Histoire des quatre fils Aymon (1840)/Préface

Anonyme
Gauthier (p. 5-12).

PRÉFACE.

L’histoire des quatre fils Aymon est assurément l’un des romans les plus populaires de la Belgique ; ces illustres guerriers du temps de Charlemagne, se trouvent encore aujourd’hui représentés sur la plupart de nos enseignes ; des rues portent leur nom ; on montre les lieux qu’ils ont habités ; cependant, cherchez bien dans la plupart de nos biographies, et c’est à peine si vous y trouverez ces braves paladins mentionnés.

On sait néanmoins que le duc Aymon, prince des Ardennes, Saxon d’origine, obtint de Charlemagne le gouvernement dont Alby était la capitale ; on sait aussi que Renaud, l’aîné de ses fils, fut pendant plusieurs années gouverneur de Montauban. Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs, en leur donnant sur ces quatre héros, quelques détails que nous empruntons à l’introduction de la chronique de Philippe Mouskes, éditée par M. de Reiffenberg.

Le château de Renastienne, dans la commune de Liège, dit ce savant académicien, passait pour avoir offert un asile aux fils d’Aymon et surtout à Renaud, le plus illustre d’eux tous. Non loin de là, celui-de Poulseur était renommé pour avoir appartenu à leur cousin Maugis, cet enchanteur, qui fut pape de Rome (!). Les ruines que l’on va visiter à Amblêve ou Amblême, dans la commune d’Aywaille, sur la crête d’un rocher taillé à pic, sont encore appelées le Château des quatre fils Aymon[1]. Le château d’Aigremont, debout sur les bords de la Meuse, entre Liège et Huy, et rebâti à neuf dans le courant du XVIIIe siècle, fut, dit-on, jadis la demeure des mêmes chevaliers ou de leur cousin, et devint plus tard le repaire du Sanglier des Ardennes[2].

« On voit à Dhuy, dans le comté de Namur, écrivait Paquot, en 1770[3], un vieux château, dit Bayard, dont un côté aboutit à un parc baigné par la Méhagne ; et l’on assure qu’il servit de retraite aux fils d’Aymon, obligés de s’enfuir de l’Ardenne ; ce qui fait, dit Gramaye, que ce château est encore un fief relevant du duc de Brabant[4]. »

La Roche Bayard, près de Dînant, est restée célèbre. Les paysans de ces cantons l’appellent, sans doute par corruption, Roche à Bayan. D’après une vieille tradition, le cheval Bayard se serait sauvé d’une des gorges de ces rochers, dans les forêts qui environnent le château de Beaufort et il y demeurerait toujours. Le rédacteur du texte de la Collection historique des principales vues des Pays-Bas, Tournay, in-fol., s’est imaginé que cette croyance concernait le cheval de Bayard, le chevalier sans reproche et sans peur[5] !

Gramaye, cité tout à l’heure, observe que la légende des quatre frères a été admise pendant plus de six siècles à Berthem, village voisin de Louvain, appartenant jadis aux seigneurs de Héverlé, comme avoués de l’abbaye de Corbie, auquel saint Adalhard, Adalard ou Alard, abbé de ce monastère et l’un des fils d’Aymon, l’aurait donné. Gramaye dit que Berthem signifie la demeure du cheval, et que ce nom vient du cheval Bayard. En effet, le village a ce cheval pour armoiries, et l’on montrait autrefois sa crèche, ainsi qu’une pierre avec l’empreinte de ses pieds, dans la forêt de Meerdael, c’est-à-dire, suivant le même écrivain, la vallée du cheval. Or, on sait qu’anciennement cette forêt faisait partie de celle des Ardennes, où l’on place les domaines d’Aymon. Alard, le cadet de ses fils (l’aîné suivant d’autres), avait fait présent de la seigneurie de Berthem, qui lui était échue, à l’abbaye de Corbie, où il renonça au monde, et ce monastère ne se défit de ladite seigneurie qu’en 1562[6]. » Paquot assure avoir lu dans un registre manuscrit, qu’avant les troubles du XVIe siècle, on voyait les quatre fils Aymon, représentés à genoux devant un crucifix, sur le maitre-autel de Berthem. Molanus en parle dans ses Natales Sanctorum Belgii[7]. « Ceux de Berthem, dit-il, ont dans leur église un tableau où saint Adalard est dépeint, aussi bien que le cheval gigantesque qu’ils prétendent avoir été nourri chez eux avec lui. Ils font ce saint abbé fils cadet d’Aymon, mais ils se trompent, remarque Molanus, car saint Adalard était fils de Bernard, neveu du roi Pepin et cousin de Charlemagne, avec qui il fut élevé, » opinion qui est celle du père Anselme, de Baillet, de Godescard, et que M. le marquis De Fortia a adoptée dans son Examen d’un diplôme[8]. Jacques Meyer met le berceau d’Adalard à Huyse ou Huysche[9], à une lieue d’Audenarde ; ce village était, à ce qu’on raconte, du patrimoine de ce saint, aussi bien que Berthem : son culte y a été en honneur et l’on y voit encore une fontaine qui porte son nom.

Au-dessus du village de Couillet, près de Charleroi, on montre également le Pied ou le Pas Bayard[10].

