Histoire des relations du Japon avec l’Europe aux XVIe et XVIIe siècles/Partie 1/Chapitre III.

CHAPITRE III

HIDÉYOSHI ET SA POLITIQUE RELIGIEUSE




Hashiba Hidéyoshi qui devint dictateur du Japon en 1582, après la défaite de Mitsouhidé, ne se montra pas tout d’abord hostile aux chrétiens. « Les chrestiens, dit un jésuite, furent quelque temps en appréhension du traitement que leur feroit Faxiba. Mais il les mit bientost hors de peine, car sçachant comme nos Pères et tous les Chrestiens avoient toujours respecté Nobunanga, il commença à les honorer et employer. Toutes les fois que nos Pères l’alloient voir, il leur donnoit audience avec autant de douceur et de familiarité que Nobunanga vouloit faire. Sçachant qu’ils avoient eu maison, église et séminaire en la ville d’Azoutchi, il leur donna place pour avoir tout le mesme en la ville neufve d’Osaka… Il prenoit plaisir que ses serviteurs et vassaux fussent chrestiens »[1].

En 1584, quand le Père Gaspar Cuello, provincial, arriva au Japon, les deux fervents chrétiens Konishi Youkinaga et Takayama Onkon, appelés Dom Austin et Dom Justo par les Jésuites, le présentèrent à Hidéyoshi, dans son château d’Osaka. Celui-ci reçut le Père avec la plus grande courtoisie. Il admirait, disait-il, le courage des missionnaires qui entreprenaient de lointains voyages et qui venaient résider dans les pays aussi peu civilisés que le Japon pour le triomphe de leur religion. Il regrettait vivement la destruction de l’église et du séminaire des Jésuites d’Azoutchi dont s’étaient rendus coupables les insurgés d’Aketchi Mitsouhidé. Il invita les Pères à venir établir le siège de leur résidence à Osaka, déclara qu’ils seraient placés sous sa protection et ajouta qu’il aurait même embrassé avec plaisir la religion chrétienne s’il n’avait pas eu une passion aussi effrénée pour les femmes. Il exalta enfin les mérites des généraux chrétiens qu’il avait sous ses ordres.

Cette protection des chrétiens de la part de Hidéyoshi cachait un but intéressé, qui n’était autre que celui d’avoir l’appui des Portugais le cas échéant et de pouvoir se servir de leur navire. « Quand j’aurai deux cents navires, disait-il au Père provincial au moment de l’audience, je ferai la guerre à la Chine et à la Corée et je me ferai le plus zélé propagateur de la religion de Yasso (Jésus) dans le pays conquis. » L’ambition de Hidéyoshi d’entreprendre des conquêtes sur le continent asiatique coïncide bien avec ces paroles.

Préoccupé de son projet de la création d’une marine nationale, Hidéyoshi désirait établir Konishi Youkinaga, son plus habile amiral, dans le voisinage de sa résidence d’Osaka. Il pria Takayama d’Itami de céder son fief à son jeune protégé et il lui proposa en échange la seigneurie d’Akashi dans le Harima. Takayama, qui se conformait en tout aux instructions des Jésuites, accepta volontiers cet échange. Les sujets d’Itami, dans le Settsou, étaient déjà convertis à la foi chrétienne et il espérait ramener aussi ceux de Harima dans le sein de l’Église. Dès qu’il fut établi dans ses nouveaux domaines, il procéda à leur conversion en confisquant les bonzeries et en faisant toutes sortes de vexations aux bonzes. Ceux-ci avec leur grand-prêtre vinrent en masse à Osaka, pour solliciter en leur faveur l’intervention de Yodo-ghimi, la dernière femme de Hidéyoshi, et pour obtenir la puissante protection de Hidéyoshi contre leur seigneur. « De quoi vous mêlez-vous, disait Hidéyoshi à sa femme quand elle lui communiqua la requête des bonzes, Takayama n’est-il pas le maître de croire ou de ne pas croire, suivant son bon plaisir ? Dites aux bonzes que s’ils ne savent pas où colloquer leurs idoles, qu’ils les jettent à la mer ou qu’ils les brûlent pour se réchauffer en hiver. Mais quand ce même Dom Justo, encouragé par l’indifférence de Hidéyoshi, procéda à la conversion violente de ses sujets de Harima, comme il l’avait déjà fait dans le Settsou, sous Nobounaga, Hidéyoshi le chassa aussitôt de ses domaines et Takayama, réduit si subitement à la misère, dut demander un asile pour lui et pour sa famille aux Jésuites. Après quelques années, il fut gracié par Hidéyoshi et reçut de lui un fief dans le Hokourokou-dô.

