Histoire des explorations de l’Amérique/02

HISTOIRE
DES
EXPLORATIONS DE L’AMÉRIQUE.[1]

Il convient d’embrasser ici d’un seul coup-d’œil les progrès de la géographie et de la navigation dans les régions australes de l’Amérique. L’année 1667 vit la première apparition des Français dans le grand Océan, et leur premier voyage autour du monde. Jean de la Feuillade, en revenant des Moluques et de la Chine, perdit son vaisseau à l’entrée occidentale du détroit de Magellan, mais les débris servirent à la construction d’un petit navire qui arriva à Rouen[2]. Le faux avis de l’existence d’un établissement anglais attira, en 1675, Antonio de Vea dans les îles Chiloé et Chonos ; et sept ans plus tard Narborough explora avec un grand soin la Patagonie, le détroit, et le Chili méridional. Les découvertes de La Roche à la même époque se réduisirent sans doute à celle de l’île Beauchesne et à la vue des îles Malouines et de la presque-île de San Josef. En 1683, le retour de plusieurs pirates donna naissance à l’expédition de l’amiral Degennes qui conduisit inutilement une escadre jusqu’au cap Forward. Vers 1685, le jésuite Nicolas Mascardi périt en pénétrant dans le pays de Poyas, entre celui des Araucanos et le détroit. Un projet des Français pour s’établir dans le détroit de Magellan eut pour seul résultat l’entreprise de Beauchesne, qui, en 1698, visita le Chili, les îles Gallapagos, et revint par le cap de Horn. Des cartes levées avec un soin extraordinaire par l’ingénieur de Labat, et des recherches d’histoire naturelle attachent ici, pour la première fois, un vernis scientifique à un voyage maritime, fait sous les auspices d’un gouvernement. Les récits de Beauchesne séduisirent un grand nombre de ses compatriotes, qui fréquentèrent la côte occidentale d’Amérique pendant la guerre de la succession, avec d’autant plus d’avantage, que l’envoi des flottes espagnoles était interrompu. Jusqu’à la paix d’Utrecht, le Pérou et le Chili furent visités par trois espèces de voyageurs, des Français commerçant, des flibustiers semant le ravage, et des savans tels que Frezier, Feuillée et Le Gentil, animés du zèle le plus louable pour le progrès des connaissances. La route du Cap était universellement préférée, ses tempêtes déterminèrent le seul capitaine Marcant à chercher une autre route avec sa faible tartane, et lui firent découvrir le canal de Santa-Barbara.

La paix d’Utrecht ralentit les expéditions ; la nouvelle guerre de 1740 attira l’amiral Anson dans le grand Océan, et ses peintures effrayantes du cap de Horn firent abandonner cette route pendant long-temps. En 1748, la côte de Patagonie fut examinée soigneusement par Olivarez et Quiroga, et sa stérilité les empêcha d’y fonder un établissement. Plus tard (1773), Falskener explora l’intérieur de cette contrée, dont les naturels excitèrent long-temps tout l’intérêt du merveilleux. Les colonies formées par les Français et les Anglais aux Malouines, firent connaître ces îles, grâce aux récits de Bougainville, de Pernetty, de Byron et de Mac-Bride. Les voyages successifs autour du monde de plusieurs navigateurs célèbres détruisirent d’abord la chimère de l’île Pepys, et ensuite celle de la terre de la Roche ; ils rendirent familière la navigation du détroit. En 1756, le navire espagnol le Lion retrouve cette île, que Vespuce paraît avoir vue le premier, et que les Anglais nommèrent Géorgie. Cook parut enfin pour découvrir la Thulé australe et les ports de la Terre-de-Feu et des États, après s’être avancé plus près du pôle voisin qu’aucun homme ne l’avait fait avant lui. L’année 1779 vit ses premières tentatives d’établissement à la baie Saint-Julien, et ensuite au port Désiré, sur la côte patagonienne. Enfin, de 1786 à 1788, Antonio de Cordoba et Fernando Miera procurèrent des renseignemens sur la forme, le sol, les produits et le climat et les habitans du détroit. Sans parler ici de Malaspina, la dernière exploration paraît être celle de Moraleda, qui, de 1787 à 1796, examina la partie méridionale du Chili, les îles Chonos et celle du Chiloé, dans l’espérance de trouver une communication nouvelle entre les deux mers.

Tandis que des peuples rivaux pénétraient dans le grand Océan par la route du sud, l’existence présumée du passage du nord, fondée principalement sur les relations de Corte-Real, devint la cause de plusieurs expéditions qui jetèrent un vif éclat sur la fin du xvie siècle. Les recherches se dirigèrent d’abord vers le nord-est. En 1553, Chancellor, suivant les anciennes traces du Norwégien Other, pénétra dans la mer Blanche, auprès d’Archangel, et se rendit à la cour du czar, monarque aussi peu connu de l’Europe que le grand khan du Cathay. Les Anglais ne parvinrent avec leurs vaisseaux qu’à l’embouchure de l’Oby, et par terre qu’à Boukhara. Les richesses de la Perse et de l’est devinrent un attrait si puissant, que des tentatives vers le nord-ouest furent dirigées avec une nouvelle ardeur sous les auspices d’Élisabeth, protectrice active de la marine.

Animés aussi par la découverte récente du Japon, plusieurs marins célèbres déploient dans ces recherches de 1576 à 1596 toutes les ressources d’une audace peu commune. Forbisher reconnaît les parties méridionales du Groënland, ou Meta-Incognita, oublié depuis 1406, traverse le détroit qui garde son nom, et se désabuse sur les prétendues richesses des régions polaires. Le mauvais succès de ses trois voyages produit du découragement ; mais Drake, plus heureux dans d’autres mers, ranime l’ardeur de la nation, et Davis découvre l’étendue de mer qui sépare le Groënland de l’île de Cumberland, tandis que le Hollandais Barentz aperçoit le premier le Spitzberg et l’île Cherrie. Ces pénibles travaux, abandonnés pendant quelque temps, sont repris en 1618. Hudson atteint, sur la côte orientale du Groënland, au 73e degré, s’élève jusqu’au 82e, puis pénètre dans la baie profonde qui rappelle le souvenir de ses découvertes, perfectionnées l’année suivante par Button. En 1611-3, Jean Magen aborde à l’île qui porte son nom, et pendant dix années la pêche de la baleine contribue dans ces parages aux progrès de la géographie. Baffin, Smith, Bylot et Hall explorent les contours de la mer de Baffin, et restent persuadés qu’elle n’offre aucune issue ni vers le nord ni vers l’ouest. En 1619, John Munk le Véridique parvient le premier dans la baie Welcome, ou Mare Christianeum ; en 1631, James découvre un golfe au fond de celle de Hudson, et bientôt après James et Fox atteignent les glaces immobiles dans le bras de mer qui sépare les îles de Cumberland et de Southampton. Enfin, en 1668, Gillam Desgroseilliers et Radisson examinent avec attention les rivages de la baie de Hudson, et construisent un fort où leurs descriptions attirent une colonie anglaise : la France avait refusé de recueillir les avantages que ces lieux offraient pour établir des communications maritimes avec le nord du Canada.

Le souvenir de leurs colonies négligées de L’OEsterbygd attire les Danois dans ces parages glacés ; en 1578, Mogens Heinson fait un voyage inutile qui trahit sa timidité et l’ignorance du temps ; mais, en 1605, Gotske Lindenau et Hall examinent les côtes du Groënland à l’ouest du cap Farewell ; c’est sans aucun succès que Carsten Richardson dirige ses efforts vers le même but, et les deux expéditions de Dannell, en 1652-3, se bornent à la reconnaissance de quelques points de la côte orientale.

Des Norwégiens avaient pu s’exiler dans ces froides et ingrates régions, qui les attirèrent de nouveau en 1721, sous la conduite du pieux Egede ; mais il fallait des climats plus doux pour séduire les autres peuples de l’Europe. L’île de Sable et les environs du cap Canseau avaient été, en 1518, le théâtre malheureux des essais de colonisation du baron de Lery, et quarante ans après, ces parages devaient être aussi funestes à La Roche ; mais ce n’est véritablement que de l’année 1540 que datent les premiers établissemens des Français dans l’Amérique septentrionale. D’abord ces entreprises lointaines, dirigées vers le Canada, eurent pour but d’offrir un asile aux protestans réformés, et pour attrait la recherche des trésors et des mines qu’on supposait exister dans cette partie du continent. Ainsi, vers cette époque des troubles religieux de la France, Cartier et Roberval, agens de l’amiral Coligny, veulent se fixer au cap Breton, et bâtissent ensuite un fort sur les rives du Grand Fleuve. Vingt ans après, le Dieppois Jean Ribaut fonde à la Floride une colonie de religionnaires sur la rivière de Mai (Rio-San-Matheo), et ses malheureux compagnons découvrent les monts Apalaches. Melendez de Avilez satisfit, par un massacre horrible, la jalousie politique et religieuse des Espagnols : le généreux Dominique de Gourgues n’accorda pas la vie aux bourreaux de ses compatriotes ; mais leurs cruels rivaux, demeurés maîtres de la Floride, et séduits par les propriétés du Sassafras, se fixèrent sur le golfe du Mexique, à San-Marcos, San-Matheo, San-Jose et San-Agostino, puis plus tard à Pensacola. Leur tranquillité n’y fut troublée pendant long-temps que par les ravages des amiraux Drake et Forbisher. Les derniers voyages de cette époque furent ceux de Courtpré-Ravillon vers le Saint-Laurent, en 1591, et de Chauvin, qui, en 1600, rapporta des fourrures du Canada.

