Histoire des fantômes et des démons/Vision du marquis de Précy

VISION DU MARQUIS DE PRÉCY.

Le marquis de Précy et le marquis de Rambouillet, tous deux âgés de vingt-cinq à trente ans, étaient intimes amis, et allaient à la guerre, comme y vont en France toutes les personnes de qualité. Un jour qu’ils s’entretenaient des affaires de l’autre monde, après plusieurs discours qui témoignaient assez qu’ils n’étaient pas trop persuadés de tout ce qu’on en dit, ils se promirent l’un à l’autre, que le premier qui mourrait en viendrait apporter des nouvelles à son compagnon.

Au bout de trois mois, le marquis de Rambouillet partit pour la Flandre où la guerre était alors, et le marquis de Précy, arrêté par une grosse fièvre, demeura à Paris. Six semaines après, Précy entendit, sur les six heures du matin, tirer les rideaux de son lit, et se tournant pour voir qui c’était, il aperçut le marquis de Rambouillet en buffle et en bottes. Il sortit de son lit, et voulut se jetter à son cou, pour lui témoigner la joie qu’il avait de son retour. Mais Rambouillet, reculant quelques pas en arrière, lui dit que ses caresses n’étaient plus de saison, qu’il avait été tué la veille, et que tout ce qu’on disait de l’autre monde était très-certain. « Pour vous, ajouta-t-il, pendant que vous vivez encore, songez à réformer votre conduite : vous n’avez point de temps à perdre, puisque vous serez tué, dans la première affaire où vous vous trouverez ».

On ne peut exprimer la surprise où fut le marquis de Précy à ce discours : ne pouvant croire ce qu’ils entendait, il fit de nouveaux efforts pour embrasser son ami, qu’il soupçonnait de chercher à l’abuser, mais il n’embrassa que du vent ; et Rambouillet voyant qu’il était incrédule, lui montra l’endroit où il avait reçut le coup, qui était dans les reins, d’où le sang paraissait encore couler.

Après cela, le fantôme disparut et laissa Précy dans une frayeur aisée à comprendre qu’à décrire. Il appela son valet-de-chambre et réveilla toute la maison par ses cris. Plusieurs personnes accoururent ; il leur conta ce qu’il venait de voir. Tout le monde attribua cette vision à l’ardeur de la fièvre qui pouvait altérer son imagination, et le pria de se recoucher, lui remontrant qu’il fallait qu’il eût rêvé ce qu’il disait.

Le marquis, au désespoir de voir qu’on le prît pour un visionnaire, raconta toutes les circonstances qu’on vient de lire ; mais il eut beau protester qu’il avait vu et entendu son ami en veillant, on demeura toujours dans la même pensée, jusqu’à ce que la poste de Flandres, par laquelle on apprit la mort du marquis de Rambouillet, fût arrivée. Cette première circonstance s’étant trouvée véritable, et de la même manière que l’avait dit Précy, ceux à qui il avait conté l’aventure commencèrent à croire qu’il en pouvait bien être quelque chose, parce que Rambouillet ayant été tué précisément la veille du jour de son apparition, il était si impossible que Précy l’eût appris naturellement.

Dans la suite, Précy, ayant voulu aller, pendant les guerres civiles, au combat de Saint-Antoine, y perdit la vie[1].

  1. Il est prouvé maintenant que la vision de Précy n’était qu’un délire de la fièvre, et que des mémoires infidèles ont embelli cette anecdote, de toutes les circonstances qui la rendent si merveilleuse.