Histoire des Juifs/Troisième période, deuxième époque, chapitre VIII
Avec Maïmonide, cet esprit d’une si large envergure, la civilisation juive du moyen âge avait atteint son point culminant. Après sa mort, ses idées furent discutées avec une ardeur passionnée et produisirent la division dans le judaïsme. L’Église, dont les prétentions allaient en croissant, se mêla aux querelles des Juifs, et, pour attiser la discorde et nuire à la Synagogue, qu’elle détestait, telle employait tantôt la ruse et tantôt la violence. La disparition de Maïmonide et l’omnipotence papale eurent pour les Juifs les plus funestes conséquences.
Du vivant de Maïmonide, les communautés juives de l’Orient comme de l’Occident suivaient avec empressement sa direction. Lui mort, le judaïsme n’avait plus ni chef, ni conseiller. Son fils Aboulmeni Abraham (né en 1185 et mort en 1254) avait bien hérité de sa situation et même de son caractère, mais il n’avait ni la grande intelligence ni la force de travail de son père. Il était médecin du sultan Alkamel, frère de Saladin, et dirigeait l’hôpital du Caire avec l’historien de la médecine et de la littérature arabes, Ibn Abi Obsaibiya. Il était assez versé dans le Talmud pour pouvoir repousser les attaques dirigées contre l’érudition de son père et publier des consultations rabbiniques. Il avait aussi étudié la philosophie et composa un ouvrage pour concilier l’Aggada avec les données de la philosophie du temps. Mais tout ce qu’il savait, il l’avait emprunté aux autres, n’ayant ni originalité, ni vigueur d’esprit, et se contentant de s’assimiler le mieux possible les idées de son père. Il était cependant très estimé, mais manquait d’autorité.
Pas plus que l’Asie et l’Afrique, l’Europe ne possédait une personnalité vraiment remarquable qui pût remplacer Maïmonide. On trouvait bien quelques savants juifs dans la Provence et l’Espagne chrétienne, mais aucun d’eux n’avait assez de mérite pour s’imposer comme chef religieux aux communautés juives. Ainsi, au moment où les temps devinrent sombres pour le judaïsme et où il aurait fallu un homme d’un caractère ferme et généreux et d’un esprit puissant pour relever les courages abattus et indiquer le chemin à suivre, il n’y avait que des savants sans influence ni autorité. Si, à cette époque, un homme s’était rencontré comme 1laïmonide, on n’aurait eu, sans doute, à déplorer ai les dissensions funestes entre les partisans d’une foi éclairée et les obscurantistes, ni l’action délétère du mysticisme.
Et cependant, plus que jamais, les Juifs auraient eu besoin d’un guide ferme et vaillant. Car, au commencement du XIIIe siècle, ils eurent à subir l’hostilité d’un adversaire aussi puissant que malveillant. Le pape Innocent III (1198-1216), qui courba peuples et souverains sous le joug de l’Église, asservit les esprits, persécuta les penseurs indépendants, créa l’Inquisition et fit monter sur des bûchers tous ceux qui lui semblaient hérétiques, ce pape fut aussi un ennemi implacable des Juifs et du judaïsme. Lui, le puissant prince de l’Église, qui pouvait distribuer couronnes et pays et était parvenu, à l’aide de sa légion de légats et de moines dominicains et franciscains, à soumettre à sa domination toute l’Europe, depuis l’océan Atlantique jusqu’à Constantinople et depuis la Méditerranée jusqu’aux régions arctiques, il supportait avec peine l’existence du petit peuple juif. Au début de son règne, cependant, il se montra assez favorable aux Juifs, et quand, à la mort de Saladin, le sultan d’Égypte qui possédait Jérusalem, une nouvelle croisade s’organisa et que, selon leur habitude, les croisés se mirent à piller et à tuer les Juifs, il intervint en leur faveur (sept. 1109). Il interdit également aux chrétiens de les baptiser de force, de leur ravir leurs biens sans une autorisation légale, de les massacrer, de les attaquer à coups de fouet ou de pierres pendant leurs fêtes ou de profaner leurs cimetières. Chose étrange, ce n’est pas un sentiment d’humanité et de justice qui provoquait l’intervention du pape, mais cette pensée singulière que les Juifs doivent vivre, et vivre dans l’abjection et la misère, pour la plus grande gloire du christianisme.
Mais si Innocent III voulait qu’on laissât la vie sauve aux Juifs, il ne les en détestait pas moins. Ainsi, il reprocha (1205) sa bienveillance pour les Juifs au roi de France Philippe-Auguste, qui, cependant, les avait pillés, emprisonnés, expulsés, et ne les avait rappelés dans son pays que pressé par des besoins d’argent ! Je suis affligé, écrit-il à ce souverain, de voir des princes préférer les descendants des déicides aux héritiers du crucifié, comme si le fils de l’esclave pouvait hériter du fils de la femme libre. J’ai appris qu’en France les Juifs se sont approprié par l’usure les biens de l’Église et des chrétiens ; que, contrairement à la décision du concile de Latran tenu sous Alexandre III, ils engagent des nourrices et des domestiques chrétiens ; que les tribunaux n’acceptent pas le témoignage des chrétiens contre les Juifs ; que la communauté de Sens a construit une nouvelle synagogue qui dépasse en hauteur l’église voisine, et où les prières sont récitées, non pas à voix basse, comme avant l’expulsion, mais à voix tellement haute que les offices des chrétiens en sont troublés ; et enfin que les Juifs sont autorisés à se montrer en public pendant la semaine de Pâques, dans les villes et les villages, et à détourner les fidèles de leur foi. Innocent III répète aussi cette odieuse calomnie que les Juifs égorgent secrètement des chrétiens, et il enjoint à Philippe-Auguste de traiter les Juifs avec rigueur et, en général, d’exterminer les hérétiques de son pays.
La même année (mai 1205), le pape adressa une lettre sévère à Alphonse le Noble, roi de Castille, parce que ce prince tolérant ne voulait pas permettre aux ecclésiastiques d’enlever aux Juifs leurs esclaves musulmans pour les baptiser, ni contraindre les Juifs et les musulmans à payer la dîme au clergé. En cas de désobéissance, le roi de Castille était menacé de la censure ecclésiastique. Innocent III avait, en effet, décrété, dans l’intérêt des prêtres, que les Juifs, possesseurs de terres, fussent contraints de payer la dîme comme les chrétiens. Comme il ne pouvait pas excommunier les récalcitrants, il prononçait l’anathème contre les chrétiens qui auraient des relations avec eux.
Voici enfin une autre lettre, adressée au comte de Nevers ( janvier 1208), et dans laquelle Innocent III donne libre cours à sa haine contre les Juifs. Comme le comte de Nevers traitait les Juifs avec équité, le pape lui écrivit : Les Juifs devraient errer, comme Caïn, à travers le monde, et porter sur leur visage la marque de leur abjection. Au lieu de les humilier et de les asservir, les princes chrétiens les protègent, les reçoivent dans les villes et les villa,-es et les utilisent comme banquiers, pour leur faire extorquer de l’argent aux chrétiens. Bien plus, ils jettent en prison les débiteurs chrétiens des Juifs et permettent à ces derniers de prendre en gage des châteaux forts et des villages chrétiens, dont la dîme, alors, n’est pas payée à l’Église. Et n’est-il pas scandaleux que des chrétiens fassent tuer leurs animaux et pressurer leurs raisins par des Juifs, pour que ceux-ci puissent en prendre ce qu’ils désirent et laissent ensuite le reste aux chrétiens ? Ce qui est surtout blâmable, c’est que ce vin, ainsi préparé par les Juifs, sert ensuite pour le sacrement de la communion. Les chrétiens sont-ils excommuniés et leurs pays mis en interdit par les prêtres à cause de leurs relations avec les Juifs ? ceux-ci rient dans leur barbe et sont contents que, grâce à eux, les harpes de l’Église soient suspendues aux saules et les prêtres privés de leurs revenus, pendant la durée de l’excommunication. Innocent III fut le premier pape qui traita les Juifs avec une dureté inhumaine, et si, dans son esprit, leur existence avilie n’avait pas dû contribuer à la glorification du christianisme, il aurait prêché contre eux, comme il le fit contre les albigeois, une vraie guerre d’extermination.
