Histoire des Vampires/I/Chapitre III
CHAPITRE III.
« C’était jadis une cérémonie bien solennelle, bien auguste aux yeux des peuples idolâtres que l’usage où ils étaient d’offrir de somptueux repas aux dieux des enfers. La superstition, qui va toujours croissant quand elle s’est une fois introduite, inspira bientôt à ces mêmes peuples de rendre aux mânes des morts les mêmes honneurs qu’on avait rendus jusqu’alors à la cour infernale. On offrit des festins aux cadavres pour apaiser leurs âmes.
» L’appareil de ces festins, le silence profond qui y régnait, l’obscurité du lieu où se faisait cette cérémonie, les spectacles des tombeaux, des ossemens, des crânes, des corps à demi consumés qu’on y voyait à la pâle lueur des torches funéraires, l’abattement, la consternation des convives, qui tendaient les bras au cadavre, et l’invitaient à venir prendre part au festin, quels objets plus capables d’épouvanter la multitude ! Aussi regarda-t-on comme un des plus sacrés devoirs de la religion l’usage et la solennité de ces fêtes nocturnes. Comment cette cérémonie s’est-elle communiquée à toutes les nations ?
» En Égypte, où l’on avait tant de respect pour les morts, où les tombeaux inspiraient tant de vénération, l’usage des repas funèbres et nocturnes était fidèlement observé : c’était par là que les Égyptiens terminaient la solennité des enterremens.
» À Rome également les funérailles étaient toujours suivies d’un repas taciturne, que l’héritier donnait aux parens et aux amis du mort dans le lieu même où reposaient ses cendres.
» Jadis dans la Courlande et dans la Semi-Galle, aussitôt qu’un citoyen avait rendu le dernier soupir, on le parait de ses plus beaux habits, on mettait dans ses mains ou à côté de lui une somme d’argent, fixée par la coutume, et quelques alimens ; on l’enfermait dans un cercueil, et on le portait au tombeau, qui était toujours loin des villes, dans un champ ou dans une forêt. Là on découvrait le cercueil, et l’on offrait à manger au cadavre. Pour l’engager à prendre de la nourriture les conducteurs du convoi funéraire mangeaient, et régalaient tous ceux qui avaient été invités : c’eût été une indécence que de boire sans saluer le défunt et sans l’inviter à en faire autant.
» Dans les premiers temps on n’offrait aux âmes que du miel, du lait, des œufs, du pain et du vin ; mais quand les mœurs devinrent plus féroces, on crut que les âmes des morts trouveraient plus de plaisir à boire du sang qu’à manger des légumes. Cette folle et cruelle idée fit que d’abord on répandit sur la tombe le sang des animaux, et bientôt le sang humain. Les femmes, les concubines, les esclaves, les captifs qui avaient appartenu à ceux dont on voulait honorer la mémoire, expirèrent sous les couteaux des sacrificateurs : c’était au milieu de ces affreuses hécatombes, au bruit des gémissemens des victimes, et sur leurs membres palpitans que les amis du mort faisaient les repas funéraires ; c’était alors qu’animés par le vin et par l’horreur du spectacle, ils appelaient le mort ; c’était alors que, croyant voir son âme sous la forme d’un spectre hideux, d’un fantôme effroyable, ils lui disaient d’un ton lugubre et mal assuré : » Spectre ! tu t’es levé de ton tombeau ; est-ce pour venir avec nous, pour boire et manger comme nous ? »
» Quand ce festin barbare était fini, qu’on croyait l’ombre satisfaite, qu’il n’y avait plus de malheureux à immoler, et que les convives peut-être sentaient au fond du cœur le tourment du remords, ils quittaient brusquement la table, et conjuraient le fantôme, que leur imagination échauffée leur montrait comme s’il eût été présent, de se retirer, et surtout de ne pas nuire à ses amis…
» Ces mêmes cruautés, ces mêmes cérémonies étaient religieusement observées par les sauvages de l’Amérique. Encore dans quelques contrées de la Louisiane, aussitôt qu’une femme noble, c’est-à-dire de la race du soleil, est morte, on étrangle sur sa tombe douze petits enfans et quatorze grandes personnes pour être enterrés avec elle ; et la même superstition qui a fait immoler ces victimes les change en autant de fantômes, que les sauvages de la peuplade croient voir toutes les nuits errer autour des tombeaux, et porter l’épouvante dans les cabanes comme les Vampires.
» En donnant ainsi des repas et du sang aux morts, on pensait que les âmes en étaient reconnaissantes ; que leurs fantômes protégeaient ceux qui les honoraient ainsi, tandis qu’ils s’attachaient à poursuivre et à tourmenter ceux qui les négligeaient, ceux dont ils voulaient se venger, ceux qu’ils avaient quelque raison de haïr…
» Quelle folie autorisait ces fables ? L’avarice des prêtres, qui régnaient par la crainte, sur la superstition ; leur orgueil, qui était intéressé à laisser végéter le peuple dans la terreur et l’ignorance. »
- ↑ Tiré de l’Essai sur les Erreurs et les Superstitions. Amsterdam, 1765. Chap. X.