Après le règne guerrier et les controverses religieuses de Henri viii, la minorité orageuse d’Édouard vi et l’alliance de Marie avec la famille d’Espagne, les Anglais, gouvernés par Élisabeth, se souviennent des découvertes des Cabota, au moment même où les Français, sortis des horreurs de la guerre civile, reportent leurs vues sur le Nouveau-Monde. Le goût des aventures se répand dans les premières classes de la société ; la fondation de colonies éloignées, la recherche de pays nouveaux deviennent pour la noblesse d’Angleterre de nouvelles sources de gloire, et la couronne excite ces entreprises par la concession de prérogatives inouïes dans les nouveaux établissemens. En 1583, Humphrey Gilbert pénètre dans le Saint-Laurent, qui refuse de lui donner accès dans une autre mer, devient le promoteur des pêcheries qui se forment à Terre-Neuve, et périt après deux campagnes qui furent malheureuses, parce qu’il dirigea sa route trop au nord. Aussitôt Philip Amadas et Arthur Barlow abordent plus bas, sur une côte dépourvue de bons ports ; le 4 juillet, jour mémorable, ils prennent possession de l’île Wokoken, dans la Virginie. Après les essais infructueux de Ralph-Lane et de Richard Granville, l’illustre Walter-Raleigh, digne héritier des projets de Gilbert, y forme un établissement qu’on transporte d’abord à l’île Roanoak, et ensuite à Croatoan. Cette troisième tentative eut les plus tristes résultats ; mais on dut au savant Harriot une bonne description du pays environnant. Les premiers colons quittèrent leur île, et ceux qui leur succédèrent, abandonnés par la mère-patrie, périrent par la famine et les armes des sauvages. Enfin, en 1603, à la mort d’Élisabeth, il n’existait plus un seul Anglais sur le sol de l’Amérique.

En 1602, Gosnold, dont le nom n’est pas assez connu, s’écartant de la route timide des îles Canaries et des Antilles, avait navigué directement vers le cap Cod, et réuni les élémens d’un commerce avantageux. Son exemple fut bientôt suivi : des navires anglais entrèrent dans la Chesapeak et la rivière de Connecticut ; ce fut alors par ses récits exacts, qu’on connut tous les avantages qu’offraient ces pays fertiles et tempérés : ils furent appelés aussitôt à de hautes destinées, et le roi Jacques les divisa en deux provinces, en excitant ses sujets à les peupler. Personne ne favorisa mieux ses desseins que Richard Haklugt, qui publia toutes les relations de voyages faits en Amérique, et contribua de tous ses moyens à sa colonisation.

En même temps Samuel de Champlain remonta le fleuve Saint-Laurent, explora la rivière Saguenay, parvint au premier rapide chez les Iroquois, et apprit l’existence de ces lacs, semblables à des mers, qu’il devait visiter par la suite. Dans les années suivantes, Québec fut fondé et dut son accroissement à Pongravé. Démons et de Poutrincourt formèrent une colonie à Port-Royal, dans la baie de Fundi, et cherchèrent inutilement la rivière et la ville fabuleuse de Norimbègue. Leur établissement fut aussitôt détruit par Argall. Newport et Smith le voyageur élevèrent, en 1607, dans la Chesapeak, Jamestown et plusieurs villes destinées à être le centre des riches plantations de la Virginie et du Maryland. En 1610, John Amy porta des colons à Terre-Neuve. Cette époque fut remarquable pour les progrès de la géographie, car Smith, dans les merveilleux voyages qu’il entreprit au milieu de mille dangers, dans l’intérêt de sa petite colonie, fit connaître avec une scrupuleuse exactitude les contrées environnantes, en remontant jusqu’aux sources de toutes les rivières. Les îles Bermudes commencèrent à être habitées. Les Suédois, les Danois et les Hollandais, profitant de la découverte de la rivière d’Hudson, se fixèrent dans la Nouvelle-Belgique ou les États de New-York et de Pennsylvanie. En 1620, New-Plymouth devint le siége d’un faible établissement qui prit rapidement de l’importance, et où s’élevèrent Salem et Boston. La Nouvelle-Angleterre et le Massachussets trouvèrent leur première origine dans l’émigration de cent vingt puritains écartés par la tempête. Locke et Penn ne donnèrent leurs lois si différentes à la Caroline et aux quakers de la Pennsylvanie qu’en 1670 et 1681.

Les Espagnols avaient cessé depuis long-temps d’étendre leurs prétentions sur le continent entier, et ils n’eurent jamais de démêlés par la suite qu’avec les colons anglais qui s’approchèrent de la Floride. Une autre tentative leur donna plus d’ombrage, lorsqu’en 1698 des Écossais fondèrent, à l’isthme de Darien, leur établissement de la Nouvelle-Calédonie, qui, situé sur la route des trois mondes, pouvait acquérir une prodigieuse importance. Les réclamations de la cour de Madrid et d’autres obstacles ne lui laissèrent que deux ans de durée.

Les premiers colons des États-Unis échouèrent dans leurs vains projets. Séduits uniquement par l’espoir d’amasser de riches trésors et de parvenir aux Indes orientales, ils durent être bientôt découragés et victimes de cette illusion détruite ; leur premier établissement tomba dans l’oubli. À ces ambitieux exigeans succédèrent des hommes avides seulement de la liberté de penser, résolus par enthousiasme à braver les dangers de la mer, les rigueurs d’un climat inconnu, les armes des sauvages et la stérilité du sol le plus ingrat. En même temps on se familiarisa avec l’idée de former des colonies purement agricoles, dont on n’exigeait que des avantages égaux à ceux de la mère-patrie. Les dissensions civiles de la métropole firent fleurir la Nouvelle-Angleterre, les persécutions religieuses lui créèrent une population. On vit alternativement les royalistes et les parlementaires, les cavaliers et les têtes rondes, les wighs et les torys, les non-conformistes, les congrégationalistes, les quakers, les papistes, chercher un refuge en Amérique. Ainsi, sans y porter toujours la tolérance, des Allemands, des Hollandais, des aventuriers, des Juifs, des Indiens, des nègres et des criminels formèrent un mélange hétérogène dont les élémens actifs se combinèrent pour devenir la souche d’un grand peuple qui ne devait avoir qu’une courte enfance. La Nouvelle-Angleterre devint en quelque sorte un terrein neutre où toutes les théories, toutes les opinions politiques et religieuses eurent des représentans, où, sous la puissance d’une monarchie et la fédération d’une république, on fit l’essai des formes de gouvernement les plus opposées, depuis la démocratie de Penn jusqu’à l’aristocratie de Locke ! arène de toutes les passions, où des victimes de l’arbitraire prirent les armes pour la tyrannie, où les partisans de la justice dépouillèrent sans remords les maîtres du sol, où tant d’hommes changèrent de rôles et de caractères, où tant de prétentions s’éteignirent ! vaste théâtre, témoin des plus grandes contradictions, où la même intolérance qui les avait bannis de l’Europe, força les émigrés de se disséminer et de se fuir, comme si la terre allait manquer à la liberté ! Et cependant la fusion de tous les principes s’opéra par degrés, les fils n’héritèrent point du fanatisme et des préjugés de leurs pères, l’oppression devint ensuite un lien commun ; en présence du danger, les dernières animosités disparurent, et ce que la discorde semblait devoir séparer, finit par être appelé l’Union.

Constitués sous l’obligation si souvent oubliée de convertir les Indiens et d’user d’une grande tolérance, les divers états mal circonscrits entre eux ne durent s’étendre d’abord qu’à cent milles dans l’ouest ; ensuite la mer du Sud ou d’autres états chrétiens furent leurs limites, et ils finirent par n’avoir pour bornes que les deux océans. Dès aujourd’hui nous calculons l’époque où ce vaste espace deviendra trop resserré pour une population toujours croissante. Mais les premiers planteurs ne s’écartèrent que lentement des rivages ; il se passa beaucoup d’années avant que la colonisation dépassât les monts Alleghanys, et atteignant les vallées de l’Ohio, rejoignît les découvertes des Français. Ces découvertes, exécutées presque entièrement par terre, circonscrivaient les possessions anglaises par un grand arc, qui, s’étendant de la région des palmiers à celle des glaces, appuyait ses extrémités sur les fleuves majestueux du Saint-Laurent et du Mississipi, qui coulaient soumis à nos lois ; position importante pour la politique, où la France eût élevé une barrière puissante contre l’agrandissement des colonies anglaises, sans les résultats de la guerre de 1754.

