. Le fief d’Okoubo fut confisqué, les membres de sa famille condamnés à mort par décret du 9 juillet et depuis ce moment Iéyasou observa avec plus d’attention que par le passé les chrétiens.

L’année suivante (1614) une centaine de chrétiens furent bannis à Macao et parmi eux Takayama Oukon, ancien daïmio d’Ibaraki et Naïto Joan, vassal du daïmio Maéda. Il fut en outre ordonné au peupie d’abandonner le christianisme pour revenir au bouddhisme.

Il fut entendu « que quiconque ne se départirait de la foi s’en irait en exil : et que les mariés seraient chassés avec leurs femmes et enfants aux derniers confins du Japon, du côté du Levant ; que les femmes se retireraient à Nagasaki, et que de là elles feraient voile vers la Chine où vers les îles Philippines ; que ceux qui auraient voulu quitter la foi chrétienne, éliraient telle secte qu’ils aimeraient mieux suivre de toutes celles du Japon. Et afin que la chose fût plus notoire, et leur changement plus manifeste, que chacun d’eux prendrait un bonze pour maître qui l’instruirait, se promettant l’un à l’autre par écrit que le maître enseignera son disciple, et le disciple obéira bien à son maître »[17].

Voici d’ailleurs le texte de la proclamation que fit paraître Iéyasou[18] :

« Le principe positif réside dans le père, le principe négatif réside dans la mère ; au moyen de ces deux principes l’homme est engendré et avec sa naissance les trois pouvoirs sont complets.

« Depuis le commencement du monde le Japon fut le pays des dieux. Le mystère impénétrable des principes positif et négatif est appelé dieu ; on lui doit honneur et respect comme à tout ce qui est saint et spirituel. L’homme doit son existence uniquement aux travaux des principes positif et négatif ; avec ses cinq membres, dans ses six sources de perception, quand il s’élève ou quand il s’abaisse, quand il se meut ou quand il demeure immobile, il n’est pas indépendant de Dieu un seul instant. La divinité se trouve partout et partout elle accompagne l’homme.

« Le Japon est appelé la terre de Bouddha et non sans raison. Il est écrit : « C’est ici le pays où la splendeur divine réapparaît, c’est ici le pays natal du Soleil. » La loi du Lotus dit : « Le pouvoir par lequel les Bouddhas sauvent le monde réside dans leur omniscience, par laquelle ils rendent heureux tous les êtres vivants ; c’est pourquoi ils possèdent un pouvoir divin incommensurable. » Dieu et Bouddha diffèrent par le nom, mais ils ne font qu’un, de même que les deux parties d’une chose rassemblées. Les prêtres et les hommes de loi de l’antiquité faisaient voile sur l’Océan et parcouraient les terres lointaines de la Chine pour découvrir la loi de Bouddha et les doctrines du principe de la bienfaisance ; sans se fatiguer, ils apportaient ici les livres ésotériques et exotériques. Depuis cette époque, la doctrine s’est transmise de maître en maître sans aucune espèce d’interruption, et la gloire de la loi bouddhique a été plus grande ici que dans les autres pays. Ceci démontre cette vérité que a la loi de Bouddha s’étend graduellement vers l’Orient ».

« Mais un groupe de chrétiens arriva au Japon ; il ne se contenta pas d’envoyer des navires marchands pour y faire le commerce ; il tenta de répandre une loi mauvaise afin de renverser la vraie doctrine, de changer le gouvernement du pays et d’en devenir le maître. Ce fut là le germe d’un grand malheur qu’il faut anéantir.

