Histoire des Juifs/Troisième période, deuxième époque, chapitre X

Histoire des Juifs
Introduction
I. Les temps bibliques : § 1er
II. — Après l’exil : § 1er
III. 3e période — La dispersion
1re époque — Le recueillement après la chute
I. Le relèvement ; l’école de Jabné
II. L’activité à l’intérieur
III. Soulèvement des judéens
IV. Suite de la guerre de Barcokeba
V. Patriarcat de Judale Saint
VI. Le patriarche Juda II ; Les Amoraïm
VII. Les Judéens dans le pays parthes
VIII. Le patriarcat de Galamiel IV et de Juda II
IX. Le triomphe du christianisme et les Judéens
X. Les derniers Amoraïm
XI. Les Juifs dans la Babylonie et en Europe
XII. Les Juifs en Arabie
XIII. Organisation du judaïsme babylonien
XIV. Le caraïsme et ses sectes
XV. Situation des Juifs dans l’empire franc et déclin de l’exilarcat en Orient
2e époque — La science et la poésie juive
I. Saadia, Hasdaï et leurs contemporains
II. Fin du gaonat en Babylonie. Aurore de la civilisation juive en Espagne
III. Les cinq Isaac et Yitshaki
IV. La première croisade. Juda Allévi
V. La deuxième croisade - Accusation de meurtre rituel
VI. Situation des Juifs à l’époque de Maïmonide
VII. Époque de Maïmonide
VIII. Dissensions dans le judaïsme. - La rouelle
IX. Controverses religieuses du talmud. Autodafé du Talmud
X. Progrès de la bigoterie et de la Cabbale
XI. La peste noire. Massacres des Juifs
XII. Conséquences de la persécution de 1391. Marranes et apostats.
XIII. Une légère accalmie dans la tourmente.
XIV. Recrudescence de violences
XV. Établissement de tribunaux d’inquisition
XVI. Expulsion des Juifs d’Espagne et de Portugal
XVII. Pérégrinations des Juifs et des Marrannes d’Espagne et de Portugal
3e époque — La décadence
I. Reuchlin et le obscurants. Martin Luther
II. L’inquisition et les Marranes. Extravagances cabbalistiques te messianiques
III. Les Marranes et les papes
IV. Les juifs en Turquie et Don Joseph de Naxos
V. Situation des Juifs de Pologne et d’Italie jusqu’à la fin du XVIe siècle
VI. Formation de communautés marranes à Amsterdam, à Hambourg et à Bordeaux
VII. La guerre de Trente Ans et le soulèvement des Cosaques.
VIII. L’Établissement des Juifs en Angleterre et la révolution anglaise
IX. Baruch Spinoza et Sabbataï Cevi
X. Tritesses et joies
XI. Profonde décadence des Juifs
4e époque — Le relèvement
XII. Moïse Mendelssohn et son temps
XIII. Excès de l’orthodoxie et de la réforme
XIV. La révolution française et l’émancipation des Juifs
XV. Le Sanhédrin de Paris et la Réaction
XVI. Les réformes religieuses et la science juive
XVII. Une Accusation de meurtre rituel à Damas
XVIII. Orthodoxes et réformateurs en Allemagne


CHAPITRE X


Progrès de la bigoterie et de la Cabale
(1270-1325)


Malgré les efforts énergiques de l’Église, et surtout des dominicains, pour faire appliquer le droit canon dans la Péninsule ibérique avec la même rigueur que dans les autres pays de l’Europe, les Juifs de cette contrée conservèrent, pendant quelque temps encore, leur supériorité sur leurs autres coreligionnaires et surent mériter l’estime et le respect des souverains et du peuple par les services qu’ils leur rendaient et par la culture de leur esprit. C’est qu’à cette époque l’activité intellectuelle continuait d’être intense parmi les Juifs d’Espagne, ils se passionnaient encore pour les études religieuses et combattaient avec ardeur pour les vérités du judaïsme. Ils avaient alors à leur tête un savant d’une rare vigueur d’esprit, qui fit de l’Espagne juive, pour deux siècles encore, le centre intellectuel du judaïsme tout entier. Ce rabbin était Salomon ben Adret, de Barcelone (1245-1310).

Esprit net et pénétrant, caractère ferme et droit, Ben Adret était d’une nature douce et bienveillante et d’une foi inébranlable. Le Talmud n’avait point de secret pour lui, il en connaissait tous les dédales et était familiarisé avec tous les commentaires des écoles française et espagnole. Grâce à son bon sens, il se tenait éloigné, dans son enseignement talmudique, des arguties et des subtilités, et il n’admettait pas à la lettre les singularités et les excentricités de certaines aggadot ; il essayait d’en donner des interprétations raisonnables. Élevé en Espagne, il possédait naturellement quelques connaissances profanes, il se montrait même partisan de la philosophie, mais seulement en tant qu’elle gardait une attitude modeste et restait l’humble servante de la religion. Par contre, il professait, à l’exemple de son maître Nahmani, un respect profond pour la Cabale, mais conseillait cependant de ne pas l’enseigner publiquement ; il voulait qu’elle restât une science secrète.

Tel était l’homme auquel échut la très lourde responsabilité de tenir haut et ferme, à une époque troublée, le drapeau du judaïsme et de défendre sa religion contre les attaques des philosophes et les exagérations des cabalistes. Pendant quarante ans, Ben Adret resta la plus haute autorité religieuse, non seulement pour les Juifs d’Espagne, mais aussi pour ceux de l’Europe et même d’Asie et d’Afrique. De tous les pays du monde, de la France et de l’Allemagne, de la Bohème et de l’Italie, et nième de la Palestine et du nord de l’Afrique, on lui adressait des consultations religieuses. Cette influence considérable que Ben Adret exerçait sur ses coreligionnaires, il ne la devait pas seulement à sa vaste érudition, car d’autres rabbins de son temps étaient aussi des talmudistes instruits, et en Espagne même vivait à son époque un savant remarquable, Ahron Hallévi (né vers 1233 et mort après 1300). Mais on se soumettait volontiers à sa direction et on suivait ses conseils, parce qu’on savait qu’il défendrait vaillamment le judaïsme contre toute atteinte, qu’elle vint du dedans ou du dehors.

Du temps de Ben Adret, on voyait déjà se former la sombre nuée qui devait éclater, deux siècles plus tard, en un orage épouvantable sur les Juifs de la Péninsule ibérique. On sait que, dans l’espoir de convertir plus facilement les Juifs, le général des dominicains, Raimond de Peñaforte, avait organisé des écoles où les moines prêcheurs s’appliquaient à l’étude de l’arabe et de l’hébreu et se préparaient ainsi à combattre les Juifs avec plus de succès. Le premier de ces polémistes fut Raimond Martini. Il publia contre le judaïsme deux livres pleins de fiel, dont le titre indique clairement le but : Capistrum Judreorum et Pugio fidei (Muselière pour les Juifs, Poignard de la foi). Martini savait mieux l’hébreu que saint Jérôme, et il était très versé dans la littérature biblique et rabbinique. Il avait étudié les aggadot talmudiques et les écrits de Raschi, d’Ibn Ezra, de Maïmonide et de Kimhi, pour en déduire la preuve que non seulement la Bible, mais aussi les ouvrages rabbiniques présentaient Jésus comme Messie et Fils de Dieu.

Quoique le Poignard de Raimond Martini ne fût pas bien effilé, il pouvait cependant devenir très dangereux. Car les chrétiens qui lisaient cet ouvrage ne savaient pas que le sens des passages talmudiques qu’ils y trouvaient était dénaturé, ils étaient surtout impressionnés par la vaste érudition que l’auteur y étale. Ben Adret craignait même que des Juifs fussent trompés par les raisonnements fallacieux de ce livre, et comme il avait des entretiens fréquents avec des polémistes chrétiens, et même avec Raimond Martini, et qu’il avait appris ainsi à connaître les principaux arguments qui pouvaient être produits contre le judaïsme et en faveur du christianisme, il publia un opuscule où il réfute ces arguments. Dans cet écrit polémique, son ton reste calme et modéré, on n’y trouve ni amertume ni passion.

Bientôt une question plus grave s’imposa à l’attention de Ben adret. La lutte entre les maïmonistes et les antimaïmonistes, entre la science et la foi, reprit, de son temps, avec une nouvelle ardeur, et le procès se compliqua cette fois de l’intervention des cabalistes. De nouveau on se demanda si les écrits de Maïmonide contenaient des hérésies ou non, s’il était permis de les étudier ou s’il fallait les condamner au feu. La question était résolue en Espagne et dans le sud de la France, où même les rabbins orthodoxes vénéraient la mémoire de Maïmonide et utilisaient ses idées pour l’affermissement des croyances religieuses. Mais le débat se rouvrit en Allemagne et en Italie et s’étendit jusqu’en Palestine. Jusqu’alors les Juifs d’Allemagne, enfermés dans le cercle étroit de l’étude du Talmud, étaient restés étrangers aux connaissances profanes. Les discussions qui avaient agité les esprits à Montpellier, à Saragosse et à Tolède n’étaient pas arrivées jusqu’à eux, et ils ignoraient totalement qu’outre son code religieux Maïmonide exit publié des écrits philosophiques. Ils allaient être troublés, à leur tour, dans la sécurité de leur foi, et appelés à prendre part à la lutte des maïmonistes et des antimaïmonistes.

À ce moment, vivait à Saint-Jean d’Acre un cabaliste de France ou des provinces rhénanes, nommé Salomon Petit, qui paraissait s’être imposé la tâche de faire décréter un nouvel autodafé pour les œuvres de Maïmonide. Entouré de nombreux disciples, qu’il initiait aux mystères de la Cabale et auxquels il faisait des contes étranges pour les exciter contre la philosophie, il se croyait assez fort pour pouvoir condamner les recherches spéculatives et excommunier ceux qui défendraient les droits de la pensée. Mais il rencontra une opposition inattendue.

Les communautés juives de l’Orient avaient alors à leur tête un homme très énergique, Yischaï ben Hiskiyya, qui portait le titre de prince et exilarque. Son autorité s’étendait sur tous les Juifs palestiniens placés sous la domination musulmane, mais quoique Saint-Jean d’Acre se trouvât au pouvoir des croisés, il prétendait quand même être obéi de la communauté de cette ville. Admirateur de Maïmonide et ami de son petit-fils David, qui était le chef des Juifs d’Égypte, il écrivit à Salomon Petit qu’il sévirait contre lui s’il ne cessait pas ses attaques contre Maïmonide. D’autres savants joignirent leurs protestations à celle de Yischaï. Pour être libre de toute entrave, Salomon Petit repartit pour l’Europe, où il parvint à associer à sa campagne contre Maïmonide un grand nombre de rabbins, surtout en Allemagne.

Fort de l’appui de ces rabbins, Salomon Petit retourna en Palestine. En traversant l’Italie, il essaya de recruter de nouveaux adhérents, mais sans grand succès. Les communautés italiennes, qui jusque-là avaient été aussi ignorantes que celles d’Allemagne, commençaient alors de sortir de leur somnolence et puisaient précisément leurs idées dans les œuvres de Maïmonide. Du reste, leur situation politique n’était pas mauvaise. Elles étaient plus tranquilles dans le voisinage du saint-siège que dans les pays de l’Europe centrale. C’est que l’Italie était alors divisée en petits États, qui étaient trop jaloux de leurs libertés pour supporter l’ingérence de l’Église dans leurs affaires intérieures. La ville de Ferrare avait accordé aux Juifs un Statut très libéral, qui contenait une disposition additionnelle en vertu de laquelle les chefs de la cité ne pouvaient abolir ce Statut, même sur la demande du pape. Charles d’Anjou, roi de Sicile, avait un médecin juif, Farag ibn Salomon, connu et très apprécié dans les milieux chrétiens sous le nom de Faragut. Il arrivait parfois aux papes eux-mêmes de transgresser les édits qu’ils avaient promulgués contre les Juifs. Ainsi, un des quatre papes qui s’étaient succédé dans un intervalle de treize ans (1279-1291) avait attaché à sa personne un médecin juif, Isaac ben Mardochée, qui portait aussi le nom de Maestro Gayo.

Le mouvement intellectuel qui se produisit alors parmi les Juifs d’Italie eut pour principal promoteur Hillel de Vérone (né vers 1220 et mort en 1295). Témoin des conséquences désastreuses qui résultèrent de la guerre injuste faite à Maïmonide, il conçut pour ce docteur une vénération profonde. Chose rare à cette époque parmi les Juifs, il savait écrire en latin, et même son style hébreu renfermait des constructions et des expressions empruntées au latin. Sa prose hébraïque était simple, claire, précise, sans cette phraséologie creuse et ampoulée qui était de mode en ce temps. Il exerçait la médecine, d’abord à Rome, ensuite à Capoue et à Ferrare, et, quand il fut devenu vieux, à Forli.

Hillel de Vérone étudia avec ardeur les œuvres philosophiques de Maïmonide, sans cependant cesser de rester fidèle au judaïsme orthodoxe. Il acceptait à la lettre les miracles rapportés par la Bible et le Talmud et se refusait à les considérer comme de simples allégories.

À cette époque, on trouvait encore deux autres philosophes juifs en Italie, plus profonds penseurs peut-être que Hillel. Avec de tels chefs, le judaïsme italien n’offrait pas de terrain favorable à un adversaire de Maïmonide, et Salomon Petit dut quitter l’Italie sans y avoir recruté de partisans.

De retour à Saint-Jean d’Acre, où il revenait avec une lettre de rabbins allemands condamnant les œuvres philosophiques de Maïmonide, Salomon Petit essaya de ramener au combat ses anciens compagnons de lutte, que l’attitude énergique du rabbin de Damas, Yischaï, avait effrayés, et d’obtenir qu’on excommuniât tous ceux qui étudieraient le Guide. La petite secte des cabalistes palestiniens se croyait assez puissante pour étouffer dans le judaïsme l’esprit de libre examen. Ce furent eux, sans doute, qui remplacèrent à Tibériade l’épitaphe élogieuse du tombeau de Maïmonide par ces paroles outrageantes : Ici repose Moïse Maïmonide, hérétique et excommunié. Malgré leur fanatisme et leur audace, ils rencontrèrent à Saint-Jean d’Acre même de nombreux adversaires, qui protestèrent avec énergie contre leur conduite scandaleuse. Des paroles et des écrits on passa bientôt aux voies de fait. Le bruit de ces violentes discussions se répandit en Europe et y produisit la plus pénible impression.

À la tête des défenseurs de Maimonide se trouvait Hillel de Vérone. Pour mettre un terme aux luttes continuelles qui recommençaient sans cesse entre maïmonistes et antimaïmonistes, il émit l’idée, qu’il avait sans doute empruntée aux chrétiens, de soumettre les écrits de Maimonide à un synode. Il proposa donc à David Maimonide et aux communautés de l’Égypte et de la Babylonie (Irak) de convoquer en un concile les plus célèbres rabbins de l’Orient, qui examineraient la valeur des accusations lancées par Salomon Petit et ses acolytes contre le Guide. Pour lui, il était convaincu que ces accusations étaient de pures calomnies.

Il ne fut pas besoin d’un effort aussi considérable pour faire échouer les projets des obscurantistes de Saint-Jean d’Acre, car Salomon Petit et ses complices se trouvaient sans appui sérieux en Orient.

Dès que David Maïmonide eut été informé de leurs desseins, il se rendit immédiatement à Saint-Jean d’Acre, où une grande partie de la communauté se déclara en faveur de son grand-père. Après ce premier succès, il envoya des lettres dans tous les pays pour défendre la mémoire de son aïeul contre les fanatiques qui essayaient de la flétrir. Partout on l’encouragea dans ses démarches. L’exilarque de Mossoul, nommé David ben Daniel, qui faisait remonter son origine jusqu’à David et dont l’autorité s’étendait également sur les communautés de l’autre cité du Tigre, menaça Salomon Petit de la plus rigoureuse excommunication s’il ne s’abstenait pas dorénavant d’attaquer les œuvres de Maïmonide (Iyyar 1289). Onze rabbins signèrent avec lui cette lettre de menaces. L’exilarque de Damas, Yischaï ben Hiskiyya, qui, déjà une première fois, avait blâmé les agissements de Salomon Petit, se jeta aussi de nouveau dans la mêlée. D’accord avec les douze membres de son collège, il prononça l’excommunication (juin 1289) contre quiconque outragerait la mémoire de Maimonide ou déclarerait ses œuvres hérétiques. Tous ceux qui possédaient des écrits hostiles à l’auteur du Guide étaient tenus de les remettre à David Maïmonide ou à ses fils, pour en empêcher la propagande. Il était enjoint à tout Juif de Saint-Jean d’Acre d’user de tout moyen de contrainte, fût-ce l’appel au bras séculier, pour faire exécute les ordres de l’exilarque et de son collège.

La communauté de Safed, déjà assez importante à cette époque se joignit également aux défenseurs de Maïmonide. Son rabbin Moïse ben Juda Cohen, accompagné de ses assesseurs, prononça à son tour, sur la tombe de Maïmonide, l’excommunication contre ceux qui persisteraient dans leur hostilité contre les œuvres d l’illustre philosophe et ne se soumettraient pas aux décisions d l’exilarque. Car, dit-il, provoquer la discorde dans les communautés, c’est nier la Tora, qui recommande la bonne entente c’est outrager Dieu lui-même, ce parfait symbole de la paix. Le mouvement en faveur de Maimonide s’étendit à travers toute la Palestine. Communautés et rabbins proclamèrent publiquement leur vénération pour le célèbre docteur. La communauté de Bagdad, où résidait alors un homme d’État juif éminent, Saad Addaula se prononça également pour Maïmonide (1289). Ainsi, dans l’Orient du moins, les cabalistes de Saint-Jean d’Acre étaient définitive ment vaincus.

Mais il ne suffit pas à l’exilarque de Damas d’avoir triompher en Asie, il voulait qu’en Europe aussi la mémoire de Maïmonide fût partout réhabilitée. Pour y réussir, il envoya à Barcelone sans doute à Salomon ben Adret, qui était alors le rabbin le plus célèbre, le récit des diverses démonstrations faites en l’honneur de Maïmonide. Schem Tob Falaquéra, poète et philosophe fécond, mit cette circonstance à profit pour publier un commentaire sur le Guide et manifester publiquement son respect pour l’auteur d ce livre. Mais en Espagne, la gloire de Maïmonide n’avait plus d détracteur sérieux. Les orthodoxes eux-mêmes, tout en contestant la justesse de l’une ou de l’autre de ses opinions, témoignaient pour le philosophe une estime et une vénération profondes.