En effet, pour explorer avec succès l’Amérique septentrionale, les Français avaient su profiter du cours plus favorable des fleuves et de la navigation des lacs qui facilitait les progrès des voyageurs vers le centre du continent. D’abord les jésuites s’étaient répandus dans les solitudes des forêts canadiennes ; après eux, les nouveaux colons s’étaient avancés dans l’intérieur pour choisir les cantons les plus propres à la culture. Les premiers défricheurs, précédant le torrent de l’émigration, avaient reculé les limites des colonies ; enfin les chasseurs des compagnies, en poursuivant les animaux des forêts, avaient rappelé les excursions des Paulistes du Brésil. Aucune entreprise ne fut plus remarquable que celles du fameux de La Salle, de Joliet, de Marquette, de Tonti, d’Hennepin et de Dacan, qui, partis en 1670 des établissemens français du Canada supérieur, naviguèrent sur les grands lacs, et quittant ceux de Frontenac et de Michigan, découvrirent les sources de l’Ohio, et s’avancèrent vers l’ouest jusqu’à la rencontre du Mississipi, qu’ils explorèrent vers son embouchure et vers sa source. Ces fertiles provinces reçurent le nom de Louisiane, et les Français y pénétrèrent avec peine par l’océan, sous la conduite d’Iberville. En suivant le cours de ce fleuve, dont ils avaient colonisé les bords, ils connurent avec détail les belles contrées qu’il arrose, et apprirent des Indiens l’existence de la rivière Colombia. Des ouvriers évangéliques bravèrent partout le martyre pour la gloire de la religion et de la France ; leurs courses ne s’arrêtèrent quelquefois qu’aux montagnes Rocheuses. Des villes furent bâties, la Nouvelle-Orléans s’éleva en 1717, l’île Royale fut occupée, et Louisbourg devint momentanément le boulevard du Canada. La suprématie française fut reconnue par les Tchactas, les Alibamons, les Illinois, les Iroquois, les Algonquins et les Natchez. Des missionnaires récollets pénétrèrent chez les tribus les plus barbares avec tout le courage de l’apostolat, et répandirent des germes de civilisation dans les forêts de l’Acadie et du Canada. Les colons mirent le même zèle à explorer le cours du Missouri et de l’Arkansas, en s’approchant du territoire de la Nouvelle-Espagne, où d’autres Européens consolidaient leur puissance sur les ruines de l’empire aztèque.

Le Nouveau-Mexique avait été découvert par le franciscain A. Ruis, qui, profitant des rapports des Indiens, avait pénétré des mines de Santa-Barbara dans la province de Tiguas, où il avait trouvé la mort en 1580. Ensuite Antonio de Espejo, marchant à sa recherche, avait conduit plus loin une expédition guerrière : traversant les provinces de Cibola et de los Hubates, il avait rencontré les rivières del Norte, de las Vacas et de las Conchas, et rejoint les traces de Coronado. En 1599, Juan de Onate poussa ses conquêtes vers le nord, parvint en 1602 au grand lac de Conibas, et fut le premier fondateur des établissemens qui se formèrent au commencement du xviie siècle, sur les bords du Rio Bravo del Norte, et eurent Santa-Fé pour capitale en 1682.

À la côte ferme les conquêtes avaient eu peu de succès, elles avaient inspiré au contraire la plus vive horreur pour le nom espagnol ; on essaya le système des missions, les capucins s’établirent en 1651 à Cumana, et les Franciscains cinq ans après à Piritu. Les capucins d’Aragon se fixèrent à Venezuela, et leurs armes évangéliques y furent plus heureuses que cent cinquante années de combats continuels : ils convertirent une foule de tribus, fondèrent plusieurs villes et des réductions. En même temps les Français, les Anglais et les Hollandais se disputaient la possession de la Guyane. Des missionnaires franciscains, gagnant du terrein pied à pied, traversaient l’Orénoque, et s’étendaient dans un espace de cinq cents lieues jusqu’aux rives du Rio Negro, précédant les religieux capucins qui fondèrent ensuite des missions dans ces contrées si peu connues encore de nos jours, et en couvrirent les plaines de nombreux troupeaux.

C’est dans cette vaste portion de l’Amérique, comprise entre l’Amazone, l’Orénoque, les Cordilières et l’Atlantique, que fut placé le berceau de la fable géographique la plus célèbre, celle du pays d’Eldorado, source inépuisable de richesses. À l’époque de la découverte, les Péruviens, les Indiens de Venezuela et ceux de Bogota en parlèrent simultanément. Sa recherche excita le zèle avide de plusieurs hommes entreprenans, et les découvertes qu’elle occasionna en firent un épisode remarquable dans l’histoire de la géographie. Tous les rapports semblaient s’accorder pour mettre ce pays au centre de la Guyane. Les plus grands efforts furent tentés du côté de Venezuela, et l’expédition la plus saillante eut pour chef le chevalier allemand Philip de Hutten, qui conduisit en 1541-5 une petite troupe d’Espagnols de la côte de Caraccas jusqu’aux environs du lac Parimè auprès d’une ville des Omaguas, dont il exagéra l’importance. Une entreprise moins heureuse encore fut dirigée vers cette opulente région, une vingtaine d’années après, par Pedro Malaver de Silva. En 1586, Antonio Berrio y Oruna, séduit par la même espérance, descendit de la cordilière de Bogota dans les plaines de l’est, s’arrêta sur les bords de l’Orénoque, et y fonda la ville de San-Thome, dont le siége fut successivement éloigné de l’embouchure du fleuve pour la soustraire aux dévastations des Hollandais, jaloux de ses échanges avec les Indiens. Plus tard Walter Raleigh, cet homme si instruit, si capable et si célèbre par son zèle malheureux pour la découverte des pays négligés, celle des mines et les progrès du commerce, porta ses vues vers l’Eldorado ; en 1595 et 1616, il visita les rivages de la Guyane et le cours de l’Orénoque : on sait qu’il paya ses services de sa tête. L’espoir d’arriver à ce pays attrayant avait déjà donné naissance aux expéditions fameuses de Gonzalo Pizarro, de Belalcazar, de Quesada ; il devait exciter plus tard celle de Soares vers la province de Charcas, et il avait conduit Federman de Venezuela à Santa-Fé de Bogota. Enfin, pour terminer le récit de ces courses ingrates vers un but chimérique, il faut parler ici d’Antonio Santos, qui, en 1780, partit de San-Thome sur la foi d’un prétendu Indien de Parimé. Après cinq cents lieues de chemin, son guide l’abandonna, ses compagnons périrent, et il tomba seul dans les mains des Portugais. Ajoutons qu’un second Eldorado et une immense ville de Quivira avaient été placés dans un royaume de Tatanax au nord de Cibora, mais que si l’existence n’en fut pas moins fabuleuse, sa recherche fut poursuivie avec bien moins d’activité.

La fin du xvie siècle avait vu se former les associations de boucaniers et de flibustiers, de ces hommes de tous les pays, qui, sous le nom de frères de la côte, s’unissaient contre un ennemi commun, dont les richesses tentaient leur cupidité jalouse. Ce furent leurs réunions croissantes et leurs succès multipliés qui jetèrent dans les Antilles les bases des colonies anglaises et françaises, pour lesquelles on doit distinguer trois époques principales : en 1525, l’occupation simultanée de l’île Saint-Christophe par les deux nations ; de 1635 à 1641, l’établissement de la puissance française à la Martinique, à la Guadeloupe, à la Tortue et à Saint-Domingue, et enfin en 1655, la conquête de la Jamaïque par les Anglais soumis à ce Cromwell que, par une inconcevable fatalité, Charles Ier avait empêché vingt ans plus tôt d’émigrer en Amérique. Les prétendus droits des Portugais n’étaient pas mieux respectés que ceux des Espagnols. En 1555, Villegagnon avait voulu donner à Rio Janeiro un asile aux calvinistes ; son peu de succès et un pareil échec à Paraiba en 1583 n’avaient pas découragé la France et Coligny. En 1612, Razilly et La Ravardière fondèrent à Maranham une petite colonie qui n’eut qu’une courte existence. Ces établissemens contribuèrent surtout à faire connaître la partie septentrionale du Brésil, en donnant naissance aux excursions et aux récits de Rifaut, Deveaux, Moquet et La Planque, qui parcoururent ces côtes jusqu’en 1620, et pénétrèrent dans l’Amazone.