« Le Japon est le pays des dieux et de Bouddha ; il honore Dieu et révère Bouddha. Les principes de bienveillance et de droiture ont une telle importance et la loi du bien et du mal est si certaine que ceux qui se rendent coupables sont exposés, selon la gravité de leurs fautes, à l’un des cinq supplices suivants : être marqué au fer rouge, avoir les narines fendues, avoir les pieds coupés, être châtré ou être mis à mort. Dans le Livre de l’Étiquette il est dit : « Les degrés du deuil sont nombreux, mais les vêtements propres pour chacun d’eux ne sont qu’au nombre de cinq. Les crimes sont nombreux « mais les châtiments qu’on applique ne sont qu’au nombre de cinq. » Si quelqu’un est suspecté d’un crime, laissez les dieux en être témoins. C’est sous forme de serment que doit être déterminé le degré de l’offense et du châtiment, et la distinction entre le coupable et l’innocent doit être faite très minutieusement. Les criminels de toutes catégories sont détestés de Bouddha, de Dieu, du genre humain, du ciel et de tout ce qui vit. Les crimes accumulés ne doivent point échapper à la justice ; être crucifié ou brûlé vif dans une fournaise, c’est le meilleur moyen de châtier le mal et d’encourager le bien. Bien qu’on désire fuir le mal, il s’acharne à revenir vers vous ; bien qu’on désire marcher toujours vers le bien, il est difficile de le conserver : il faut toujours être en éveil. La vie présente est ainsi faite.

« La faction des chrétiens se révolte contre cette volonté ; ils ne croient pas dans les dieux, ils blasphèment la vraie loi, violent le principe de droiture et injurient le bien. S’ils voient un ami condamné, ils courent à lui avec joie et s’inclinent devant lui. Ils disent que c’est là l’essence de leur croyance. Si cela n’est pas une mauvaise loi, qu’est-ce que c’est ? Ils sont vraiment les ennemis des dieux et de Bouddha. Si ces théories ne sont pas rapidement prohibées, le salut de l’État sera assurément en péril à l’avenir ; et si ceux qui sont chargés de gérer ses affaires ne mettent pas un terme au mal, ils s’exposeront eux-mêmes à être réprimandés du ciel.

« Ces gens-là doivent être immédiatement chassés, afin qu’il ne reste pas un seul pouce de terrain au Japon sur lequel ils puissent poser leurs pieds ; s’ils refusent d’obéir, ils doivent être punis. Nous avons béni le ciel d’avoir été nommé le Seigneur du Japon, et Nous avons dirigé le pouvoir sur cet empire pendant les années passées. À l’extérieur, Nous avons démontré la perfection des cinq vertus cardinales, à l’intérieur Nous nous sommes retourné vers la doctrine des écritures. C’est pour ces raisons que le pays prospère et que le peuple jouit de la paix. L’Écriture dit : « Si ta vie présente est pacifique et tranquille, tu auras une bonne place dans la vie à venir. Confucius aussi a dit : « Nous avons reçu un corps, des cheveux et une peau de notre père et de notre mère ; ne pas les endommager, c’est le commencement de la piété filiale. » Protéger son propre corps, c’est révérer Dieu. Rejeter rapidement la loi mauvaise et répandre de plus en plus la véritable loi pour que les dieux et la loi de Bouddha prospèrent en dépit de la décadence de ces derniers temps est un signe de bon gouverneur. Puissent le ciel et les quatre mers entendre ceci et obéir. »

Cette proclamation fut publiée le 27 janvier 1614 (12e mois de la 18e année de Keïtcho) et fut accompagnée d’une série de quinze règles à l’intention des religieux envers leurs paroissiens.

1.

« Comme la religion chrétienne enseigne que ceux qui méprisent la mort peuvent passer à travers le feu sans être brûlés ou être plongés dans l’eau sans se noyer, et que ceux qui meurent en répandant leur sang sont sauvés, nous devons dire que la loi de l’empire est plus stricte. C’est pourquoi il nous faut examiner comment l’on doit envisager la mort.

2.