Innocent III éprouvait peut-être pour les Juifs une haine si violente, parce qu’il sentait que leurs doctrines religieuses étaient une protestation contre les mœurs relâchées des prélats chrétiens du temps et semblaient, par conséquent, encourager les hérétiques dans leur opposition à l’Église. Il aurait vu juste. Car c’est dans Peurs relations avec des Juifs instruits, ou dans des ouvrages juifs, que les Albigeois du sud de la France avaient puisé en partie la pensée de repousser l’autorité de la papauté. Il y eut même une secte parmi les Albigeois qui déclarait hautement que la doctrine des Juifs était préférable à celle des chrétiens. Aussi le pape Innocent III faisait-il surveiller avec une même sévérité malveillante les Albigeois et les Juifs du midi de la France, et Raimond VI, comte de Toulouse et de Saint-Gilles, surnommé par les troubadours du temps le bon Raimond, était en butte à ses tracasseries autant comme ami des Juifs que comme protecteur des Albigeois. Entre autres crimes, le pape lui reprochait d’avoir des fonctionnaires juifs. Humilié, flagellé et conduit tout nu à l’Église, la corde au cou, par Milon, légat du pape, Raimond dut confesser ses péchés en public et jurer, entre autres, de renvoyer tous ses fonctionnaires juifs (1209). Treize barons, accusés, comme Raimond VI, de se montrer favorables envers les Albigeois et les Juifs, furent également contraints de jurer qu’ils renverraient leurs fonctionnaires juifs et n’en nommeraient plus jamais.
Ailleurs encore, les Juifs furent englobés dans les persécutions dirigées contre les Albigeois. Ainsi, quand, sur l’ordre du pape, l’abbé de Cîteaux, Arnaud-Amauri, et l’ambitieux comte Simon de Montfort marchèrent contre Raimond-Roger, vicomte de Béziers, qui était haï non seulement parce qu’il protégeait les Albigeois, mais aussi parce qu’il favorisait les Juifs, les croisés prirent Béziers d’assaut et, au nom de leur Dieu, y mirent tout à feu et à sang. Nous n’avons tenu compte, écrivit Arnaud au pape, ni du sexe, ni de l’âge ; prés de vingt mille personnes sont tombées sous nos coups. Après le massacre, on a pillé et brûlé la ville ; la vengeance divine a sévi sur Béziers d’une façon vraiment miraculeuse. On avait demandé à Arnaud comment on distinguerait les hérétiques des fidèles : Tuez-les tous, avait-il répondu, Dieu reconnaîtra les siens. Dans ce carnage, deux cents Juifs périrent et un grand nombre furent faits prisonniers. Aussi, l’année où le pape prêcha la croisade contre les Albigeois est-elle désignée chez les Juifs comme année de deuil.
Grâce à sa victoire diplomatique sur Raimond, de Toulouse, et à sa victoire militaire sur Raimond-Roger, de Béziers, l’Église triomphait non seulement dans le Midi, mais aussi dans les autres parties de la France. Innocent III possédait maintenant l’omnipotence temporelle et spirituelle. Les hérétiques étaient massacrés, l’indépendance d’esprit était condamnée comme criminelle. On brûlait à Paris les élèves du philosophe Amalaric de Bena, ceux qui médisaient de Rome et du pape ou déclaraient païen l’usage d’élever des autels en l’honneur de saints et de vénérer des reliques. Les écrits philosophiques introduits d’Espagne en France, entre autres la traduction, faite sur l’ordre d’un archevêque, de l’œuvre d’Ibn Gabirol, étaient mis à l’index par le synode de Paris (1209). La petite lueur qui commençait à briller parmi les nations d’Europe gênait l’Église, elle l’éteignit. Seuls les juifs d’Espagne et du midi de la France défendaient encore vaillamment le flambeau de la science.
Eux aussi furent troublés dans leurs études. L’Église accumula contre eux les restrictions et les mesures d’exception pour les humilier et les outrager. Le concile d’Avignon (sept. 1209), présidé par Milon, légat du pape, décida que tous les barons et toutes les villes libres promettraient par serment de ne confier aucun emploi à des Juifs et de ne pas laisser s’engager des domestiques chrétiens dans des maisons juives. Ce même concile interdit aux Juifs de travailler le dimanche ou les jours de fêtes chrétiennes, et de manger de la viande aux jours de jeûne des chrétiens.
En Angleterre surtout, la situation des Juifs était alors particulièrement triste. Ils avaient dans ce pays de nombreux et puissants ennemis, d’abord le roi Jean sans Terre, qui ne reculait devant aucun moyen pour leur extorquer de l’argent, ensuite les barons, qui, voyant dans les Juifs une source de richesses pour Jean sans Terre, les englobaient tous dans leur haine pour le roi, enfin le cardinal Langton, imposé par le pape comme archevêque à Cantorbéry, et qui avait importé en Angleterre l’esprit de persécution de l’Église.
Effrayés par les souffrances qui les menaçaient de toutes parts et poussés en même temps par le désir de voir la Terre Sainte, que le poète Juda Hallévi avait réveillé dans tant de cœurs, trois cents rabbins de France et d’Angleterre émigrèrent à Jérusalem (1211), où ils furent accueillis avec bienveillance par le sultan Aladil, frère de Saladin. Les plus connus d’entre eux étaient Jonathan Kohen, de Lunel, partisan de Maïmonide, et Simson ben Abraham, qui avait, au contraire, attaqué avec vivacité l’auteur du Guide. Ces émigrés élevèrent à Jérusalem des synagogues et des écoles et implantèrent en Orient l’enseignement remarquable de l’école des tossafistes.
Ce fut à ce moment qu’un chef almohade du nord-ouest de l’Afrique, Mohammed Alnassir, convoqua les mahométans à une guerre sainte, pour abattre la puissance des chrétiens dans l’Espagne musulmane, et fit traverser la mer à près d’un demi million de ses coreligionnaires. À la vue du danger qui les menaçait, les rois chrétiens d’Espagne cessèrent leurs luttes pour s’unir contre l’ennemi commun. Ils firent également appel au pape Innocent III, pour qu’il leur vint en aide et fit prêcher une croisade contre les musulmans. Innocent III accéda à leur désir ; de nombreux guerriers européens se rendirent au delà des Pyrénées pour combattre le croissant, et, parmi eux, Arnaud-Amauri, l’abbé de Cîteaux, avec sa bande. Les ultramontains, comme on les appelait, par opposition aux soldats espagnols, s’étaient déjà distingués par leur fureur d’extermination dans leur lutte contre les Albigeois et les Juifs du midi de la France. Quand ils virent la situation relativement satisfaisante des Juifs espagnols ainsi que leurs richesses, leur instruction et l’estime dont ils jouissaient à la cour, leur haine contre tout ce qui n’était pas soumis à l’Église et au pape se réveilla avec une violence sanguinaire, et ils crurent qu’il y allait du salut de leur âme s’ils n’infligeaient pas aux Juifs d’Espagne le sort auquel ils avaient condamné les hérétiques de France. Ils se jetèrent donc sur les Juifs de Tolède (1212) et en tuèrent plusieurs ; ils auraient sans doute massacré toute la communauté, sans l’intervention du roi Alphonse, de Castille, et des chevaliers et bourgeois chrétiens de Tolède, qui prirent les Juifs sous leur protection.