En Allemagne, où Salomon Petit avait trouvé de si fervents partisans dans sa lutte contre Maïmonide, les esprits étaient distrait de ce qui se passait en Orient par les tristes événements qui produisaient dans le pays. Les souffrances qui, sous le règne de Rodolphe de Habsbourg, accablèrent les Juifs allemands, étaient en effet, telles qu’un grand nombre d’entre eux s’étaient décidés à émigrer. Non pas que Rodolphe, qui, de simple chevaliers s’était élevé à la dignité impériale, menaçât leur existence, mais il convoitait leur argent, dont il avait besoin pour humilier l’orgueil des peigneurs et fonder la puissance des Habsbourg. Quoique les juifs lui eussent offert spontanément des sommes importantes quand le hasard eut placé sur sa tête la couronne impériale, il leur en extorquait encore à toute occasion. Toute faveur, toute grâce de sa part leur coûtait très cher. Toutes les fois qu’il leur accordait un droit quelconque, il leur imposait en même temps une restriction, pour avoir toujours prise sur eux.

C’est en s’inspirant de ce principe que Rodolphe commença par confirmer les anciens privilèges de la communauté juive de Ratisbonne ; il lui laissa ses tribunaux spéciaux pour les affaires civiles, et aucun de ses membres ne pouvait encourir une condamnation s’il n’avait contre lui au moins un témoin juif. Mais un peu plus tard, sur l’invitation de l’évêque, il défendit aux habitants juifs de Ratisbonne de sortir de leurs maisons pendant Pâques, pour empêcher qu’au grand scandale des chrétiens on les vit se promener dans les rues ; portes et fenêtres devaient rester closes chez les Juifs pendant cette fête. De même, après avoir remis en vigueur, dans les communautés d’Autriche, le Statut juif que Ferdinand le Belliqueux leur avait accordé pour les protéger contre le pillage et les violences, un an plus tard, dans un privilège qu’il donna aux bourgeois de Vienne, il proclama solennellement que les Juifs ne pouvaient occuper aucun emploi public. Il était cependant animé de dispositions bienveillantes pour les Juifs. Car, après qu’Innocent X eut déclaré les Juifs innocents du crime qu’on leur imputait de se servir de sang chrétien pour leur fête de Pâque, et que le pape Grégoire X (1271-78) eut défendu de leur imposer le baptême par contrainte ou de les léser dans leurs biens ou leurs personnes, Rodolphe promulgua ces deux bulles dans son Empire et ajouta qu’il était ridicule de croire que les Juifs mangeaient pendant Pâque le cœur d’un enfant mort. Du reste, il prescrivit à ses sujets d’obéir à toutes les bulles publiées par les papes en faveur des Juifs.

En dépit de ses sentiments relativement tolérants, Rodolphe laissait parfois se produire impunément des accusations de meurtre rituel et des violences contre les Juifs. Ainsi, vers Pâque, on trouva le corps d’un enfant chrétien prés de Mayence ; immédiatement on accusa les Juifs de l’avoir assassiné. L’archevêque Werner, de Mayence, archichancelier de l’Empire, s’efforça en vain de calmer la foule en proposant d’ouvrir une enquête sérieuse et de faire comparaître les accusés devant un tribunal régulier. Surexcités jusqu’à la démence par la vue du cadavre, les chrétiens tombèrent sur les Juifs, le deuxième jour de Pâque (1283), en tuèrent dix et pillèrent de nombreuses maisons. Grâce à l’intervention énergique de l’archevêque Werner, les désordres ne prirent pas de trop grandes proportions. On raconte que lorsque tout fut rentré dans le calme, l’empereur Rodolphe aurait fait ouvrir une enquête et acquitté les meurtriers des Juifs. Les troubles de Mayence eurent leur contrecoup, le même jour, à Bacharach, où vingt-six Juifs furent égorgés.

Deux ans plus tard, ce fut à Munich que se produisit une accusation de sang. On répandit le bruit que les Juifs avaient acheté à une vieille femme un enfant chrétien pour le tuer. La populace se rua sur les malheureux Juifs pour les égorger. Ceux qui purent échapper à la fureur de la foule cherchèrent un refuge à la synagogue. Mais les bourreaux ne voulaient laisser échapper aucune de leurs victimes, ils entassèrent autour du temple des matières inflammables, y mirent le feu et brûlèrent cent quatre-vingts personnes.

Des massacres eurent également lieu, vers la même époque, à Boppard et à Oberwesel, prés de Bacharach, où quarante Juifs furent tués (1286). On les avait accusés, dans ces localités, d’avoir tué, pour lui prendre son sang, un saint homme surnommé par le peuple le bon Werner, et dont le cadavre, à en croire quelques-uns de ses admirateurs, aurait été illuminé d’une auréole divine. Plus tard, l’empereur Rodolphe mit fin à la légende du « bon et pieux Werner a et prouva l’innocence des Juifs.

Devant ces accusations calomnieuses, qui se répétaient avec une fréquence désespérante, devant les dangers multiples qui menaçaient leur existence, les Juifs de plusieurs communautés d’Allemagne se décidèrent à émigrer. À Mayence, Worms, Spire, Oppenheim et dans d’autres villes de la Wettéravie, de nombreuses familles juives, abandonnant tous leurs biens fonciers prirent la résolution de traverser l’Océan. À leur tête se trouvait le plus illustre rabbin d’Allemagne, Meïr, de Rothenbourg sur la Tauber (né en 1220 et mort en 1293), qui se disposait a se rendre avec sa famille en Palestine (au printemps de l’année 1286). Le bruit s’était, en effet, répandu que le Messie était apparu dans ce pays, pour sauver Israël. Ces malheureux avaient peut-être appris que leurs frères vivaient heureux en Syrie, sous la domination d’un souverain mongol, qui témoignait même plus d’égards aux Juifs qu’aux musulmans et leur confiait des fonctions élevées.

Les Mongols ou Tartares possédaient alors en Perse un royaume puissant, qui s’étendait depuis le bas Euphrate et les frontières de la Syrie jusqu’à la mer Caspienne. Argun (1284-91), troisième roi de la dynastie régnante, manifestait une certaine aversion pour l’islamisme et estimait particulièrement les Juifs et les chrétiens. Il s’était attaché un médecin juif, nommé Saad Addaula, homme d’une grande intelligence, d’un caractère désintéressé et d’un savoir étendu. Il était, en outre, d’une belle stature, avait des manières aimables et possédait l’habileté et la souplesse d’un diplomate. Amateur de poésie et de science, il protégeait savants et poètes. Ayant été assez heureux pour guérir Argua d’une grave maladie, il gagna ses bonnes grâces et put ainsi avoir de fréquents entretiens avec lui. Il causa souvent avec lui des affaires de l’État, lui signala certains abus et lui indiqua quelques réformes à introduire dans l’administration. Enchanté des excellents conseils de Saad Addaula, Argun en fit son favori et l’éleva à la dignité de premier ministre.

Ce fut, sans doute, la nouvelle des hautes fonctions confiées, en Palestine, à un de leurs coreligionnaires, qui engagea les Juifs d’Allemagne à émigrer, sous la conduite de Meïr de Rothenbourg. Mais ce dernier, qui croyait pouvoir partir en secret, fut reconnu par un renégat juif et jeté en prison. Sur l’ordre de Rodolphe, on l’enferma dans la tour d’Ensisheim, en Alsace (4 Tamouz = 19 juin 1286). Dans la pensée de l’empereur, cette détention avait pour but d’effrayer les masses juives et d’arrêter parmi elles le courant d’émigration, qui tendait à devenir de plus en plus fort. Car le départ des Juifs aurait fait subir des pertes considérables au Trésor impérial.

Les habitants des villes que les Juifs avaient abandonnées considérèrent les biens et les immeubles des émigrés comme tombés en déshérence et s’en emparèrent. Mais Rodolphe les réclama comme un héritage qui devait lui revenir de droit, sous prétexte que leurs anciens propriétaires avaient été ses serfs.

Quoique Meïr fût traité avec douceur dans sa tour, où il pouvait recevoir des visites, instruire des élèves et remplir ses fonctions rabbiniques, les Juifs d’Allemagne étaient néanmoins très affligés de savoir leur chef religieux en prison. Ils proposèrent à Rodolphe de lui verser 20.000 marcs d’argent s’il consentait à châtier les meurtriers des Juifs d’Oberwesel et de Boppard, à remettre Meïr en liberté et enfin à les protéger à l’avenir contre les violences de la populace. Rodolphe accepta les conditions et l’argent. Mais Meïr resta en prison, soit que l’empereur ait refusé de le mettre en liberté, dans l’espoir d’obtenir des Juifs une nouvelle rançon pour leur rabbin, soit que Meïr lui-même n’ait pas voulu profiter de l’intervention de ses coreligionnaires, afin de ne pas encourager l’empereur à emprisonner d’autres rabbins pour qu’ils fussent ensuite rachetés par leurs communautés. Après cinq ans de détention, Meïr mourut, et son corps resta sans sépulture jusqu’au moment où un homme riche et sans enfants, Süsskind Alexandre Wimpfen, de Francfort, réussit à le racheter pour une somme élevée et à le faire enterrer à Worms.

En Angleterre aussi, les Juifs étaient très malheureux vers cette époque. On eût dit qu’avant de les envoyer définitivement en exil, on voulait leur faire vider goutte à goutte le calice jusqu’à la lie. Cependant, à l’avènement du roi Édouard Ier, ils pouvaient croire au moins leur existence en sécurité ; on leur extorquait, il est vrai, le plus d’argent possible, mais ils étaient protégés contre les violences de la foule. Un simple incident vint modifier leur situation et attirer sur eux la colère du clergé. Un moine dominicain, Robert de Reddingge, dont la parole éloquente émouvait alors tous les cœurs, avait suivi les conseils donnés autrefois par un général de l’ordre, Raimond de Peñaforte, et étudié la langue hébraïque. Cette étude produisit un effet tout contraire à celui qu’en espérait Raimond. Au lieu d’aider à convertir les Juifs, elle amena la conversion du moine Robert. Celui-ci, bravant les dangers que sa conversion pouvait lui susciter, manifesta le plus profond attachement pour sa nouvelle religion, épousa une Juive (1275) et défendit avec chaleur le judaïsme contre toutes les attaques. Le roi s’en remit à l’archevêque de Cantorbéry du soin de châtier Robert de Reddingge. Mais les dominicains, considérant que la conversion au judaïsme d’un de leurs collègues était une flétrissure pour l’ordre tout entier, et surexcités par les railleries du peuple et des franciscains, leurs rivaux implacables, résolurent de faire expier cette apostasie à tous les Juifs. Sans action sur le roi, ils réussirent à faire partager leur haine à la reine mère, Éléonore. Alors commença contre les Juifs, presque malgré la volonté du roi, une série de vexations et de persécutions qu’on croirait à peine possibles, si elles n’étaient pas attestées par des documents d’une authenticité absolue. Comme les Juifs étaient en quelque sorte la propriété du roi, ni le peuple, ni la noblesse n’avaient aucun pouvoir sur eux, et le Parlement les laissait tranquilles. Mais après la conversion du moine Robert, et à l’instigation des dominicains et de la reine, le Parlement promulgua contre eux un Statut, animé du plus malveillant esprit. Un écrivain anglais fait remarquer que, dans ce temps, les Juifs étaient aussi malheureux en Angleterre que leurs ancêtres l’avaient été en Égypte, avec cette différence qu’en Angleterre, au lieu de briques, on leur réclamait de l’or. Il aurait pu pousser la comparaison plus loin et dire qu’en Angleterre, comme en Égypte, on ne leur accordait rien et on exigeait beaucoup d’eux.

Néanmoins, la situation était encore tolérable, quand une circonstance imprévue vint l’empirer. On découvrit, un jour, que de la fausse monnaie, importée de l’étranger, circulait en Angleterre, et que la monnaie du pays même était souvent rognée. Immédiatement on accusa les Juifs de ce crime. Le même jour (vendredi 17 nov. 1278), tous les Juifs d’Angleterre, hommes, femmes et enfants, furent jetés en prison et des enquêtes furent ouvertes. Près de trois cents Juifs furent, en effet, convaincus d’avoir altéré la monnaie, mais bien des chrétiens nobles et bourgeois, s’étaient rendus coupables du même crime. Cependant, tous les chrétiens, à l’exception de trois, en furent quittes pour une amende, tandis que dix mille Juifs, dont la très grande majorité était innocente, furent englobés dans le châtiment mérité par un petit nombre de criminels. Plusieurs centaines de Juifs furent pendus, d’autres, condamnés à la prison perpétuelle, d’autres, enfin, expulsés du pays et privés de tous leurs biens. Pour leur extorquer de l’argent, des chrétiens sans conscience menaçaient les Juifs apeurés de les accuser de fabriquer de la fausse monnaie. Édouard Ier mit fin à cette exploitation en décrétant (mai 1279) que les dénonciations pour fabrication de fausse monnaie ne seraient plus recevables que jusqu’au mois de mai de l’année suivante.

Bientôt les fausses accusations se multiplièrent contre les Juifs. Une fois, c’était le meurtre d’un enfant chrétien à Northampton ; les prétendus coupables furent arrêtés à Londres, écartelés, et les cadavres furent suspendus à une potence (2 avril 1279). Une autre fois, on raconta que les Juifs avaient proféré des injures contre la croix, la religion catholique et la Vierge. Le roi prononça la peine de mort contre les blasphémateurs (1279), mais il eut soin d’ajouter que ce châtiment ne devait leur être appliqué que lorsqu’ils auraient été déclarés coupables sur le témoignage d’hommes sérieux et honnêtes. Alors, pour amener en quelque sorte les Juifs à blasphémer, les dominicains usèrent d’un stratagème. Avec l’autorisation du roi (1280), ils essayèrent de convertir les Juifs et, dans ce but, ils prêchèrent devant eux, espérant que l’un ou l’autre se laisserait aller à prononcer une parole offensante contre le christianisme.

Un des esprits les plus remarquables de ce temps, le philosophe Duns Scot, alors professeur à Oxford, et qui devait cependant beaucoup aux œuvres du philosophe juif Ibn Gabirol, proposa un singulier moyen pour amener sûrement la conversion des Juifs. Selon lui, il était du devoir du roi de ravir les enfants juifs à leurs parents, de les baptiser par force et de contraindre, en même temps, les parents à accepter le baptême. Malgré son équité et son bon sens, Édouard Ier céda peu à peu aux obsessions de sa mère et des dominicains et abandonna les Juifs à la haine des moines. Ceux-ci s’empressèrent alors de dresser un réquisitoire contre les Juifs d’Angleterre auprès du nouveau pape Honoré IV, les accusant d’engager les Juifs convertis à retourner au judaïsme, d’entretenir des relations amicales avec les chrétiens, de les inviter à venir au temple les jours de sabbat et de fête et de les laisser libres de s’agenouiller devant la Tora. Dans une lettre qu’il adressa à son légat et à l’archevêque de York (novembre 1286), le pape ordonna à ces dignitaires de l’Église de mettre tout en œuvre pour faire cesser cet état de choses.

Le 16 avril 1287, des ecclésiastiques se réunirent en synode à Exeter et décidèrent de remettre en vigueur toutes les mesures décrétées par les conciles contre les Juifs. Quinze jours après, sur l’ordre du roi Édouard, tous les Juifs d’Angleterre furent de nouveau jetés en prison, mais ils furent assez promptement remis en liberté contre une grosse somme d’argent. Enfin, trois ans plus tard, en 1290, le roi, de sa propre autorité et sans avoir consulté le Parlement, se décida, sur les sollicitations pressantes de sa mère, à condamner à l’exil tous les Juifs de son pays. On leur accorda l’autorisation, jusqu’au mois de novembre, de convertir tous leurs biens en argent liquide ; passé ce délai, ceux qu’on trouverait encore sur terre anglaise seraient pendus. Auparavant, ils devaient rendre à leurs propriétaires tous les objets que leurs débiteurs chrétiens leur avaient donnés en gage.

À en juger par les souffrances qu’on leur faisait endurer, les Juifs d’Angleterre devaient vraiment considérer l’exil presque comme une délivrance. Le roi Édouard témoigna encore à ces malheureux assez de sollicitude pour défendre sévèrement à ses fonctionnaires de les maltraiter au moment de leur départ, et aux chefs des cinq ports principaux d’embarquement de leur extorquer de l’argent. Enfin, le 9 octobre, seize mille cinq cent onze Juifs quittèrent l’Angleterre, où leurs ancêtres étaient établis depuis plus de quatre siècles ; les biens-fonds qu’ils n’avaient pu vendre furent confisqués par le roi.

En dépit de la défense royale, les pauvres exilés étaient exposés à toute sorte de mauvais traitements. Ainsi, un capitaine de vaisseau qui s’était engagé à transporter plusieurs familles par la Tamise jusqu’à la haute mer, les fit débarquer sur un banc de sable à la marée basse, les y laissa jusqu’au moment du reflux, et quand ces malheureux, entourés par les vagues, le supplièrent de les sauver, il leur dit d’invoquer Moïse, qui avait autrefois protégé leurs ancêtres contre les flots de la mer Rouge. Toutes ces familles furent noyées. Ce forfait ne resta cependant pas impuni. Quand les autorités en furent informées, elles condamnèrent le capitaine à être pendu. Hais bien des crimes de ce genre ont sans doute été commis sans qu’ils aient été dévoilés et leurs auteurs punis !

Les Juifs de la Guyenne, alors province anglaise, furent compris dans la proscription générale. Ils se rendirent en France, où Philippe le Bel les autorisa d’abord à s’établir. Bientôt après, le roi Philippe changea d’avis et, d’accord avec le Parlement, il décréta que les Juifs exilés de l’Angleterre et de la Guyenne devraient avoir tous quitté la France à la mi-carême (1291).

À voir les maux qui, dans tous les pays, s’abattaient alors sur les Juifs, on dirait vraiment que l’infortune se plaisait à s’attacher à eux, pour les suivre comme leur ombre partout où ils allaient. Un instant, un rayon de bonheur avait lui pour eux en Orient, et voici de nouveau l’horizon qui s’assombrit. Saad-Addaula, le médecin du khan Argua, qui avait remis un peu d’espoir dans leurs cœurs endoloris, causa, malgré lui, bien du mat aux Juifs de son pays. Il sait qu’il avait appelé l’attention de son souverain sur les malversations de ses fonctionnaires. À la suite de ses conseils, il fut envoyé à Bagdad, en 1288, pour vérifier les comptes des divers fonctionnaires de cette ville.