« À ceux qui suivent le christianisme, il est fait une pension de sept rin, afin d’encourager l’empire à devenir chrétien. C’est une loi mauvaise qui fait injure au pays des dieux. Comme les personnes qui suivent ces doctrines n’observent pas la loi de Çakya, il objectent qu’ils paient une contribution à leur temple paroissial et méprisent le temple de la loi bouddhique. Cela est à examiner.

3.

« Comme les paroissiens ne se rendent pas à Bon, Higan, le jour de l′anniversaire de la fondation de leur secte, le jour de la mort de Bouddha, le jour de la mort de leurs ancêtres, ils doivent perdre leurs certificats et il doit en être fait mention. Cela est certainement à examiner.

4.

« Les personnes qui appartiennent au christianisme ou au Foujion-fouzé refusent la visite des prêtres le jour anniversaire de la mort de leurs ancêtres. Ce jour-là ils ont l′habitude de faire une visite irrégulière au temple de leur secte et de rassembler secrètement les laïques de leur famille. Quand le prêtre arrive, ils refusent son concours. Il faut examiner cela.

5.

« Il faut comprendre que par Foujion-fouzé on veut dire ceux qui ne payent pas leur contribution paroissiale et, suivant leurs propres inventions, refusent les offices du prêtre en chef, qui ne participent pas aux dépenses du temple de leur secte en proportion de leur fortune, et qui dans leur cœur nourrissent une loi mauvaise.

6.

« La loi de Foujiou-fouzé est celle dont les adeptes n′acceptent rien de ce qui leur est dit au temple de leur secte, qui refusent de contribuer aux dépenses de la fondation de la secte, à l′entretien des images du temple et autres charges et ne veulent avoir aucun rapport avec aucune autre secte. Cela est une loi mauvaise. La véritable loi est celle dont les êtres humains reçoivent les bénéfices du ciel sur la terre, qui ont reçu ces bénéfices de leurs parents pour les transmettre à leurs enfants, ou les ont reçus de Bouddha pour les transmettre aux prêtres. C’est pourquoi vous devez examiner cela.

7.

« Le christianisme, la secte Hiden et le Fonjiou-fouzé sont trois branches d’une même secte. Le dieu qu’ils adorent est appelé Godzou-Kirishitan-Teidzou-Boutsou, et Teidzou s’appelle lui-même Dainsou (Deus ?). Avec l′aide de ce dieu, s’ils regardent dans un miroir, ils voient la face d’un dieu, mais s’ils ont changé leur religion ils aperçoivent des chiens. Ceci est un miroir de la mauvaise loi. Ceux qui l’ont regardé une fois croient profondément dans Godzou-Kirishitan-Teidzou-Boutsou, et considèrent le Japon comme un pays de démons. Mais comme le Japon est le pays des dieux qui éprouvent les sectes, ils semblent protéger le temple de la secte bouddhique. Cela doit être examiné.

8.

« Quoique les parents des générations passées puissent avoir appartenu sans le moindre doute à l’une des huit ou neuf sectes bouddhiques, il est impossible que les enfants n′aient pas été persuadés dans leur cœur d’adhérer à la loi mauvaise. Le temple de la secte bouddhique à laquelle ils appartiennent doit les examiner.

9.

« La loi de Bouddha doit être encouragée par la prédication et l′explication et le peuple doit être initié à visiter les temples. Il doit être poussé à accomplir son devoir en contribuant aux dépenses paroissiales, pour les services du temple, les réparations et les constructions. Ceux qui appartiennent à une mauvaise loi ou à une mauvaise secte ne font rien pour le temple ; ils s’associent simplement entre eux, et dans le secret de leur cœur rompent avec la loi de Bouddha, dédaignant les exhortations des prêtres. C’est pourquoi il faut examiner cela.

10.

« Après la mort, la tête est rasée et un nom posthume est donné. Le prêtre en chef de la secte bouddhique doit inspecter le corps et, après s’être assuré qu’il n’appartient pas à la secte du mal, prononcer la bénédiction. L’examen doit être minutieusement fait.

11.

