Histoire des fantômes et des démons/L’Épreuve judiciaire

L’ÉPREUVE JUDICIAIRE.

Un avocat gascon avait habituellement recours aux grandes figures, pour persuader ou émouvoir ses auditeurs et ses juges. Il plaidait au quinzième siècle, dans ces temps où les jugemens de Dieu étaient encore en usage. Un jour qu’il défendait la cause d’un Manceau, cité en justice pour une somme d’argent dont il niait la dette, comme il n’y avait aucun témoin pour éclaircir l’affaire, les juges déclarèrent qu’on aurait recours à une épreuve judiciaire, et qu’on s’en rapporterait au jugement de Dieu.

L’avocat de la partie adverse, connaissant l’humeur peu belliqueuse du gascon, demanda que les avocats subissent l’épreuve, aussi bien que leurs chiens ; le gascon n’y consentit, qu’à condition que l’épreuve fût à son choix. La chose se passait au Mans.

Le jour venu, l’avocat gascon, ayant longuement réfléchi sur les moyens qu’il avait à prendre, pour ne courir aucun péril, s’avança fièrement devant les juges, et demanda qu’avant de recourir à une plus violente épreuve, on lui permît d’essayer d’abord celle-ci, c’est-à-dire qu’il se donnait hautement et fermement au diable, lui et sa partie, s’ils avaient touché l’argent dont ils niaient la dette.

Les juges, étonnés de l’audace du gascon, se persuadèrent là-dessus qu’il était nécessairement fort de son innocence, et se disposaient intérieurement à l’absoudre. Mais auparavant, ils ordonnèrent à l’avocat de la partie adverse de prononcer le même dévouement que venait de faire l’avocat gascon : « Il n’en est pas besoin, s’écria aussitôt du fond de la salle, une voix rauque et terrible !… » En même temps on vit paraître un monstre difforme, noir, hideux, ayant des cornes au front, de grandes ailes de chauve-souris aux épaules ; et avançant les griffes sur l’avocat gascon… Le champion, tremblant devant le diable, se hâta de révoquer sa parole, en suppliant les juges et les assistans de le tirer des griffes de l’ange des ténèbres…

On fit à la hâte de grands signes de croix. Les prêtres qui se trouvaient là entonnèrent bien vite des oremus et des hymnes, pour obliger le démon à partir… « Je ne céderai à vos signes de croix et à vos oremus, répondit le diable, que quand le crime sera révélé !… » En disant ces mots, il s’avança encore sur le plaideur Manceau et sur l’avocat gascon. Les deux menteurs interdits se hâtèrent d’avouer : l’un, qu’il devait la somme qu’on lui demandait ; l’autre, qu’il soutenait sciemment une mauvaise cause. Alors le diable se retira.

L’affaire fut ainsi décidé ; on se persuada que l’épreuve avait réussi, et que Dieu avait envoyé le démon mis en jeu, tout exprès pour terminer un petit procès embrouillé. Mais on sut, par la suite, que le second avocat, sachant combien le gascon était peureux, en même temps qu’il était peu dévot, s’était douté, ou avait été instruit de son idée ; qu’il avait en conséquence affublé son domestique d’un habit noir, bizarrement taillé ; et l’avait équippé d’ailes et de cornes, pour découvrir la vérité par le ministère d’un démon de circonstance, comme on en a tant vu.