Élevé, à son retour, à la dignité de ministre des finances (été de 1288), il reçut alors ce titre d’honneur de Saad-Addaula qui signifie appui du royaume. Comme le khan n’aimait pas les musulmans, Saad-Addaula confiait les emplois difficiles aux chrétiens et aux Juifs, et naturellement il favorisait particulièrement ses amis et ses parents. Peu à peu, il inspira une telle con-fiance à son maître que nulle affaire d’État un peu importante n’était traitée sans son concours. Ce fut sans doute sur son conseil qu’Argus noua des relations diplomatiques avec l’Europe, qui lui offrit son appui pour rejeter les musulmans hors de la partie antérieure de l’Asie et surtout de la Palestine. Le pape se flattait même que le khan embrasserait le christianisme.

Sous l’administration du ministre juif, qui tenait à honneur de mériter la confiance que lui témoignait son souverain, l’arbitraire et la violence firent place à la justice et à la probité. Comme les Mongols ne possédaient pas encore de code, Saad-Addaula introduisit en Perse la partie civile et pénale de la législation musulmane. Le ministre juif encourageait également la science et les lettres, il protégeait les poètes et les savants. Sa munificence et ses sentiments élevés étaient célébrés en prose et en vers.

Mais si Saad-Addaula était aimé des chrétiens et des Juifs, les musulmans, tenus éloignés de tous les emplois publics et irrités d’être sacrifiés à ces chiens de mécréants, lui avaient voué une haine implacable ; leurs prêtres et leurs savants complotèrent sa perte. Dans le but de surexciter la fanatisme musulman, ils répandirent le bruit que Saad-Addaula voulait créer une nouvelle religion, dont le khan Argun serait le législateur et le prophète, et qu’il préparait une expédition pour s’emparer de La Mecque, placer des idoles dans le lieu saint de la Caaba et contraindre les mahométans à redevenir païens. Une secte de brigands, les assassins, fondée tout spécialement pour tuer les ennemis réels ou supposés de l’islamisme, résolut de le mettre à mort avec toute sa famille. Le complot échoua.

Malheureusement, parmi les Mongols aussi, Saad-Addaula s’était attiré bien des haines. Il avait d’abord contre lui tous les fonctionnaires dont il avait divulgué les malversations et autres actes coupables. Les commandants militaires également le détestaient, parce que souvent il avait dei les rappeler à l’obéissance de la loi. Aussi, lorsque Argun tomba malade (novembre 1290), tous les mécontents se liguèrent contre le ministre juif, et quand ils virent que le khan était définitivement condamné, ils se hâtèrent de mettre à mort son ministre juif avec ses autres favoris (mars 1291) et envoyèrent des messagers dans les diverses provinces pour mettre aux fers tous les parents de Saad-Addaula, confisquer leurs biens et réduire leurs femmes et leurs enfants en esclavage. Les musulmans allèrent plus loin, ils se ruèrent indistinctement sur tous les Juifs, pour les massacrer. À Bagdad, les Juifs se défendirent avec énergie et tuèrent un grand nombre de leurs agresseurs.

Et pourtant, malgré les maux terribles dont ils étaient accompagnés, ce ne furent ni les persécutions, ai l’exil, ni même les massacres qui eurent, à cette époque, les plus fâcheuses conséquences pour les Juifs. Un autre malheur, plus grave, les atteignit, leur esprit se faussa, s’égara, se livrant aux élucubrations les plus absurdes et les plus ridicules. Pendant plus de deux siècles, les Juifs étaient restés en quelque sorte les prêtres du libre examen, entretenant avec soin le flambeau de la science, pour le transmettre allumé aux générations futures. La philosophie scolastique qui, aux veux de l’Europe chrétienne, annonçait le début d’un réveil intellectuel, devait, en partie, son origine aux œuvres de Maimonide et d’Ibn Gabirol. Ce fut également aux intermédiaires juifs, traducteurs et commentateurs, que la philosophie religieuse des chrétiens devait toutes les idées qu’elle avait empruntées aux savants grecs et arabes. Mais la pensée juive, qui avait eu de si brillants représentants, allait être obscurcie pour quelque temps par l’avènement du mysticisme.

Jusqu’alors, la doctrine secrète avait gardé une allure modeste, et s’était tenue sur la réserve. Mais à cette époque, son influence avait déjà considérablement grandi, elle égarait les meilleurs esprits et embrouillait les idées. Elle cherchait à cacher sous des dehors bruyants et des prétentions exagérées le vide de ses conceptions et la fausseté de ses principes. De son premier foyer, qui était Girone, elle se répandit bientôt dans tout le nord de l’Espagne, et de là dans le sud ; elle pénétra jusqu’à Tolède, la capitale de la Castille.

Dans cette ville, où autrefois le sain esprit philosophique avait prédominé, la Cabale avait trouvé un adepte d’illustre naissance,. riche et très instruit. C’était Todros ben Joseph Hallévi (né en 1234 et mort après 1304), de la noble famille des Aboulafia, neveu de ce Meïr Aboulafia qui avait lutté avec tant d’opiniâtreté contre Maïmonide et les spéculations philosophiques. Todros Aboulafia, que ses coreligionnaires honoraient du titre de prince, occupait une situation élevée à la cour de Sanche IV, et son influence était grande, en sa qualité de médecin ou de financier, sur la prudente reine Marie de Molina. Quand le couple royal se rendit en France auprès du roi Philippe le Bel, pour aplanir les difficultés qui s’étaient élevées entre eux (1190), Todros Aboulafia fit partie de sa suite et reçut un accueil brillant de la part des Juifs de la Provence.

À l’exemple de son oncle, Todros combattit la philosophie et ses partisans, s’attaquant surtout à ces perpétuels raisonneurs qui ne voulaient croire qu’à ce qui leur semblait conforme à la logique. Malgré sa vénération pour Maimonide, il lui reprochait amèrement d’avoir rabaissé le culte des sacrifices en le considérant comme une concession faite aux idées païennes qui régnaient encore à cette époque en Israël. Il en voulait surtout à la philosophie de nier l’existence des mauvais génies et, par conséquent, l’existence des anges, et le caractère sacré de la Bible et du Talmud. Initié aux mystères de la Cabale, il considérait cette fausse science comme t’expression de la sagesse divine, qu’il était dangereux d’enseigner à des profanes. Sas fils Lévi et Joseph étaient également des adeptes de la Cabale.

Sur les trois cabalistes de ce temps qui propagèrent la doctrine mystérieuse et lui conquirent de nouveaux partisans, deux devinrent les amis de Todros et lui dédièrent leurs œuvres. Ces trois cabalistes remarquables étaient : Isaac Allatif, Abraham Aboulafia et Moïse de Léon, tous trois d’Espagne. Par leur enseignement, ils altérèrent le spiritualisme juif, remplaçant un culte pur et élevé par des croyances superstitieuses et souvent outrageantes pour la divinité, répandant les erreurs les plus grossières et portant au judaïsme un coup dont les conséquences néfastes n’ont pas encore complètement disparu de nos jours.

Le plus sensé des trois était certainement Isaac ben Abraham Allatif, et le plus excentrique, Abraham Aboulafia. Esprit fantastique et faux, Abraham Aboulafia (né à Saragosse en 1240 et mort après 1291), qui essayait de créer un nouveau monde à l’aide de combinaisons cabalistiques, aimait passionnément les aventures. Sa vie, depuis qu’il avait atteint l’âge d’homme, n’avait été, du reste, qu’une suite d’entreprises plus hasardeuses les unes que les autres. Il résolut d’aller à la recherche du fameux Sabbation et des tribus disparues qui, d’après la légende, seraient établies près de ce fleuve. Mais avant d’entreprendre ce singulier voyage, il se dirigea vers la Palestine, se maria en route, en Grèce, puis abandonna sa jeune femme et se rendit à Saint-Jean-d’Acre. Devant les ruines que les Mongols avaient alors semées dans toute la Syrie et la Palestine, il dut renoncer à continuer son voyage en Asie.

De retour en Espagne, il avait déjà quarante-trois ans quand il se mit à étudier la Cabale, et particulièrement le mystérieux Livre de la Création. D’après son propre aveu, cette étude troubla ses idées, il était en proie à des hallucinations et il voyait devant lui les apparitions les plus étranges. À force de chercher la lumière, il rendit ses idées de plus en plus confuses. Après s’être convaincu que la philosophie, dont il avait fait une étude sérieuse, ne conduisait pas à la certitude et que la Cabale elle-même accordait une place importante à la science, Todros Aboulafia aspira à s’élever plus haut, jusqu’à une sorte de révélation qui lui enseignerait la vérité sans qu’il eût besoin de faire aucun effort pour l’acquérir. Il crut enfin avoir découvert ce qu’il cherchait. Il était convaincu que, grâce à l’inspiration divine, il était parvenu à connaître une Cabale supérieure, qui lui permettait d’entrer en communication plus directe avec l’Esprit de l’univers et d’avoir des visions prophétiques. Pour se mettre ainsi en rapport avec le monde des esprits, il suffit, d’après lui, de transposer les mots d’un verset ou les lettres des divers noms de Dieu, pour en former de nouveaux mots, ou encore de tenir compte de la valeur numérique des lettres (Guématria). Mais ces combinaisons de mots et de lettres n’assurent le don prophétique qu’à celui qui s’en rend digne par une vie ascétique et reste éloigné des bruits du monde, enfermé dans une petite cellule, l’esprit libre de toute préoccupation matérielle, le corps enveloppé de vêtements blancs, couvert du talit et des phylactères, l’âme recueillie et comme prête à un entretien avec la divinité. En outre, les lettres qui composent les noms de Dieu doivent être prononcées avec des modulations et des pauses plus ou moins longues, ou transcrites dans un certain ordre ; il faut également s’agiter, se remuer, se tourner à droite, à gauche, jusqu’à ce que les sens soient comme endormis et que le cœur brûle d’un feu ardent. L’être tout entier est alors pris d’une espèce de torpeur, et on éprouve une sensation comme si l’âme se séparait du corps. C’est alors que l’esprit divin se répand dans l’âme humaine, s’unit à elle dans un baiser, et de cette union naît la faculté d’avoir des visions prophétiques. Aboulafia prétendait qu’il était précisément parvenu à cet état quand, par une inspiration prophétique, il eut connaissance de la Cabale particulière qu’il propageait, et à l’aide de laquelle lui seul pouvait comprendre les mystères de la Tora. Car, selon lui, c’est le fait d’un homme léger que de s’arrêter au sens superficiel des Écritures Saintes et d’observer machinalement les prescriptions religieuses. Les esprits réfléchis, au contraire, découvrent de profondes vérités dans la valeur numérique des lettres et les différentes combinaisons faites avec les lettres des noms de Dieu.

Telle était, pour Aboulafia, la Cabale supérieure, qu’il opposait à la Cabale vulgaire, superficielle, polythéiste, admettant une espèce d’assemblage de divinités. Malgré l’absurdité de ses théories, il réunit cependant des partisans autour de lui. Fier de ses premiers succès, il se rendit en Italie, où il espérait trouver encore de plus nombreux élèves. Il manifesta tout d’abord sa présence dans ce pays par la publication d’une prétendue prophétie (1279) ; il proclama aussi que Dieu lui avait parlé. Il conçut ensuite l’étrange projet de convertir le pape Martin IV au judaïsme (1281). Cette singularité lui coûta cher. Il fut incarcéré à Rome et gardé longtemps en prison ; il n’échappa au supplice du feu que parce que Dieu, comme il le disait lui-même, lui avait donné deux bouches. Il voulait dire par là qu’il avait su se justifier devant le pape ; peut-être affirma-t-il même au pape que lui aussi enseignait le dogme de la Trinité.

Remis en liberté, il partit pour la Sicile. Là, il ne se contenta plus de son rôle de prophète, il déclara être le Messie et exposa dans un écrit que Dieu lui avait révélé ses secrets et annoncé la fin de l’exil d’Israël ainsi que le commencement de la délivrance messianique. Cette période bienheureuse s’ouvrirait en l’année 1290.

Grâce à sa vie d’ascète et à l’obscurité voulue de ses prophéties, peut-être aussi grâce à son audace, Aboulafia en imposa à bien des Siciliens, qui crurent à ses oracles et se disposèrent à partir pour la Palestine. Mais les hommes sensés furent moins crédules et demandèrent des renseignements à Salomon ben Adret sur le prétendu Messie. Dans la réponse qu’il adressa à la. communauté de Palerme, Ben Adret traita Aboulafia de demi savant et d’homme dangereux et coupable. Irrité de l’opposition qu’il rencontrait, Aboulafia attaqua, à son tour, ses adversaires, auxquels il reprochait leur ignorance et leur aveuglement. Les chrétiens croient à mes paroles, dit-il, tandis que les Juifs restent sourds à mes prophéties, et, au lieu de calculer la valeur numérique du nom de Dieu, ils aiment mieux supputer leurs richesses. À côté d’autres ouvrages, il publia plus de vingt-deux écrits prophétiques qui, tout en étant l’œuvre d’un fou, furent quand même utilisés plus tard par les cabalistes.

Déjà de son vivant, les agissements d’Aboulafia eurent de très fâcheuses conséquences. À son exemple, deux visionnaires espagnols, l’un dans la petite ville d’Ayllon, en Ségovie, l’autre dans la communauté importante d’Avila, se firent passer pour prophètes et annoncèrent, dans leur jargon, la venue du Messie. Tous les deux firent des dupes. Mais les Juifs d’Avila et d’autres communautés, sceptiques à l’égard de cette annonce, demandèrent conseil, comme précédemment leurs coreligionnaires de Sicile, à Salomon ben Adret. Tout en ayant un faible pour la doctrine secrète, le rabbin de Barcelone ne croyait néanmoins qu’aux miracles rapportés par la Bible et le Talmud. Il déclara donc qu’il considérerait le prophète d’Avila comme un simple imposteur si des hommes dignes de foi ne portaient témoignage en sa faveur. Il ajouta que, malgré ces attestations, il n’admettrait jamais que cet homme fût un prophète, parce qu’il n’était pas placé dans les conditions de temps et de lieu qui seules, d’après le Talmud, donnent aux prophéties un caractère d’authenticité ; car, pour qu’un prophète soit vraiment inspiré de Dieu, il faut qu’il vive en Palestine et dans un temps où les hommes sont dignes de la bienveillance divine, ce qui n’était pas le cas pour le prétendu prophète d’Avila. Enfin, l’esprit de Dieu ne repose jamais sur un ignorant ; il n’est pas admissible qu’un homme se couche sot et ignorant le soir et se réveille prophète le lendemain matin.

Sans tenir compte de l’opposition du plus remarquable rabbin de l’Espagne, le prophète d’Avila continua sa propagande et annonça qu’au dernier jour du quatrième mois (1295) commencerait la délivrance. La foule, crédule et ignorante, se préparait à la venue du Messie par le jeûne et la distribution d’abondantes aumônes. Au jour fixé, elle s’habilla comme à la fête de l’Expiation, se rendit à la synagogue, et là elle essaya de percevoir le son des trompettes qui devaient annoncer la délivrance messianique. Attente inutile. Rien d’anormal ne se produisit. On raconte que, pour toute particularité, ces naïfs remarquèrent de petites croix attachées à leurs vêtements ; ce qui les aurait fort effrayés. Il est possible que les membres sensés de la communauté leur aient, en effet, joué ce tour, soit par pure plaisanterie, soit pour les avertir jusqu’où pourrait les conduire une trop grande crédulité. Quelques-uns d’entre eux auraient, en effet, adopté le christianisme ; d’autres, effrayés pie l’apparition inexpliquée de toutes ces petites croix, seraient devenus la proie d’une incurable hypocondrie. On ne sait ce que devinrent les prophètes d’Ayllon et d’Avila. D’ailleurs, toutes ces jongleries messianiques ne sont importantes que comme signes caractéristiques d’une époque troublée.

Un personnage qui eut sur le judaïsme une action autrement profonde et funeste que les deux cabalistes Aboulafia et allatif et les pseudo-Messies, ce fut Moise de Léon. Quoique ses agissements eussent été déjà démasqués par ses contemporains, il ne réussit pas moins à faire adopter comme une œuvre d’une valeur extrême un écrit cabalistique qui, aux yeux des initiés, jetait un brillant éclat sur la doctrine secrète. Moïse ben Schem Tob de Léon (né à Léon vers 1250 et mort à Arevalo en 1305), qu’il ait voulu tromper par ambition ou par conviction, est, en tout cas, un trompeur, et, par conséquent, bien inférieur, au point de vue de l’honnêteté, à Aboulafia, qui, du moins, était sincère dans sa folie. Demi savant, comprenant à peine le Talmud et ne possédant que des connaissances superficielles, Moise de Léon avait une seule qualité, mais importante, celle-là, il savait admirablement faire valoir le peu qu’il avait jamais appris. En outre, il avait l’imagination féconde et était très habile à établir des rapports entre les idées et entre les versets bibliques qui paraissaient les plus dissemblables.

De caractère aventureux, d’une prodigalité sans pareille et, par conséquent, obligé de se demander chaque jour comment il pourvoirait le lendemain à ses besoins et à ceux de sa femme et de sa fille, Moïse de Léon eut l’ingénieuse idée de mettre à profit la faveur dont jouissait alors la Cabale pour s’en créer une source permanente de revenus. Il publia d’abord des livres cabalistiques sous son propre nom, mais ils ne lui rapportèrent ni argent, ni gloire. Il se dit alors qu’en plaçant les enseignements de la Cabale dans la bouche d’une personnalité connue des temps passés, en s’affublant en quelque sorte du masque d’un ancien docteur, il aurait grande chance d’attirer sur son œuvre l’attention bienveillante de tous ceux, savants ou ignorants, qui essaient de pénétrer les mystères de la doctrine secrète. Pourquoi ne réussirait-il pas, lui aussi, là où avaient réussi les frères cabalistes Ezra et Azriel, qui étaient parvenus à faire accroire à leurs contemporains que leur livre Bakir datait de l’époque talmudique ? Il s’agissait seulement de trouver un personnage sous le nom duquel il pût faire paraître un ouvrage cabalistique, sans éveiller des doutes dans l’esprit des adeptes de la doctrine secrète. Le nom du tanna Simon ben Yohaï lui parut répondre parfaitement à cette condition. Ce docteur passe, en effet, pour avoir séjourné treize ans dans une caverne, où l’ange Metatron lui aurait fait des révélations. Mais il ne fallait pas qu’il écrivit en hébreu, autrement les cabalistes auraient reconnu trop facilement l’écho de leurs propres doctrines. Il était préférable qu’il s’exprimât en chaldéen, langue un peu obscure et étrange, et particulièrement appropriée à l’exposition de mystères. C’est ainsi que naquit le Zohar, Splendeur, ouvrage qui fut vénéré dans le judaïsme, pendant des siècles, comme une révélation divine, que des chrétiens mêmes respectaient comme un livre d’une très haute antiquité et qui, aujourd’hui encore, jouit auprès de quelques Juifs d’une très grande autorité. Rarement falsification a aussi bien réussi. Il est vrai que Moise de Léon a déployé une très grande habileté dans cette œuvre de supercherie, présentant Simon ben Yohaï entouré d’une auréole, au milieu de disciples d’élite, au nombre de six ou de douze, qui brillaient comme de radieuses étoiles.