Ce palefroi et ses quatre cavaliers sont les acteurs obligés de quelques-unes de nos solennités civiles et religieuses. En 1490, le jour de la kermesse[11], on fit à Louvain une procession fameuse, qui fut instituée, assure-t-on, en 891, pour consacrer la défaite des Normands, et qu’on renouvela en 1656, 1660, 1663 et 1681. Derrière le corps de l’université, s’avançaient Bayard et les fils d’Aymon. L’énorme quadrupède était orné des armes de ses maîtres, c’est-à-dire de gueules au chef de même et chargé de trois pals d’azur vairés d’argent. Un manuscrit des archives de Louvain, rédigé par le secrétaire de la ville, Guillaume Boon, représente toute cette procession, au second volume, et offre, touchant notre sujet, une note où il est dit qu’en l’année 500, le duc de Brabant, Charles Nason (héritier d’Austrasius Brabon), avait une fille appelée Veraia, qui épousa Haymon, seigneur des Ardennes, dont elle eut quatre fils, Renaud, Roger, Olivier et Adalard, autrement Alard, Renaud, Guichard et Richardet. Le même manuscrit appelle leur destrier Voelbayaert, et recueille cette chanson flamande :


Sanck voer de vier Aymons kinderen.


Compt al ter kermis wie ghy syt,
Tis nu als vreucht en al jolyt
Die men in langhen niet en sach
Syn hier vergaert op eenen dach.

Syt willecom nu alle gbelyck,
Heer, vrouw en knaep, aerm en de ryck,
Wie dat sy syn’tsy van wat ataet
Wy en begeren niemand quaet.

Maer wucht u wel tot elcken heer.
Van die schouvaegers sonder leer
En die daer lagen dach en nacht
Dat sy uiet met en hebbeu bracht.


Hier mede sluyten wy on liet,
Maer en vergeet d’accyse niet ;
Weest dan vrolyck in’s Lovens pleyn,
Godt ter eeren en syn moeder reyn.


Bayard reparaît au jubilé de Malines, en 1825, fête calquée sur des réjouissances plus anciennes[12]. L’Ommegang de Bruxelles serait également incomplet sans Bayard.

Ces souvenirs si vifs, si généralement répandus, n’auraient-ils que des fables pour origine ? Nous n’admettrions l’affirmative qu’avec peine. Sans doute la fiction obtient ici sa large part, mais elle semble recouvrir un fond de vérité.

Foullon place vers le milieu du VIe siècle les aventures d’Aymon et de ses fils, auxquels il donne pour mère une Tongroise. Ce jésuite s’en rapporte naïvement aux mêmes autorités que le manuscrit de Louvain, avec lesquels Brusthem est aussi d’accord, sauf cette seule différence, que Veraia, la mère des quatre fils Aymon, n’était pas fille, mais sœur de Charles Nason.

Il n’est pas possible, au surplus, de concilier la date de Foullon (l’an 538), avec les paroles de Thomas de Cantimpré sur le cheval Bayard. Cet écrivain, qui florissait en 1258, invective contre les tournois et demande aux joûteurs de son temps, s’ils peuvent se promettre de leurs exercices plus de réputation que n’en acquit ce fameux cheval, qui mourut, dit-il, il y a déjà plus de 500 ans, et dont la mémoire dure encore ? Cantimpré pensait donc qu’il fallait redescendre jusqu’au VIIe siècle, au moins. Son annotateur, Colvener, remarque que la mémoire de Bayard s’est conservée jusqu’à nos jours, et que nous avons des romans français et flamands sur ses exploits fabuleux (car un enfant les jugerait tels). Mais, ajoute ce scoliaste, puisque Cantimpré en parle comme d’un cheval qui a véritablement existé, il y a de l’apparence qu’un fait réel a donné naissance aux contes que l’on en fait, ce qui est aussi arrivé par rapport à la plupart des fables adoptées par les poètes.


Le roman des quatre fils Aymon fait partie de la bibliothèque bleue, et doit, à cette admission, une partie de sa grande popularité ; ceux qui voudront en savoir davantage sur ces illustres personnages, pourront consulter le tableau généalogique de la famille des fils d’Aymon, publiée par M. Brès, en 1829, à Paris.


  1. Souvenirs de vacance, par M. F. H. Colson, dans la Revue Belge, Liège, 1837, in-8o, avril, pp. 383-384.
  2. Promenades historiques sur les bords de la Meuse, par M. B. (le docteur Bovy), ibid., 1835, décembre, p. 367 ; Villenfagne, Recherches sur l’hist. de Liège, 1, 429, 471.
  3. Mém. litt., in-fol., III, 433.
  4. Antiquitates comitatus Namurcensis, in-4o, p. 11.
  5. IIe livraison.
  6. Gramaye, Lovanium, in-fol., 59, 60.
  7. Éd. de 1595, p. 2.
  8. Biog. univ., LVI, 610.
  9. Annal. Flandr., 1561, fol. 10 verso.
  10. Itinéraire ou Voy. de l’abbé De Feller, note de l’éditeur, I, 254.
  11. Sur le mot kermesse, voir A. Le Glay, Programme de la fête communale de Combrai (15 août 1828), ou Notice sur les principales fêtes et cérémonies publiques, etc., in-4o ; le même, Nouveau programme d’études historiques, p. 103 ; Mme Clément Hémery, Hist. des fêtes civiles et religieuses, des usages anciens et modernes du département du Nord, Cambrai, 1834, in-8o. L’auteur promet une seconde édition de cet ouvrage.
  12. Viertig-jaerig jubilé van den H. Rumoldus (par Vervloet), Mechelen (1825), in-4e, p. 55-56 ; Dict. de la conversation et de la lecture, VIII, 274.