Mais bientôt l’action de la papauté, si néfaste pour les Juifs, allait se faire sentir également en Espagne. Innocent III ne négligeait rien pour agrandir sa puissance et étendre son influence dans les divers pays chrétiens. Afin de donner plus d’autorité encore à ses actes et justifier les persécutions sanglantes qu’il avait ordonnées ou tolérées, il y associait l’Église tout entière. Ainsi, il convoqua un concile général à Rome pour étudier les mesures à prendre, en vue de nouvelles croisades, contre les musulmans de la Terre Sainte et de la Péninsule ibérique et contre les hérétiques du midi de la France. Les Juifs devaient également être l’objet des délibérations de cette assemblée œcuménique. Quand ils en furent informés, ils décidèrent, sur le conseil de Don Zag Benveniste, médecin du roi d’Aragon, de se réunir à Bourg de Saint-Gilles, pour envoyer à Rome des personnes influentes et habiles qui les défendraient contre les accusations de leurs adversaires. Leurs efforts restèrent sans résultat. Le concile réuni à Rome, en novembre 1215, dans la basilique de Latran, renouvela d’abord les anciennes restrictions contre les Juifs ; il en ajouta ensuite d’autres encore. Ainsi, il imposa aux princes chrétiens le soin de surveiller sévèrement les Juifs, pour les empêcher de prêter de l’argent aux chrétiens à un taux trop élevé. Cette mesure s’explique facilement, car l’Église, ne voulant pas prendre en considération les nécessités financières de l’époque, s’en tenait à la lettre de la Bible, qui défendait tout prêt à intérêt. Et cependant, il y avait bien des chrétiens, et même des ecclésiastiques, qui favorisaient l’usure des Juifs pour en tirer un profit personnel, et il existait aussi des associations chrétiennes, comme les Lombards et les Caorsins, qui exigeaient un taux bien plus élevé que les Juifs. Le concile défendit aux Juifs baptisés, sous les peines les plus sévères, de pratiquer secrètement le judaïsme. À la fête de Pâques, aucun Juif n’avait le droit de se montrer en public. Les Juifs, acquéreurs ou détenteurs gagistes de biens-fonds ou de maisons, devaient non seulement payer la dîme au clergé catholique, comme les chrétiens, mais encore participer pour six deniers par famille aux frais d’entretien de l’église pendant la Fête de Pâques. Enfin, on répéta aux princes chrétiens la défense de confier à des Juifs des fonctions publiques.
Un décret du concile de Rome fut particulièrement pénible pour les Juifs : ce fut l’obligation de porter dorénavant sur leurs vêtements, dans tous les pays chrétiens, un signe distinctif qui les fit reconnaître des autres habitants. On prétendit que cette décision avait pour bat d’empêcher les mariages mixtes, qui se contractaient quelquefois par erreur dans certaines contrées où juifs et mahométans avaient le même costume que les chrétiens. On essaya même de justifier cette institution infamante par une loi de Moise, qui aurait ordonné aux Juifs de se distinguer par leurs vêtements.
À partir de l’âge de douze ans, les jeunes gens, sur l’ordre du concile, devaient attacher à leur chapeau, et les jeunes filles à leur voile, un morceau d’étoffe d’une couleur particulière. La rouelle, comme on l’appelle, est donc une invention du pape Innocent III et du 4e concile général de la chrétienté.
La rouelle n’était pas, cependant, tout à fait une nouveauté, le pape paraît en avoir emprunté l’idée à la législation des pays musulmans. Ce fut, en effet, le prince almohade Abou Youssouf Yacoub Almansour qui, le premier, obligea les Juifs de son royaume, qui avaient dû adopter l’islamisme par contrainte, de porter des vêtements spéciaux, une robe grossière avec de longues manches, et, au lieu du turban, un voile de forme ridicule. Si j’étais sûr, disait ce prince fanatique, que les Juifs se sont convertis sincèrement, je leur permettrais de contracter des mariages avec les musulmans. Si je savais, au contraire, qu’ils persistent dans leur ancienne foi, je les passerais au fil de l’épée, je réduirais leurs enfants en esclavage et confisquerais leurs biens. Mais je suis dans le doute, je veux donc qu’ils portent des vêtements qui les ridiculisent. C’est cette loi barbare qu’Innocent III introduisit en pays chrétien le 30 novembre 1215. Ce signe infamant attaché à leurs habits exposa les Juifs, en Europe, pendant six siècles, à la raillerie et aux insultes.
À la suite de cette décision du pape, les conciles provinciaux, les États et les princes délibérèrent gravement au sujet de la rouelle, pour en déterminer avec minutie la couleur, la forme, la longueur et la largeur. Mais, qu’elle fût ronde ou carrée, jaune ou rouge, placée sur le chapeau ou sur la poitrine, le résultat en était le même, elle invitait la foule à accabler les Juifs de son mépris et de ses outrages, elle encourageait la populace à les attaquer, les maltraiter et souvent même les tuer, elle servait de prétexte aux classes dirigeantes pour les isoler comme des parias et les expulser du pays. Ce signe infamant eut aussi une action désastreuse sur les Juifs eux-mêmes, sur leur caractère et leurs manières. Ils s’habituèrent peu à peu à leur abjection, perdant tout amour-propre et toute dignité, négligeant de plus en plus leur personne et leur habillement, et s’accoutumant à parler entre eux un jargon incorrect et grossier. Ils n’eurent bientôt plus ni le sens, ai le goût du beau. Leur maintien devint humble, presque lâche.
Les Juifs n’adoptèrent cependant pas la rouelle sans résistance, surtout en Espagne et dans le midi de la France, où jusqu’alors ils avaient été honorés et estimés. Quelques personnalités juives jouissaient encore, du reste, d’une assez grande influence aux cours de Tolède et de Saragosse, soit comme ambassadeurs auprès des souverains étrangers, soit comme ministres des finances (almoxarifs) ou comme médecins. Elles mirent tout en mouvement pour empêcher la mise à exécution de la décision du concile relative à la rouelle, et, de fait, elles réussirent en partie.
Honorius III, le successeur d’Innocent III, invita, en effet, les évêques et les légats à fermer les yeux si, dans certaines contrées, les Juifs ne portaient pas ce signe d’infamie. En Aragon, grâce aux démarches de Zag Benveniste, médecin du roi Jacques I et à l’intervention énergique du souverain, le pape dispensa toute la population juive de porter la rouelle (1220) en récompense, écrivit-il, des services rendus par Benveniste, qui s’était toujours abstenu de faire de l’usure et avait donné obligeamment ses soins à des catholiques.
Mais l’année même où il se montrait si tolérant dans la question de la rouelle, le pape Honorius III ordonna à Jacques Ier de ne plus confier de poste diplomatique à un Juif auprès d’une cour musulmane, sous prétexte qu’il était peu probable que des hommes qui repoussent la foi chrétienne pussent servir fidèlement des chrétiens. Il écrivit dans le même sens aux prélats de l’Espagne, les engageant à user de leur autorité auprès des rois d’Aragon, de Castille, de Léon et de Navarre, pour que nul Juif ne fût plus envoyé désormais comme ambassadeur à l’étranger. Comme si les fonctionnaires juifs n’avaient pas toujours servi leur pays avec une fidélité et un dévouement absolus !
Moins indulgent pour les Juifs d’Angleterre que pour ceux d’Espagne, le pape Honorius insista pour qu’on les contraignit avec la dernière rigueur à porter la rouelle. Du reste, depuis la mort de Jean sans Terre et pendant la minorité du roi Henri III, le vrai souverain était Étienne Langton, archevêque de Cantorbéry, ennemi implacable des Juifs. Au concile d’Oxford, il fit voter une série de mesures restrictives contre les Juifs, parce qu’ils se seraient rendus coupables d’un crime. Quel crime ? Il n’en dit rien. Peut-être leur reprochait-il la conversion au judaïsme d’un moine dominicain. Ce dernier fut naturellement brûlé. C’était l’argument habituel de l’Église envers ceux qu’elle ne pouvait pas convaincre autrement.
En Italie aussi, où régnait pourtant un prince libéral et éclairé, l’empereur Frédéric II, qui avait à sa cour des savants juifs chargés de traduire de l’arabe en latin des œuvres philosophiques, la papauté parvint à imposer la rouelle aux Juifs. Ce fut surtout dans le midi de la France que les édits d’Innocent III contre les Juifs furent appliqués avec une implacable dureté. Dans cette contrée, le fanatisme catholique avait été surexcité par la lutte contre les Albigeois. Ces derniers anéantis, on se rua sur les Juifs. Les moines prêcheurs, disciples de saint Dominique, glorifiaient le christianisme par les tortures et les bûchers. Pour la moindre infraction aux lois de l’Église, on était appelé devant leur tribunal. Il suffisait d’être trouvé possesseur d’une Bible en langue provençale pour être taxé d’hérésie. Leurs collègues de l’ordre de Saint-François d’Assise, les frères mineurs, leur prêtaient main-forte dans leurs hautes œuvres. Aussi la situation des Juifs devint-elle intolérable.