Le commencement du xviie siècle vit perfectionner les travaux des navigateurs et des conquérans, et fonder au Brésil, ainsi que dans l’Amérique septentrionale, de nouvelles colonies qui devinrent autant de foyers d’explorations et de découvertes. Au Brésil, le gouvernement portugais défendit de pénétrer dans l’intérieur, et le cours des rivières se prêtait à ses vues étroites, mais il ne put arrêter les expéditions étonnantes des Paulistes. À la renommée de ces chasseurs d’hommes, de ces chercheurs d’or, de ces mamelucks américains, descendans de malfaiteurs déportés, il n’a manqué que des historiens pour conserver les traces multipliées de leurs voyages ; on les verrait dans ces récits partir de Saint-Paul et pénétrer jusqu’à Quito, Santa-Cruz de la Sierra, les capitaineries de Piauhi et Goias, et traverser les provinces centrales qui nous sont encore inconnues. L’ensemble de leurs grandes excursions se présente dans un vague obscur ; cependant quelquefois elles eurent un but précis, et plusieurs de ces aventuriers ont arraché leurs noms à l’oubli par la rencontre des mines les plus précieuses. Aux Paulistes vagabonds, aux jésuites zélés et à d’audacieux Portugais, appartiennent les principales découvertes dont l’histoire a conservé les époques authentiques. En 1603, Gabriel Soares, en cherchant le pays d’Eldorado, part du Maranham, traverse le Rio San-Francisco, et atteint la province de Charcas ; Pedro Coelho pénètre dans la capitainerie de Seara, et arrive à la Sierra de Ibia-paha. En 1626-8, tandis que la Hollande disputait avec succès au Portugal l’empire du Brésil, les jésuites parviennent à la Sierra de los Patos et au pays de Caro. Dix ans après, Teixeira et F. Christoval d’Acuna partent de la ville nouvelle de Para, et se rendent à Quito, ils remontent et descendent l’Amazone, examinent tous ses affluens, et apprennent des Indiens que les eaux de ce fleuve communiquent avec celles de l’Orénoque. De grands projets de communications intérieures sont formés, et les jésuites se fixent entre l’Amazone et le Napo. En 1657, on explore le cours du Rio Negro et du Tocantins ; la province de Goias est visitée.

Avant la fin du xviie siècle, les Portugais, séparés de l’Espagne et vainqueurs de la Hollande, connaissaient la capitainerie de Piauhi, la Sierra de Sabara, le cours du Rio Parnaiba, du Rio Doce et de l’Uraguay, et les sources du Tocantins. Ils avaient trouvé des mines d’or et de pierres fines, la province de Minas Geraes était conquise, et ils dominaient sur la rive gauche de la Plata par leur colonie du Saint-Sacrement.

Le siècle suivant compléta ces découvertes, et ne laissa au xixe que le soin d’y former des établissemens pour en recueillir les fruits. Les jésuites espagnols quittaient le Pérou et Santa-Cruz de la Sierra pour pénétrer vers l’intérieur ; les Portugais au contraire partaient de Minas Geraes et de Saint-Paul. En 1700, les villes de Mariana et de Villa Rica sont fondées, en 1716, on remonte pour la première fois le Pilcomago : un Pauliste trouve les mines de Cuyaba, et en 1734, un autre découvre celles de Matto Grosso et les Campos dos Parecis. En 1742, Manoel Félix de Lima, en suivant le cours du Sarare, du Guapore et du Madeira, descend du pays de los Moxos à l’embouchure de l’Amazone ; des communications s’établissent entre Matto Grosso, Gram, Para et Goias. Cinq ans après, Joam de Sousa et Azevedo descendent l’Arinos et le Tapayos. Pendant cet espace de temps, on avait remonté le Rio Negro, et construit un fort non loin du Cassiquiary. Bientôt Villa Real et Villa Bella furent fondées ainsi qu’un établissement sur le Rio Branco. Enfin, en 1791, le cours de l’Araguaya facilita les relations des capitaineries de Gram, de Para et de Goias ; les pères Sobreviela et Girval, en explorant les rivières de Guallaja et d’Ucayale, firent connaître tous les avantages des communications du Pérou avec l’Océan atlantique par le fleuve des Amazones. L’attention se porta vers le même temps sur l’autre extrémité du Brésil, lorsqu’en 1767 finit cet empire évangélique du Paraguay, que les jésuites avaient fondé en 1580.

À cette époque la connaissance des côtes du Nouveau-Monde était devenue aussi complète que celle de l’extérieur de l’ancien continent. L’ignorance de leurs limites boréales était la même, et leurs rivages les plus rapprochés restaient également inconnus. Mais dès que le Kamtchatka fut découvert, et que le cosaque Lemoen Deschnew et les Tchoutskis eurent donné des renseignemens sur la position relative de l’Asie et de l’Amérique, on dut s’attendre à voir résoudre d’une manière définitive le problème de l’union ou de la séparation des deux mondes. Pierre-le-Grand s’occupa de cette importante solution, sa volonté puissante lui survécut, et en 1728, Vitus Behring découvrit le fameux détroit dont la réalité fit oublier la fable de celui d’Anian. Dans ce premier voyage, il n’aperçut pas le continent américain, où l’on prétend que Gwosdew et Tryphon Krupishew abordèrent en 1730 au soixante-sixième degré, c’est-à-dire près de l’entrée de Kotzebue. Ce ne fut que treize ans après, qu’accompagné de Tschiricow, de Steller et de Delisle de la Croyère, il découvrit les côtes du N. O., la péninsule d’Aliaska et les îles Shumagin ; alors les excursions des Russes de la Sibérie commencèrent à se diriger vers ces parages, ils explorèrent bientôt les îles Aléoutiennes et des Renards, découvrirent celle de Mednoi Ostroff, et s’élevèrent aussi loin vers le nord que les glaces le leur permirent. On dut ces reconnaissances à l’ardeur entreprenante des capitaines Navodtsikoff, Serebranikoff, Tolstyk, Drusimin, Glotoff, Synd, Krenitzin, Levashef, Solovieff, et du géographe Houdiakoff. Cette activité des Russes n’avait pas pour mobile une simple curiosité ; en 1768, le fameux Cheleghoff prit possession de Kodiack, et fonda le premier comptoir de la compagnie d’Amérique.

Les rivages qui séparaient les découvertes des Russes des possessions des Espagnols ne devaient pas rester plus long-temps inconnus ; et ceux-ci, qui venaient enfin d’adopter la route du cap de Horn, après une coupable inaction d’un siècle et demi, ordonnèrent, sous la conduite de Juan-Perez, Vicente Vila, Bruno Heceta, Juan de Ayala, La Bodega y Quadra, Canizares, Arteaga et Maurelle, des expéditions qui eurent pour résultat l’établissement des présides de Monterey et San-Diego, en 1763 ; la découverte des beaux ports de Noutka et Bucazeli, de l’embouchure de l’Ascension ou de la Colombia, et de quelques baies entre le quarante-septième et le cinquante-huitième parallèle. D’autres entreprises conduisirent ensuite les Espagnols, en 1779, jusqu’aux établissemens avantageux que leurs rivaux venaient de former au nord pour le commerce des fourrures. Un retard empêcha les premiers de devancer Cook dans sa belle reconnaissance ; les autres restèrent dans les ports pendant les hostilités d’Amérique, jusqu’après la paix de Versailles, et ne sortirent qu’en 1788.

À peine aurions-nous maintenant des données positives sur ces régions du N.-O., si d’autres peuples n’en avaient pas entrepris la reconnaissance, et si l’emploi des procédés rigoureux, le talent et la publicité, n’avaient remplacé les méthodes vicieuses, la lenteur et la réticence ; si enfin une rivalité tardive n’eût stimulé les Espagnols. Il restait encore, sur la possibilité d’un passage, des doutes que l’Angleterre était intéressée à résoudre, et le capitaine Cook, qui avait déjà perfectionné l’hydrographie de Terre-Neuve et du Canada, parut, en 1778, sur les côtes opposées du même continent, où il acquit, sur cette partie de l’Amérique, les premiers renseignemens certains. Il examina les points principaux, découvrit William’s Sound et Cook’s River, visita les Aléoutiennes, la presqu’île d’Alaska ; et, s’élevant au nord aussi loin que l’avaient fait les Russes, il fut empêché par les glaces de revenir en Europe par une route polaire. La Pérouse vint bientôt réparer quelques omissions de Cook, fit des découvertes signalées par la fin tragique de plusieurs de ses compagnons, et vérifia celles que les Espagnols n’avaient fait qu’indiquer. Billings, Saristchew et Sauer s’occupèrent ensuite avec le plus grand soin d’examiner la chaîne des îles Aléoutiennes, et particulièrement Kosiak et Ounalashka, où ils firent de bonnes observations astronomiques. Cook et La Pérouse apprirent à l’Europe quels succès étaient promis à qui voudrait rivaliser avec les Russes dans le commerce des fourrures, et des spéculateurs hardis accoururent dans ces parages, où la dépouille des animaux des mers et des forêts leur présentait des sources de richesses. Parmi les navigateurs commerçans qui explorèrent ces côtes avec talent et activité, plusieurs rendirent d’éminens services à la géographie ; on aime à rappeler les noms de James Hanna, Lowrie, Guise, Meares, Douglas, Berkeley, Portlock, Dixon, Duncan, Colnett, Kendrick, Gray, Marchand et Chanal.