Dans le Zohar, Simon ben Yohaï est nommé la lumière sacrée et présenté comme supérieur même au grand prophète Moïse, le pasteur fidèle. Ces éloges exagérés que le prétendu auteur est censé s’adresser à lui-même pouvaient déjà trahir l’imposture. Mais une autre objection, plus sérieuse, se présentait à l’esprit. On devait se demander par suite de quelles circonstances cette doctrine mystérieuse, restée si longtemps cachée, était divulguée de nombreux siècles après son éclosion. À cette question, le Zohar répond à plusieurs reprises que seule l’époque où il parut avait été jugée digne de connaître l’enseignement de limon ben Yohaï, parce qu’elle se distinguait par sa piété et sa vertu, et aussi parce que l’avènement du Messie était proche.

Il n’existe peut-être pas d’ouvrage qui ait exercé une action aussi profonde et soit en même temps aussi bizarre par la forme et le fond que le Zohar. C’est un livre qui n’a ni commencement ni fin, et dont il est difficile d’affirmer si, à l’origine, il contenait plus ou moins qu’il ne contient actuellement. Il est composé de trois parties principales, auxquelles sont venues s’ajouter, au hasard, des additions et des explications. Mais, est-ce un commentaire sur le Pentateuque ? un manuel de théosophie ? un recueil de sermons cabalistiques ? Impossible de se prononcer. Parfois on y rencontre une idée intéressante, un commencement de raisonnement sérieux, qui, tout à coup, se termine en divagation et en extravagance.

Le Zohar part de ce principe qu’il ne faut pas s’arrêter au sens superficiel des récits et des prescriptions de la Tora, mais qu’il est nécessaire d’en pénétrer la signification cachée. Il n’est pas admissible, fait-il dire à un disciple de Simon ben Yohaï, que la divinité ait voulu simplement nous raconter des événements aussi peu intéressants que l’histoire d’Agar, d’Ésaü, de Laban, de Jacob ou de l’ânesse de Balaam. Un recueil de tels récits, si on les prend à la lettre, ne mérite pas le nom de Tora. En effet, réplique Simon ben Yohaï (ou plutôt Moïse de Léon), ce qui donne sa valeur à la Tora, c’est le sens mystique, le sens caché de son contenu. Les récits bibliques ressemblent à un bel habit que les sots admirent sans se préoccuper de ce qu’il couvre. Et cependant, sous cet habit existe un corps, qui, lui-même, renferme une âme. Malheur aux pécheurs qui ne voient dans la Tora que de simples récits, qui ne tiennent compte que du vêtement extérieur ! Heureux les sages qui s’efforcent de soulever le voile ! Confondre la vraie Tora avec les histoires qu’elle raconte, c’est confondre la cruche avec le vin qu’elle contient.

Avec un tel système d’interprétation, Moïse de Léon pouvait se livrer à toutes les fantaisies d’une imagination déréglée. Il s’occupe spécialement de filme, de son origine, de sa fin, de ce qu’elle devient pendant le sommeil. Un autre sujet sur lequel le Zohar revient fréquemment et avec une sorte de prédilection, c’est la souillure morale, le péché. Aux confins du monde de la lumière existe, selon lui, le monde des ténèbres, qui entoure le premier comme l’écorce enveloppe le fruit. Dans le Zohar, le principe du mal avec ses dix gradations est désigné sous le nom d’écorce, kelifa. Tous les pécheurs mentionnés dans la Bible, le serpent, Caïn, Ésaü, Pharaon, et, plus tard, Rome et les persécuteurs chrétiens du moyen âge, sont des enfants de ce principe du mal, tandis qu’Israël ainsi que tous les justes appartiennent au monde de la lumière. Quiconque se dirige à gauche (du côté du péché) et se souille, attire sur lui les esprits impurs, qui s’attachent à lui à jamais. Ce sont là des idées empruntées au Zend-Avesta. Le Zohar représente l’association de l’âme avec la lumière ou les ténèbres sous la forme grossière de l’union des sexes. Du reste, il voit partout le double principe mâle et femelle, même dans le monde supérieur. L’unité de Dieu n’est pas parfaite, dit-il, tant qu’Israël vivra dans l’exil ; elle n’atteindra réellement sa perfection que lorsque la princesse (Matronita), la Cabale, se sera unie au roi.

Vu les espérances messianiques qui fermentaient alors dans une partie de la population juive, Moïse de Léon ne pouvait naturellement pas s’abstenir de parler également du Messie dans le Zohar. Nais là encore se révèle l’imposture. Au lieu de placer l’avènement du Messie au temps de Simon ben Yohaï, c’est-à-dire au IIe siècle, le Zohar, à la suite de combinaisons de lettres et de nombres, l’annonce pour le XIVe siècle. On voit que Moïse de Léon voulait faire naître chez ses contemporains l’illusion qu’ils auraient peut-être le bonheur d’assister encore à ce merveilleux événement.

Tout en manifestant un profond respect pour le judaïsme rabbinique et en attachant à la moindre pratique religieuse un sens mystique, le Zohar, avec des airs innocents, cherche à amoindrir l’autorité du Talmud. Selon lui, il importe bien plus d’étudier la Cabale que le Talmud, car la première donne de l’essor à la pensée et lui permet de pénétrer tous les mystères de la création, tandis que l’étude du Talmud enlève à l’intelligence toute perspicacité et toute profondeur. Étudier le Talmud, dit. encore le Zohar, c’est user péniblement ses forces contre une roche très dure, qui, après d’âpres labeurs et des coups nombreux (allusion au rocher que Moïse a frappé), laissera sortir quelques rares gouttes d’eau ; la Cabale, au contraire, est une source jaillissante, à laquelle il suffit de dire un mot pour obtenir en abondance une eau limpide et vivifiante. Enfin, pour le Zohar, le Talmud est un vil esclave et la Cabale une merveilleuse princesse.

Le Zohar produisit une profonde sensation parmi les cabalistes ; chacun d’eux voulait en avoir une copie. Moise de Léon eut de la peine à satisfaire à toutes les demandes. Pour expliquer l’apparition subite de cette œuvre soi-disant rédigée par un ancien docteur, et dont, cependant, aucun écrit ne fait mention, on racontait que Nahmani l’avait découverte en Palestine et envoyée en Catalogne, d’où un vent violent l’avait portée dans le pays d’Aragon et fait tomber entre les mains de Moise de Léon. Tous les cabalistes d’Espagne parlaient avec vénération de ce livre merveilleux, et ceux même qui hésitaient à en attribuer la paternité à Simon ben Yohaï le considéraient comme un document de très grande vapeur pour la connaissance de la doctrine secrète. Quand, après les massacres qui eurent lieu lors de la prise de sa ville natale, Isaac vint de Saint-Jean-d’Acre en Espagne et y apprit tout ce qu’on racontait au sujet du Zohar, il fut étonné, lui qui était né en Palestine et y avait eu des relations avec les disciples de Nahmani, de n’en avoir jamais entendu parler. Il fit part de ses doutes à Moïse de Léon. Celui-ci lui affirma par serment qu’il possédait dans sa demeure, à Avila, un ancien exemplaire de cet ouvrage écrit de la main de Simon ben Yohaï, et qu’il le lui montrerait. Mais il mourut avant d’avoir pu réaliser sa promesse. Deux personnages respectables apprirent pourtant la vérité de la bouche de la femme et de la fille de Moise de Léon. Elles leur déclarèrent que Moïse de Léon lui-même était l’auteur du Zohar et en avait fait de nombreuses copies pour gagner de l’argent. Malgré cette déclaration, le Zohar conserva son prestige et son autorité.

Bien des personnes s’enthousiasmeront pour le Zohar, quand il sera connu, et en nourriront leur esprit fait dire Moïse de Léon à Simon ben Yohaï. Ces paroles se réalisèrent. Le Zohar, il est vrai, n’apportait aux cabalistes aucune vérité nouvelle, mais il présentait les idées déjà connues sous une forme saisissante et dans des termes propres à frapper l’imagination. Les dialogues entre Simon ben Yohaï et ses disciples ou le pasteur fidèle sont parfois d’une grande force dramatique et de nature à agir profondément sur les esprits. Par-ci, par-là, se trouvent de courtes prières, animées d’un souffle puissant, qui fait résonner les plus mystérieuses fibres de l’âme.

C’est ainsi que se répandit peu à peu, parmi les Juifs, un livre que la Cabale, inconnue un siècle auparavant, plaçait à côté et parfois au-dessus de la Bible et du Talmud. Le Zohar offrait cet avantage de s’adresser au sentiment et à l’imagination et de fournir ainsi une sorte de contrepoids à l’étude aride de la jurisprudence talmudique. Mais cet avantage était chèrement payé par le mal que ce livre causa au judaïsme en y introduisant de grossières superstitions. Il enseignait même certaines doctrines qui paraissaient favorables au dogme chrétien de la Trinité !

Malheureusement, à cette époque, les soi-disant philosophes n’avaient pas plus de valeur que les mystiques. On sait que Maïmonide avait essayé d’expliquer tout le judaïsme par la raison, assignant des motifs philosophiques ou historiques aux diverses prescriptions religieuses et interprétant la Bible d’après ses propres théories. Ce système, imité des alexandrins, qui voit des allégories dans les Écritures Saintes, l’Aggada et les cérémonies religieuses, fut poussa très loin au XIIIe siècle. Le récit de la création et l’histoire des patriarches n’étaient plus que de simple : lieux communs philosophiques ; certains esprits plus hardis allaient même jusqu’à émettre des idées dont la conséquence immédiate aurait été la destruction du judaïsme. À force d’expliquer le but et la raison d’être des lois religieuses, ils arrivaient, à l’exemple des allégoristes d’Alexandrie, à cette conclusion dangereuse qu’il suffisait de bien se pénétrer des motifs de ces lois et qu’on n’était pas obligé de les observer.

À la tête de ces allégoristes à outrance se trouvait Lévi ben Hayyim, de Villefranche, près de Perpignan, né en 1240 et mort eu 1305. Quoique versé dans le Talmud, Lévi ben Hayyim appréciait bien plus l’étude de la philosophie de Maimonide et de l’astrologie d’Ibn Ezra. Plus prétentieux que profond, il ne se rendait nullement compte du but poursuivi par l’auteur du Guide, il ne voyait dans tout le judaïsme qu’un ensemble de doctrines philosophiques. Ses interprétations naïves et enfantines avaient la vertu d’étonner ses contemporains par leur profondeur.

C’est à Perpignan, la capitale du Roussillon, province appartenant alors au roi d’Aragon, que se trouvait le foyer de cette fausse philosophie. Les Juifs de cette ville, tout en étant assez malheureux, parqués qu’ils étaient dans la partie la plus misérable de la ville, au quartier des lépreux, avaient néanmoins conservé le goût de l’étude et des recherches scientifiques, et prêtaient une oreille attentive aux idées que leur exposaient les commentateurs de Maimonide. Même le rabbin de la communauté était ami de la science et adversaire résolu de cette foi aveugle qui s’abrite derrière la lettre et est effrayée de tout raisonnement. C’était, en ce temps, Dun Vidal Menahem ben Salomon Méïri (né en 1249 et mort en 1320), homme qui n’avait pas une valeur supérieure, mais qui ne manquait pas de mérite et possédait deux qualités qui, d’habitude, faisaient défaut aux Juifs de ce temps : le tact et la modération.

À Perpignan, Lévi ben Hayyim avait trouvé une large et cordiale hospitalité auprès de Don Samuel Sulami ou Sen Escalita, dont tous les contemporains louaient la piété, le savoir et la générosité. Là, il se mit à correspondre avec Ben Adret ; ce fut aussi dans cette ville qu’il commença son œuvre d’interprétation de la Bible et de l’Aggada.

Tout en désapprouvant formellement les exagérations des allégoristes, Méïri ne croyait pas pouvoir s’en autoriser pour condamner la science elle-même. Mais à Montpellier, patrie de l’obscurantiste Salomon, cet adversaire acharné de Maïmonide, il existait alors quelques zélateurs qui, restés calmes devant les élucubrations des cabalistes, ne pouvaient s’empêcher de partir en guerre contre le clan peu important des allégoristes. Pour un peu, ils auraient de nouveau jeté la discorde parmi les Juifs. L’instigateur de cette lutte appartenait à cette catégorie de gens qui, pour les questions de la foi, croient pouvoir enfermer l’esprit humain dans des limites étroites et bien déterminées, imposer à autrui leurs propres croyances, déclarer hérétiques et rouer au fer et au feu ceux qui ne pensent pas comme eux. Il s’appelait Abba Mari ben Moïse ou encore Don Astruc de Lunel et était originaire de Montpellier, d’une famille estimée et très influente dans la capitale du Languedoc. Assez instruit et profondément respectueux envers la grande mémoire de Maimonide, il s’inspira des idées de ce philosophe pour se créer un judaïsme à sa façon, qu’il aurait voulu imposer à tous. Il éprouvait une violente aversion, non seulement pour les interprétations des allégoristes, mais, en général, pour toutes les œuvres profanes, qui, pour lui, étaient la cause du mal, et il regrettait qu’on ne livrât pas au bras séculier tous ceux qui s’occupaient de science.

Trop peu influent pour s’attaquer lui-même efficacement à Lévi de Villefranche et à ses partisans, il porta plainte contre eux auprès de Ben Adret, les accusant de saper, par leurs agissements, les bases de la religion juive. Ben Adret lui répondit en déplorant que les étrangers aient envahi les remparts de Sion, et il l’engagea à s’entendre avec quelques amis pour faire cesser un enseignement aussi subversif. Pour lui, ajouta-t-il, il ne voulait absolument pas prendre part à ces querelles, afin de ne pas avoir l’air de s’immiscer dans les affaires des communautés étrangères.

Cependant, sur de nouvelles instances, Ben Adret sortit de sa réserve. Il blâma sévèrement Samuel Sulami d’offrir l’hospitalité à un hérétique et agit si bien sur son esprit qu’il le décida à faire partir Lévi de Villefranche de chez lui. Irrités de voir soulever une sorte de procès d’hérésie, et ne voulant pas s’en prendre à Ben Adret, qui était un homme honnête, bien des membres de la communauté de Perpignan manifestèrent leur mécontentement à l’égard d’Abba Mari, dont la sincérité leur paraissait plus suspecte. Comme il ne se sentait pas assez fort pour agir seul avec ses acolytes, Abba Mari s’efforça d’obtenir l’appui du rabbin de Barcelone. Il aurait voulu que Ben Adret se mit avec lui pour interdire à tous les Juifs d’étudier et même de lire des ouvrages profanes avant l’âge de trente ans. Dès qu’on apprit à Montpellier que des obscurantistes essayaient encore une fois de condamner toute recherche scientifique et toute étude profane, une partie importante de la communauté décida de mettre obstacle à la réalisation de leurs projets.

Il existait alors à Montpellier une personnalité très influente par sa famille, sa situation sociale, son savoir et sa fortune, et qui avait en quelque sorte sucé l’amour de la science avec le lait. C’était Jacob ben Mikir Tibbon, connu, dans les milieux chrétiens, sous le nom de Don Profiat ou Profatius (né en 1245 et mort après 1312). Parent des Tibbonides, il avait vu par l’exemple de sa famille qu’on pouvait être à la fois religieux et savant. II était versé dans la Bible et le Talmud, pratiquait la médecine, mais manifestait une prédilection marquée pour les mathématiques et l’astronomie. Ses observations sur la déviation de l’axe terrestre ont servi de base aux recherches d’astronomes de grande valeur. Il occupait une place importante à la Faculté de médecine de Montpellier, et sa connaissance de l’arabe lui avait permis de traduire en hébreu de nombreux ouvrages scientifiques. Tel était l’Homme dont Abba Mari sollicitait l’appui pour faire renoncer la jeunesse juive aux études profanes !

Loin d’accepter le rôle qui lui était offert dans la bataille qu’on voulait livrer à la science, Profiat s’efforça, au contraire, de faire comprendre quelles seraient les conséquences désastreuses de cette lutte ; il engagea Abba Mari à ne même pas donner lecture en public de la lettre par laquelle Ben Adret condamnait les études profanes. Abba Hari repoussa le sage avis de Profiat et invita les membres de la communauté à se réunir un jour de sabbat à la synagogue, pour délibérer sur cette question. Dans cette réunion, qui eut lieu au mois d’août 1304, des discussions très pives s’élevèrent entre les assistants, et l’on se sépara sans avoir pris aucune décision. Il se forma alors à Montpellier deux partis d’un côté, les amis de Profiat, de l’autre, les partisans d’Abba Hari.

De part et d’autre, on ne ménageait ni démarches ni efforts. Pour montrer à Ben Adret qu’il le soutenait efficacement dans cette lutte, Abba Hari aurait désiré recueillir à Montpellier au moins vingt-cinq adhésions. Mais Jacob Tibbon tenait à honneur de ne pas laisser triompher l’obscurantisme dans sa ville natale. Du reste, lui et les Tibbonides considéraient les attaques d’Abba Mari contre la science comme une atteinte portée à la mémoire de leurs aïeux, surtout à celle de Samuel ibn Tibbon, le propagateur et traducteur des ouvrages de Maimonide, et à calte de Jacob Anatoli, qui, un des premiers, avait vivement recommandé d’interpréter dans un sens allégorique, pour l’édification des fidèles, certains récits bibliques et certaines cérémonies. Aussi voyait-on à la tête des adversaires d’Abba Mari l’arrière-petit-fils de Samuel ibn Tibbon. Juda ben Moise. Pour conquérir des partisans en dehors de la communauté, les Tibbonides employèrent une manœuvre très habile : ils firent semblant de croire que les obscurantistes voulaient faire prononcer de nouveau l’excommunication contre Maimonide et ses œuvres, et qu’Abba Mari suivait l’exemple de Salomon de Montpellier. Bien des personnes que la querelle entre amis et adversaires des études profanes aurait laissées indifférentes s’empressèrent alors de se prononcer en faveur de Maimonide.

Ainsi fortifié par de nouvelles recrues, le parti des Tibbonides écrivit à Ben Adret et à la communauté de Barcelone pour leur demander de cesser leur campagne contre la science. Car, disaient-ils prétendre, comme le font les obscurantistes, qu’on, interdit les études profanes à la jeunesse seulement, mais qu’on ne les condamne pas d’une façon absolue, c’est jouer sur les mots. Quand on s’est, en effet, occupé exclusivement de Bible et de Talmud jusqu’à l’âge de trente ans, on ne peut plus s’adonner utilement aux recherches scientifiques. Les Tibbonides ajoutaient qu’il était inique de les déclarer hérétiques, parce qu’outre la Tora ils étudiaient également des matières profanes, car ils ne le cédaient à personne en piété et en orthodoxie. Ils concluaient enfin en demandant instamment à Ben Adret de ne pas jeter la discorde parmi les Juifs par ses menaces d’excommunication.