Du reste, vers cette époque, parurent à la fois sur la scène de l’histoire quatre personnages qui s’inspirèrent soi-disant de leurs sentiments de chrétiens pour rendre l’existence des Juifs plus misérable et plus douloureuse qu’elle n’avait jamais été. C’était d’abord le pape Grégoire IX, ennemi implacable de l’empereur Frédéric II, qui provoqua des dissensions en Allemagne et détruisit la grandeur et l’unité de ce pays. C’était ensuite le roi de France Louis IX, surnommé le Saint, qui, dans la simplicité de son cœur et l’étroitesse de son esprit, croyait accomplir une œuvre pie en persécutant les Juifs. À côté de lui, on trouve son contemporain Ferdinand III, de Castille, surnommé également le Saint par l’Église, parce qu’il mettait lui-même le feu aux bûchers où il faisait monter les hérétiques. À ces trois souverains il faut ajouter le général des dominicains, Raimond de Peñaforte, grand pourfendeur d’hérétiques.
Poursuivis ainsi par la haine acharnée de ceux qui occupaient les plus hautes situations dans la catholicité, les Juifs ne trouvèrent bientôt plus un seul pays où ils pussent vivre en sécurité. En Hongrie, qui était également habitée par des musulmans et des païens, les rois, dont la foi catholique n’était pas très vive, avaient d’abord traité les Juifs avec beaucoup d’égards. Ils leur affermaient le droit de battre monnaie, le monopole du sel, la rentrée des impôts, et, en général, ils leur confiaient des emplois publics. Il y avait même quelquefois des mariages entre juifs et chrétiens. Une telle situation déplut à la papauté, et quand le roi André, en lutte avec les magnats, auxquels il avait été obligé d’octroyer une charte, fit appel à l’intervention du pape Grégoire IX, celui-ci commença par l’obliger à éloigner Juifs et musulmans de toute fonction publique. André promit de se conformer à la volonté du pape. Mais la nécessité aidant, il continua d’employer des fermiers et fonctionnaires non chrétiens. Il fut excommunié avec ses partisans, sur l’ordre du pape, par l’archevêque de Gran. Sous la pression des circonstances, il dut enfin céder et promettre solennellement (en 1233) de ne plus appeler de Juifs ou de Sarrasins à des emplois publics, d’interdire les mariages mixtes et de contraindre les Juifs à porter un signe distinctif. Un serment analogue fut imposé par les légats du pape au prince héritier Bèla, au roi de Slavonie, ainsi qu’à tous les magnats et hauts dignitaires.
Aux persécutions du dehors, qui affaiblissaient les Juifs, vinrent se joindre des déchirements intérieurs. Par une singulière ironie du sort, les écrits de Maïmonide, qui, dans la pensée de leur auteur, devaient établir des liens étroits entre les Juifs de tous les pays et assurer l’unité du judaïsme, devinrent, au contraire, une cause de discorde. En essayant de réconcilier la foi et la raison, Maïmonide avait émis des assertions qui étaient en contradiction avec les doctrines de la Bible et du Talmud. Les obscurantistes arguèrent de ces contradictions pour condamner rigoureusement toute recherche scientifique et prescrire de se conformer à cette maxime du Talmud : Empêchez vos enfants de réfléchir. Il y eut aussi des esprits libéraux qui déploraient que, dans son désir de mettre d’accord la religion et la philosophie contemporaine, Maïmonide eût subordonné totalement la première à son système philosophique. Ils lui reprochaient de ramener les miracles à de simples événements naturels, de considérer fa prophétie, non pas comme une communication directe avec la divinité, mais comme des états psychiques, des créations de l’imagination ou des rêves, d’avoir établi une théorie de l’immortalité de l’âme qui est en contradiction avec le judaïsme talmudique, de nier l’existence d’un paradis et d’un enfer, et d’admettre que les âmes pures se fondent et disparaissent dans le sein de l’Esprit suprême. On lui en voulait surtout d’avoir essayé de donner un fondement rationnel à toutes les prescriptions religieuses et de leur avoir ainsi enlevé leur caractère de permanence pour les changer en lois provisoires.
Ainsi donc, à côté des admirateurs passionnés de Maïmonide, qui considéraient ses travaux comme une seconde révélation, se forma un parti qui attaqua ses œuvres avec vivacité, notamment son Guide des égarés et la première partie de son code talmudique. Dès cet instant, les rabbins et les chefs des communautés juives d’Europe et d’Asie se divisèrent en maïmonistes et antimaïmonistes. Déjà, du vivant de Maïmonide, sa philosophie religieuse avait soulevé des objections, mais l’enthousiasme de ses admirateurs était alors tellement vif qu’on n’écoutait pas ses détracteurs. Un rabbin de Tolède, Meïr ben Todros Hallévi Aboulafia (mort en 1244), avait exposé, dans une lettre adressée aux sages de Lunel, les scrupules que le système de Maïmonide faisait naître dans son esprit. Ses critiques ne furent pas accueillies en Provence, où Ahron ben Meschoullam, de Lunel, défendit contre lui les idées du maître avec une grande science et une conviction ardente, mais elles rencontrèrent un terrain favorable dans le nord de la France. Là, les talmudistes, et à leur tète Simson de Sens, témoignaient d’une aussi profonde vénération pour le Talmud que pour la Bible, et ils n’admettaient pas qu’on pût l’interpréter à sa guise. Ils s’associaient donc pleinement aux attaques d’Aboulafia contre Maïmonide.
Dans le Midi, au contraire, et en Espagne, les doctrines de Maïmonide avaient excité l’admiration des savants les plus connus. On n’expliquait plus la Bible et le Talmud que d’après le système du Moré. Les orthodoxes s’efforçaient de faire disparaître, à force de commentaires, les contradictions qu’ils remarquaient entre le judaïsme talmudique et les idées de Maïmonide. Mais les esprits libéraux mettaient ces contradictions à profit pour émettre les opinions les plus hardies sur la Bible et le Talmud, et s’affranchir même complètement du joug des pratiques cérémonielles. On allait si loin dans cette voie que, dans certaines communautés d’Espagne, des Juifs contractèrent des mariages avec des chrétiennes et des musulmanes.
Ces tendances antireligieuses des partisans de Maïmonide précipitèrent le mouvement contre son œuvre. Le signal fut donné par un brave et digne rabbin de Montpellier, Salomon ben Abraham, nature honnête et loyale, mais esprit étroit, qui ne voyait de salut que dans le Talmud. Salomon et ses partisans se représentaient Dieu sous une forme corporelle, tel qu’il est décrit dans l’Aggada, assis sur un trône enveloppé de nuages. Les récompenses et les châtiments de la vie future avaient pour eux une signification toute matérielle, ils pensaient que les justes goûteront, dans le paradis, de la viande du Léviathan et du vin vieux, et que les méchants seront torturés dans les flammes de l’enfer. Ils croyaient fermement aux mauvais esprits, parce que l’Aggada en affirme l’existence.
Avec de telles idées, Salomon devait naturellement trouver une hérésie dans chaque ligne du Mord. Convaincu que le triomphe des doctrines de Maïmonide amènerait rapidement la destruction du judaïsme, il n’hésita pas à se servir contre elles de l’arme dangereuse de l’excommunication, que le christianisme du moyen âge employait alors si fréquemment pour combattre toute indépendance de pensée. Aucun rabbin de la Provence ne voulut se joindre à lui pour flétrir le Moré. Seuls deux de ses disciples lui accordèrent leur appui, Yona ben Abraham Gerundi, de Girone, et David ben Saül. Donc, au commencement de 1232, ces trois rabbins lancèrent l’excommunication contre tous ceux qui liraient les écrits philosophiques de Maïmonide, s’occuperaient d’autres études que de la Bible et du Talmud, et interpréteraient la Thora autrement que ne l’avait fait Baschi.