Les Espagnols se voyaient punis de leur sécurité et de leur apathie. Cook avait terminé son voyage quand deux corvettes, qui, dès 1776, sous les ordres de Quadra et de Maurelle, avaient dû reconnaître la côte nord-ouest d’Amérique jusqu’au soixante-dixième degré, parurent sous le mont Saint-Élie, devant la baie du prince Guillaume, et à l’entrée de la rivière de Cook. D’autres expéditions attendirent que la paix fut consolidée de l’autre côté du continent ; et ce ne fut qu’en 1788 que Martinez et Lopez de Haro confirmèrent les inquiétudes de leur gouvernement, en visitant les premières factoreries des Russes. Martinez fonda l’année suivante un établissement à Noutka, dont le port, maladroitement négligé, semblait être devenu le rendez-vous de tous les vaisseaux étrangers qui bravaient sur ces bords nouveaux les prétentions de l’Espagne. Un troisième armement sortit bientôt de San-Blas ; Elisa et Fidalgo ajoutèrent de nouvelles reconnaissances à celles de leurs prédécesseurs.

Les Anglais avaient eu la prétention d’aborder partout en découvreurs, et il était assez naturel qu’ils ne cherchassent pas à sonder à cet égard les mystères des Espagnols. Quelque conflit devait résulter de cette ignorance volontaire, du moment où les deux nations viendraient à convoiter la même proie. Ce fut aussi ce qui arriva en 1789, quand la possession de Noutka fut sur le point d’allumer la guerre entre les deux puissances. La cour de Madrid usa d’une grande modération en abandonnant ses droits positifs sur la découverte de Juan Perez, aux menaces de l’insatiable cabinet de Londres, qui, en invoquant les travaux postérieurs de Cook, se proposait déjà de monopoliser le commerce des fourrures.

Les années qui précédèrent la révolution française forment une époque bien remarquable, où toutes les expéditions maritimes furent conduites avec des connaissances et des talens qui serviront éternellement de modèles. Ce fut alors que les mers du grand Océan virent les vaisseaux célèbres et malheureux de La Pérouse et d’Entrecasteaux. C’est au milieu de cette courte période que brillent les belles explorations de Malaspina, de Vancouver, de Broughton, de Galiano et de Valdez.

Malaspina tiendra toujours le premier rang parmi les explorateurs modernes de l’Amérique ; l’envie et la captivité ne sauraient le priver de la gloire qu’a méritée le hardi et savant navigateur qui explora le Nouveau-Monde depuis le Rio de la Plata jusqu’au cap de Horn, et depuis ce fameux promontoire jusqu’à l’entrée du prince Guillaume, en faisant partout usage des instrumens les plus parfaits et des méthodes les plus exactes. La modestie de Malaspina le forçait à reconnaître qu’il avait laissé des lacunes à remplir sur la côte nord-ouest. Il fit confier cette tâche au mérite éclairé de Galiano et de Valdès, qui allaient rencontrer un rival sur ces côtes, si long-temps négligées, et dont l’exploration avait été subitement le but d’efforts puissans, mais isolés.

Des travaux, ouvrage de tant de mains différentes, présentaient des lacunes et un défaut d’ensemble qui, au milieu d’une masse de faits positifs, permettaient encore au doute de régner, et à l’esprit de système de spéculer sans opposition. Une exploration complète et méthodique était devenue nécessaire. Secondé par Broughton, Vancouver consacra trois années à l’examen le plus détaillé de côtes sinueuses, d’îles multipliées, de canaux tortueux, de labyrinthes trompeurs. Rectifier, vérifier, découvrir, ne laisser rien d’important à faire après lui, tel fut le but que cet habile capitaine se proposa, et tel fut celui qu’il atteignit presque entièrement. La savante marine espagnole de cette époque rivalisa de talent et de précision avec les marins de l’Angleterre, et l’on a justement apprécié les belles reconnaissances de Galiano et de Valdès, ainsi que leur noble harmonie avec leurs émules. L’histoire conserve aussi le souvenir des travaux de Caamano, qui détruisit les dernières rêveries de Fuente par un examen soigneux du littoral qui s’étend du cinquante-et-unième au cinquante sixième parallèle boréal. Depuis, un grand nombre de navires de toute nation ont fréquenté ces mers, et l’on a obtenu des perfectionnemens successifs, qui s’étendent chaque jour.

Sans s’occuper de ses prédécesseurs, chaque capitaine des cinq nations exploratrices a baptisé dans sa langue, et d’après son amour-propre, les terres qui lui étaient personnellement inconnues. Les noms les plus opposés se groupent sur les mêmes îlots, sur les mêmes points de la cote N.-O. Nulle part la nomenclature géographique n’offre plus de confusion ; on ne proposera pas ici d’arrangement pour sortir de ce dédale de rivalités, mais l’occasion est favorable pour offrir une autre remarque ; quoique tardive, elle nous absoudra jusqu’à un certain point du reproche d’ingratitude. Les découvreurs du Nouveau-Monde sont des êtres entièrement historiques, je dirais même presque fabuleux, dont les noms n’appartiennent qu’à l’érudition, tandis qu’ils devraient être populaires. De même qu’aucun état de l’Amérique n’a élevé de monument à Colomb et à Cortez, de même aucun cap, aucune rivière ne rappellera à la postérité le souvenir des hardis navigateurs de l’Espagne. La reconnaissance due à ces grands hommes pourrait-elle être plus dignement consacrée qu’en les donnant eux-mêmes pour patrons à ces promontoires, à ces ports, à ces fleuves, qu’ils découvrirent pour nous au milieu de mille dangers, et sur lesquels planent encore leurs ombres négligées ?

Trois peuples se sont partagé la domination du nord de l’Amérique : la France a pris sa part de l’exploration, mais sans toucher aux dépouilles ; les Anglais ont étendu leur pouvoir nominal jusqu’à la mer du pôle, et leurs factoreries jusqu’aux montagnes Rocheuses ; les Américains, établis dans le vaste territoire d’Oregan, et maîtres des côtes entre les quarante-deuxième et cinquante-quatrième degrés de latitude, appellent leurs concitoyens à peupler les déserts qui les séparent ; et les Russes, possesseurs du contour de la mer de Behring, ont déjà colonisé la rivière de Cook, la baie de Yacoutal, et les îles Ounalashka, Saint-George, Saint-Paul, Kodiah et Sitka. Leurs navigateurs, Lisianskoy, Golownin, Etolin, Krenitzin, Hagemeister, Chramtschenko, Oustiagoff et Stanikowitch, ont perfectionné l’hydrographie de ces parages, dont l’intérieur laisse encore tant à désirer. À ces noms il faut ici réunir ceux de Kotzebue et de Wassilief, qui ont tenté, par le détroit de Behring, le passage du nord. Le premier a découvert une vaste baie, le second a rencontré l’île Nuniwak, et pénétré dix-neuf milles au-delà de ce cap glacé, nouvelle colonne d’Hercule ; mais, s’il avait été plus heureux que Cook, il devait être à son tour dépassé par la corvette et la chaloupe de Beechey, du voisinage desquelles Franklin eut le malheur de douter. Nous n’aurons pas cité la belle campagne du Rurick sans payer un tribut d’hommages à la mémoire de son libéral armateur, de ce comte Romanzoff, le premier sujet qui rivalisa avec les rois par la noble entreprise d’un voyage maritime de découvertes.

On s’était écarté des établissemens de la Louisiane et du Canada pour pénétrer à une distance considérable dans l’intérieur de l’Amérique ; mais les parties boréales de ce continent n’étaient connues que par les rapports des coureurs indiens, lorsque leurs descriptions d’un fleuve qui coulait auprès de riches mines de cuivre donnèrent naissance au voyage de Hearne, qui explora en 1770 le pays au nord de la baie de Hudson, visita la rivière annoncée, et fut le premier Européen qui contempla la mer glaciale américaine. Vingt années s’écoulèrent, et Mackenzie, partant du fort Chipiouyan sur le lac des Montagnes, se porta à l’ouest de la route de Hearne, et atteignit la continuation des mêmes rivages à l’embouchure du fleuve qui conserve son nom. Plus tard il vit aussi ceux du grand Océan, lorsque après avoir dépassé les montagnes Rocheuses, il descendit la rivière des Saumons jusqu’à ces plages récemment explorées par Vancouver, où le nom de Cook était encore vivant dans le souvenir de la peuplade. Le premier des habitans de l’ancien monde, il traversa l’Amérique septentrionale d’une mer à l’autre dans ces latitudes élevées ; car nous ne saurions oublier la pénible route d’Alvar Nunez Cabeça-de-Vaca, des rives de la Floride à la mer de Cortès. Les excursions intéressantes et hasardeuses de Hearne et de Mackenzie répandirent beaucoup de lumières sur la nature de ces froides et humides régions entrecoupées de rivières, de lacs et de marais que Franklin, Robertson, Long, Keating, etc., viennent de nous faire connaître plus complètement, et souvent même avec détail.