« Un soin particulier doit être pris pour examiner le cas où une personne, dédaignant le temple de sa propre secte, demande un prêtre d’un autre temple pour accomplir les rites funéraires et ne fait pas venir le prêtre en chef de son propre temple. L’examen doit être soigneusement fait pour les sectes du mal et la loi du mal.

12.

« Il doit être donné à chaque personne de l′empire qui suit clairement la vraie loi un certificat de secte, authentiqué par un sceau. Les samouraï mettront leurs sceaux sur le registre des certificats du temple auquel ils appartiennent. Ceux qui ne peuvent faire un sceau avec le sang donneront un certificat attesté par une garantie.

13.

« Il est formellement interdit de transporter les restes des ancêtres dans un autre temple et d’y faire célébrer des offices. Mais cette règle ne s’applique pas au cas où la mort est survenue dans une autre ville ou une autre province que celles de la résidence. Les autels de la famille, les images et les peintures de Bouddha et les offrandes doivent être minutieusement conservés. Chaque année, quand le prêtre fait sa tournée à l’époque Bon, il doit examiner les autels de la famille de ceux qui appartiennent à sa secte.

14.

« Quand une personne meurt, les ordres du temple de la secte doivent être ponctuellement suivis.

15.

« Les ennemis de l’Empire et l’objet de l’hostilité du peuple sont les chrétiens, le Foujiou-fouzé et la secte Hiden. Quand un parent d’un barbare meurt, l’office ecclésiastique doit être informé ; celui-ci ordonne une enquête et les prêtres de la secte à laquelle il appartient conduisent les funérailles. Si les funérailles sont célébrées avant que l’avis soit donné par l’office, le prêtre peut être responsable.

« Une enquête sérieuse doit être faite. La vraie loi veut que les hommes honorent la loi de Bouddha et la loi du souverain avec une foi parfaite. S’il est enfreint à un seul de ces quinze articles, le coupable peut être sujet à un châtiment divin, de la part de Bonten Taïshakou, des quatre grands rois du ciel, des officiers noirs des cinq enfers, de Tensho-Daïjin-Gou d’Isé au Japon, de Hatchiman Daïbosatsou, de Kasouga Daïmiojin, et de son patron et de tous les dieux des soixante provinces du Japon. »


La prohibition du christianisme devint donc générale au Japon, et le peuple fut contraint de se retourner vers le bouddhisme. À ce moment (1615) un conflit s’éleva entre Kouanto et Osaka, c’est-à-dire entre les Tokougawa et les Toyotomi. Hidéyoshi n’en fut pas moins très affable envers les chrétiens étrangers et indigènes. Son neveu et son héritier présomptif Hidétsougou était très intime avec les missionnaires portugais et leur promettait sa prompte conversion. Un grand nombre de personnes attachées au service particulier du Kouampakou et de sa famille pratiquaient ouvertement le culte catholique romain. La dernière femme de Hidéyoshi, Yodo-ghimi, semble seule de toute sa famille avoir eu une faiblesse marquée pour les religieux bouddhiques. « On en vint bientôt à une rupture ouverte et la guerre fut déclarée dans les formes, dit Charlevoix[19]. L’empereur[20], soit qu’il craignît toujours quelques trahisons dans Osaka ou qu’il crût qu’il ne lui convenait pas de s’en tenir à une simple défensive, parut le premier en campagne à la tête d’une armée de deux cent mille hommes, composée en partie de chrétiens, dont on voyait dans tous les quartiers les enseignes ornées des noms sacrés de Jésus et de Marie et quelques-unes même de celui du protecteur de l’Espagne… Des cinq généraux qui commandaient sous les ordres du jeune monarque, deux étaient chrétiens. » En effet, Hidéyori avait promis aux Jésuites de leur permettre à nouveau de faire la prédication au Japon s’il remportait la victoire. Par malheur, il ne put réussir et, après sa chute, la haine des Tokougawa contre les chrétiens ne fît qu’augmenter, et l’année même de la mort d’Iéyasou, en 1616, Hidétada renouvela la prohibition du christianisme dans une déclaration aux daïmios dont voici la traduction :