Cet outrage infligé à la mémoire de Maïmonide et cette déclaration de guerre faite à toute recherche scientifique, à toute spéculation philosophique, révoltèrent les savants de Provence, qui rendirent coup pour coup. À Lunel, à Béziers et à Narbonne, où les maïmonistes étaient les maîtres, ils excommunièrent, à leur tour, Salomon de Montpellier et ses deux disciples, et invitèrent toutes les communautés du Midi à se joindre à eux dans leur lutte contre l’obscurantisme. À Montpellier même, la communauté se divisa en deux camps, les uns tenant pour leur rabbin, les autres le combattant et lui refusant obéissance. La lutte s’étendit dans toutes les communautés de Provence, de Catalogne, d’Aragon et de Castille, et elle prit un caractère de plus en plus violent.
Parmi les combattants, les plus connus étaient David Kimhi et Moïse Nahmani. Le premier, déjà âgé et très connu comme exégète et commentateur de la Bible, était un des plus fervents admirateurs de Maïmonide et partisan convaincu des droits de la pensée. Suspect aux obscurantistes, il avait été excommunié par les rabbins du nord de la France, principalement parce qu’il avait donné une interprétation philosophique de la vision du Char céleste d’Ézéchiel et déclaré que, dans ! es temps messianiques, les controverses talmudiques n’auraient plus aucune signification, c’est-à-dire que le Talmud n’avait qu’une importance temporaire. II soutenait donc les idées de Maïmonide avec une énergie d’autant plus tenace qu’il luttait en même temps pour sa propre cause. Quoique faible et âgé, il se rendit en Espagne pour soulever les communautés juives contre Salomon de Montpellier.
Son antagoniste le plus célèbre était le jeune Bonastruc de Porta, ou, comme on l’appelait dans les milieux juifs, Moïse Nahmani (né vers 1195 et mort vers 1270). Caractère énergique et bien trempé, il avait les défauts de ses qualités. Homme d’une piété sincère, d’une intelligence perspicace et d’une grande élévation de pensées, il était pénétré de ce sentiment qu’il y avait nécessité pour les croyants de se soumettre à une autorité religieuse. La sagesse des anciens lui paraissait d’une supériorité incontestable, et il était convaincu de la vérité de ce dicton que quiconque suit l’enseignement des anciens boit du vin vieux. Il croyait à l’autorité infaillible non seulement de la Bible, mais aussi du Talmud et des gaonim. Nahmani, comme on le nommait par abréviation, était médecin, il avait donc étudié les sciences naturelles ; il avait aussi d’autres connaissances profanes et était assez familiarisé avec la littérature philosophique. Mais, pour lui, le Talmud éclipsait, par son éclat, toute autre œuvre et représentait le passé et l’avenir du judaïsme. Il avait peu de ressemblance avec Maïmonide. Celui-ci expliquait le judaïsme par la raison, et Nahmani par le sentiment. Pour Maïmonide, la religion juive ne contient aucun mystère qui ne puisse être éclairci et interprété par la raison. Nahmani estimait, au contraire, que ces doctrines mystérieuses forment la partie la plus sacrée du judaïsme et doivent échapper à toute tentative d’explication. Le contraste de ces deux esprits se manifeste surtout dans leurs opinions relatives aux démons. Admettre la puissance des démons est, selon Maïmonide, une croyance non seulement superstitieuse, mais même païenne. Nahmani accorde, au contraire, une place importante aux démons dans sa conception du monde.
Cependant, tout en combattant la philosophie du temps comme ennemie de la Révélation, Nahmani ne voulait pas chasser complètement la raison du domaine de la religion. Grâce à son esprit lumineux et à ses connaissances profanes, il n’avait pas cette foi areu-le des rabbins du nord de la France, qui exigeaient une soumission absolue à toutes les explications et à toutes les institutions du Talmud. Il lui arrivait ainsi, parfois, de se mettre en contradiction avec lui-même. Car, souvent, sa raison protestait contre des croyances que lui imposait l’autorité du Talmud. Ainsi, son esprit répugnait à accepter à la lettre les anthropomorphismes dont se servait la littérature talmudique pour parler de Dieu, et, d’un autre côté, il n’osait pas les interpréter à la manière de Maïmonide, pour ne pas se mettre en opposition avec le Talmud. Que faire ?
Pour sortir d’embarras, Nahmani appela à son aide un enseignement secret qui venait d’éclore, mais qui se présentait comme une tradition très ancienne et d’origine divine. C’était la Cabale. Appuyé sur cette théosophie, Nahmani donnait un sens profond, mystérieux, à des passages qui, pris à la lettre, paraissaient ridicules, enfantins, et parfois outrageants pour la divinité. C’est ainsi qu’il se laissa séduire par cette fausse science de la Cabale et en devint le principal appui.
À l’époque où l’excommunication fut prononcée contre les écrits philosophiques de Maïmonide, Nahmani était encore jeune, mais il jouissait déjà d’une grande autorité, même auprès de l’orgueilleux Moïse Aboulafia, et maïmonistes et antimaïmonistes désiraient obtenir son adhésion. Ami de Salomon de Montpellier et cousin de Yona, il se décida en faveur des adversaires de Maïmonide, et quand il apprit que Salomon avait été excommunié, il s’empressa de plaider sa cause auprès des communautés d’Aragon, de Navarre et de Castille.
Dans cette lutte, qui menaçait de rompre l’ancienne unité du judaïsme, Nahmani conseillait à tous la prudence, le calme et la réflexion. Mais un esprit impartial seul aurait pu agir sur les deux partis, et Nahmani montrait ouvertement ses préférences pour les antimaïmonistes : Quand même, dit-il, les rabbins français, qui sont nos maîtres, obscurciraient le soleil en plein jour et couvriraient la lune, nous n’aurions pas le droit de leur rien objecter. Les communautés d’Espagne se refusèrent à suivre Nahmani, et, sur l’instigation de son chef, le médecin Bahiel ibn Alkoustantoni, Saragosse, la principale communauté d’Aragon, se prononça énergiquement en faveur de Maïmonide et maintint l’excommunication lancée contre Salomon et ses deux partisans. Bahiel, avec son frère Salomon et dix notables de Saragosse, envoya une épître à toutes les communautés d’Aragon (ab = août 1232) pour les engager à se joindre à eux contre a ceux qui ont osé attaquer Maïmonide, le grand homme qui nous avait délivrés de l’ignorance, de l’erreur et de la sottise n. Quoiqu’il soit prescrit par le judaïsme, ajoutèrent-ils, d’acquérir également des connaissances profanes, trois hommes se sont levés qui veulent égarer le peuple et ramener les communautés vers les ténèbres, ternissent la réputation de Maïmonide, interdisent la lecture de ses œuvres et condamnent, en général, toute recherche scientifique. Quatre communautés d’Aragon, celles de Huesca, Monzon, Calatajud et Lérida, s’associèrent à la protestation de Saragosse. Mais l’importante communauté de Tolède ne se laissa pas entraîner dans le mouvement maïmoniste. Son chef, Yehuda ben Joseph, de l’illustre famille des Ibn Alfahar, qui était probablement le médecin du roi Ferdinand III, écrivit à Nahmani que lui et ses amis n’obéiraient jamais aux objurgations des pécheurs de Provence, et que si les partisans de Maïmonide, assez nombreux à Tolède, se prononçaient contre Salomon de Montpellier, il se séparerait d’eux.
Dans cette lutte ardente entre amis et ennemis de Maïmonide, qui s’attaquaient en de longues épîtres et s’excommuniaient réciproquement, les combattants égayaient un peu leurs querelles par des épigrammes plus ou moins spirituelles. Un adversaire disait du Guide et de ses partisans :
Tais-toi, Guide d’aveugles ! Tes doctrines sont inouïes !
C’est un péché de considérer la Bible comme un poème,
Et la prophétie comme un rive.
À quoi un maïmoniste répliqua :
Silence à toi-même ! Ferme ta bouche, par où passent tes sottises.
Inaccessibles sont à ton intelligence et la poésie et la vérité.