C’est ici qu’il nous faut regretter que M. de Châteaubriand n’ait pu exécuter le généreux projet qu’il avait formé, d’entreprendre à la manière de son pays, c’est-à-dire avec ses propres ressources et son seul génie, la reconnaissance terrestre du passage nord-ouest. Il voulait gagner les rivages de l’Océan Pacifique, les suivre vers le nord, et côtoyer ensuite de l’ouest à l’est les mers hyperboréennes. Si un plan aussi gigantesque se fût exécuté alors, le premier des écrivains de l’époque eût été aussi le premier des voyageurs.

Sans s’élever aussi loin au nord, plusieurs fleuves navigables présentaient des facilités pour tracer une nouvelle ligne d’exploration à travers le continent. Lewis et Clarke en profitèrent en 1804, et ce fut en suivant le cours du Missouri, du Jefferson, du Kouskouski, du Lewis et de la Colombia, qu’ils arrivèrent sur les bords du grand Océan, où s’éleva temporairement le fort Clatsop. L’année suivante, Pursley partit du Kentucky et pénétra le premier par cette route dans le Nouveau-Mexique, Pike explora la Louisiane occidentale, et suivit les rives du Kansas, de l’Arkansas et de la rivière Rouge. Pus tard, le major Long parcourut les mêmes contrées, en se rapprochant davantage du Nouveau-Mexique. Les directions principales de sa route furent celles de la Plate, de l’Arkansas et de la rivière Canadienne, qui le conduisirent au pied de la Cordilière, dont il fixa le premier les limites orientales. Dans une troisième course, il remonta le Mississipi et la rivière Sanglante, dont Beltrami vient de découvrir les sources véritables dans le lac de Julie. En 1812, Hunt, Crooks et Stewart dépassèrent aussi les montagnes Rocheuses. Enfin, William Harmon, en se dirigeant vers la Nouvelle-Calédonie, traversa les espaces peu connus qui s’étendent du 47e au 58e parallèle. En même temps, les bassins de la Multnomah, de la Plate et du Tacoutché-Tessé furent visités par des chasseurs.

La colonisation, gagnant d’une mer à l’autre, ne doit laisser, avant peu d’années, aucune reconnaissance importante à faire dans ces régions. Les plus remarquables de notre époque sont celles du désert de Nuttal et des lacs de Timpanagos et de Tecuayo. Ces lacs, dont la position était mal connue et l’existence même douteuse, ont été retrouvés par ces caravanes de marchands qui, partant de Saint-Louis du Missouri, gagnent Santa-Fé et Taos, pour se répandre ensuite sur les bords de la Multnomah, de la Colombia et de leurs nombreux tributaires, où la chasse des castors les attire. Déjà ces contrées, si long-temps interdites aux voyageurs, ne leur offrent plus de nouveautés que dans les détails. Les cartes exactes de notre époque n’auront de grands changemens à subir que pour marquer les progrès de la civilisation. La Nouvelle-Californie, pays fertile et pittoresque, est la seule province de l’Amérique septentrionale dont la géographie intérieure n’ait fait aucun pas depuis de nombreuses années, malgré ses missions et sa poste. Elle n’offre encore qu’un espace vague où paraît à peine l’itinéraire ancien d’Escalante.

Quant aux véritables découvertes, il ne restait plus à faire, au xixe siècle, que les plus difficiles et les plus dangereuses vers l’un et l’autre pôle. Au nord, les récompenses toujours croissantes du parlement anglais avaient attiré en 1746 W. Moor, F. Smith et Ellis dans la baie Welcome et la rivière Wager, et en 1761 Christopher dans le Chesterfield-Inlet. En 1776, Phipps tenta la route du pôle, et s’arrêta près de Spitzberg par 80°48’ de latitude. Kerguelen fut, sans succès, le seul représentant de la France dans ces parages. Toutes ces tentatives n’avaient eu aucun résultat décisif ; mais de nos jours, les voyages de Parry succédant à ceux de Ross et de Buchan, qui avaient prouvé la véracité de Baffin, ont fait flotter sur l’île Melville le pavillon de la Grande-Bretagne, isolé le Groënland, montré jusqu’où les marins pouvaient reculer les bornes de l’audace, et prouvé que la solution pratique du passage nord-ouest ne dépendait que d’une saison favorable. Les périlleuses excursions de Franklin, de Richardson, de Back et de Vood, d’abord à l’embouchure des rivières de Cuivre et de Mackenzie, et ensuite sur tout le littoral de l’Amérique polaire, ont contribué puissamment à éclaircir le problème en fournissant sur l’Océan boréal des lumières presque complètes qui rendront peut-être superflues de nouvelles expéditions maritimes. Les derniers pas de Franklin ont foulé le sol à cent lieues de la chaloupe de Beechey, et en franchissant une faible distance, Richardson aurait rejoint les dernières bornes posées par Parry. Cependant celui-ci, renonçant à traverser avec un vaisseau les glaces éternelles, leur demandait en vain de s’arrêter pour lui permettre l’accès du pôle. Ces îles flottantes, entraînant vers le sud l’intrépide voyageur, semblaient être les gardiennes d’un sanctuaire inaccessible aux hommes. En 1816, le navire le Neptune n’en avait été séparé que par un espace de cent trente lieues ; c’était un grand motif d’espoir.

La recherche des colonies danoises de L’OEsterbygd avait donné naissance, en 1786, aux expéditions de Lœwenorn, d’Egede et de Rothe, que l’accumulation des glaces rendit infructueuses. En 1823, Scoresby, plus favorisé, put enfin tracer la plus grande partie des rivages orientaux du Groënland, qu’il fut porté à considérer comme un archipel rendu compact par les effets de son climat. Clavering eut aussi quelques succès dans les mêmes parages ; mais il ne fut pas plus heureux que Buchan et Franklin ne l’avaient été en 1818, en voulant renouveler l’entreprise de Phipps.

Toutes les entreprises polaires reposaient nécessairement sur l’idée que l’Amérique était détachée de l’Asie ; cependant cette grande question resta irrésolue jusqu’au dernier moment. Malgré des mécomptes semblables dans les systèmes anciens qui avaient réuni l’Inde à l’Afrique méridionale, et les prétendues terres australes à l’Amérique, quelques géographes, et le sage Burney à leur tête, joignaient les deux mondes au fond de la mer de Behring. Enfin, de même que les voyages de Willoughby et de Chancellor avaient isolé l’Amérique de l’Europe, ceux du baron de Wrangel et du lieutenant Anjon, en 1822, la séparèrent définitivement de l’Asie.

Au sud, des pêcheurs de phoques, et les navigateurs anglais et russes Smith, Powell[3], Bellingshausen et Weddell, se sont approchés du pôle en faisant espérer qu’on l’atteindrait un jour. Ils ont rencontré la Nouvelle-Shetland, la terre de la Trinité, le groupe de Powell, les îles Alexandre et Pierre, et celles de Traversay. Les Américains du nord ont aussi parcouru ces mers glaciales dont les rochers stériles offraient de précieuses fourrures ; leur ardeur n’a pas connu d’obstacles, leurs voyages se sont multipliés sans relâche : ils ont acquis sur ces régions les connaissances les plus étendues ; mais l’intérêt mercantile a commandé le silence, et, loin d’envier la gloire de publier leurs succès, souvent ils ont fait serment de les taire.

La distance qui sépare l’Europe de l’Amérique fut d’abord mal appréciée ; l’époque n’est pas encore éloignée où il fallut diminuer de soixante, et même de cent quarante lieues sur quelques points, la largeur de l’Atlantique, tandis qu’au contraire les cartes des côtes opposées envahissaient plusieurs degrés du grand Océan. Les premiers navigateurs remplirent une assez belle tâche en faisant connaître seulement les rivages de l’Amérique ; mais ils ne purent pas donner à leurs travaux une grande exactitude, et ils ne tracèrent, à proprement parler, qu’un cadre immense, dont les divers détails furent successivement remplis, lorsque les peuples rivaux profitèrent de leurs découvertes. Dans l’hémisphère méridional, les Espagnols et les Portugais fournirent la partie la plus importante de ce travail ; mais d’autres nations acquirent toutefois, dans certaines localités, des connaissances plus complètes que les conquérans et les possesseurs du pays. Ainsi, les Normands de la France pilotèrent souvent les Portugais eux-mêmes dans les ports du Brésil. Les Hollandais et les Anglais parurent les premiers à l’extrémité australe du continent, et des flibustiers, tels que Davis, Dampier, Grogniet, Sharp, Woodes-Rogers, Cowley, Wafer, etc., connurent bien mieux que les Espagnols les moindres enfoncemens de la mer des Antilles, beaucoup de points des rivages du Pérou, du Mexique et de la Californie. Pour preuve de cette vérité, ne consulte-t-on pas encore leurs itinéraires dans le Darien, lorsqu’on propose de couper cet isthme ?