D’un autre côté, soit par hasard, soit par calcul, les Jésuites n’ont jamais procuré à Hidéyoshi l’occasion de posséder un navire portugais ou du moins de pouvoir étudier minutieusement le mode de construction des navires européens. « Il était arrivé depuis peu[2] à Firando, dit Charlevoix, un navire portugais si grand et si beau que le prince[3] devant qui on l’avait fort vanté voulut le voir et pria le Père Cuello d’engager le capitaine à l’amener à Facata, où se trouvait alors la cour. Le vice-provincial en écrivit au capitaine et lui ajouta que, s’il ne pouvait donner au prince la satisfaction qu’il souhaitait, qu’il n’omit rien, pour faire sentir à Sa Majesté que la seule impossibilité l’empêchait d’exécuter ses ordres. Le capitaine ayant reçu cette lettre vint lui-même à Facata, représenta à Cambacundono l’intérêt qu’avait toute sa nation et l’extrême envie qu’il avait lui-même en particulier de conserver ses bonnes grâces, mais que Sa Majesté connaissait trop bien la situation des lieux pour ne pas savoir qu’un bâtiment comme le sien ne pouvait pas entreprendre le passage de Firando à Facata sans s’exposer à un danger certain de se perdre. L’empereur témoigna que ces raisons le satisfaisaient ; il rendit même visite au capitaine et au vice-provincial dans le bâtiment qui avait amené le premier à Facata, il s’entretint fort avant dans la nuit avec eux et jamais on n’eut plus lieu de le croire bien disposé pour la religion. Néanmoins, cette même nuit, qui fut celle du 24 au 25 juillet de l’année 1587, il signa le bannissement des missionnaires et le fit signifier au Père Cuello »[4].

Il est certain que Hidéyoshi fut mécontent de la conduite tenue à son égard par le capitaine et le Père portugais qui n’avaient pas écouté sa demande et qu’il faut trouver dans ce fait le point de départ de persécution que le dictateur entreprit contre le christianisme. Il existe un second fait rapporté par les Jésuites[5] et qui a son importance : c’est l’influence que les bonzes exercèrent alors sur l’esprit de Hidéyoshi. Après avoir beaucoup souffert sous Nobounaga, ils venaient de rendre service à son successeur au cours de l’expédition de Shimazou et n’avaient pas été sans essayer d’en tirer profit pour eux et pour leur religion. En effet, la seule juxtaposition de la date de cette ordonnance et de celle de la conquête rapide de Satsouma par Hidéyoshi due au concours du grand-prêtre des Ikkoshiou suffit, comme dit Metchnikoff[6], pour expliquer les vrais motifs du changement survenu dans la politique de Hidéyoshi à l’égard des missionnaires.