Le ton hautain de cette épître irrita la communauté de Barcelone, les rapports entre les deux partis se tendirent encore plus et on échangea des notes de plus en plus vives. Des deux côtés on s’efforça de gagner de nouveaux partisans dans les diverses communautés. Argentière, Aix, Avignon et Lunel se rangèrent sous la bannière d’Abba Mari. À Perpignan, siège principal des études profanes si détestées des obscurantistes, un parent d’Abba Mari s’efforça surtout de gagner à la cause des adversaires de la science Kalonymos ben Todros, de Narbonne, qui jouissait d’une grande autorité parmi ses contemporains. Peu disposé d’abord à prêter son appui aux obscurantistes, il céda peu à peu aux instances d’Abba Mari et de Ben adret et se prononça, à son tour, contre la science. Mais les Tibbonides aussi recueillirent de nouvelles adhésions, assez nombreuses pour que Ben Adret hésitât à condamner définitivement les études profanes. Il déclara qu’il ne les mettrait en interdit que lorsque vingt communautés au moins se seraient prononcées contre elles.

Pendant que la lutte se poursuivait en Espagne et dans le sud de la France entre amis et adversaires de la science, avec des chances à peu près égales pour les deux partis, un personnage illustre arrivait en Espagne, chassé d’Allemagne par la persécution, qui fit pencher la balance en faveur des obscurantistes. Cet homme était Ascher ou Ascheri. D’un rare désintéressement, de sentiments élevés, d’une piété profonde et d’une érudition talmudique vraiment remarquable, Ascher ressentait une haine de fanatique contre la science, et son arrivée en Espagne eut une action funeste sur la culture d’esprit des Juifs espagnols et provençaux.

Ascher ben Yekiel (né vers 1250 et mort en 1327) était originaire des provinces rhénanes et descendait d’une famille de savants qui ne voyaient rien au-dessus et en dehors du Talmud. Disciple du célèbre Meïr de Rothenbourg, il déployait dans son enseignement la pénétrante perspicacité de l’école des tossafistes, mais avec plus de méthode et de netteté, et à la mort de son maître, il était déjà un des rabbins les plus influents de l’Allemagne.

En ce temps, se produisirent contre les Juifs d’Allemagne des excès qui dépassèrent en violence ceux de la période des croisades. Des milliers de victimes périrent à cette époque ou subirent des maux plus douloureux que la mort. Grâce à la guerre civile qui sévissait alors en Allemagne, déchaînée par les deux aspirants à la pourpre impériale, Adolphe de Nassau et Albert d’Autriche, l’impunité était assurée aux persécuteurs des pauvres parias.

Pour donner un semblant de prétexte à ces cruautés, on accusa les Juifs de Rœttingen, petite ville de la Franconie, d’avoir souillé et broyé une hostie, d’où le sang se serait ensuite échappé. Un gentilhomme de la localité, nommé Rindfleisch, déclara qu’il était investi par le ciel de la mission de venger ce prétendu sacrilège et d’exterminer totalement la race juive. Aidé dans sa sanglante entreprise par une tourbe fanatisée, il commença par livrer aux flammes tous les Juifs de Rœttingen (avril 1298). De là, ces bandes de brigands, sous la direction de Rindfleisch, coururent de ville en ville, recrutant sur leur route de nouveaux complices et égorgeant tous les Juifs tombés entre leurs mains et qui refusaient d’accepter le baptême. La communauté de Wurzbourg fut massacrée tout entière (24 juillet). À Nuremberg, les Juifs, réfugiés dans le château fort de la ville, s’y défendirent vaillamment avec l’aide de quelques généreux chrétiens. Le fort pris, ils furent tous tués (1er août). Dans ce massacre périt, avec sa femme et ses cinq enfants, un savant talmudiste. Mordekhaï ben Hillel, parent et condisciple d’Ascheri et auteur d’un recueil talmudique très estimé. Bien des parents qui craignaient qu’en face de la mort leurs enfants n’eussent pas le courage de rester fidèles à leur Dieu, les jetérent eux-mêmes dans les flammes et s’y ; précipitèrent derrière eux. En Bavière, deux communautés seules, celles de Ratisbonne et d’Augsbourg, échappèrent au massacre.

De la Bavière et de la Franconie, les hordes sanguinaires de Rindfleisch se répandirent en Autriche. Dans l’espace de six mois, elles détruisirent plus de cent quarante-six communautés et tuèrent plus de cent mille Juifs. Toute l’Allemagne juive était dans des transes et s’attendait à être massacrée. Et de fait, leurs craintes se seraient peut-être réalisées si, par suite de la mort de l’empereur Adolphe et de l’avènement au trône d’Albert, la guerre civile n’avait pas alors cessé. Le nouvel empereur prit des mesures vigoureuses pour rétabli la paix dans le pays ; il sévit contre ceux qui avaient maltraité les Juifs et imposa des amendes aux villes qui avaient participé à ces excès. Dans sa pensée, les amendes devaient réparer en partie les pertes qu’avaient fait subir au fisc ceux qui avaient massacre ; les Juifs, serfs de la chambre impériale, et qui avaient pillé leurs biens. La plupart des Juifs qui, par contrainte, avaient accepté le baptême, retournèrent au judaïsme, probablement avec l’assentiment tacite de l’empereur et du clergé.

Quoique les excès eussent momentanément pris fin, Ascheri ne se sentait plus en sécurité en Allemagne. Peut-être aussi quitta-t-il ce pays pour échapper à un danger qui le menaçait de la part de l’empereur Albert. On raconte, en effet, que le souverain lui aurait réclamé l’argent promis par les Juifs pour la rançon de Meïr de Rothenbourg et pour laquelle lui, Ascheri, se serait porté caution. Il partit donc de l’Allemagne (dans l’été de 1303) arec sa femme et ses huit fils, errant de ville en ville et recevant le plus cordial accueil partout où il passait, et notamment à Montpellier, où la guerre entre partisans et adversaires de la science n’avait pas encore éclaté. Enfin, il arriva (en janvier 1305) à Tolède, la plus grande ville d’Espagne, s’y fixa définitivement et fut nommé rabbin de la communauté.

Ascheri ne dissimula pas à ses ouailles son aversion pour toute science profane. Il se montrait tout surpris de voir en Espagne et dans le sud de la France des hommes mêmes pieux s’adonner encore à d’autres études qu’à celle du Talmud, et il déclarait être reconnaissant envers Dieu d’avoir préservé son esprit de tendances aussi funestes. L’influence d’un tel homme, incapable de comprendre l’utilité des recherches scientifiques et ennemi de toute étude profane, ne pouvait qu’être nuisible à la science. Comparé à Ascheri, Ben Adret lui-même pouvait presque passer pour un ami des libres recherches.

Naturellement, Abba Mari s’empressa de solliciter l’appui d’Ascheri dans la lutte qu’il soutenait contre la science. Celui-ci le lui accorda. Il alla même plus loin qu’Abba Bari, il déclara que pour détruire le poison de l’hérésie qui s’était infiltré dans le judaïsme, il ne suffisait pas d’interdire seulement les études profanes à ceux qui n’avaient pas encore atteint l’âge de la maturité. Il émit l’avis de convoquer un synode pour décider qu’à tout âge les Juifs ne pourraient étudier que le Talmud, et qu’on ne leur permettrait de s’occuper de science que pendant ce court instant de la journée où il ne fait ni jour ni nuit.

Ce zèle exclusif et excessif pour l’étude du Talmud, manifesté par une personnalité active et marquante comme l’était Ascheri, impressionna profondément l’esprit un peu timoré des Juifs d’Es. pagne. Aussi Ben Adret, qui, jusque-là, avait hésité à se mettre à la tête du mouvement obscurantiste, se déclara-t-il prêt à mettre en interdit ceux qui s’adonneraient aux études profanes, si Abba Mari et Kalonymos de Narbonne consentaient à rédiger la formule d’excommunication. Un de ses disciples, Simson ben Meïr, enflammé par l’ardeur du maître, s’offrit pour trouver vingt communautés qui appuieraient Ben Adret de leur approbation. Il comptait naturellement sur Tolède, où prédominait l’influence d’Ascheri, et, en général, sur toute la Castille, qui recevait l’impulsion de la capitale.

On ne tarda pas à s’apercevoir combien ces excès de zèle répondaient peu au sentiment de la majorité. Ainsi, à Montpellier même, considéré cependant par les partisans d’Abba Mari comme leur forteresse, ils n’osèrent pas recueillir de signatures contre les études profanes, et Abba Mari, qui s’était constamment vanté d’être soutenu par presque tous les membres de cette communauté, dut avouer à Ben Adret qu’il craignait fort de ne pas obtenir leur concours dans cette circonstance. Mais les sentiments de Ben Adret s’étaient bien modifiés. Autant il avait été nécessaire auparavant de stimuler son zèle, autant il montrait maintenant de haine pour la science. L’influence d’Ascheri n’était certes pas étrangère à ce changement. C’est sur le conseil de ce rabbin qu’au jour de sabbat précédant l’anniversaire de la destruction de Jérusalem, Ben Adret, un rouleau de la Tora sur le bras, prononça solennellement l’anathème contre quiconque lirait avant l’âge de vingt-cinq ans un ouvrage scientifique, soit dans l’original, soit dans une traduction hébraïque (23 juillet 1305). Ceux qui interpréteraient la Bible dans un sens philosophique étaient voués à l’enfer dans l’autre monde et excommuniés ici-bas, et leurs ouvrages condamnés à être brûlés. Comme on ne faisait pas exception pour les ouvrages scientifiques écrits en hébreu, les travaux philosophiques de Maïmonide étaient également mis en interdit. On permettait cependant d’étudier la médecine, parce que le Talmud en autorisait la pratique.

Ainsi, dans le judaïsme aussi on commençait à faire le procès aux hérésies, et c’est Ben Adret qui présidait le premier tribunal inquisitorial. Les Juifs marchaient sur les traces des dominicains.

Au début, la sentence prononcée contre la science ne rit pas sentir son action en dehors des limites de Barcelone. Car au moyen âge, les communautés étaient organisées de telle sorte 41welles étaient absolument indépendantes les unes des autres et glue les décisions de l’une n’étaient pas valables pour les autres. Pour gagner de nouveaux adhérents à l’obscurantisme, Ben Adret communiqua la formule d’excommunication prononcée contre les études profanes aux communautés de l’Espagne, du Languedoc, du nord de la France et de l’Allemagne, et il leur demanda leur appui. Mais sa propagande rencontra de la résistance. Jacob Tibbon et ses partisans avaient eu, en effet, vent de ce qui se tramait à Barcelone, et pour annuler l’effet des menaces dirigées par Ben Adret contre ceux qui s’occuperaient d’études profanes, ils opposèrent anathème contre anathème. Ils publièrent à Montpellier une résolution contenant trois points principaux, et par laquelle ils excommuniaient quiconque, par scrupule religieux, dissuaderait ou empêcherait ses enfants, à quelque âge qu’ils fussent, de s’adonner à des études profanes, en n’importe quelle langue, ou proférerait une injure ou une accusation d’hérésie contre Maimonide, ou enfin outragerait un écrivain religieux à cause des tendances philosophiques de son esprit. Cette résolution en faveur de la science fut proclamée à la synagogue de Montpellier et adoptée par la majeure partie de la communauté.

Entraînés par l’ardeur de la lutte, Jacob Tibbon et ses amis firent une démarche analogue à celle que les obscurantistes avaient faite un siècle auparavant, et qui aurait pu avoir les mêmes conséquences funestes. Comme ils entretenaient des relations amicales avec le gouverneur de la ville, ils voulurent s’assurer son concours pour le cas où leurs adversaires tenteraient de contraindre les Juifs de Montpellier à se soumettre à la décision prise à Barcelone. Mais le gouverneur leur répliqua qu’à ses yeux le seul point qui importait, c’était que la jeunesse juive ne fût pas empêchée de lire et d’étudier d’autres ouvrages que le Talmud. Car, déclara-t-il avec franchise, il ne permettrait pas que par des menaces d’excommunication, on supprimât les voies et moyens qui pourraient faciliter la conversion des Juifs au catholicisme.

L’adhésion des juifs de Montpellier aux idées de Jacob Tibbon rendit Abba Mari et ses amis bien perplexes. Car la résolution adoptée par la majorité de la communauté en faveur de la liberté des études profanes devenait également obligatoire, d’après les lois rabbiniques, pour la minorité, c’est-à-dire pour les chefs du mouvement obscurantiste, qui étaient ainsi dans l’impossibilité d’adhérer à la formule d’excommunication de Ben Adret. Par une ironie du hasard, c’étaient justement les zélateurs et les instigateurs de la lutte qui avaient les mains liées et se voyaient forcés de marcher avec les amis de la science ! Ils essayèrent bien de protester contre l’anathème prononcé par les Tibbonides contre tous ceux qui se déclaraient adversaires des études profanes, ils allèrent jusqu’à demander à Ben Adret si la loi religieuse les obligeait réellement à se soumettre à la résolution des Tibbonides. Mais ils ne réussirent qu’à mettre le rabbin de Barcelone dans l’embarras et à rendre leur défaite plus manifeste. Sincèrement, ou par une manœuvre habile, leurs adversaires affirmaient que la défense faite à la jeunesse juive, sous peine d’excommunication, de lire des ouvrages scientifiques, s’appliquait également aux travaux de Maïmonide, et ils avaient ainsi l’air de combattre à la fois pour la mémoire du grand philosophe et l’honneur du judaïsme, en face d’hommes qui, par leur étroitesse d’esprit et leur obstination, menaçaient de rendre leur religion méprisable aux yeux des chrétiens éclairés. Aussi l’opinion publique semblait-elle donner de plus en plus raison aux amis de la science.

Pendant que ces dissentiments divisaient ainsi les Juifs en deux camps, l’Église était également déchirée par de violentes dissensions. II y avait lutte, et lutte à mort, entre Philippe IV, roi ale France, et le pape Boniface VIII. Philippe IV accusait le pape d’être hérétique, simoniaque, cupide, parjure et débauché, tandis flue Boniface VIII déclarait tous les sujets du roi de France déliés de leur serment envers leur souverain et offrait son royaume à un autre prince. La guerre entre le pape et le roi avait naturellement une tout autre importance que les querelles entre les partisans d’Abba Mari et ceux de Tibbon, mais elle était également bien plus âpre et plus désastreuse.

Quelques amis d’Abba Mari l’engagèrent à ne pas réjouir plus longtemps les ennemis du judaïsme par le spectacle de ces déchirements et à se réconcilier avec ses adversaires. Mais la lutte était devenue trop vive pour pouvoir cesser si facilement. Chacun des deus partis tenait à faire triompher ses idées, les uns continuant à demander que toute latitude fut laissée à la jeunesse pour les études scientifiques et les autres persistant à ne permettre l’accès de ces études qu’à des hommes déjà mûrs. La lutte se poursuivait donc entre les deux partis, quand survint un événement qui frappa à la fois amis et ennemis.

Philippe le Bel, un de ces princes qui ont acclimaté en Europe le despotisme le plus dur et le plus dénué de scrupules, ordonna (21 janvier 1306) subitement et en secret à tous ses fonctionnaires, grands et petits, d’incarcérer le même jour tous les Juifs de France. L’ordre fut exécuté le lendemain de l’anniversaire de la destruction de Jérusalem. Les Juifs n’étaient pas encore remis des fatigues du jeûne qu’ils avaient observé en commémoration de ce triste événement quand, le matin, au moment où ils se rendaient à leurs affaires, ils furent arrêtés par les gens du roi et jetés tous en prison (22 juillet 1306). Alors seulement on les informa que leurs biens étaient confisqués, leurs créances annulées et qu’il leur était accordé un délai d’un mois pour se préparer à quitter le royaume. Après cette date, ceux qui ne seraient pas sortis de France s’exposeraient à être tués. Certes, ce n’était ni par intolérance, ni pour complaire à la foule que Philippe IV, qui, peu auparavant, avait défendu les Juifs contre le clergé, avait si subitement changé de sentiment à leur égard. Mais il avait besoin d’argent. Sa querelle avec le pape et ses guerres contre les Flandres en révolte avaient épuisé sa caisse, et sa rapacité était devenue telle qu’une chanson populaire disait que même la poule dans la marmite n’était pas à l’abri des griffes du roi. C’était donc pour remplir de nouveau le trésor royal qu’il pillait et expulsait les Juifs. Peut-être une autre circonstance encore l’avait-elle poussé à prendre cette décision.

Il était, en effet, en froid avec Albert, empereur d’Allemagne, qui, entre autres réclamations, lui avait demandé de lui reconnaître, en sa qualité de successeur des empereurs Vespasien, Titus et Charlemagne, le droit de souveraineté sur les Juifs rie France, en d’autres termes, de lui verser une partie des impôts payés par les Juifs. On raconte qu’après avoir consulté ses jurisconsultes sur cette question et appris d’eux que la réclamation de l’empereur était fondée, il aurait décidé de prendre aux Juifs ce qu’ils possédaient et de les envoyer ensuite, pauvres et dépouillés de tout, auprès d’Albert. Pour justifier aux yeux du public sa décision, aussi contraire à l’humanité qu’aux intérêts de l’État, Philippe le Bel prétendit que les Juifs s’étaient attiré ce châtiment par leurs crimes. Mais la rapacité qu’il manifesta dans cette circonstance prouva avec la plus grande évidence qu’il ne les avait chassés (lue pour pouvoir s’emparer de leurs richesses. On ne laissa à ces malheureux, aux pauvres comme aux plus riches, que les vêtements qui les couvraient et de quoi se nourrir pendant un seul jour. Ce fut par charretées qu’on transporta chez le roi l’or, l’argent et les pierres précieuses des Juifs ; le reste fut vendu à des prix dérisoires.