« Est déclarée prohibée la religion chrétienne, déjà prohibée par Shokokou-Sama (Iéyasou) l’an dernier. Toute la nation jusqu’au-dessous de la classe des paysans devra obéir à cet ordre. En ce qui concerne les navires portugais, espagnols et anglais appartenant à cette religion, on devra les renvoyer à Nagasaki on à Hirado, afin qu’ils ne poissent trafiquer dans un autre port de votre fief. Exception est faite pour les navires chinois qui, selon la volonté du capitaine, pourront trafiquer dans n’importe quel port. Tel est l’ordre du souverain.

Le 8e jour du 8e mois de la 2e année de Ghenna.

Signé : Ando Tsoushima ; Doï Ooï ; Sakaï Bingo ; Honda Kozouké ; Sakaï Outa. »

Cette prohibition fut renouvelée en 1620 :

« Il est annoncé que les navires noirs et anglais ne peuvent trafiquer qu’à Nagasaki et à Hirado et qu’on doit faire attention à ne pas propager secrètement la religion chrétienne en laissant mouiller leurs navires dans un port sous le nom de navires de commerce. Exception est faite pour les navires chinois qui, selon la volonté du capitaine, pourront trafiquer dans n’importe quel port. Tel est l’ordre du souverain.

« Le 8e mois de la 4e année de Ghenna :

Signé : Doï Ooï-no-kami ; Ando-Tsoushima-no-kami ; Itakoura Iga-no-kami ; Honda Kozouké-no-souké. »

En 1622 Itakoura, gouverneur de Kioto, proclama un édit dans lequel se trouvait un article disant : « Le christianisme est prohibé. Si l’on découvre un adepte de cette religion, il sera puni de mort. Ceux qui dénonceront les chrétiens de Kioto auront une récompense ; si des chrétiens sont cachés et qu’on l’apprenne, tous les habitants du quartier seront punis de mort. »

La principale cause de ce renouvellement de persécution fut celle-ci :

Les Japonais chrétiens dont le Père de Zuniga avait été le pasteur avaient écrit deux lettres l’une au définitoire, l’autre au missionnaire lui-même, exprimant leurs souffrances et leurs besoins, et le réclamant comme leur consolateur et leur guide. Dans la lettre aux définiteurs, les chrétiens offraient, pour obtenir leur Père, d’envoyer le corps du martyr Fernando de Saint-Joseph.

Les Pères de la province Augustine des Philippines étaient réunis pour le chapitre provincial de 1620, lorsqu’ils reçurent ces lettres. Après s’être consultés sur les fruits à espérer, si l’on envoyait le Père de Zuniga, ils l’appelèrent au milieu d’eux, et lui proposèrent les avantages apparents de ce nouveau voyage.

Celui-ci déclara qu’il obéirait sans hésiter ; en même temps il représenta, qu’étant connu de tous dans Nagasaki, il n’était pas celui qu’il fallait choisir, et qu’il serait saisi dès son arrivée. Un grand fruit, sans doute, pouvait résulter de sa capture, et surtout de son martyre, s’il en obtenait la grâce ; mais le vœu principal des chrétiens ne serait point rempli.

Les Pères du Chapitre hésitèrent quelque temps ; mais croyant devoir condescendre aux vœux des Japonais, et déterminés par la promesse faite par ces derniers de venir au-devant du Père, avant que le navire parvînt au port, et de l’abriter en lieu sûr, ils résolurent le départ. Le Père de Zuniga se tint préparé.