Quoi qu’il en soit, Hidéyoshi envoya au Père Cuello deux courriers pour « savoir de lui, pourquoi, et par quelle autorité : 1° lui et ses religieux contraignaient ses sujets à se faire chrétiens ; 2° ils engageaient leurs disciples et leurs sectateurs à renverser les temples ; 3° ils persécutaient les bonzes ; 4° eux et les autres Portugais mangeaient des animaux utiles à l’homme, tels que sont les bœufs et les vaches ? enfin, pourquoi ils permettaient aux marchands de leur nation d’acheter des Japonais pour en faire des esclaves aux Indes ? La réponse de ce religieux portait que les Ministres du vrai Dieu étaient venus au Japon des extrémités de l’Europe, et s’étaient exposés à toutes sortes de dangers pour faire ouvrir les yeux aux Japonais qui étaient, sur le fait de la religion, ensevelis dans les plus épaisses ténèbres de l’erreur ; mais qu’il ne leur était jamais venu à l’esprit d’user de violence, et que quand ils l’auraient voulu, il y aurait eu de la folie à le tenter ; que si les nouveaux chrétiens, connaissant la fausseté des sectes du Japon et persuadés que les camis et les fotoques n’étaient rien moins que des dieux, avaient cru devoir ruiner leur culte et abattre leurs temples, il ne fallait pas s’en prendre aux missionnaires qui n’y avaient jamais contribué qu’autant que les souverains l’avaient trouvé bon ; qu’ils n’avaient jamais maltraité les bonzes, et que toute la persécution qu’ils leur avaient faite s’était bornée à les convaincre d’erreur dans les conférences publiques ; qu’ils ne mangeaient jamais ni bœuf, ni vache, excepté quand ils se trouvaient à la table des Portugais, ce qui arrivait rarement : que ni eux, ni les marchands de leur nation n’avaient pas cru faire en cela rien qui pût déplaire aux Japonais, l’usage étant dans leur pays d’user de cette viande ; que si Sa Majesté ne le trouvait pas bon, ils n’en useraient plus désormais : enfin qu’ils n’avaient rien omis pour empêcher les Portugais d’acheter des Japonais pour les revendre aux Indes comme esclaves ; mais que Sa Majesté pouvait aisément remédier à ce désordre en défendant ce commerce à ses sujets, et en donnant sur cela de bons ordres dans ses ports »[7].

Il est vrai que la fidélité dans la croyance des princes devenus chrétiens et la propagande effrénée faite par les Pères ne firent qu’exaspérer le peuple et armer les bonzes qui attaquèrent les Pères. De plus parmi les marchands qui venaient d’Europe trafiquer au Japon, quelques-uns s’abandonnaient à toutes sortes d’excès et causaient des scandales funestes aux nouveaux convertis, à ce point même qu’on en voyait qui passaient les jours et les nuits dans les débauches, et qui enlevaient par force des femmes dans leurs vaisseaux. C’est pourquoi les Japonais avaient coutume de dire que les prêtres d’Europe prêchaient une loi et que les marchands d’Europe en avaient une autre. Les Jésuites avaient beau les reprendre, ils écoutaient plutôt leur passion que leurs avis et, pour vivre plus licencieusement, ils allaient mouiller à des ports où les Pères n’avaient point de demeure.

Griffis dit également dans le même sens : « Tous les étrangers, mais spécialement les Portugais, faisaient alors le commerce des esclaves et des milliers de Japonais furent achetés, vendus et embarqués pour Macao, la Chine et les Philippines. Les longues guerres civiles et la misère qui en résulta avaient tellement appauvri le peuple et les esclaves devinrent si bon marché que même les Malais et les nègres furent achetés, vendus et transportés. Hidéyoshi fit paraître des décrets menaçant de mort ceux qui faisaient ce commerce… Les ports de Hirado et de Nagasaki devinrent le rendez-vous d’une foule d’aventuriers de toutes les nations européennes. Il en résulta toute une série de révoltes, de discussions, de meurtres parmi les étrangers et les puissances durent souvent intervenir pour conserver la paix. Les Jésuites s’efforcèrent toujours d’empêcher un tel trafic.

Aussi Hidéyoshi se décida-t-il enfin à proscrire le Christianisme. Voici la traduction littérale de l’édit qu’il fit paraître à ce sujet :


Édit.


« Le Japon est un pays de Dieu et les pères chrétiens ne doivent pas y prêcher leur loi fausse.