Il devint nécessaire, quand la navigation se perfectionna et prit de l’étendue, d’en diminuer les dangers en corrigeant les erreurs des cartes. Alors tous les peuples à l’envi firent exécuter dans leurs propres colonies des travaux qui ne furent point d’abord parfaits, mais qui reçurent des améliorations successives, auxquelles l’admirable invention des montres marines contribua puissamment. Les Espagnols particulièrement, dont les connaissances géographiques avaient décru depuis la fin du xviie siècle, furent contraints de lever de nouveaux plans pour remplacer ceux que les étrangers falsifiaient, et diriger leurs marins dans des voyages qui reprenaient le caractère de découvertes. D’immenses richesses hydrographiques furent réunies et conservées dans un dépôt que dirigèrent successivement, depuis 1797, Espinosa, Bauza et M. de Navarrete, le digne éditeur et commentateur de Colomb et de ses émules. Les Français furent conduits au même résultat par un autre but : d’abord ils voulurent fixer la longueur de leurs traversées par la largeur de l’Atlantique ; puis après, les épreuves des montres marines donnèrent naissance aux premières explorations exactes. Les vigies multipliées sur les anciens routiers forment ici un épisode qui se rattache à notre histoire. Quelques-unes durent leur origine à des méprises timides qui se renouvellent de nos jours, tandis que d’autres furent le fruit de l’avarice dans un moment où l’on récompensait leurs découvreurs ; enfin on peut attribuer le plus grand nombre au système de quelques Hollandais qui voulurent effrayer des rivaux par les périls de la mer, et forcer en même temps leurs pilotes à la vigilance.

Parmi les expéditions hydrographiques de perfectionnement consenties avec libéralité par les états de l’Europe, on doit citer successivement, après les belles reconnaissances de Malaspina et Vancouver, celles où se distinguèrent les Ulloa, les Candler, les Fleurieu, les Verdun, les Borda, les Chabert, les Tiscar, les Fidalgo, les Noguera, les Chastenet-Puységur, les Concha, les Ojarvide, les Ferrer, les Melendez, les Churruca, les Cevallos, les Herrera, les Barcaeztegui, les Colmenares, les Quartara, les Moraleda Y Montero, les Cortès, les Isasvirivill, les Lyon, les Scoresby, les Roussin, les Givry, les Monnier, les Holbrook, les Bullock, les Forster.

Si mon cadre me l’eût permis, j’aurais voulu montrer que les cartes marines servirent toujours de base aux cartes terrestres, que les marins furent partout les premiers géographes et les premiers astronomes du Nouveau-monde. J’aurais représenté l’époque de la réforme qui appartient à la seconde moitié du dernier siècle, époque de gloire pour l’astronomie, l’horlogerie et la gravure, où la navigation, devenue savante, stimula le zèle des officiers qui voulurent diriger eux-mêmes la route de leurs vaisseaux avec autant de soin que leurs brillantes évolutions. J’aurais peint la chute du pilotage, espèce d’art conjectural, dont l’infaillibilité était féconde en excuses. J’aurais déploré avec le naufrage d’une foule d’erreurs celui de beaucoup de vérités sans appui qu’elles avaient compromises par leur alliance. Je me serais étendu sur le but et le résultat des différens travaux dont j’ai simplement nommé les auteurs. Les uns avaient été entrepris uniquement pour détruire quelque erreur très dangereuse, et placer des points principaux, véritables pierres d’attente de la géographie, d’abord avec beaucoup de difficultés par le secours des opérations les plus savantes, puis ensuite sans aucune peine et avec plus de précision, à l’aide des merveilleux chronomètres. Nous eussions vu s’exécuter plus tard les belles explorations de petites localités ; et enfin, nous eussions rappelé comment avec les connaissances et les méthodes perfectionnées on pouvait acquérir, dans l’espace d’une ou de deux années, sur d’immenses développemens de côtes, des matériaux complets et originaux qui condamnaient à l’oubli toutes les œuvres séculaires de la routine ou du tâtonnement. Je ne négligerai pas cependant d’insister sur cette vérité, que depuis cinquante années seulement il existe des cartes ressemblantes. Nous devons nous faire honneur également du commerce éclairé des gouvernemens et des peuples qui se communiquent à l’envi leurs découvertes et leurs travaux, et sollicitent même ceux des étrangers sur leurs propres rivages, en reconnaissant la supériorité de leurs lumières et de leurs observations.

La marche que suivit le progrès des découvertes dans l’intérieur des terres eut des rapports directs avec la richesse des pays visités, leur climat, la civilisation de leurs habitans et le cours des rivières qui les arrosent. Ainsi, le Pérou et le Mexique possédaient d’immenses richesses métalliques en exploitation qui offraient aux Espagnols un appât irrésistible ; des peuples civilisés et puissans en avaient la jouissance ; pour la leur enlever, il fallut les vaincre, et pour que les fruits de la conquête fussent durables, elle dut comprendre la totalité du pays en éteignant tout espoir d’un retour de fortune. Les lumières des Péruviens et des Mexicains ne servirent qu’à rendre leur servitude plus complète et plus prompte. Les ressources qu’ils possédaient, les communications qu’ils avaient établies, facilitèrent les succès de leurs vainqueurs ; ces armes furent tournées contre eux. On suppléa au nombre par la ruse, on sema des divisions, la guerre civile fut organisée, l’épithète d’indispensable justifia les actes les plus atroces, et l’on fit subitement irruption dans toutes les parties du territoire. Presque partout les conquérans se reposèrent sur leurs lauriers ; la découverte de mines nouvelles, des espérances fondées ou trompeuses leur rendirent seules de l’activité.

Quelques peuplades ne furent accessibles qu’aux zélés missionnaires qui pénétrèrent avec la plus grande difficulté dans les pays montagneux de Tarma et de Huanaco, chez les Payansas, les Setebos, les Callisecas et les tribus d’Indios bravos. Dans d’autres provinces, les progrès furent encore plus lents et plus pénibles ; des montagnes inaccessibles, des rivières débordées, une nature toute sauvage, opposèrent les plus puissans obstacles. La multiplicité des gouvernemens rendit les victoires moins décisives et les négociations plus difficiles. Il fallut alors s’avancer d’embuscade en embuscade, gagnant du terrain pied à pied, harcelé dans toutes les marches par des troupes de partisans.

Ce fut ainsi qu’au Nouveau-Mexique et au Chili la domination étrangère ne s’établit que par degrés ; il y fallait découvrir et créer, le sol cachait les richesses, et les peuples indigènes n’en trahissaient pas imprudemment l’existence. De même la Côte-Ferme, la Nouvelle-Grenade et la Plata pouvaient avantageusement entretenir avec la métropole des rapports faciles, et en tirer de continuels renforts ; cependant on ne connut long-temps que leurs rivages et les bords des grands fleuves, qui furent seuls colonisés dans l’origine des établissemens. Au Brésil, les Européens, fixés d’abord en petit nombre, furent réduits à se contenter de l’habitation des côtes. Les rivières qui arrosent l’intérieur de cet empire n’étaient accessibles que par le fleuve des Amazones, et cette circonstance naturelle leur enlevait les nombreux avantages qu’elles auraient pu offrir à l’exploration et à la conquête. Aucune difficulté n’était capable d’arrêter les Paulistes ; mais le souvenir de leurs premières excursions se perdit, et les Portugais ne furent attirés sur leurs traces que par la découverte tardive des mines les plus riches.

Dans l’Amérique septentrionale, les contrées du Canada, de la Nouvelle-Angleterre et de la Louisiane, qui furent si long-temps négligées, devinrent, après des essais maladroits, le théâtre d’une colonisation toute particulière, dont l’agriculture et la chasse formèrent la base. Les productions de la terre y furent moins riches qu’au Pérou, au Brésil et au Mexique ; mais l’industrie et l’activité y furent plus grandes et plus sages. La proximité de l’Europe, la direction favorable des fleuves, l’enchaînement des lacs, la profondeur des golfes, la fertilité d’un sol vierge, auraient suffi sans doute pour assurer l’accroissement et la prospérité de ces colonies ; mais ce qui détermina surtout leur supériorité, ce qui leur valut les premiers droits à une existence politique, ce fut leur climat tempéré, cette hospitalité de la nature qui permet à une population toute européenne d’y cultiver les arts anciens et les habitudes énergiques de la mère-patrie, avantages du premier ordre qui prirent ensuite tous leurs développemens, sous l’influence de cette sage liberté, qui est fille des lumières.

Après les conquêtes des usurpateurs, les explorations des missionnaires, les marches des chasseurs, des aventuriers et des coureurs de bois, les découvertes partielles furent dues aux progrès de la colonisation. Les maîtres du pays en prirent successivement une connaissance plus étendue, et des cartes furent ébauchées. La guerre du Canada et celle de l’indépendance vinrent donner ensuite un grand développement aux connaissances géographiques. La compagnie de la baie d’Hudson fit en même temps explorer d’immenses solitudes, et les frères Moraves apportèrent la civilisation au Labrador et au Groënland.