Dans le même temps, les Pères Dominicains apprenaient la captivité de plusieurs de leurs frères, et le Père Luis Flores qui avait longtemps exercé la vie active en cultivant une chrétienté de la Nouvelle Ségovie, et qui vivait alors à Manille dans l’oraison et la contemplation, se sentit enflammé du désir de la mission japonaise qui pouvait lui enfanter des souffrances et peut-être le martyre.

Les deux religieux furent associés pour le voyage, et partirent le 4 ou le 5 juin sur le bâtiment d’un Japonais chrétien, nommé Joachim Diaz ou Hirayama, Deux Espagnols séculiers se trouvaient sur le navire.

Le mauvais temps obligea de jeter à la mer une partie des marchandises et de débarquer à Macao, d’où l’on repartit le 2 juillet et le 22 du même mois ; le navire se trouvait en vue de Formose, lorsqu’il fut rencontré par le bâtiment anglais, l’Elisabeth, détaché de la flotte qui croisait devant Macao. Les Anglais, après un jour de pourparlers, finirent par s’emparer du navire japonais, et firent passer l’équipage à leur bord. Ils reconnurent bientôt le caractère ecclésiastique de deux des passagers. Cette découverte les remplit de joie ; car, d’après les édits shogounaux, le navire devenait de bonne prise. Bientôt ce bâtiment anglais rencontra d’autres bâtiments hollandais et anglais avec lesquels il déclara cette capture commune.

Les quatre passagers échurent aux Hollandais et le navire fut conduit au port de Hirado, où l’on arriva le 4 août. Sur le navire, on avait mis les prisonniers aux mêmes fers, de sorte que l’un d’eux ne pouvait se mouvoir sans tirer à lui les autres. Le capitaine Hirado Hirayama, étant Japonais, fut laissé libre jusqu’à preuve du crime.

Le 5, on descendit à terre. À peine informé de l’événement, le Père Bartholomé Gutierres, supérieur de Saint-Augustin, avait entrepris de délivrer les religieux et les Espagnols en les faisant enlever sur le navire. On arriva trop tard : les prisonniers étaient débarqués.

Le facteur ou président hollandais, Jacques Specx, et les capitaines hollandais et anglais interrogèrent les deux Pères afin de savoir s’ils étaient des religieux et de constater ainsi la validité de la prise. En effet, le shogoun avait édicté la peine capitale et la confiscation de tous les biens contre quiconque introduirait des religieux au Japon. Et ce n’était point violer la paix publique que de saisir les coupables et de capturer leurs marchandises. Les Hollandais exécutaient ainsi les lois shogounales.

On avait découvert les lettres du provincial des Augustins qui conféraient au Père de Zuniga le titre de vicaire provincial avec autorité sur ses confrères du Japon, ainsi que l’obédience donnée au Père Florès par le provincial des Dominicains, et une lettre adressée au vicaire provincial de Saint-Dominique au Japon. Mais ce ne fut qu’après une longue enquête que l’on obtint l’éclaircissement des deux Pères et qu’on les exécuta selon la loi. Cet incident rendit encore plus stricte l’interdiction du christianisme et provoqua des persécutions dans les provinces.