« Nous n’avions jamais vu commettre des actes semblables à ceux de ces pères qui initient à leur religion les populations de toutes les provinces où ils se trouvent et qui détruisent les sanctuaires de nos Kamis et les temples de Hotoké (Bouddha). Les pays, les provinces et les autres fiefs qui furent donnés à quelques-uns n’ont aucun caractère perpétuel ; par conséquent, ceux qui désirent les conserver doivent observer la loi et les règlements de l’Empire et ceux qui enfreignent cette loi et ces règlements doivent être traités comme malfaiteurs.

« Contrairement à ce que nous aurions cru, les missionnaires n’ont pas fait des prosélytes par leur sagesse ; ils ont surtout eu pour but de détruire le bouddhisme. Nous ne pouvons donc pas les admettre plus longtemps à rester au Japon ; ils devront quitter ce pays pour retourner dans le leur et cela dans un délai de vingt jours. D’ici là, il n’est permis à personne de les molester en aucune façon.

« En ce qui concerne les navires noirs (portugais) qui viennent chez nous dans un but commercial, ils pourront, comme auparavant, continuer à faire le trafic.

« Dorénavant, tous ceux qui n’essaient pas de porter atteinte au bouddhisme pourront commercer avec le Japon et même aller librement dans les pays chrétiens ou en revenir.

« Le 19e jour du 6e mois de la 15e année de Tenshô (25 juillet 1587) »[8].


« La première ordonnance de Hidéyoshi contre les prédicateurs étrangers, comme dit Metchnikoff[9], excita une profonde émotion dans le parti chrétien. Quelques Jésuites demandèrent une audience au dictateur pendant qu’il était encore dans le Kiou-Siou : mais il ne voulut pas les recevoir. Hidéyoshi s’attendait à une insurrection dans les principautés chrétiennes du Saï-Kaïdô, et il était alors dans ses intérêts qu’elle éclatât, en ce cas, pendant qu’il était dans le Tchikouzen et que le gros de son armée était sur pied… Les princes et les missionnaires chrétiens se réunirent, en août 1587, en un conseil général à Hirado pour délibérer sur le parti à prendre. Ils décidèrent de ne rien tenter pour le moment, mais de considérer l’ordonnance de Hidéyoshi comme « contraire à la loi divine », suivant l’expression des Jésuites, comme nulle et non avenue. »

Rassuré par leur attitude pacifique, Hidéyoshi ne donna lui-même aucune suite à son ordre de prescription. Les Jésuites restèrent tranquillement dans leurs résidences et continuèrent leur œuvre de propagande ; mais comme l’ordre public n’était pas troublé et qu’il n’y eut pas de violence, Hidéyoshi fit semblant d’ignorer leur présence.

L’année suivante, Hidéyoshi promulgua cependant un autre édit par lequel il enleva Nagasaki au prince d’Omoura et fit relever immédiatement cette ville du gouvernement central. Voici le texte de cet édit, qui fut remis à Tôdô Takatora et à Térazawa Hirotaka que le gouvernement central y envoya pour faire traiter ces affaires.


Édit.

« Depuis que nous faisons de cette ville le domaine direct de la cour centrale, il est rigoureusement défendu d’y commettre des choses injustes.

« Jusqu’au moment où l’on remettra au gouvernement central les établissements et autres choses publiques, il sera expressément défendu de les usurper. Il n’y aura pas de contribution foncière.

« Le gouverneur de cet endroit est Nabéshima Hida-no-kami et l’administration est déléguée à Tôdô et Térazawa. Il est expressément ordonné d’obéir à leurs ordres.

« Les navires noirs seront traités comme auparavant. On devra bien les accueillir.

« Il ne sera donné aucune suite aux réclamations formulées par les habitants.

« Toute requête devra être adressée aux deux administrateurs. Personne ne devra contrevenir aux ordres ci-dessus.

« Le 18e jour du 5e mois de la 16e année de Tenshô.

Signé : Toda Mimbou-no-shôyiou ; Asano Danjô-no-shôhitsou »[10].