À la date fixée (sept. 1306), près de cent mille Juifs durent quitter la France. Et cependant leurs aïeux avaient déjà habité une partie de ce pays à l’époque de la république romaine, longtemps avant l’arrivée des Francs et le triomphe du christianisme. Un certain nombre d’entre eux, plutôt que de se séparer de leurs biens et des tombes de leur famille, acceptèrent le baptême. À Troyes, Paris, Sens, Chinon et Orléans, où avaient brillé Raschi et les tossafistes, à Béziers, Lunel et Montpellier, qui avaient été pour le judaïsme des centres de haute culture, on vendit aux enchères ou l’on offrit en cadeau ces synagogues et ces écoles où avaient enseigné tant de savants remarquables, où l’on avait discuté et lutté pour ou contre les études scientifiques. Une des synagogues de Paris fut donnée par Philippe le Bel à son cocher. En Angleterre ou en Allemagne, ces écoles et ces synagogues auraient été tout simplement détruites. L’expulsion et le pillage des Juifs rapportèrent certainement des sommes considérables à Philippe le Bel, car dans le seul bailliage d’Orléans on vendit pour 337.000 fr. de propriétés juives.

Des documents du temps montrent à quelle atroce misère étaient réduits les pauvres exilés. Un de ces malheureux, Estori Parhi, parent de Jacob Tibbon, et dont les parents étaient venus d’Espagne dans le sud de la France, raconte ainsi ses souffrances : Ils m’ont chassé de l’école ; encore jeune, j’ai dû abandonner, pauvre et nu, ma maison paternelle et errer à travers des pays et des nations dont j’ignorais la langue. Parhi ne trouva quelque tranquillité qu’en Palestine.

D’autres expulsés se rendirent également en Palestine ou émigrèrent dans les pays les plus lointains. Mais la plupart s’établirent dans le voisinage de la frontière française, en Provence, dont une partie était alors placée sous la souveraineté de l’Allemagne, et dans le Roussillon, qui appartenait au roi de Majorque. Il y eut même des Juifs qui restèrent en France, tout en refusant d’adopter le christianisme. Ceux-là furent tués.

Malgré la catastrophe qui venait d’atteindre les Juifs de France, la lutte née à Montpellier entre amis et adversaires des études profanes reprit sur un autre théâtre. Plusieurs des partisans de Tibbon s’étaient établis à Perpignan, ville qui appartenait au roi de Majorque. Non pas que ce prince, qui avait fait brûler des exemplaires du Talmud, fut favorable aux Juifs, mais il appréciait leur activité industrieuse, et il espérait qu’ils seraient utiles à son État. Abba Mari, suivi d’autres membres de la communauté de Montpellier, avait d’abord fixé sa résidence à Arles. Mais ne pouvant y rester, il se rendit également à Perpignan (janvier 1307). Comme le parti opposé jouissait d’une certaine influence auprès du roi ou peut-être du gouverneur de Perpignan, il essaya de faire interdire à Abba Mari le séjour de cette ville. De là, nouveau conflit et nouvelle intervention de Salomon ben Adret et surtout d’Ascheri, qui déclara se repentir de n’avoir interdit les études profanes que jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans. À son avis, ces études devraient être totalement prohibées, parce qu’elles mènent à l’incrédulité, et leurs défenseurs, persistant dans leur erreur en dépit du malheur qui venait de les atteindre, mériteraient plus Glue jamais une excommunication rigoureuse.

Après la mort de Ben Adret (1310), l’opinion d’Ascheri au sujet de la prétendue action néfaste exercée par la science sur le judaïsme prévalut de plus en plus, parce qu’il était alors le seul rabbin dont la compétence dans les questions religieuses fait reconnue sans conteste en Espagne et dans les pays voisins. Grâce à son influence et à celle de ses fils et de ses disciples venus avec lui d’Allemagne, on vit s’implanter à Tolède et dans les autres communautés d’Espagne, jusque-là si gaies et si vivantes, cette piété étroite et intolérante, quoique sincère, cette humeur sombre et morose, ennemie de toute joie, et cette humilité triste qui caractérisaient au moyen âge les Juifs des provinces rhénanes. Plus d’essor, plus d’envolée dans la pensée ; toute l’activité intellectuelle était absorbée par l’interprétation du Talmud. Du reste, l’œuvre principale d’Ascheri est un recueil talmudique, qu’il composa (1307-1314) pour la pratique, et où il cherche toujours à faire prévaloir l’opinion la plus sévère. Voulait-on faire paraître un travail scientifique, il ne pouvait passer que sous le couvert d’une orthodoxie outrée. Ainsi, quand le savant Isaac ben Joseph Israeli II, de Tolède, publia son livre d’astronomie (Yessod Olam), il dut lui donner un cachet strictement talmudique et le faire pré-céder d’une profession de foi ; autrement, il n’aurait pas trouvé grâce devant la rigueur d’Ascheri.

C’est pendant qu’Ascheri était investi de la dignité de rabbin à Tolède que quelques Juifs conquirent de nouveau une certaine influence à la cour royale. Ainsi le roi Ferdinand IV (1295-1312) avait un trésorier juif du nom de Samuel, qu’il consultait souvent pour les questions politiques. La reine mère Marie de Molina haïssait Samuel avec passion, elle l’accusait d’avoir excité contre elle l’hostilité du roi. Un jour que Samuel se trouvait à Bajadoz et se préparait à accompagner le roi à Séville, il fut attaqué à l’improviste et blessé si grièvement qu’on le crut mort. On ne sut pas lui avait armé la main du meurtrier. Grâce aux soins que lui fit prodiguer le roi, il se remit de ses blessures. La reine mère aussi, après la mort de son fils, confia la direction des finances de l’État à un Juif, nommé Don Moïse (1312-1329).

Pendant sa régence, l’infant Don Juan-Emmanuel, petit-neveu du jeune roi Alphonse XI (1319-1325), qui aimait la science et était lui-même écrivain et poète, témoigna également de la considération pour les Juifs lettrés. Il tenait en très haute estime Juda ben Isaac ibn Wakar, de Cordoue, auquel il confia probablement la surveillance de son trésor. Ce fut sur les instances d’Ibn Wakar que Don Juan-Emmanuel accorda de nouveau aux rabbins le droit de juger les affaires criminelles, droit qui leur avait été enlevé ci partie par la reine mère Marie de Molina.

Admirateur d’Ascheri, et, comme lui, d’une piété exagérée, Ibn Wakar appliquait avec une rigueur implacable les châtiments prononcés par le rabbin de Tolède pour toute transgression religieuse. Un jour, dans un mouvement de colère, un Juif de Cordoue ayant blasphémé Dieu en langue arabe, Ibn Wakar, sur le conseil d’Ascheri, condamna le coupable à avoir la langue coupée. Une autre fois, Ibn Wakar, avec l’assentiment d’Ascheri, fit couper le nez, pour la défigurer, à une femme juive qui avait eu des relations avec un chrétien.

Mais si, dans le sud de l’Espagne et en Castille, les Juifs viraient encore dans une sécurité relative, leurs coreligionnaires du nord de l’Espagne et du midi de la France étaient sans cesse exposés aux violences de hordes fanatiques que l’Église avait déchaînées, et dont elle était maintenant impuissante à réprimer les excès. Car il y avait de nouveau des Juifs en France. Neuf ans après leur expulsion de ce pays, ils y avaient été rappelés en 1315 par Louis X, sur les instances de la noblesse et du peuple, qui commençaient à apprécier les services que leur rendaient les Juifs quand ils en étaient privés. Les Juifs n’avaient cependant accepté de rentrer en France que sous condition. Ils exigeaient qu’il leur fût permis de s’établir dans les localités où ils avaient demeuré avant leur bannissement ; qu’on leur rendit leurs synagogues, leurs cimetières et leurs livres, ou qu’on leur concédât des terrains pour y élever de nouveaux temples ; qu’on les garantit contre tout châtiment pour les délits passés, qu’on les autorisait à se faire payer leurs anciennes créances, dont les deux tiers reviendraient au roi, et, enfin, qu’on confirmât leurs anciens privilèges ou qu’on leur en accordât de nouveaux. Le roi Louis accueillit leurs demandes, mais, pour ne pas mécontenter le clergé, il les obligea à se rendre reconnaissables par un signe distinctif.

Deux hauts dignitaires furent chargés de prendre les mesures nécessaires pour la rentrée des Juifs en France. Pour le moment, ou ne leur concédait qu’un permis de séjour de douze ans, avec la promesse que si le roi se décidait à les expulser après ce laps de temps, il les en avertirait une année d’avance. Tous ces arrangements terminés, le monarque fit connaître sa résolution par un décret dans lequel il déclarait que son père, égaré par de funestes conseils, avait banni les Juifs, mais que, convaincu des sentiments de tolérance du clergé, et à l’exemple de son aïeul saint Louis, qui avait d’abord expulsé les Juifs pour les rappeler ensuite, il avait obéi aux vœux unanimes de son peuple en autorisant les Juifs à rentrer en France. C’est ainsi que les Juifs français purent rentrer dans leur patrie.

Quand, un an plus tard, après la mort de Louis X, son frère Philippe V dit le Long lui eut succédé, il confirma et même étendit les privilèges des Juifs, les protégeant tout spécialement contre les attaques du clergé et décrétant que les fonctionnaires royaux seuls auraient le droit de confisquer leurs biens et leurs livres. En dépit de cette ordonnance, des ecclésiastiques firent brûler à Toulouse deux charretées d’exemplaires du Talmud. Mais qu’étaient ces autodafés en comparaison des malheurs qui allaient assaillir les Juifs de France !

Philippe V avait, en effet, conçu le projet d’organiser une nouvelle croisade, et quoique cette entreprise fût blâmée par tous les gens clairvoyants et même par le pape Jean XXII, le deuxième des pontifes qui résidèrent à Avignon, elle surexcita le fanatisme de la foule. Un jeune berger, à l’imagination mystique, raconta partout qu’une colombe s’était placée tantôt sur sa tête, tantôt sur son épaule, et que, quand il voulut s’en emparer, elle avait pris la forme d’une belle jeune fille et lui avait ordonné de réunir une troupe de croisés, l’assurant qu’ils triompheraient des infidèles. Encouragés par une aventure aussi merveilleuse et enflammés par les excitations d’un prêtre dépravé et d’un bénédictin, une troupe de quarante mille pastoureaux se forma dans le nord de la France (1320) et courut de ville en ville, bannières déployées, et proclamant partout qu’elle traverserait la mer pour délivrer le Saint-Sépulcre.

À l’instar de leurs prédécesseurs, ces nouveaux croisés débutèrent dans leur pieuse entreprise par le massacre des Juifs. Se laissèrent-ils entraîner par l’appât du pillage ou obéirent-ils, comme on le raconte, au désir de se venger d’un Juif qui se serait moqué de leurs rodomontades ? Nul ne le sait. Ce qui est certain, c’est que les violences des Pastoureaux ajoutent une page sanglante de plus à l’histoire juive. Réunis près d’Agen, sur les rives de la Garonne, ils égorgèrent tous les Juifs qu’ils rencontrèrent sur leur passage jusqu’à Toulouse, n’épargnant que ceux qui acceptaient le baptême. Près de cinq cents Juifs s’étaient réfugiés dans la forteresse de Verdun (près de la Garonne) et repoussaient avec vigueur les assauts répétés des Pastoureaux. Quand ils virent que tout espoir était perdu, ils furent unanimes pour confier au plus digne et plus âgé d’entre eux la lugubre mission de les tuer l’un après l’autre. Celui-ci choisit comme aide, pour cette funèbre besogne, un jeune homme vigoureux et résolu. Lorsque tous furent égorgés et que le vieillard lui-même eut péri, son jeune compagnon eut peur de mourir, et au lieu de se tuer, il sollicita sa grâce, offrant aux Pastoureaux de se faire chrétien. Sa demande fut rejetée, et il fut tué à son tour. Les enfants que leurs parents n’avaient pas osé livrer à la mort furent tous baptisés.

Pris de compassion pour les malheureux Juifs, le gouverneur de Toulouse ordonna à ses chevaliers de s’opposer par la force aux excès des Pastoureaux et d’arrêter les coupables. De fait. bien des Pastoureaux furent amenés à Toulouse et jetés en prison. Mais la foule ameutée les délivra et se rua ensuite sur les Juifs, qu’elle massacra.

Ces sanglantes tueries s’étendirent à travers toute la région, jusqu’à Bordeaux, Albi et d’autres villes du sud de la France. Plus de cent vingt communautés juives furent ainsi détruites en France par les Pastoureaux ; les autres, pillées et rançonnées, étaient réduites à une extrême misère et avaient besoin des secours du dehors, qui, du reste, affluèrent même de l’Allemagne.

L’année suivante amena pour les Juifs de France de nouveaux malheurs, occasionnés par des lépreux. On sait quel était le sort des lépreux au moyen âge. Isolés, déclarés civilement morts, ils étaient enfermés et nourris dans des quartiers spéciaux. Des lépreux de la province de la Guyenne, mécontents de la nourriture qu’on leur donnait, jetèrent du poison dans des puits et des rivières (1321) et causèrent ainsi la mort d’un grand nombre de personnes. Soumis à la torture, l’un des coupables, à l’instigation d’autres personnes, ou peut-être de sa propre initiative, déclara que c’étaient les Juifs qui leur avaient inspiré leur crime.

Malgré son caractère d’invraisemblance, cette accusation fut acceptée comme vraie, même par le roi Philippe V. Pour la justifier, on disait tantôt que les Juifs avaient voulu se venger ainsi des persécutions des Pastoureaux, tantôt qu’ils avaient été achetés par les Maures de Grenade pour exterminer les chrétiens, ou bien par le souverain musulman de la Palestine pour rendre impossible la croisade projetée par le roi Philippe. Sur bien des points du territoire, des Juifs furent arrêtés pour ce prétendu crime, torturés et brûlés (juillet 1321). À Chinon, on creusa une fosse où l’on alluma un grand feu et on y jeta de nombreux Juifs, tant hommes que femmes. Auparavant, les mères y avaient précipité leurs enfants pour les soustraire au baptême. On estime qu’à la suite de cette accusation d’empoisonnement, prés de cinq mille Juifs périrent dans les flammes.

Plus tard, le roi Philippe put se convaincre que les Juifs avaient été accusés faussement. Mais le fisc aurait trop perdu à la révision du procès. Car le parlement avait condamné les communautés juives à une amende de 150.000 livres parisis, dont 47.000 livres, d’après la répartition proposée par des délégués juifs du nord de la France et du Languedoc, devaient être versées par les communautés du Midi, déjà appauvries par les persécutions de l’année précédente, et le reste tombait à la charge des communautés du Nord. Pour assurer le payement de cette somme, on incarcéra les plus riches d’entre les Juifs, et leurs biens ainsi que leurs créances furent mis sous séquestre.

Ce fut dans cette mime année de 1321 que la plus ancienne communauté de l’Europe, préservée jusqu’alors des maux qui avaient atteint en si grand nombre les Juifs de France, d’Angleterre et même d’Espagne, fut exposée subitement à un danger des plus graves. Comme la ville de Rome appartenait moins au pape qu’aux Colonna et aux Orsini, qui y régnaient en maîtres et s’y livraient sans cesse à des luttes de parti, les Juifs romains n’avaient pas eu à souffrir des vexations de l’Église. Pour leur bonheur, ils passaient presque inaperçus. Ils commençaient, à cette époque, à jouir d’un certain bien-être et leur culture intellectuelle était plus sérieuse. On trouvait parmi eux des gens très riches, possédant de magnifiques palais ; il y avait aussi des lettrés, aimant la science et la poésie. La semence jetée sur le sol italien par les Ibn Ezra, les Hillel de Vérone, les Zerahya ben Schaltiel et d’autres, commençait à germer, et, par une coïncidence singulière, la civilisation juive était en pleine floraison en Italie, et surtout à Rome, à l’époque même où elle était menacée dans le sud de la France par les tendances étroites et exclusives de l’école talmudique et aussi par de sanglantes persécutions.

On sait, du reste, qu’au commencement du XIVe siècle, à l’époque du Dante, se produisit en Italie comme un réveil de l’esprit humain, qui était resté engourdi pendant tout le moyen âge sous la lourde pression de l’Église et de la chevalerie. Cette renaissance des arts et de la science agit également sur les Juifs, qui prirent part au mouvement. Ils trouvèrent à ce moment un protecteur bienveillant dans la personne d’un des plus puissants princes italiens, Robert d’Anjou, qui était roi de Naples, comte de Provence, vicaire général des États du pape et aussi, d’après son titre, vicaire de l’Empire. Il eut pour maître d’hébreu le Juif Leone Romano, qui comprenait la langue des savants chrétiens et fut probablement le premier, parmi ses coreligionnaires, à étudier la philosophie scolastique des dominicains. Romano traduisit pour les lecteurs juifs quelques écrits philosophiques d’Albert le Grand et de saint Thomas d’Aquin.

Sur l’invitation de Robert d’Anjou, un polygraphe à l’imagination féconde, Schemaria Ikriti (de l’île de Crète), écrivit un commentaire sur la Bible ; il le dédia au prince en ces termes : Je dédie cette explication de l’histoire de la création et du Cantique des Cantiques à notre très puissant souverain Robert, orné, comme Salomon, de la couronne de la sagesse et de la royauté.

Pendant son séjour dans le sud de la France, le roi Robert fit la connaissance d’un satirique juif instruit et de séduisantes manières, nommé Kalonymos, qu’il prit à son service. Il est, du reste, à remarquer que, par esprit d’imitation ou peut-être par amour pour la science, bien des Juifs riches appelaient auprès d’eux, comme les princes italiens, de savants coreligionnaires, auxquels ils assuraient l’existence matérielle et dont ils stimulaient l’activité scientifique et littéraire.

Outre Kalonymos, le protégé de Robert d’Anjou, qui, quoique Provençal, résida pendant longtemps à Rome, un autre satirique juif vivait encore, à cette époque, en Italie. C’était Immanuel ben Salomon Romi, ami du Dante. Tous les deux possédèrent l’art de transmettre à la postérité, sous les dehors d’un léger badinage, une peinture exacte de leur époque.

Fait remarquable chez un Provençal, Kalonymos ben Kalonymos (né en 1284 et mort avant 1337) était familiarisé avec la langue et la littérature arabes et traduisit déjà dans sa jeunesse (1307-1313), de l’arabe en hébreu, des livres de médecine, d’astronomie et de philosophie.