  1. Le Père Gomez était vice-provincial depuis l’an 1591.
  2. Le Père Alonzo Munoz avait d’abord été désigné. Vêtu en soldat, il s’était embarqué. Les vents contraires l’obligèrent à rentrer à Manille. Jérôme de Jésus revenu du Japon sur ces entrefaites reçut la mission d’y retourner avec le Père Gomez. Des deux autres anciens missionnaires du Japon, l’un le Père Marcel de Ribadeneyra fut envoyé en Espagne avec les documents authentiques relatifs au martyre de 1597. Le dernier, le Père Augustin Rodriguez, repassa au Japon en 1603.
  3. Voici un extrait de cette lettre : « On me conduisit donc devant le prince. Quand celui-ci me vit, il me demanda comment j’avais fait pour échapper à la persécution précédente. Je lui répondis qu’à cette époque Dieu m’avait délivré, pour que je pusse aller à Manille et en ramener de nouveaux confrères prédicateurs de la loi divine, et que j’étais revenu de Manille pour encourager les chrétiens, tout en conservant le désir de mourir en croix, afin d’aller jouir de la gloire éternelle ainsi que mes confrères. En entendant ces paroles, l’empereur se mit à sourire, soit en sa qualité de païen de la secte de Chaca, laquelle enseigne qu’il n’existe pas d’autre vie, soit par la pensée que j’étais effrayé de devoir être mis à mort. Puis me regardant avec bienveillance, il me dit : « N’éprouvez plus de frayeur, et dès à présent ne vous cachez plus, et ne changez plus votre habit, car je vous veux du bien et j’ai le plus vif désir de voir les Castillans, qui passent tous les ans à portée de l’île de Couanto, dans laquelle sont mes domaines, quand ces étrangers vont au Mexique, avec leurs navires, visiter les ports de cette île, s’y rafraîchir, y prendre ce qu’ils désirent, y traiter et faire le commerce avec mes vassaux, et enseigner à ceux-ci l’exploitation des mines d’argent, et afin que mes intentions s’accomplissent avant ma mort, je veux que vous m’indiquiez les moyens à prendre afin de réussir. » Je lui répondis qu’il était nécessaire que les pilotes espagnols vinssent sonder ses ports et en mesurer la profondeur afin que les bâtiments ne se perdissent point à l’avenir, ainsi qu’il était arrivé pour le Saint-Philippe, et que l’on devait solliciter ce service de la part du gouverneur des Philippines. Le prince approuva mon conseil ; et, à cet effet, il envoya le gentilhomme japonais, naturel de Sacaï, lequel est porteur du présent message (Lettre du Père Jérôme à son provincial. — S. Maria. Chronique, t. II, I. III, c. 25).
  4. L. Pagès. — Histoire de la Religion chrétienne au Japon depuis 1598 jusqu’à 1651. Paris 1900-1901, t. 1, p. 7.
  5. Iéyasou.
  6. Les Ordres religieux, à la diligence de F. Miguel de Benavidez, archevêque élu de Manille, agissaient dans le même temps auprès du roi d’Espagne, afin d’obtenir par lui la révocation du bref de l’an 1600.
  7. Pagès, op. cit., t. I, p. 37.
  8. Charlevoix, op. cit., t. IV, p. 184.
  9. Les dates et les causes de ces persécutions varient selon les auteurs. La division que nous donnons ici nous est tout à fait personnelle.
  10. Hékija-Kwanken-rokou, vol. I, p. 18.
  11. P. Nicolas Trigault. — Histoire des martyrs du Japon depuis l’an MDCXII jusques à MDCXX, traduite du latin en français par le P. Pierre Morin. Paris, 1624, p. 18.
  12. Appelé Dom Protase d’Arima.
  13. Keïtcho-nen-rokou (Histoire de l’ère Keïtcho).
  14. A. Montanus, op. cit., part. I, p. 168.
  15. D’après le Daï-Nihon-Shoghio-shi, p. 485.
  16. Parmi les complices se trouvaient, dit-on, Matsoudaïra Tadatérou, fils d’Iéyasou, daïmio de Takada à Etchigo ; Okoubo Tadatchika, daïmio d’Odawara ; Ishikawa Yasounaga, daïmio de Matsoumoto et Satomi Tadayoshi, daïmio de Tatéyama.
  17. Lettres annales du Jappon des années 1613 et 1614, écrites au Révérend Père Général de la Compagnie du nom de Jésus, traduites de l’italien en français par le Père Michel Coyssard. Lyon, 1619, page 191.
  18. Transactions of the Asiatic society of Japan, t. VI, p. 46.
  19. Charlevoix, op. cit., t. IV, p. 416.
  20. Hidéyori, fils de Hidéyoshi, nommé Kouampakou après la mort de son père.