La détermination que prit Hidéyoshi d’enlever Nagasaki des mains d’Omoura et de réunir ce port au domaine direct du gouvernement central fut le résultat de la politique commerciale et religieuse de ce dictateur. Il était, en effet, très mécontent de la conduite des missionnaires puisqu’il fit paraître un édit relatif à leur bannissement ; il attachait, d’autre part une très grande importance au développement du commerce étranger dans son propre intérêt et dans celui de la nation. Il lui semblait donc essentiel de placer sous le contrôle du gouvernement central le port où se faisait le trafic international et où se trouvait en même temps situé le siège principal de la chrétienté du Japon.[11]

Nagasaki fit donc partie du domaine direct du gouvernement central. On mit d’abord un gouverneur à sa tête, ensuite on en mit deux. Mais pourquoi ce port fut-il ouvert aux étrangers et pourquoi le fut-il le premier ? Ce sont là deux questions qui nous semblent indispensables d’examiner pour pouvoir mieux juger de la conduite des Pères et étudier la transformation du centre du commerce étranger.

Les premières années de leur arrivée, les Portugais trafiquèrent dans le port de Kagoshima et allèrent ensuite au port de Hirado. La date et la cause de ce changement ne sont pas connues, mais ce fut vers 1549, comme nous l’avons vu, au moment où François Xavier se trouvait à Satsouma et ce fut, parait-il, la seule commodité du mouillage qui avait engagé les Portugais à faire ce changement.

Hirado devint un port de commerce de plus en plus florissant. Cependant Matsoura Takanobou, le seigneur de cette ville, n’accordait pas beaucoup de faveurs aux missionnaires qu’il faisait venir des Indes. Profitant du mécontentement de ces missionnaires, le seigneur d’Omoura, son voisin, chrétien très zélé, essaya, par leur intermédiaire, d’introduire les Portugais chez lui et de faire passer le centre du commerce dans le port de Yokosé-oura. Il fit donc savoir aussitôt au Père de Torrez que ce port serait ouvert aux navires portugais, qu’ils y seraient exempts de tous droits, qu’il leur céderait toutes les terres se trouvant deux lieues à la ronde, qu’il y aurait une maison pour les missionnaires et qu’aucun idolâtre ne pourrait s’établir sur ces terres sans leur consentement. Le dessein du seigneur d’Omoura réussit en partie, mais néanmoins le commerce ne disparut pas de Hirado avant 1641, à cause de la rivalité commerciale des Hollandais et des Anglais contre les Portugais et les Espagnols.

Ce fut en 1570 que le port de Nagasaki[12] fut découvert par les Portugais qui demandèrent l’autorisation de faire le commerce dans cette ville, alors sous la domination du seigneur d’Omoura. Aussi, cette ville devint-elle très chrétienne : « Ce fut à peu près dans ce temps-là, dit Kaempfer, que le prince d’Omoura embrassa ouvertement la religion chrétienne et invita les Portugais à venir s’établir à Nagasaki, qui s’était déjà accru jusqu’à devenir un village considérable, contenant environ vingt-trois rues. Elles sont aujourd’hui la partie de la ville que l’on nomme Utsimaty, ou le cœur de la ville, contenant en tout vingt-six rues. Cet endroit fut ainsi accordé aux Portugais par ce prince ; ils s’en mirent en possession pour avancer leur commerce et pour étendre la connaissance de l’Évangile. Si le prince faisait cela tout de bon, dans le dessein de travailler à l’avancement de la religion chrétienne, ou bien pour accroître ses revenus et enrichir ses sujets en rendant cette ville comme elle le devenait, le centre du commerce avec les nations étrangères, c’est ce que je ne veux pas décider. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce nouvel établissement fut en peu de temps avantageux à cette ville à divers égards. La situation sûre et commode de ce hâvre, jointe à d’autres avantages, invita les chinois d’y venir avec leurs navires et leurs marchandises, et les Japonnais attirez par l’attrait du gain vinrent s’y établir en si grand nombre que la vieille ville n’était pas assez grande pour les contenir. Il fallut bâtir de nouvelles rues ; on leur donna les noms des diverses provinces, villes ou bourgs d’où étaient venus leurs premiers habitans, par exemple, Bungomaty, Jédomaty, Kabasimamaty, etc… ; outre ces rues il y en a d’autres nommées Bunts, d’un des premiers membres de cette colonie qui les bâtit à ses dépens. Ainsi Nagasaki, de pauvre et chétif hameau qu’il était auparavant, devint par degrez une ville riche et peuplée, où il y a environ quatre-vingt-sept rues bien habitées »[13].