Pendant plus de deux cents ans, la géographie de l’Amérique ne fut redevable de ses progrès qu’à un esprit aventureux de découvertes et de conquêtes, à la soif de l’or, au zèle évangélique, à l’amour de la liberté ; mais le désir de travailler au progrès des sciences est un caractère qui ne s’attache à des entreprises que depuis le dix-huitième siècle. Nous avons déjà donné des éloges aux explorations maritimes des Français, des Espagnols et des Anglais, hâtons-nous d’ajouter qu’en même temps que des gouvernemens faisaient examiner à leurs frais le littoral de l’Amérique dans l’intérêt de la navigation, l’utilité publique et la soif des connaissances guidèrent des hommes d’un grand mérite au-delà des mers, dans des contrées mal connues, dignes d’exercer leurs talens et ceux de quelques observateurs qu’elles virent naître, parmi lesquels on aime à nommer Velasquez, Gama, Zalazar et Alzate. La simple curiosité fut aussi le mobile d’une foule de voyageurs plus ou moins éclairés, mais dans un champ aussi vaste, le moindre travail offrit un résultat utile.

Les académiciens français et espagnols dirigèrent leurs recherches sur les contrées équatoriales, ou ils mesurèrent un arc du méridien. Azara, Ovaglie, Molina, Havestad, Miers et Head visitèrent le Paraguay et le Chili ; Chap, Droz et Velasquez se rendirent dans la Californie pour y observer le passage de Vénus. Pages voyagea utilement de la Louisiane à Acapulco. Les pères Dutertre et Labat s’occupèrent des Antilles françaises. Bartram, Mellish, Hall, Carver, Châteaubriand, Volney, Michaud, La Rochefoucauld, Well, Mactaggart, Flint, Sidon, et particulièrement M. Warden, l’historien exact du Nouveau-Monde, décrivirent les États-Unis et le Canada, dont Rittenhouse, Ellicott, Desbarres, Gauld, Ward, Romans, Taber, Ramage, Manderson, Demaine et Blunt, perfectionnèrent les cartes d’une manière remarquable. Les pères Sobreviela et Narciso y Barcelo publièrent l’état des missions du Pérou ; Maldonado dressa l’excellente carte du royaume de Quito, et Costanzo celle de la Sonora. Mac-Kinnen donna de curieux détails sur les Antilles anglaises et ces îles Lucayes, qui, vues les premières par Colomb, demandent encore une exploration nautique. La Côte-Ferme fut dépeinte par de Pons ; Espinosa et Bacoza tracèrent une ligne de positions astronomiques entre Valparaiso et Buenos-Ayres. Lister Maw descendit l’Amazone ; MM. de Humboldt, de Bonpland et Sonneschmidt firent connaître le Mexique, la Nouvelle-Grenade et le Pérou aux Espagnols eux-mêmes. Mawes, Von Spix, Von Martius, le prince de Wied Neuwied, Langsdorf, Koster et Saint-Hilaire, firent de l’intérieur du Brésil le but de leurs courses savantes. Cass et Schoolcraft parcoururent avec fruit la région des grands lacs du Canada jusqu’à celui du Cèdre rouge ou de Cassina. Aujourd’hui, les plus intéressantes excursions deviennent le résultat des relations suivies qui s’établissent entre le bassin du Missouri, le Mexique et le territoire d’Oregon. L’analyse en formerait un ouvrage, il faut résister au désir de citer beaucoup d’itinéraires remarquables.

Aucun de ces voyages n’a été plus utile au progrès des lumières, et ne portera plus de fruits dans l’avenir, que celui de M. de Humboldt, qui, à ses propres richesses, sut réunir une grande masse de connaissances perdues pour le monde. Personne avant lui n’avait exigé que la hauteur des lieux parût sur les cartes avec leur position précise ; c’est d’après son exemple que cette troisième donnée géographique est devenue de rigueur. Comme une carte marine perd tout son prix quand elle n’indique pas la profondeur des eaux, de même il fit sentir que la représentation d’un pays n’offre une grande utilité qu’en figurant tous ses reliefs avec exactitude, aux yeux du cultivateur, du militaire et de l’ingénieur.

Depuis qu’une révolution triomphante a attiré sur son théâtre une foule immense d’étrangers cosmopolites, militaires, spéculateurs, naturalistes, chaque jour voit publier, sur toutes les parties de l’Amérique, des remarques curieuses, des faits nouveaux, des aperçus plus ou moins délicats, des détails statistiques plus ou moins exacts, mais fort peu de données positives sur la géographie pure. On a sujet de regretter tous les jours, au milieu de cette surabondance de matériaux, que l’astronomie soit si rarement au nombre des connaissances des voyageurs. On doit attendre beaucoup plus des perfectionnemens apportés aux cartes par les officiers de nos stations navales, et du concours d’opérations systématiques que plusieurs des nouveaux états se proposent d’ordonner. Cette espérance s’est déjà complètement réalisée pour la Caroline, la Virginie, le Missouri et l’Illinois. Applaudissons aussi à ces jeunes républiques de la Plata et de Bolivia, qui s’empressent, en élevant des observatoires, de rivaliser avec les vieux états d’Europe. Voyons enfin dans la navigation des fleuves, dépouillée de ses lenteurs et de ses périls par l’admirable application de la vapeur, dans l’exploitation des mines reprise avec ardeur, et dans l’ouverture d’une foule de canaux et de routes, des ressources incalculables pour les progrès de la géographie de l’Amérique. Espérons que cette science ne sera pas retardée par les discordes intestines et les rivalités des républiques ; elle a souvent profité des succès militaires lorsque la civilisation était aux prises avec la barbarie, mais la guerre civile fut toujours son ennemie mortelle.

Dans cette Europe nouvelle, dont la rivalité nous menace et nous excite, l’avenir de la géographie est brillant et promet des merveilles ; il ne s’agit plus seulement de connaître le pays, on veut le modifier et l’embellir. De nos jours, les cartes subissent moins de changemens, et vieillissent moins vite par les découvertes nouvelles des voyageurs que par les travaux rapides de l’industrie. Tandis que la civilisation s’improvise, que les villes s’élèvent avec une promptitude magique, que les plaines cultivées remplacent spontanément les forêts séculaires, que partout l’agriculture succède à la chasse, on voit des rivières artificielles traverser des terrains arides et s’élancer au-dessus des montagnes, la Floride devenir une île, Cuba se diviser et les deux océans se réunir pour rapprocher tous les pays du globe.

Un démenti formel a été donné à un poète illustre de l’antiquité, et l’Océan a cessé d’être insociable depuis que la navigation a établi entre les peuples les plus éloignés des communications actives et régulières qui font disparaître les distances. Maintenant on peut savoir par expérience quels destins bornés eussent été le partage d’un globe compact dans lequel des haines, des rivalités, des trajets difficiles, des transports dispendieux, auraient offert des obstacles aussi puissans à la civilisation qu’au commerce. Quels sont nos rapports avec ces contrées qui nous touchent, avec cet ancien monde, plus nouveau pour nous que celui de Colomb ? L’Afrique, toujours enfant ou retombée dans l’enfance, continue de nous éloigner par son fanatisme et sa barbarie ; l’Asie, vieille et stationnaire, nous repousse avec persévérance par ses préjugés et sa sagesse. Tout ce que nous avons obtenu de ces pays, nous ne le devons même qu’à la mer. Autrefois, c’était par elle que Rome se rapprochait de l’Indostan ; et, de nos jours, l’ancien empire du Mogol est plus voisin des îles britanniques que des frontières de la Russie. Que le Bengale, que la Chine cessent d’être accessibles à nos vaisseaux, que les profondeurs de la mer des Indes se dessèchent, et aussitôt les rivages qu’elle baigne nous deviendront étrangers. Si l’Atlantique n’eût jamais existé, il est certain qu’aujourd’hui l’Amérique ne rivaliserait point avec nous, et n’essaierait pas de nous rendre ce que nous lui avons donné : nous n’en connaîtrions probablement l’intérieur que par les récits d’un autre Marco-Polo ; nous ne jouirions pas de ses produits, et l’espèce humaine serait encore bien éloignée du degré de perfection qu’elle doit atteindre. Auprès de ces nombreux désavantages des pays méditerranéens, de cette sorte d’exclusion qui leur est réservée, et devant les rapides progrès de la civilisation et de la géographie, toujours unis à ceux de la marine, hésiterons-nous à considérer l’Océan comme le lien véritable de toutes les sociétés ?


jules de blosseville,
Lieutenant de vaisseau.
  1. Une circonstance indépendante de notre volonté a retardé la publication de cet article. Voyez la livraison de mai 1831.
  2. Rappelons à cette occasion qu’un autre Français, Malherbe de Vitré, qui voyagea de 1581 à 1608, avait pris part sur ces côtes aux expéditions espagnoles, et qu’après des aventures singulières, il était revenu dans sa patrie ayant fait le tour du monde de l’est à l’ouest, moitié par mer et moitié par terre.
  3. Voyez sur Powell une Notice publiée dans notre numéro de janvier 1831.