Histoire des fantômes et des démons/Histoire de Rutilio

HISTOIRE DE RUTILIO.

On trouve ce conte singulier dans le fameux roman de Persilès, dont M. Dubournial a enrichi notre langue, avec tant d’élégance et de goût :

« Je me nomme Rutilio. J’étais maître de danse à Florence ; et j’y jouissais de toute la réputation que je pouvais désirer. J’aurais pu y vivre le plus heureux des hommes ; mais je fus choisi pour donner des leçons à la belle Florentine… et je l’enlevai… Ses parens étaient puissans… Je fus bientôt arrêté, traduit comme ravisseur devant les tribunaux, et condamné à être pendu dans les vingt-quatre heures.

» Du moment que mon arrêt fut prononcé, on me transféra dans un canton de la prison où se trouvaient d’autres malheureux, à la veille, comme moi, d’être suppliciés. J’y remarquai entre autres, une femme autrefois belle, mais presque vieille alors, qui, atteinte et convaincue de sorcellerie, venait d’être jugée et condamnée au feu.

» Pendant le peu de temps qu’avait duré mon procès, j’avais eu occasion de la voir plusieurs fois chez le concierge, où elle était bien venue et recherchée, parce qu’elle avait promis et même assuré que, moyennant certaines paroles, prononcées d’une certaine manière sur certaines herbes, elle guérirait Mlle la concierge, d’une maladie extraordinaire, dont les médecins ne pouvaient venir à bout.

» Cette femme avait eu l’air de me témoigner de l’intérêt ; et plusieurs fois, sur le ton de la plaisanterie, elle m’avait répété que, tant qu’elle ne serait pas, brûlée, je ne serais pas pendu. Je ne sais ni ne puis concevoir comment elle s’y prit ; mais le soir du jour de mon jugement, de ce jour terrible qui allait être suivi de mon dernier jour, elle entra dans mon cachot, où, les fers aux pieds et aux mains, j’étais enchaîné à deux énormes anneaux scellés dans le mur.

» Dès le premier mot qu’elle prononça en entrant, je la reconnus à sa voix : « Ne t’effraie point, me dit-elle, je viens pour te consoler ;… et pour te sauver, comme je te l’ai promis, ajouta-t-elle, en me posant la main sur le cœur, si, de ton côté, tu me promets de m’aimer, de m’épouser, et de m’être fidèle. Voilà mes conditions ; si tu les refuses, je te laisse ; et demain tu seras pendu : Vois ce qui te convient le mieux, et réponds-moi sur-le-champ.

» Que n’aurais-je point promis, dans la situation où j’étais ! Sans hésiter, sans faire la moindre réflexion, dans toute la sincérité de mon cœur, je lui répondis que j’étais tout à elle, et tant que je vivrais, si elle parvenait à me sauver la vie, et à me remettre en liberté. « En ce cas reprit-elle, je me retire ; tranquillise-toi ; ne t’épouvante de rien ; et laisse-moi faire. À minuit, tes fers seront brisés, et bientôt après, tu seras en lieu si sûr, que tes ennemis, tout nombreux, tout puissans, et tout acharnés qu’ils soient, ne pourront plus rien contre toi. »

Je le confesse, cette créature infernale, cette sorcière qu’en toute autre circonstance je n’aurais point entendue sans frissonner d’horreur, me parut en ce moment un ange envoyé du ciel, pour me sauver miraculeusement ; et je poussai l’égarement jusqu’à en remercier Dieu ; mais à cet instant de consolation, succédèrent les heures les plus cruelles de ma malheureuse vie, ces heures si terribles et si longues, qu’il me fallut passer, en attendant le retour incertain de ma protectrice. Tourmenté par une sorte d’espérance, que ma raison se sentait forcée de repousser, et par l’approche imminente de mon supplice, je tombai dans des angoisses, dont le souvenir me fait encore frémir.

» Un silence sinistre et profond, comme la sinistre et profonde obscurité qui m’environnait, régnait de toutes parts autour de moi, lorsqu’enfin le mouvement de ma porte qui s’ouvrait sans bruit, et la voix de ma libératrice me firent tressaillir : « C’est moi, mon ami, me dit-elle ; du courage, et surtout de la confiance ! Prends le bout de cette baguette que je te présente ; garde-toi de la quitter, et suis-moi. — Mais j’ai les mains enchaînées l’une à l’autre, répondis-je ? — Prends, te dis-je, me répliqua-t-elle. »

» Ô surprise ! ô prodige ! au premier effort que je fis, pour tendre la main et saisir le bout de la baguette, que je me sentais appuyer sur la poitrine, mes menottes tombèrent en pièces à mes pieds, comme si elles n’eussent été que du verre le plus fragile ! « Suis-moi, et surtout ne quitte point la baguette, » (me répéta-t-elle), nous serions perdus tous les deux. — Mais, je suis attaché à la muraille, lui répondis-je, et j’ai les fers aux pieds ? — Laisse-là tes mais, me répliqua-t-elle, marche en avant, et marche hardiment. »

» Nouvelle surprise et bien encourageante encore ! Dès le premier pas que je tentai, les fers qui m’attachaient au mur se rompirent, avec la même facilité que mes menottes ; et ceux que j’avais aux pieds, à peine les sentis-je me résister… En sorte que, totalement dégagé de mes chaînes, rien ne m’empêcha de suivre la baguette que je tenais ferme et qui m’entraînait.