Bien plus actifs et plus remuants que leurs adversaires, les maïmonistes parvinrent à faire déposer les armes aux rabbins du nord de la France, qui consentirent à cesser leurs attaques contre Maïmonide. Nahmani était mécontent de cette capitulation, mais forcé d’accepter le fait accompli, il voulait, du moins, avoir le mérite de rétablir la paix dans le judaïsme, et il proposa la réconciliation aux rabbins français, aux conditions suivantes. On lèverait l’anathème prononcé contre la partie philosophique du code religieux de Maïmonide, mais on continuerait d’excommunier ceux qui étudieraient le Guide ou médiraient du Talmud. Cette sentence serait acceptée aussi bien par les rabbins de Provence que par ceux du Nord, et même par Abraham Aboulmeni, fils de Maïmonide. Dans son désir de la paix, Nahmani oubliait qu’un même principe avait inspiré les deux œuvres, le code religieux comme le Guide, et qu’il était illogique d’excommunier l’une et d’approuver l’autre. Il se trompait aussi en croyant qu’on pour. rait opposer une barrière aux spéculations philosophiques. Pour le moment, la réconciliation entre les deux partis était impossible, et, malgré la tentative de Nahmani, la lutte reprit avec une nouvelle ardeur.
David Kimhi pensait qu’en obtenant l’appui de la communauté de Tolède, les maïmonistes porteraient un coup décisif à leurs adversaires, et, dans ce but, il entreprit un voyage en Espagne. Mais en route il tomba malade, et sur son lit de douleur il écrivit une lettre très pressante à Juda ibn Alfahar, le chef des Juifs de Tolède, lui reprochant son silence persistant dans une conjoncture aussi importante et l’engageant à se prononcer en faveur des droits de la pensée. David Kimhi fut trompé dans son attente. Dans son for intérieur, Juda ibn Alfahar s’était déclaré depuis longtemps contre les maïmonistes, et il prenait en si sérieuse considération l’anathème lancé contre eux par les rabbins français qu’il hésitait à répondre à Kimhi. À la fin, il s’y décida, mais traita Kimhi de si dédaigneuse façon que les maïmonistes en furent déconcertés.
Malgré la sympathie qu’Alfahar, Nahmani et Meïr Aboulafia témoignaient à sa cause, Salomon de Montpellier sentait le succès lui échapper. Dans son pays, comme en Espagne, l’opinion publique était contre lui. Ceux même des rabbins français sur lesquels il comptait se retiraient d’une lutte dont ils commençaient à entrevoir les dangers. Délaissé de tous et attaqué avec violence dans sa propre communauté, Salomon se décida alors à une démarche qui eut les plus tristes conséquences non seulement pour son parti, mais pour le judaïsme tout entier.
Vers cette époque, le pape Grégoire IX, résolu à exterminer totalement les Albigeois, venait de décréter (avril 1233) que l’Inquisition fonctionnerait en permanence dans la Provence, et comme les évêques lui avaient semblé manquer de vigueur dans la répression des hérésies, il confia la direction de ce tribunal extraordinaire aux farouches dominicains. Dans toutes les villes importantes du midi de la France où les dominicains possédaient des couvents on voyait s’organiser des tribunaux qui condamnaient à la prison perpétuelle ou au bûcher les hérétiques, les suspects et parloir même les innocents. Pour triompher de ses adversaires, Salomon provoqua l’intervention de l’Inquisition : Vous brûlez vos hérétiques, dit-il aux dominicains, persécutez également les nôtres. La plupart des Juifs de Provence sont empoisonnés par les écrits impies de Maïmonide. Faites brûler ces écrits, et les Juifs effrayés cesseront de les étudier. Il n’était pas nécessaire de convier deux fois les moines dominicains à un pareil acte. Ils craignaient, du reste, que le rationalisme de Maïmonide se propageât également parmi leurs coreligionnaires. Car, vers la première moitié du XIIIe siècle, le Guide, à l’instigation de l’empereur Frédéric II, avait déjà été traduit en partie en latin. Si, à cette époque, les dominicains avaient été maîtres des personnes, comme ils le furent plus tard, ils auraient brûlé les Juifs eux-mêmes ; pour le moment, ils se contentèrent de brûler les livres. Les écrits de Maïmonide furent recherchés soigneusement dans toutes les maisons juives de Montpellier et détruits par le feu.
Cet événement réunit les rabbins des deux côtés des Pyrénées dans une commune indignation contre Salomon et ses partisans. C’était là une trahison qui excita la colère de toutes les notabilités juives d’Espagne et de Provence. Kimhi, qui était alors à Burgos, fit demander à Juda ibn Alfahar s’il continuait à protéger son ami Salomon de Montpellier. Nahmani et Meïr Aboulafia, confus, craignaient d’élever la voix. La cause du fanatique rabbin était jugée. Personne n’osait prendre sa défense. Même Yona Girondi, son plus zélé partisan, se repentait de l’appui qu’il lui avait donner et fit vœu de se rendre en pèlerinage à Tibériade, sur le tombeau de Maïmonide, pour invoquer le pardon de l’outrage qu’il avait contribué à infliger à sa mémoire. À Barcelone, sur le conseil du philosophe et poète Abraham ben Hasdaï, les chefs de la communauté introduisirent l’usage de lire et d’expliquer chaque sabbat un chapitre du Guide. On fit connaître cette coutume aux communautés de Castille, d’Aragon, de Léon et de Navarre.
À la suite de l’autodafé des œuvres de Maïmonide, de cruelles représailles furent exercées à Montpellier contre les délateurs, pour mettre fin à leur campagne de calomnies contre les partisans de Maïmonide. Parmi ceux qui furent convaincus de délation, plus de dix eurent la langue coupée. On a, du reste, peu de détails sur ces faits douloureux.
Dans l’espoir d’apaiser l’agitation produite par la lutte des maïmonistes et des antimaïmonistes et de raffermir la foi, singulièrement ébranlée par ces discussions, un rabbin du nord de la France, Moïse de Coucy, savant talmudiste et partisan convaincu de Maïmonide, entreprit de nombreux voyages à travers la Provence et l’Espagne, pour agir sur les communautés par la prédication. L’idée de s’imposer cette mission lui avait sans doute été suggérée par l’exemple des moines prêcheurs, qui allaient de ville en ville combattre avec succès l’incrédulité. Moise réussit à ramener des milliers de Juifs à l’accomplissement des pratiques religieuses, qu’ils avaient délaissées ou oubliées. En Espagne, il parvint même à faire rompre les mariages contractés avec des chrétiennes ou des musulmanes (1236). Il ne faut cependant pas attribuer ces conversions à ses prédications seules. Il régnait, à cette époque, chez les Juifs comme chez les chrétiens, des craintes superstitieuses engendrées par des songes, des phénomènes extraordinaires de la nature, etc., qui durent faciliter singulièrement la tâche du prédicateur.
Moise de Coucy ne s’appliquait pas seulement, dans ses sermons, à montrer la nécessité d’observer les lois cérémonielles, il prêchait aussi la loyauté et la probité dans les relations avec les chrétiens, et il conseillait à ses auditeurs d’être modestes, conciliants, leur faisant comprendre le prix inestimable de la paix. Il ne craignait pas de proclamer publiquement la haute valeur de Maïmonide et de le comparer aux gaonim. Malheureusement, le débat sur Maïmonide ainsi que sur les avantages et les inconvénients de la liberté de penser n’était pas prés de flair, et le judaïsme se ressentit pendant des siècles, et de la façon la plus fâcheuse, des conséquences de ces discussions.
Un des effets les plus funestes de cette scission fut certainement le développement de cette fausse science dont il a été question plus haut et qui, tout en étant de date très récente, faisait remonter son origine à la plus haute antiquité. En contradiction, par ses tendances, avec l’esprit du judaïsme, elle se déclarait la vraie doctrine d’Israël, et, tout en ne s’appuyant que sur des mensonges, elle prétendait être la seule et unique expression de la vérité. La Cabale, comme on appelait cette nouvelle doctrine, est née de la lutte entre les maïmonistes et les antimaïmonistes, elle date donc du commencement du siècle. Les plus anciens adeptes de cette science mystérieuse affirmaient eux-mêmes qu’ils l’avaient reçue de R. Isaac l’aveugle ou de son père Abraham ben David, de Posquières. Ils avouaient aussi que la doctrine cabalistique ne se trouve explicitement ni dans la Bible, ni dans le Talmud.