Mais il ne se contenta pas du rôle secondaire de faire connaître les œuvres des autres, il publia des œuvres originales. Laissant de côté la métaphysique pure, il se consacra particulièrement à l’étude de la morale, qu’il voulait inculquer à ses coreligionnaires pour les empêcher de se laisser aller à toute sorte d’égarements et de se nuire mutuellement. Cet enseignement de la morale, il essaya de le présenter sous une forme attrayante, au lieu de lui donner le caractère ennuyeux d’un ouvrage purement didactique. Il suppose dans sa Pierre de touche, composée à la fin de 1322, que ses coreligionnaires voient se refléter dans un miroir leurs erreurs, leurs défaillances et leurs péchés. Pour ne pas prendre l’aspect morose d’un censeur désagréable, il commence par énumérer ses propres fautes. Mais c’est là plutôt une satire qu’une confession. Il se laisse même parfois entraîner par son esprit caustique jusqu’à rire du judaïsme. Ainsi il feint de regretter de ne pas être né femme, parce que, dans ce cas, il n’aurait pas à supporter la charge des six cent treize lois mosaïques et des innombrables prescriptions talmudiques, qu’il est impossible d’observer dans leur totalité. Il aurait été également dispensé d’étudier la Bible et le Talmud avec leurs commentaires et de s’occuper de logique, de mathématiques, de physique, d’astronomie et de philosophie. Mais à de certains moments, le ton badin de Kalonymos devient grave et sa satire se change en élégie. C’est que son esprit est alors brusquement traversé par le souvenir des persécutions sanglantes amenées par les Pastoureaux et l’accusation des lépreux.

Dans la ville de Rome, que Robert d’Anjou lui avait désignée pour résidence, Kalonymos vivait dans un milieu gai, spirituel, où sa verve se retrempait et s’aiguisait. C’est là qu’il composa pour le carnaval juif un traité de Pourim, où il imite, avec infiniment d’esprit, la méthode, les controverses subtiles et les nombreuses digressions du Talmud. Cette fine parodie, qu’on peut aussi bien prendre pour une simple farce de carnaval que pour une satire du Talmud, soulève à chaque ligne de joyeux éclats de rire.

Les qualités de Kalonymos se retrouvaient à un degré supérieur chez son ami et admirateur Immanuel ben Salomon Romi (né vers 1265 et mort vers 1330). Ce satirique est une apparition bien curieuse et bien originale parmi les Juifs du moyen âge. II appartient à cette catégorie d’auteurs dont les écrits sont plus amusants que vertueux et dont la verve endiablée, les joyeux propos et l’ironie mordante savent tenir constamment en haleine l’attention et la gaieté du lecteur. C’était le Henri Heine juif du moyen âge. D’une imagination fertile, il abonde en inventions et en drôleries de toutes sortes. Et toutes ces farces sont écrites dans la langue des prophètes et des psaumes. Aucun des prédécesseurs d’Immanuel n’a su, comme lui, tirer des fusées d’esprit en hébreu, mais il faut ajouter qu’aucun, autant que lui, n’a profané le caractère sacré de cette langue. La Muse juive, auparavant si chaste, si modeste, si réservée, est devenue avec Immanuel une ballerine court vêtue qui cherche à attirer sur elle les regards des passants, et à laquelle il fait parler un langage choquant et impudique. Aussi, ses chansons et ses contes pourraient-ils agir sur la jeunesse de la façon la plus désastreuse. Il ne faudrait cependant pas en conclure qu’Immanuel était vraiment le pécheur endurci sous les traits duquel il se dépeint lui-même, comme l’a fait plus tard Henri Heine, et qu’il consacrait tout son temps à nouer des relations amoureuses, à courir les belles et railler les laiderons. Sa langue et sa plumé seules péchaient, mais non son cœur et ses sens, et quoiqu’il fasse parfois un éloge exagéré de sa personne, on peut l’en croire quand il fait de lui ce portrait : Fidèle à mes amis, reconnaissant envers mes bienfaiteurs, doué de sentiments généreux, sans cupidité, je n’ai jamais gardé rancune à mes ennemis ; je me consacrais à la science et à la poésie pendant que mes compagnons faisaient bombance.

Il est, en effet, à remarquer que la conduite et la situation sociale d’Immanuel étaient en contradiction absolue avec les idées qu’il exprime dans ses vers. Très estimé dans la communauté de Rome, il y remplissait des fonctions administratives, et quoiqu’il se moquât des marchands d’orviétan, il parait avoir exercé la profession de médecin. Sa poésie, légère et folâtre, pourrait faire croire qu’il était ennemi de la religion, des bonnes mœurs et de la science ; mais, en réalité, il menait l’existence calme, pieuse, honnête et laborieuse des savants juifs de son temps.

S’il n’était pas positivement ami de Dante, il était, du moins, très lié avec le grand poète italien. Leurs œuvres diffèrent cependant considérablement, car autant le style de l’un est sérieux, noble, élevé, autant les vers de l’autre sont gais et légers. Mais ils ont aussi quelques points de ressemblance ; ainsi, tous les deux se montrent fortement influencés par les divers éléments des civilisations précédentes. L’esprit de Dante était imprégné des idées ecclésiastiques, scolastiques et romantiques, et Immanuel avait puisé ses conceptions à la fois dans la Bible, le Talmud, la philosophie de Maïmonide et la littérature néo-hébraïque. Tous les deux étaient parvenus à amalgamer ces matériaux variés pour en former un tout harmonieux et les faire servir à la création d’un nouveau genre de poésie.

Outre ses œuvres hébraïques, Immanuel écrivit également des vers italiens, comme le prouve le beau poème italien qui reste encore de lui. Il appliqua les procédés de la poésie italienne à la poésie néo-hébraïque, et il composa un grand nombre de petites nouvelles, des jeux par demandes et réponses, des épîtres, des panégyriques et des oraisons funèbres, où se rencontre toujours l’élément comique. Le héros d’une de ses nouvelles est un grammairien d’humeur belliqueuse, toujours disposé à livrer bataille pour des vétilles grammaticales, mais en même temps mari d’une très jolie femme. Pour pouvoir faire la cour à la femme, Immanuel soutient des discussions avec le mari. Il est vaincu sur le terrain grammatical, mais triomphe en amour.

Dans sa description de l’enfer et du paradis, imitée de l’œuvre de Dante, Immanuel se montre également très fin satiriste. Mais, tandis que le poète chrétien a imprimé à son œuvre une allure grave et solennelle, se posant en juge sévère et faisant châtier dans son enfer pécheurs et criminels, papes et cardinaux, adversaires politiques et ennemis de l’Italie, Immanuel a déployé dans ses descriptions la verve la plus fantaisiste. La Comédie de Dante est divine, celle d’Immanuel humaine. Comme introduction à son voyage à travers le paradis et l’enfer, il raconte qu’un jour où il se sentait pris de remords et disposé à la contrition, il vit en apparition son jeune ami Daniel, que la mort lui avait ravi, et qui s’offrit pour le guider à travers les quartiers des suppliciés de l’enfer et les champs verdoyants des bienheureux. Dans l’enfer, en même temps que les méchants et les mécréants de la Bible, il aperçoit aussi Aristote, puni pour avoir enseigné l’éternité du monde, et Platon, pour avoir affirmé que la conception du genre répond à une réalité. Mais c’est surtout à ses contemporains qu’il s’attaque dans son poème. Il place en enfer les détracteurs de la science, un talmudiste qui a mené secrètement une vie de débauches. des plagiaires et ceux qui réclament tous les honneurs dans la synagogue, exigeant qu’ils puissent se placer tout à côté de l’arche ou officier le jour de l’Expiation. Les empiriques aussi sont précipités par lui en enfer, parce qu’ils spéculent sur la bêtise humaine et font mourir les malades qui ont confiance en leur savoir.

À son entrée dans le paradis, où le conduit son compagnon Daniel, les bienheureux viennent joyeusement à sa rencontre en s’écriant : Voici Immanuel ; c’est le moment de rire ! Il décrit avec beaucoup de sérieux le paradis et ses habitants, mais ne se fait pas faute de faire parfois entendre un petit rire malicieux. Naturellement, tous les saints personnages de la Bible, les patriarches, les pieux monarques et les héros juifs des temps passés se présentent à ses yeux, il aperçoit aussi les poètes Juda Hallévi et Harizi et le philosophe Maïmonide. Mais à côté de David, jouant de la cithare et chantant des psaumes, il voit la courtisane Rahab, qui, à Jéricho, offrit l’hospitalité aux explorateurs, et Tamar, qui attendait les passants près d’un carrefour. Dans l’œuvre de Dante, tous les païens sont exclus du paradis, parce qu’ils n’ont pas connu le Christ et, par conséquent, ne peuvent pas participer à la béatitude éternelle. Le poète juif est moins intolérant. Arrivé devant un groupe de bienheureux qu’il ne reconnaît pas, il demande à son guide quels sont ces personnages. Ce sont là, réplique Daniel, les gens de bien d’entre les païens qui ont réussi à acquérir la sagesse et ont reconnu le Dieu Un comme créateur du monde et dispensateur de toutes les grâces. David, Salomon, Isaïe, Ézéchiel, font cercle autour d’Immanuel et le remercient à qui mieux mieux d’avoir si bien interprété leurs pensées. À cette occasion, notre satirique allonge quelques coups de griffe à plusieurs commentateurs anciens et contemporains.

Pendant que les Juifs de Rome vivaient ainsi dans une sécurité relative et s’adonnaient paisiblement à des travaux littéraires. le malheur les guettait. On raconte que le pape Jean XXII, qui résidait à Avignon, avait une sœur du nom de Sangisa, qui, désireuse de faire expulser les maudits Juifs de la sainte Rome, aurait fait attester par quelques ecclésiastiques que ces réprouvés s’étaient moqués d’un crucifix qu’on portait à une procession. À la suite de ce témoignage, le pape aurait cédé aux instances de sa sœur et ordonné l’expulsion des Juifs de Rome. Ce qui est certain, c’est que. par opposition à son rival Louis de Bavière, l’anti-césar Frédéric le Bel se montrait très hostile aux Juifs, faisant rechercher et brûler dans ses États les exemplaires du Talmud et insistant avec d’autres princes auprès du pape pour qu’il persécutât les Juifs. Devant l’imminence du danger, les Juifs de Rome et peut-être aussi d’autres communautés, instituèrent un jeûne (1321) et envoyèrent ensuite un délégué habile plaider leur cause à la cour papale d’Avignon et auprès du roi Robert, de Naples, le protecteur de la science juive. Grâce à l’intervention de ce prince, alors suzerain de Rome, le délégué juif, qui était sans doute le poète Kalonymos, réussit à démontrer l’innocence des Juifs et à apaiser la colère du pape et de sa sœur grâce à un don de 20.000 ducats. Le danger fut ainsi conjuré et le malheur écarté, pour cette fois, des Juifs de Rome.

Malgré leur goût pour la poésie et la science, malgré la tranquillité dont ils jouissaient, les Juifs d’Italie ne possédaient pas une autorité suffisante pour attirer d’autres coreligionnaires dans ce pays et marcher à la tête du judaïsme. Le centre de l’activité juive demeura en Espagne, quoique Ascheri et ses fils y eussent transplanté cette piété sombre, fanatique et étroite qui affaiblit la force créatrice de l’esprit et enveloppe l’existence comme d’un voile de tristesse. Sous le règne du puissant et habile Alphonse NI, la situation des Juifs de Castille était si satisfaisante, surtout par rapport à celle de leurs frères des autres pays, que cette époque était presque pour eux l’âge d’or. Sous le titre modeste de trésoriers (almoxarifs), des Juifs intelligents dirigeaient alors la politique de la Castille. La haute noblesse employait aussi des conseillers et des fonctionnaires juifs. Au lieu de présenter un extérieur lamentable et de porter le signe d’infamie imposé par l’Église, les Juifs de Castille étaient habillé, de soie et d’or. Ils jouissaient d’une telle considération et d’une telle autorité que bien des Juifs allaient jusqu’à croire que dans la Castille se réalisait de nouveau cette vieille prophétie que jamais le sceptre ne disparaîtra de la tribu de Juda.

Leur satisfaction était toute naturelle, car ces hauts fonctionnaires juifs étaient la sauvegarde de leurs coreligionnaires ; ils les protégeaient contre la cupidité de la petite noblesse, la jalousie du peuple et la malveillance du clergé. Le fait seul qu’il y eût dans l’entourage du souverain des dignitaires juifs, portant l’habit de cour et l’épée de chevalier, suffisait déjà pour inspirer une réserve salutaire aux ennemis des Juifs. On n’osait pas, comme en Allemagne, outrager, vilipender et parfois tuer les Juifs, alors qu’on savait qu’ils avaient des défenseurs puissants auprès du roi. Souvent même on les croyait bien plus influents qu’ils ne l’étaient en réalité. Le clergé lui-même mettait une sourdine à sa haine, tant qu’il trouvait en face de lui les Joseph d’Ecija, les Samuel ibn Wakar et d’autres fonctionnaires juifs.

Mais si, en Castille même, les Juifs étaient relativement heureux, leur situation était bien douloureuse dans les pays voisins. Ainsi, dans l’Aragon, qui formait un royaume indépendant avec Majorque et la Sicile, régnaient alors ces idées d’intolérance et de fanatisme que Raimond de Peñaforte y avait apportées et que Jayme Ier y avait traduites en lois oppressives. Dans la Navarre, qui faisait partie de la France depuis un demi-siècle, la haine du Juif sévissait avec cette âpre violence qu’on n’avait encore rencontrée qu’en Allemagne. Charles IV, le dernier des Capétiens, était alors décédé, et avec Philippe VI commençait en France le règne de la dynastie des Valois. Il est intéressant de faire remarquer en passant que, même parmi les chrétiens, on croyait alors que Philippe le Bel, par sa cruauté envers les Juifs, avait appelé la colère divine sur ses descendants et causé ainsi l’extinction des Capétiens. À cette époque, la Navarre cherchait à se rendre indépendante de la France et à se donner un gouvernement autonome. Les Juifs se montrèrent-ils défavorables à cette entreprise ? Ou en voulait-on surtout à leurs richesses ? Ce qui est certain, c’est qu’à la suite des excitations de quelques moines, et notamment du franciscain Pedro Olygoyen, la foule fanatisée se rua dans toute la Navarre sur les Juifs.

Le signal de l’attaque fut donné par les habitants d’Estella. Un jour de sabbat (5 mars 1328), ils se précipitèrent sur la grande communauté juive de cette ville aux cris mille fois répétés de : Sus aux Juifs ! qu’ils meurent ou qu’ils se baptisent ! Les malheureux se défendirent avec le courage du désespoir, mais les assaillants, habitants de la ville et bandes venues du dehors, étaient si nombreux que le quartier juif fut pris d’assaut et les habitants massacrés. Un témoin oculaire, qui raconte ses propres souffrances, laisse deviner dans son récit une partie des tortures infligées aux Juifs d’Estella. Ce témoin, alors âgé de vingt ans, est Menahem ben Zérah, qui, plus tard, devint un savant très autorisé. Il perdit dans ce massacre ses parents et quatre de ses jeunes frères. Blessé lui-même très grièvement, il resta étendu sans connaissance au milieu des morts et des mourants presque pendant toute une nuit. Il ne fut sauvé que grâce à la compassion d’un chevalier, ami de son père, qui, l’ayant cherché et trouvé parmi les cadavres, le soigna jusqu’à complète guérison.

Sur d’autres points encore du pays se produisirent des scènes de carnage ; plus de 6.000 Juifs périrent. Seule, la communauté de Pampelune, capitale de la Navarre, semble avoir échappé aux attaques de ces forcenés.

En Castille du moins, on l’a vu plus haut, la situation des Juifs était satisfaisante. Ils y étaient à l’abri des violences sanglantes qui sévissaient si fréquemment contre leurs coreligionnaires des autres pays. Mais, là aussi, ce ne fut qu’une éclaircie de très courte durée. Alphonse XI, quand il eut atteint sa majorité et pris lui-même les rênes du gouvernement (1325-1380), admit parmi ses favoris deux Juifs, Don Joseph d’Ecija et Samuel ibn Wakar. Le premier, dont le nom complet était Joseph ben Ephraïm Beneviste Hallévi, était d’une belle stature, de manières affables, et savait la musique. Sur la recommandation de son oncle, le roi le nomma son trésorier et même son conseiller intime (privado). Joseph d’Ecija ne sortait qu’en carrosse officiel, accompagné de chevaliers, et des grands d’Espagne mangeaient à sa table.

Un jour, le roi lui confia une mission qui faillit lui coûter la vie. Envoyé à Valladolid, il fut assiégé dans le palais de l’infante, et le peuple le réclama pour le tuer. Quelques personnes de sa suite purent s’échapper et informer le roi de ce qui se passait. Celui-ci accourut, appela les chevaliers de la Vieille Castille auprès de lui, mit le siège devant Valladolid et menaça de détruire la ville si on ne remettait pas son ministre en liberté. Effrayés du châtiment qui les menaçait, les habitants de la ville envoyèrent auprès du roi des délégués pour apaiser sa colère et lui expliquer qu’on n’en voulait pas autant à Don Joseph qu’à un courtisan chrétien, Don Alvar Nunez. Pour donner satisfaction au peuple, Alphonse XI destitua Nunez de ses diverses fonctions, mais conserva toute sa confiance à Don Joseph.

Don Samuel ibn Wakar (Abers huacaz), l’autre favori juif, était le médecin, l’astronome et aussi quelque peu l’astrologue de son souverain. Tout en n’exerçant aucune fonction politique, il jouissait quand même d’un grand crédit à la cour. Comme il arrive fréquemment entre courtisans qui tirent leur éclat du même soleil, Don Joseph et Ibn Wakar se jalousaient l’un l’autre, et leur rivalité allait avoir des conséquences fâcheuses pour leurs coreligionnaires.

À la suite de plaintes portées par le peuple contre des usuriers juifs et musulmans, qui, forts de l’appui d’Alphonse XI, se montraient parfois impitoyables envers leurs débiteurs, les cortès de Madrid, de Valladolid et d’autres villes sollicitèrent le roi d’intervenir pour mettre fin à ces abus. Le roi y consentit. Encouragées par ce premier succès, les cortès allèrent plus loin. Elles demandèrent au roi d’interdire dorénavant aux Juifs d’acquérir des biens-fonds, d’affermer les impôts ou de remplir les fonctions de trésoriers royaux (1329). Cette fois, Alphonse XI refusa. Bien plus, il accorda de nouvelles faveurs à Don Samuel ibn Wakar, lui confiant la ferme des revenus provenant des marchandises importées de Grenade, et l’autorisant par un privilège spécial à frapper les monnaies du pays au-dessous du titre légal. Par jalousie, Joseph d’Ecija offrit au roi de verser au Trésor une somme plus élevée qu’Ibn Wakar pour avoir la ferme des taxes payées par les marchandises de Grenade. Il croyait déjà avoir joué un bon tour à son rival, quand celui-ci parvint à persuader au roi qu’il rendrait service à la population castillane en prohibant toute importation de Grenade (1330-1331).