» Ma conductrice ouvrit toutes les portes, sans la moindre difficulté et sans bruit. Les gardes, les gardiens, les prisonniers qui se trouvaient sur notre passage étaient tous si profondément endormis qu’aucun ne se réveilla. Bref, en peu d’instans nous fûmes hors de la prison, en pleine rue, bientôt après sur la grande place ; et là, ma libératrice me fit asseoir sur un banc, à côté d’elle.

» La pensée me vint alors, pour la première fois, que c’était à l’enfer non au ciel que j’étais redevable du prodige qui venait de s’opérer en ma faveur, et que ma libératrice, sorcière avérée, ne pouvait être qu’une émissaire du diable. À cette idée, un frisson d’horreur me saisit de la tête aux pieds ; la potence ne me parut plus qu’une vétille, en comparaison de ma damnation éternelle, et j’eus recours aux signes de croix, répétés coup sur coup.

« Arrête, me dit ma conductrice, tu n’es pas encore sauvé…, si tu n’as pas toute confiance en moi. Laisse-là tes oremus, qui ne t’auraient point empêché d’être pendu demain ; prends cette goutte de liqueur confortative, (ajouta-t-elle, en me présentant sentant une petite fiole que je vidai d’une seule gorgée), et, encore une fois, prends courage laisse-moi faire, sois fidèle à tes promesses, et ne t’inquiète pas. Je vais te cacher là-dedans (continua-t-elle, en me développant un grand sac), et te faire voyager ; il le faut absolument, et au plus vite ; mais compte que je pourvoierai perpétuellement ta subsistance et à ta sûreté, jusqu’à ce que tu n’aies plus rien à craindre ! »

» Cette défense formelle de recourir à Dieu, ce voyage dans un sac, toutes les circonstances de ma situation m’auraient infailliblement fait mourir de frayeur ; et certes, il y avait de quoi tuer le plus intrépide, si à l’instant même un profond sommeil ne fût venu m’ôter la faculté de penser et de réfléchir. J’ignore pendant quel temps je me suis trouvé, par ce sommeil, privé de l’usage ordinaire de ma raison et de mon esprit ; je n’ai pas, je n’ai jamais eu la moindre notion du voyage qu’on m’a bien réellement fait faire pendant ce temps-là. Ma mémoire ne me rappelle que le moment de mon réveil, qui fut provoqué par une secousse extrêmement violente, et trop remarquable pour que jamais je puisse l’oublier.

» En ouvrant les yeux, je reconnus qu’il faisait nuit ; que j’étais étendu sur une pelouse, sous un ciel brillant d’étoiles, au bord de la mer ; et j’entendis la voix de ma libératrice. Elle me parlait de fort près ; mais je n’entendais que du son, et je ne pouvais comprendre ce qu’elle me disait. Bientôt après, je la sentis me serrer entre ses bras et approcher sa bouche brûlante de la mienne, en laissant échapper un soupir de la plus amoureuse expression. Un mouvement de dégoût, dont je ne fus pas le maître, me porta machinalement à la repousser de mes deux mains. Et quel fut mon effroi comme mes cheveux, se dressèrent d’horreur, lorsqu’au tact et à l’œil, autant que pouvait le permettre l’obscurité presque totale de la nuit, je reconnus et entrevis que cette tête qui s’approchait de la mienne, avec des intentions si caressantes, n’était qu’une énorme et hideuse tête de loup… et qu’un large et court poignard était suspendu à son cou !… Cette fois, ce fut bien le ciel qui m’inspira. En moins de temps qu’il ne m’en faut pour le dire, je saisis avec furie le poignard qui se présentait sous ma main, et je le plongeai dans la gorge du monstre, qui tomba sous le coup, et qui, en tombant, reprit subitement la forme humaine… Je reconnus alors très-distinctement ma sorcière. Elle expirait, baignée dans son sang. En frémissant d’horreur autant que d’effroi, je l’entraînai par les cheveux, et la précipitai dans les flots. »

Après ce coup de fureur, seul, au milieu de la nuit, et sans savoir où il était, Rutilio crut d’abord avoir tous les diables à ses trousses, pour venger la sorcière… D’un autre côté, il voyait reparaître cette terrible potence dont il ne pouvait plus se croire sauvé, puisqu’il venait de massacrer sa protectrice. Un instinct machinal le portait à fuir. Après une longue course à l’aventure, il résolut d’attendre le jour ; mais le jour ne vint point, et la faim se fit bientôt sentir. Il se croyait ensorcelé à jamais, et réduit par un sortilège à ne plus revoir la lumière, lorsqu’enfin il entendit des voix humaines, et les pas de quelques personnes qui se promenaient en conversant.

Il s’en approcha. Par le plus heureux des hasards, un italien se trouvait là, qui, ayant entendu le récit de son aventure, lui apprit qu’il avait été transporté par la sorcière, à l’extrémité la plus septentrionale des îles du nord de la Norwège ; que dans ce pays, l’année ne se divisait qu’en un jour de six mois, et en une nuit de pareille durée ; et que, de plus de deux mois encore, il ne verrait pas même poindre l’aube du jour.

L’italien, qui était établi dans cette île, offrit alors à Rutilio un asile dans sa maison. Celui-ci accepta avec reconnaissance ; et ce ne fut qu’après plusieurs années de séjour, d’aventures et de courses dans de nord, qu’il revint en Europe.