De toutes les rêveries mystiques d’Isaac l’aveugle (1190-1210), le créateur de la Cabale, il ne reste que quelques fragments. On y voit qu’il acceptait comme article de foi la croyance à la métempsycose, dont se raillaient les penseurs juifs. Ses disciples racontent de lui qu’il reconnaissait si une personne possédait une âme neuve, fraîchement descendue des régions célestes, ou une âme déjà vieille, ayant passé de corps en corps, et qui n’avait pas encore atteint le degré de pureté requis. Les divers éléments de la Cabale furent unis pour la première fois en un tout complet et systématique par deux des disciples d’Isaac, Azriel et Ezra, tous deux de Girone, qui avaient des opinions tellement identiques que souvent on les prenait l’un pour l’autre, et qu’on attribuait indifféremment les mêmes écrits et les mêmes assertions tantôt à l’un et tantôt à l’autre. Aussi ce couple (peut-être étaient-ils frères) est-il considéré dans l’histoire de la Cabale comme une personne unique.
Tout est obscur dans la vie de ces deux auteurs. On sait seulement que l’un d’eux, Azriel ou Ezra, mourut plus que septuagénaire (en 1238), peu d’années après la scission qui avait éclaté entre maïmonistes et antimaïmonistes. En tout cas, ils manquaient tous les deux de probité littéraire, car, pour donner un caractère plus vénérable à leur fausse science, ils attribuèrent un ou plusieurs de leurs ouvrages à des auteurs très anciens.
Azriel donne cependant quelques détails sur sa personne. À l’en croire, il serait allé de ville en ville, à la recherche d’une science secrète qui résoudrait d’une façon satisfaisante les problèmes relatifs à Dieu et à la création, jusqu’à ce qu’il l’eût enfin acquise des personnes qui la possédaient par tradition. Il aurait alors enseigné lui-même cette science dans les communautés où il passait, et se serait attiré en Espagne (Séville ?), pour sa doctrine, les moqueries des philosophes. Ainsi, l’un des premiers mystiques avoue qua, dès son apparition, la Cabale se heurta à une assez vive opposition, et qu’on ne la considérait nullement comme ancienne. Pour faire admettre la Cabale même par les savants, Azriel essaya d’en démontrer la vérité par la logique. Mais dès qu’il eut enlevé à cette doctrine le voile qui lui donne son air de mystère, il en fit apparaître immédiatement le vide et le ridicule.
Dans l’esprit de ses fondateurs, la Cabale devait former contraste avec la philosophie trop simple des maïmonistes. Ceux qui, dans leur profonde piété, considéraient chaque mot de la Bible et du Talmud comme une vérité divine, ne pouvaient se résoudre à ne voir dans le judaïsme que le reflet de la philosophie aristotélicienne. On pouvait, il est vrai, se dispenser de réfléchir sur le problème de Dieu et sur le judaïsme et accepter tout avec une naïve crédulité. C’est ce que firent les rabbins de l’Allemagne et du nord de la France ; c’était la méthode des tossafistes. Mais les rabbins de l’Espagne et de la Provence, imprégnés de l’esprit philosophique, ne se contentaient pas d’une solution aussi facile. À leurs yeux, le judaïsme aurait perdu sa haute valeur, s’ils n’avaient pu y découvrir des pensées profondes et mystérieuses. Pas plus que les maïmonistes, les antimaïmonistes ne voulaient admettre que les prescriptions de la Bible fussent des ordres arbitraires d’un despote ; pour eux, c’étaient des lois qui toutes avaient leur raison d’être et leur signification. Non seulement chaque verset biblique, mais aussi chaque sentence du Talmud devait avoir, à leur avis, un sens profond. Mais comment trouver ce sens ? En ayant recours à la Cabale.
Cette doctrine enseigne une théosophie, sinon neuve, du moins originale, qui, s’élevant de conception en conception, arrive bientôt dans la région du vague et de l’incompréhensible, où ne règnent plus que confusion et obscurité. Partant d’un principe qui était admis par tous les penseurs du temps, elle en tire des conclusions téméraires, en contradiction complète avec le point de départ. C’est ainsi que l’unité devient multiplicité, que le spiritualisme se matérialise et que rempli des croyances se changent en grossières superstitions. À son origine, la Cabale admettait les principes suivants : Dieu est élevé au-dessus de tout, même au-dessus de l’être et du penser. On ne peut donc pas dires de lui qu’il parle, agit, pense, veut ou même a des intentions. Tous ces attributs, qui qualifient l’homme, supposent des limites, tandis que la divinité, étant parfaite, n’a pas de limites. La Cabale donne donc à Dieu le nom de En-Sof, l’illimité, l’infini. Dans son ubiquité insaisissable, Dieu est caché, voilé, impossible à connaître et, par conséquent, en quelque sorte non existant. Car ce que la raison ne peut pas concevoir n’existe pas pour elle. Donc, pour manifester son existence et rendre sa présence visible, Dieu devait ou voulait agir et créer.
Mais le En-Sof n’a pas pu créer le monde sublunaire, car le parfait, l’infini, ne peut pas produire directement ce qui n’est ni parfait ni illimité. Dieu ne peut donc pas avoir été le créateur immédiat de l’univers. Mais, grâce à la lumière radieuse dont il resplendit, le En-Sof a laissé rayonner hors de lui une substance spirituelle, une force, une puissance qui, par cela même qu’elle émane de lui, participe à sa perfection. Cependant, cette émanation ne peut pas être absolument pareille au En-Sof, qui l’a engendrée, car elle n’est plus la source même, elle n’est qu’un dérivé. Elle n’est pas identique au En-Sof elle lui ressemble seulement, c’est-à-dire qu’à côté de sa perfection, elle a aussi une partie imparfaite. Ce premier produit du En-Sof est appelé par la Cabale, Sefira, nom qui peut signifier nombre ou sphère. De cette première substance ou Sefira émane une deuxième, qui, à son tour, donne naissance à une troisième, et ainsi de suite jusqu’à la dixième. La Cabale admet donc l’existence de dix substances spirituelles ou puissances ou êtres intermédiaires ou organes, qu’elle nomme les dix Sefarot et qui sont les manifestations extérieures de la divinité.
Ces dix substances forment entre elles et avec le En-Sof une unité parfaite, elles ne sont que les différentes faces d’un seul et même être. C’est ainsi que le feu produit la flamme, la lumière et l’étincelle, lesquelles, tout en apparaissant sous des formes diverses, sont la même substance. Les dix sefirot, qui se distinguent les unes des autres comme les diverses couleurs d’une même lumière, et qui ne sont que des émanations de la divinité, restent dépendantes de leur source et, par conséquent, ne sont pas illimitées. Elles ne peuvent agir qu’autant que le En-Sof leur en donne le pouvoir.
C’est à l’aide des dix sefirot que Dieu se rend visible ou se présente sous une forme corporelle. Aussi, quand les Saintes Écritures disent : Dieu descendit sur la terre, Dieu marcha, ce n’est pas la divinité elle-même, mais les sefirot qui ont accompli ces actes. La fumée des victimes offertes sur l’autel n’a pas été respirée comme odeur agréable par Dieu, mais par les êtres intermédiaires. C’est ainsi que la Cabale cherche à concilier la notion d’un Dieu immatériel et incorporel avec les anthropomorphismes bibliques. Dieu, dans ce système, conserve son incorporéité, et ce sont les sept qui se mettent en contact ou en relations avec ce qui est corporel.
Voici maintenant comment la Cabale explique la création. Dieu ou le En-Sof n’a pas créé le monde directement, mais par l’intermédiaire des sefirot. Tous les êtres du monde sublunaire, non seulement les espèces, mais aussi les individus, ont leur prototype dans le monde supérieur. L’univers ressemble à un arbre immense, muni de branches et de feuilles sans nombre, dont les racines sont représentées par les sefirot, ou encore à une chaire dont le dernier anneau est attaché au monde supérieur, ou enfin à une mer qui est alimentée par une source éternellement jaillissante. L’âme, particulièrement, est un produit du monde supérieur et se trouve en communication directe avec toutes tes sefirot, elle peut donc agir sur les sefirot et sur la Divinité elle-même. Selon qu’elle fait le bien ou le mal, elle peut attirer sur elle ou éloigner d’elle la lumière supérieure et la bénédiction divine.
