Histoire des fantômes et des démons/Le Mort complaisant

LE MORT COMPLAISANT.

Une jeune femme de Montpellier, veuve d’un militaire, qui lui avait laissé en mourant quelque fortune, était recherchée en secondes noces par un clerc de procureur. L’amoureux était assez bien fait ; on le trouvait aimable ; on écoutait sans dédain ses soupirs et ses fleurettes ; mais il était pauvre ; et la dame, riche du testament de son premier époux, craignait de gâter sa réputation, en lui donnant un successeur, après un an au plus de veuvage. On dirait qu’elle se console avec les écus du défunt, dans les bras d’un autre ; qu’elle devait au moins se donner le temps de le pleurer, ou le remplacer par un mariage avantageux.

Mais elle avait vingt-sept ans. Le printemps allait bientôt faire place à l’été. L’aimable clerc ferait un autre choix ;… cependant elle refusait toujours sa main, ou par préjugé, ou par crainte des médisans. Elle fut tirée d’incertitude par un de ces heureux événemens, qu’on n’attend guère des gens de l’autre monde.

Un soir qu’elle venait de rentrer dans sa couche, alors solitaire, pendant qu’elle songeait à accorder le devoir avec l’amour, elle entendit marcher dans sa chambre. Sa chandelle n’était pas encore éteinte. Elle tourne les yeux, et aperçoit une grande figure blanche, qui s’avance lentement vers son lit. Elle se lève en sursaut, se met sur son séant, et cherche à reconnaître l’ombre… Un grand voile de lin la couvrait, depuis l’extrémité de la tête jusqu’aux pieds. Le fantôme approchait, sans se découvrir, et gardait le silence… « Qui êtes-vous ? demanda enfin d’une voix tremblante l’impatiente veuve… — L’ombre de votre époux, lui répondit-on, avec lenteur. — L’ombre de mon époux !… Qu’exigez-vous de moi ?… Parlez ! si votre âme a besoin de prières, toute ma fortune vous appartient. Je ne la dois qu’à vous ; je serai trop heureuse de soulager vos peines. — Je ne suis point dans les peines ; au bonheur que j’ai goûté près de vous, tandis que je vivais encore, le dieu de clémence a fait succéder l’éternel bonheur. Le même sort vous attend, après une longue suite de jours fortunés et paisibles… »

La jeune veuve, en entendant ces mots, voulut se jeter à bas de son lit, pour sauter au col de son mari défunt : « Ne m’approchez point, lui dit vivement le fantôme ; vous ne toucheriez qu’une vaine ombre ; et vous me forceriez à disparaître pour toujours. Je veux, ayant de vous quitter, dissiper les soucis qui vous agitent. Dans le céleste séjour, les tendresses amoureuses sont plus nobles qu’ici-bas ; et votre bonheur augmente le mien ; épousez donc celui que vous aimez. Soyez fidèle aux nœuds qui vous lieront à lui ; il me remplacera dignement près de vous. Mais n’oubliez point le premier objet de votre flamme ; et que notre tendresse vive à jamais dans vos souvenirs… Adieu. »

En achevant ces mots, l’ombre disparut, ou par la porte, ou par la fenêtre ; mais si rapidement, que l’aimable veuve n’eut pas le temps de la suivre des yeux. De ce moment, il n’y avait plus à hésiter ; quand toutes les bouches humaines blâmeraient l’union projetée, le ciel l’approuvait ; on pouvait s’en contenter. Le clerc fut donc heureux et riche ; il mérita sa fortune, et ne donna point de regrets à sa tendre moitié.

On avait publié pat la ville l’apparition du défunt. Bien des gens croyaient à ce prodige ; la bonne dame en était persuadée ; et rien ne semblait le démentir. Mais le nouvel époux, ayant obtenu un poste lucratif, et se trouvant plus riche que sa femme, ne put la tromper plus longtemps. Il lui avoua donc qu’il avait joué lui-même le rôle du défunt, et que toute la scène de l’apparition n’était qu’une petite comédie… La jeune femme resta d’abord toute surprise. Puis réfléchissant que le tour du clerc n’avait eu que de bonnes suites, elle l’en félicita en riant, et répondit que, quelque fût l’ombre qui l’avait si bien séduite, elle n’avait que des remerciemens à lui faire, puisqu’elle était heureuse.