Histoire des fantômes et des démons/Le Diable en défaut

LE DIABLE EN DÉFAUT.

Un vieux négociant des États-Unis, retiré du commerce, vivait paisiblement de quelques rentes qu’il avait acquises par le travail et l’industrie. Il sortit un soir de sa maison, pour toucher douze cents francs qui lui étaient dus. Mais son débiteur, n’ayant pas davantage pour le moment, ne put lui payer que les deux tiers de la somme. En rentrant chez lui, le marchand se mit à compter l’argent qu’il venait de recevoir. Pendant qu’il s’occupait de ce soin, il entend quelque bruit, lève les yeux et voit descendre de sa cheminée dans sa chambre, le diable en propre personne. Il était ce soir-là en costume effrayant. Tout son corps, couvert de poils rudes et noirs, avait au mois six bons pieds de haut. De grandes cornes surmontaient son front, accompagnées de larges oreilles pendantes ; il avait des pieds fourchus, des griffes au lieu de mains, une longue queue, un museau comme on n’en voit point, et des yeux dont les regards semblaient terribles.

À la vue de ce personnage, qu’il n’avait jamais souhaité de connaître, le bon marchand commença à ressentir le frisson de la fièvre. Il eut pourtant la force de se munir d’un signe de croix ; mais le diable ne s’en intimida point. Il s’approcha du marchand, et lui dit : « Il faut que tu me donnes sur heure douze cents francs, si tu ne veux pas que je t’emporte en enfer. — Hélas ! répondit le négociant, vous vous adressez mal, je n’ai pas ce que vous me demandez. — Tu mens, interrompit brusquement le diable, je sais que tu viens de le recevoir à l’instant. — Dites que je devais le recevoir, répliqua le marchand ; mais on ne m’a pu donner que huit cents francs. Cependant si vous voulez avoir la bonté de me laisser jusqu’à demain, je promets de vous compléter la somme… — Eh bien ! ajouta le diable, après un moment de réflexion, j’y consens, mais que demain, à dix heures du soir, je trouve ici les douze cents francs, bien comptés, où je t’entraîne sans miséricorde. Surtout que personne ne soit instruit de notre entrevue, si tu tiens encore à la vie. » Après avoir dit ces mots, d’une voix rauque, il sortit par la porte.

Le diable aurait dû songer que huit cents francs, dans la main, valent mieux que douze cents francs en espérance ; et le marchand aurait pu savoir que le diable donne de l’argent, au lieu d’en demander ; qu’il connaît au juste les richesses qu’on possède ; et qu’il n’emporte pas les gens sans raison.

Quoi qu’il en soit, le lendemain matin, le négociant alla trouver un vieil ami, et le pria de lui prêter quatre cents francs. Son ami lui demanda s’il en était bien pressé ? « Oh ! oui, très-pressé, répondit le marchand, il me les faut avant la nuit. Il y va de ma parole, et peut-être d’autre chose. — Mais n’avez-vous pas reçu hier une certaine somme ? — J’en ai disposé. — Cependant, je ne vous connais aucune affaire, qui nécessite absolument de l’argent. — Je vous dis qu’il y va de ma vie… »

Le vieil ami, étonné, demande l’éclaircissement d’un pareil mystère. On lui répond que le secret ne peut se trahir : « Considérez, dit-il au négociant, que personne ne nous écoute. Dites-moi votre affaire, je pourrai peut-être vous être utile. D’abord, je vous prêterai les quatre cents francs ; ce que je ne ferait sûrement pas, si vous gardez un silence obstiné. — Eh bien sachez donc que… le diable est venu me voir,… qu’il faut que je lui donne douze cents francs ce soir… sans que personne le sache… Si je ne veux pas déloger de ce monde-ci… Voyez, maintenant, si vous voulez m’obliger. J’ai besoin de vous plus que jamais. »

L’ami du négociant ne répliqua plus. Il savait combien l’imagination de ce pauvre homme était facile à s’effrayer. Il tira de son coffre-fort la somme qu’on lui demandait, et la prêta de bonne grâce ; mais à huit heures du soir, il se rendit chez le vieux marchand. — Je viens vous faire société, lui dit-il, et attendre avec vous le diable, que je ne serai pas fâché de voir. Le négociant répondit que c’était impossible, où qu’ils s’exposeraient à être emportés tous les deux. Cependant, après bien des débats, il permit que son ami attendît l’événement, dans un cabinet voisin de la salle où le diable devait se montrer, pour porter quelque secours en cas de besoin.

À dix heures précises, un bruit se fait entendre dans la cheminée. Le diable paraît dans son costume de la veille. Le vieillard se mit, en tremblant, à compter les écus.

En même temps l’homme du cabinet entra : — Es-tu bien le diable, dit-il à celui qui demandait de l’argent ?… Puis voyant qu’il ne se pressait pas de répondre, et que son ami frissonnait de tous ses membres, il tira de ses poches deux pistolets, et les présentant à la gorge du diable, il ajouta : « Je veux voir si tu es à l’épreuve du feu ?… » Le diable recula, tout surpris de trouver son maître, et chercha à gagner la porte. — Fais-toi connaître bien vite, s’écria l’intrépide champion, ou tu es mort…

Le démon, reconnaissant qu’il n’y avait rien à faire avec ce terrible homme, se hâta de se démasquer, et de mettre bas son costume infernal. On trouva sous ce déguisement un voisin du bon marchand, qui faisait quelquefois des dupes, sous le nom du diable, et qu’on n’avait pas encore soupçonné. Il fut jugé comme escroc ; et le négociant apprit par-là que le diable se montre moins souvent qu’on ne dit.