La proclamation de Hidéyoshi contre les religieux en 1587 et l’annexion de Nagasaki au domaine du gouvernement central l’année suivante portèrent donc un coup terrible aux Pères et aux commerçants portugais. Néanmoins cet édit anti-chrétien ne fut pas exécuté ponctuellement et les Portugais purent trafiquer librement dans n’importe quel port, bien que n’ayant plus les privilèges qu’ils avaient reçus d’Omoura. Dix ans passèrent ainsi pendant lesquels les Pères et les chrétiens augmentèrent leur influence sociale et religieuse.

En 1597, la persécution fut rallumée contre les chrétiens ; vingt-quatre personnes furent crucifiées au nombre desquelles se trouvaient deux Jésuites et plusieurs religieux de saint François (5 février 1597). La cause de cette nouvelle persécution fut, dit-on, l’avidité de Hidéyoshi à confisquer un navire espagnol[14]. Hidéyoshi mourut cependant en 1598 après avoir, pendant ses dernières années, prêté attention au christianisme, aux Pères et à la politique extérieure. Il aurait sans doute eu une politique spéciale à l’égard des chrétiens, mais son règne, trop court, ne lui permit pas de la poursuivre, et les missionnaires continuèrent à venir au Japon, malgré les persécutions dont ils étaient souvent l’objet.




  1. François Solier. — Histoire ecclésiastique du Japon. Paris, 1627, p. 543.
  2. En 1587.
  3. Hidéyoshi.
  4. Charlevoix. — Histoire du Japon, t. III, p. 240.
  5. Charlevoix. — Histoire du Japon, t. III, p. 240.
  6. L. Metchnikoff. — L’Empire japonais. Genève, 1881, p. 562.
  7. Charlevoix. — Histoire du Japon, t. III, p. 249.
  8. Daï-Nihon-Shôghio-Shi (Histoire du commerce du Japon), par Souganouma, pp. 324-325. Le manuscrit de cet édit se trouve dans la bibliothèque du comte Matsoura, ancien daïmio de Hirado.
  9. L. Metchnikoff, op. cit., p. 563.
  10. Daï-Nihon-Shôghio-shi, p. 326.
  11. On soutient également que la 5e année de Tenshô (1577) Nagasaki Jinzaémon, maître du port de Nagasaki aurait manqué d’argent, et pour s’en procurer, aurait décidé, d’hypothéquer ce port aux Portugais. C’est ce fait qui aurait déterminé Hidéyoshi à annexer Nagasaki à son domaine direct. (Nagasaki Enghi-riakou (Histoire abrégée de Nagasaki) ; Naga-saki sambiakou nenkwan (Trois cents ans de Nagasaki) ; Nagasaki-shoukaï (Recueil de Documents relatifs à Nagasaki).
  12. Le port de Nagasaki, appelé anciennement Foukaé-nooura, fut donné par Yoritomo à Nagasaki Kotaro pendant la période Bounji (1185-1190). C’est de ce personnage, pense-t-on, que la ville tire son nom. Son descendant, Nagasaki Jinzaémon, épousa la fille d’Omoura et pour une raison qu’on ignore, se retira plus tard de Nagasaki. La ville tomba, de ce fait, en possession du seigneur d’Omoura.
  13. Kaempfer. — Histoire de l’empire du Japon. La Haye, 1732, t. II, p. 82.
  14. Antonio de Morga. — The Philippine Islands, Molucca, Siam, Cambodia, Japon and China at the close of the Sixteenth century, translated from the spanish by the Hon. Henry E. J. Stanley, London, 1868.