Pendant que ces deux fonctionnaires juifs s’efforçaient de se nuire mutuellement, leurs ennemis complotaient non seulement leur perte à tous deux, mais la perte de tous les Juifs de Castille. Ils faisaient croire à la foule qu’Ibn Wakar, en frappant de la monnaie au-dessous du titre légal, avait produit une grande cherté dans le pays, parce que les habitants exportaient les vivres pour être payés en monnaie étrangère, qui avait plus de valeur que l’argent de la Castille. L’Église, de son côté, ne restait pas inactive ; elle mettait tout en œuvre pour exciter la colère du roi contre les Juifs. Fait triste à signaler, ce fut un Juif nouvellement converti qui se montra le plus acharné contre ses anciens coreligionnaires. Cet apostat se nommait Abner.

Abner de Burgos, appelé plus tard Alfonso Burgensis de Valladolid, pratiquait la médecine. Il était versé dans la Bible et la littérature talmudique et possédait aussi des connaissances profanes. Ce furent ses spéculations philosophiques qui ébranlèrent sa foi. Dévoré d’ambition et obligé de mener une vie très modeste, ayant même de la peine à subvenir à ses besoins, il espérait qu’en acceptant le baptême il lui serait plus facile de conquérir honneurs et richesses, et, arrivé tout près de la soixantaine, il se convertit au christianisme. Le disciple sceptique d’Aristote et d’Averroës fut attaché comme sacristain à une église importante de Valladolid. Ainsi muni d’une riche prébende, il pouvait vivre largement.

Mais cela ne lui suffisait pas. Pour rendre manifeste aux yeux des chrétiens la sincérité de sa conversion, il témoignait à ses anciens coreligionnaires une haine violente. Familiarisé avec la littérature juive, il fit ressortir tous les passages qui pouvaient prêter à équivoque, et il multipliait ses accusations contre les Juifs et le judaïsme. Il composa un grand nombre d’écrits où tantôt il attaque avec acharnement la religion de ses aïeux, tantôt il défend le christianisme contre les objections des Juifs. Comme il maniait moins facilement la langue espagnole que l’hébreu, c’est dans cette dernière langue qu’il outrageait le judaïsme. Il eut même l’audace de dédier un de ses ouvrages à un de ses anciens amis juifs, Isaac Pulgar ! Ce dernier, qui était un écrivain habile et un excellent polémiste, lui répondit par un poème tout imprégné de la plus fine et plus mordante ironie ; il riposta encore dans d’autres ouvrages à ses accusations contre le judaïsme. C’est qu’à cette époque les Juifs d’Espagne n’acceptaient pas encore en silence les injures qui leur étaient adressées. Un autre auteur juif, peu connu, écrivit également contre Abner. Il se produisit ainsi une polémique violente sur la valeur respective du judaïsme et du christianisme.

Abner, autrement dit Alphonse de Valladolid, fit un pas de plus. Pour rendre les Juifs odieux au roi Alphonse XI, il les accusa, comme l’avait, du reste, déjà fait saint Jérôme, de proférer, dans leurs prières, des imprécations contre Jésus et ses adorateurs. Appelés sans doute par le roi à se justifier, les représentants des Juifs de Valladolid affirmèrent que ces imprécations ne s’adressaient nullement au fondateur du christianisme et à ses adeptes. Sur la demande d’Abner, qui promit de prouver dans un débat avec les Juifs que son accusation était fondée, le roi de Castille invita les délégués de la communauté de Valladolid à discuter publiquement cette question avec leur ennemi. Cette controverse eut lieu en présence de fonctionnaires et de dominicains. Devant une telle assistance, ce fut naturellement Abner qui eut gain de cause. Le roi Alphonse décréta (25 février 1336) que dorénavant il serait interdit, sous peine d’amende, aux Juifs de Castille de réciter le passage incriminé. Les adversaires des Juifs triomphaient, ils étaient parvenus à s’assurer l’appui d’un des rares monarques qui, jusqu’alors, se fussent montrés bienveillants pour les Juifs. Aussi la situation de ces malheureux allait-elle devenir de plus en plus douloureuse.

Parmi les favoris du roi se trouvait Gonzalo Martinez d’Oviedo, autrefois pauvre chevalier, qui devait sa situation élevée à Don Joseph d’Ecija. Au lieu de témoigner de la reconnaissance à son bienfaiteur, Gonzalo le haïssait profondément et, avec lui, tocs les Juifs. Quand il fut devenu ministre du roi et grand-maître de l’ordre d’Alcantara (1337), il conçut le projet d’exterminer les Juifs de Castille. Il commença par insinuer perfidement au roi que Don Joseph et Don Samuel ibn Wakar avaient amassé d’immenses richesses dans les fonctions qu’ils occupaient, et il obtint l’autorisation de prendre toutes les mesures qu’il jugerait nécessaires pour leur faire rendre gorge. Sur son ordre, les deux favoris juifs, ainsi que deux frères d’Ibn Wakar, huit autres parents des inculpés et leurs familles furent jetés en prison et leurs biens confisqués. Don Joseph d’Ecija mourut en prison et Don Samuel succomba aux tortures qui lui furent infligées. Après ce premier succès, Gonzalo intrigua contre deus autres Juifs, Moïse Abudiel et (Soleïman ?) Ibn Yaïsch, qui occupaient également des situations élevées.

Gonzalo croyait alors le moment opportun pour attaquer efficacement la totalité des Juifs de la Castille. Pendant une campagne dirigée contre Grenade, à laquelle il prit part en qualité de général, il engagea le roi à imiter Philippe le Bel, qui s’était procuré des ressources considérables en chassant les Juifs de France et en s’appropriant leurs biens. Ce conseil fut heureusement combattu par les ministres du roi et même par les prélats. L’archevêque de Tolède fit remarquer que tant qu’ils habiteraient la Castille, les Juifs seraient un vrai trésor pour le roi, et chie, du reste, ils avaient toujours trouvé protection auprès des souverains du pays. Sur l’ordre de Don Moïse Abudiel, qui avait eu vent du danger qui les menaçait tous, les communautés de Castille instituèrent des jeûnes publics et invoquèrent la protection de Dieu.

Le péril était imminent. Gonzalo avait, en effet, battu les Maures, dont le chef avait péri sur le champ de bataille, percé par une flèche. Son crédit avait donc grandi auprès du roi, il ne doutait plus que son souverain ne lui permit d’agir arec les Juifs à sa guise, et d’avance il savourait la joie d’assister à leurs souffrances.

Ce fut l’intervention d’une femme qui sauva les Juifs et prépara la chute de leur ennemi. La belle et spirituelle Léonore de Guzman, dont les charmes avaient absolument ensorcelé le roi, haïssait Gonzalo Martinez, et elle sut le rendre suspect à Alphonse XI. Celui-ci ordonna alors à Gonzalo de venir le rejoindre à Madrid. Gonzalo refusa d’obtempérer à cet ordre, et, pour pouvoir braver la colère de son souverain, il souleva contre lui les chevaliers de l’ordre d’Alcantara ainsi que les habitants des villes placées sous son autorité. Il alla même jusqu’à se liguer avec le roi de Portugal et le roi de Grenade, ennemi des chrétiens. Alphonse XI convoqua tous ses chevaliers et marcha contre le rebelle. Un soldat de l’entourage du roi fut mortellement blessé. Effrayés des conséquences d’une guerre civile, plusieurs chevaliers d’Alcantara abandonnèrent la cause de leur grand-maître et livrèrent au roi les tours qu’ils étaient chargés de défendre. Se voyant impuissant à continuer la lutte, Gonzalo implora sa grâce du roi ; il fut condamné à mort comme traître et brûlé vif (1339). Les communautés juives de Castille célébrèrent le jour de sa mort comme un jour de délivrance. Le roi Alphonse traita de nouveau les Juifs avec bienveillance, et il confia à Moise Abudiel un poste élevé à la cour.

Mais, quoique les Juifs d’Espagne pussent alors vivre tranquilles jusqu’à la mort d’Alphonse XI et qu’ils fussent encore plus heureux sous son successeur, ils renoncèrent de plus en plus à cultiver leur esprit. Le rigorisme exagéré des fils d’Ascheri faisait sentir son influence, le goût pour la science allait s’affaiblissant. Ce n’est plus en Espagne, mais dans le sud de la France, qu’on trouvait des partisans du libre examen et des représentants de la philosophie, tels qu’Ibn Kaspi, Gersonide et Narboni. Les études talmudiques mêmes déclinèrent en Espagne ; les Juifs de ce pays se laissèrent dépasser dans ce domaine par leurs coreligionnaires d’Allemagne. Les fils d’Ascheri n’avaient certainement pas prévu cette conséquence de leur zèle obscurantiste, ils ne s’étaient pas dit qu’en interdisant à l’esprit toute recherche scientifique, toute envolée vers la région de la spéculation pure, ils diminueraient sa force créatrice et le rendraient également impropre à l’étude sérieuse du Talmud. Même l’art de la poésie, où jadis les Juifs d’Espagne avaient excellé, était complètement délaissé. Les rares écrivains qui composaient encore des vers n’étaient pas des poètes, mais de simples rimailleurs. Le doux et gracieux troubadour Santob de Carrion, qui, sous le règne d’Alphonse XI, chanta en vers espagnols, était une exception. Ses chants ne trouvèrent aucun écho. Sous l’action des huit fils d’Ascheri, de ses parents, émigrés avec lui d’Allemagne à Tolède, et de ses nombreux petits-fils, le judaïsme espagnol avait pris un caractère de sombre et morose piété.

Parmi les enfants d’Ascheri, les plus remarquables étaient Jacob et Juda. Tous deux étaient de savants talmudistes, mais dénués de toute autre connaissance. L’un d’eux, Jacob ben Ascher (né vers 1280 et mort en 1340), subit la plus dure des destinées, toute sa vie ne fut qu’une suite de peines et de souffrances ; mais il supporta tout avec la plus courageuse résignation. À son arrivée en Espagne, son père avait quelque fortune et vécut constamment dans l’aisance, mais Jacob fut toujours très pauvre. Malgré son profond dénuement, il n’accepta jamais aucun traitement pour ses fonctions de rabbin. Très versé dans le Talmud, il se distinguait plutôt par son érudition que par l’originalité de son esprit. Il eut pourtant le grand mérite de mettre un peu d’ordre dans le chaos talmudique et de codifier les nombreuses prescriptions disséminées dans cet immense recueil. Utilisant tous les travaux antérieurs de ce genre, notamment ceux de Maïmonide, Jacob composa un code divisé en quatre parties appelées Turim (vers 1340), qui contiennent les lois rituelles et civiles ainsi que les lois relatives à la morale et au mariage. L’apparition de ce code marque une nouvelle phase dans le développement intérieur du judaïsme.

En examinant de près l’ouvrage de Jacob, on peut en quelque sorte mesurer de combien de degrés le niveau du judaïsme officiel avait baissé depuis Maïmonide. Dans le code de Maïmonide, c’est la raison qui prédomine ; l’auteur rattache, plus ou moins heureusement, la moindre pratique à des principes qui forment la base même de la religion. Le code de Jacob est caractérisé par un étroit rigorisme, tel qu’il régnait alors dans les communautés juives de l’Allemagne, et qui multipliait les aggravations et les actes de contrition. On y trouve bien plus de prescriptions établies par des autorités rabbiniques trop scrupuleuses que de lois extraites du Talmud. II semble que, dans ce recueil, le judaïsme talmudique soit devenu un judaïsme purement rabbinique. Jacob y a même inscrit comme lois religieuses de simples fantaisies cabalistiques. Cet ouvrage laisse aussi beaucoup à désirer sous le rapport de la forme, de l’exposition et de la langue. Mais malgré ses défauts, il fut accueilli avec une grande faveur. Sauf quelques rares exceptions, rabbins et juges, en Espagne comme en Allemagne, le préférèrent au livre de Maïmonide. Ils étaient contents de posséder un code définitif où ils trouvaient facilement tout ce qu’ils avaient besoin de savoir, qui n’exigeait pas une étude approfondie et s’adressait bien plus à la mémoire qu’à l’intelligence. En un mot, le Tur de Jacob devint un manuel indispensable à tous ceux qui voulaient connaître le judaïsme tel que le comprenaient alors les rabbins.

Juda, le frère de Jacob, l’égalait en savoir et en vertu, mais ne possédait pas, comme lui, un esprit d’ordre et de rigoureuse méthode. Après la mort de son pure, il lui succéda comme rabbin de Tolède. Il remplit ses fonctions avec une conscience scrupuleuse et une parfaite impartialité, et il avait le droit de se faire rendre par la communauté le témoignage que jamais il ne s’était rendu coupable de la moindre faute. Mais il se sentit toujours dépaysé en Espagne, et il parait que dans son testament il conseilla à ses cinq fils de retourner en Allemagne. Les persécutions que subirent alors les Juifs d’Allemagne, pendant la période de la peste noire, engagèrent probablement les fils de Juda à rester en Espagne, où ils se trouvaient sans doute plus en sécurité que dans la patrie de leur aïeul.

Grâce au zèle fanatique d’Abba Mari, à l’anathème lancé par Salomon ben Adret et à l’aversion d’Ascheri pour toute science autre que celle du Talmud, les études profanes étaient tombées chez les Juifs espagnols dans un complet discrédit. Les spéculations philosophiques surtout leur inspiraient une véritable horreur. Aux yeux des hommes sincèrement pieux, elles conduisaient nécessairement à l’incrédulité, et les faux dévots les déclaraient tout simplement abominables. La Cabale, de son côté, avait contribué à obscurcir les idées et à égarer les esprits. Aussi fallait-il du courage pour oser soutenir les droits de la pensée, qui ne trouvaient plus que de très rares champions. Parmi ceux qui, malgré tout, se permirent, à cette époque, de soumettre les croyances du judaïsme à un certain examen, on peut citer Isaac Pulgar, d’Avila, David ibn Albila, du Portugal, Joseph Kaspi, de la Provence, et surtout Lévi ben Gerson, le plus remarquable de tous.

Lévi ben Gerson ou Léon de Bagnols, appelé aussi Léon l’Hébreu (né en 1288 et mort vers 1345), est plus connu sous le nom de Gersonide. Il naquit à Orange, dans une famille de savants, et il compta parmi ses aïeux ce Lévi de Villefranche qui, indirectement, amena la proscription des recherches scientifiques. Quoique Ben Adret eût menacé d’excommunication quiconque s’adonnerait à ces recherches, Gersonide s’y livra dès sa jeunesse et acquit ainsi des connaissances variées. Il n’avait pas encore trente ans quand il commença à écrire un important ouvrage philosophique. C’était un esprit sérieux, habitué à approfondir les questions et à ne jamais rester dans le vague. En astronomie, il a fait un certain nombre d’observations que des hommes compétents ont jugées assez sérieuses pour les faire servir de base à leurs calculs. Il avait, du reste, inventé un instrument qui facilitait ces observations. Et lui, l’homme de science, l’esprit mathématique, il était tellement enthousiasmé de cette invention qu’il la chanta dans un petit poème hébreu, assez obscur. Il écrivit aussi des ouvrages de médecine et découvrit plusieurs remèdes. Il était également considéré comme un talmudiste remarquable, et comme il avait la passion de l’ordre et de la clarté, il composa un livre de méthodologie pour la Mishna.

Maestro Léon de Bagnols, comme on l’appelait en sa qualité de médecin, était établi tantôt à Orange ou à Perpignan, tantôt à Avignon, où résidaient alors les papes. Il n’était donc pas soumis ii l’autorité directe du roi de France et, par conséquent, ne fut pas atteint par le décret d’expulsion que ce souverain prit contre les Juifs de son royaume. II ne souffrit pas, non plus, des violences des Pastoureaux. Ce fut précisément à cette époque que commença son activité littéraire, qui dura pendant plus de vingt ans (1321-1343). Son principal ouvrage est son traité de théologie, où il expose les conceptions métaphysiques les plus hardies avec un calme et une sérénité de philosophe, sans se soucier des graves inconvénients qu’elles pouvaient avoir pour sa tranquillité. Tout en sachant qu’il risquait d’être excommunié, il proclamait hautement ce qu’il considérait être la vérité même si cette vérité contredisait la Tora. Notre Loi, disait-il, n’est pas despotique, elle ne veut pas faire accepter l’erreur pour la vérité, elle cherche surtout à nous conduire à la connaissance du vrai.

Parmi les penseurs juifs, Gersonide n’a d’égal que Spinoza pour la franchise et la sincérité. Il n’admettait de mystère ni en science ni en religion, mais recherchait partout la lumière et la vérité. Il n’acceptait pas plus sans examen toutes les assertions de la Tora glue celles des autorités philosophiques, et souvent il opposait ses propres vues à celles de Maïmonide, d’Averroés et même d’Aristote.

Malgré sa grande valeur, Gersonide n’exerça que peu d’influence sur le judaïsme. Manquant d’égards, dans l’expression de ses opinions, pour les croyances traditionnelles, hésitant à admettre le système biblique de la création, il passa pour hérétique aux yeux des orthodoxes. Ses Combats du Seigneur, Milhamot Adonaï, furent appelés Combats contre le Seigneur. Par contre, il jouit d’une grande estime auprès des savants chrétiens. Il était encore en vie quand le pape Clément VI fit traduire de l’hébreu en latin son traité sur l’astronomie et son étude sur l’instrument qu’il avait inventé (1342).

À côté de Gersonide, il faut également mentionner Moïse de Narbonne, appelé Maestro Vidal. Partisan enthousiaste de la philosophie, Vidal Narboni partageait son admiration entre Maïmonide et Averroës, et il commenta en grande partie les œuvres de ces deux philosophes. Il voyagea beaucoup, se rendant du pied des Pyrénées jusqu’à Tolède et retournant à Soria (1345-1362), et comme il était curieux et savait observer, il acquit des connaissances variées et étendues. Ni les souffrances ni les mésaventures ne purent ralentir son zèle pour l’étude. Lors des persécutions amenées par la peste noire, une populace féroce se rua sur la communauté de Cervera. Vidal Narboni s’enfuit avec d’autres coreligionnaires, et dans cette catastrophe il perdit tous ses biens et, ce qui lui était plus cher encore, tous ses livres. Mais dès qu’il put, il reprit ses travaux interrompus.

Vidal Narboni manquait d’originalité, il resta toute sa vie un fervent disciple d’Aristote, avec une teinte d’averroïsme. Il considérait le judaïsme comme un acheminement à la connaissance des plus hautes vérités morales et philosophiques. Pour lui, le texte de la Tora avait deux sens différents ; il avait un sens simple, superficiel, pour la foule, mais présentait un sens plus profond pour les penseurs. Narboni émit également des opinions hérétiques, mais avec moins de franchise et de courage que Gersonide. Il semble avoir douté des miracles, qu’il aurait bien voulu supprimer totalement dans la Bible. Par contre, il défendit éloquemment, et par des arguments philosophiques, le libre arbitre. Arrivé à un âge avancé, il voulut retourner de Soria dans son lieu de naissance, de l’autre côté des Pyrénées, quand la mort le surprit.