D’après la Cabale, le peuple d’Israël a pour mission de faire descendre sur le monde sublunaire les grâces de la Divinité. Dans ce but, Dieu lui a révélé la Tora avec ses 613 ordonnances, afin qu’il puisse agir sur le monde supérieur à l’aide de chacune des pratiques cérémonielles. Ces pratiques ont donc un sens mystique et une très grande valeur, elles sont l’instrument magique qui sert à conserver le monde et à le rendre heureux. L’homme vraiment pieux est la pierre angulaire de la création. Le temple, avec le culte des sacrifices, avait autrefois une très grande importance, il servait à relier le monde supérieur au monde sublunaire. Le temple terrestre répondait au temple céleste (aux sefirot), et les dix doigts que le prêtre élevait en bénissant le peuple agissaient sur les dix sefirot pour attirer leurs faveurs sur les hommes. Après la chute du temple, les prières ont remplacé les sacrifices ; elles ont donc une signification mystique. Mais il faut savoir s’adresser dans chaque circonstance à la sefira spéciale dont on a besoin. Ainsi ce n’est pas Dieu, mais les organes intermédiaires qu’il faut invoquer. Pour la Cabale, la prière a une importance toute spéciale ; chaque mot, chaque syllabe, même chaque mouvement répond à une particularité du monde supérieur. Les cabalistes se sont surtout longuement étendus dans leurs explications mystiques des lois cérémonielles, et sur ce point ils forment un contraste absolu avec les maïmonistes. Ceux-ci considèrent certaines prescriptions rituelles comme sans valeur, tandis que pour les mystiques, la moindre ordonnance à une importance capitale.
La Cabale émet la théorie suivante sur la rémunération et l’état de l’âme après la mort. Elle part de cette hypothèse que, dans le monde des esprits, toutes les âmes sont créées d’avance depuis l’origine du monde, et elle admet qu’elles sont toutes destinées à descendre sur cette terre, dans un corps, où elles restent enfermées ; pendant un certain laps de temps. Si, pendant son séjour sur cette terre, l’âme triomphe des passions coupables et reste pure, elle remonte, après la mort, dans le royaume des esprits et est reçue dans le monde des sefirot. Ternit-elle au contraire, sa pureté originelle, alors elle est obligée de retourner dans un corps jusqu’à ce qu’elle soit purifiée de ses souillures. Pour la Cabale, la migration des âmes est le fondement de la doctrine de la rémunération. Les souffrances qui paraissent atteindre, ici-bas, même le juste, servent à purifier Mme, on ne doit donc pas accuser la justice de Dieu en voyant parfois l’homme pieux souffrir et le méchant prospérer.
Comme les âmes qui sont descendues dans les corps oublient parfois leur origine supérieure, se laissent séduire par les attraits de ce monde, ne conservent pas leur pureté primitive et, par conséquent, sont condamnées à revenir plusieurs fois sur cette terre, il arrive que souvent ce sont de vieilles âmes, c’est-à-dire des âmes ayant déjà été dans des corps, qui reviennent ici-bas ; alors la Divinité ne trouve pas à placer les âmes neuves. Or, le Messie ne peut venir que lorsque toute la série des âmes créées à l’origine du monde aura été épuisée. Ce sont donc les pécheurs qui retardent la délivrance du monde, en contraignant leurs âmes à revenir plusieurs fois sur la terre et en empêchant ainsi l’emploi d’âmes neuves. En se conformant aux prescriptions religieuses, en accomplissant les pratiques avec une extrême rigueur, on hâtera l’arrivée des temps messianiques.
La Cabale prétendait trouver ses doctrines dans la Bible, on peut donc aisément concevoir les tortures qu’elle devait imposer au texte pour arriver à ses fins. Aussi laisse-t-elle bien loin derrière elle, dans ses interprétations subtiles, fausses et tortueuses, les allégoristes d’Alexandrie, les aggadistes, les Pères de l’Église et tous les théologiens juifs et chrétiens. Azriel, du moins, s’efforça de rester fidèle à l’esprit philosophique et de rendre la Cabale acceptable pour les penseurs. Mais un autre cabaliste de ce temps, Jacob ben Schèschét Gerundi, de Girone (vers 1243 ou 1246), voulut au contraire, opposer cette doctrine à la véritable philosophie, il dédaignait de s’entretenir avec les philosophes et les accablait d’injures.
Pour faire croire à la haute antiquité de la Cabale, on mit en circulation une œuvre mystique qu’on revêtit d’une forme antique et qu’on attribua à un docteur du Talmud, Nehounia ben Haccana. Cette œuvre mensongère s’appelle Livre de l’Éclat (Bakir), mais mérite plutôt le nom de Livre des Ténèbres ; elle a été composée par Ezra et Azriel. Ces auteurs s’y étaient pris avec une telle habileté que des rabbins savants et avisés admettaient sincèrement que ce livre remontait à l’époque talmudique. Il fut cependant dénoncé comme œuvre de faussaire et même d’hérétique par le savant rabbin Meïr ben Simon, de Narbonne, avec l’assentiment du pieux talmudiste Meschoullam ben Mosché, de Béziers. Mais cette œuvre de mensonge et de supercherie trouva bon accueil auprès des cabalistes, qui la propagèrent avec zèle et le firent accepter comme un document précieux en faveur de leur doctrine, tandis que l’épître de Meïr tomba dans l’oubli. Ainsi, c’est dans Girone, la ville natale d’Ezra, d’Azriel, de Jacob ben Schèschét et de Nahmani, que la Cabale se développa et acquit de l’autorité avant de prendre son essor et d’infester d’autres régions de ses enseignements funestes.
La Cabale ne repose, en réalité, que sur l’erreur. On peut tout au plus admettre comme circonstance atténuante que ses créateurs se sont trompés de bonne foi. Ses doctrines sont, pour la plupart, de date assez récente, et tout à fait étrangères à l’esprit du judaïsme ; elles se rattachent en partie à l’époque de décadence de la philosophie grecque. Selon toute apparence, elle aurait échoué misérablement, malgré les efforts d’Ezra et d’Azriel, si elle n’avait trouvé un défenseur éminent dans Nahmani. Celui-ci aussi était convaincu de l’ancienneté du livre Bakir et y voyait la justification des idées mystiques de l’école de Girone. On peut s’étonner au premier abord qu’un esprit clair et pénétrant comme Nahmani, qui, dans le domaine talmudique, savait élucider les questions les plus obscures, acceptât et défendît les absurdités de la Cabale. C’est qu’en face de la philosophie abstraite et froide de Maïmonide, son âme, avide de croire et un peu mystique, se sentait attirée vers la Cabale, parce que, malgré ses puérilités, elle ouvrait, du moins, la voie aux rêves.
Grâce à l’appui de Nahmani, la Cabale se propagea assez rapidement. Car ce rabbin pieux et instruit fit rejaillir sur elle une partie de l’estime et du respect qu’il inspirait â ses contemporains. Comme le dit un poète de l’époque, En-Vidas Dafiera, le fils de Nahman fut une forteresse solide pour la Cabale, parce qu’il encouragea les timides à pénétrer avec lui dans les arcanes du mysticisme.
Ainsi, quarante ans après la mort de Maïmonide, dont les écrits étaient destinés à resserrer les liens entre les Juifs de tous les pays, le judaïsme était divisé en trois camps, les partisans des études spéculatives, les talmudistes obscurantistes et les cabalistes. Les premiers, qui se réclamaient de Maïmonide, essayaient d’expliquer les lois juives d’une façon rationnelle ; les plus modérés s’en tenaient aux doctrines de leur maître, d’autres, plus hardis, allèrent jusqu’aux conséquences extrêmes des idées de Maïmonide et rompirent en partie avec le Talmud. Les talmudistes repoussaient toute spéculation philosophique et toute recherche scientifique, ils acceptaient les aggadot dans leur sens littéral, mais repoussaient les doctrines cabalistiques. Quant aux cabalistes, ils étaient les ennemis des philosophes et des talmudistes. À l’origine, par suite de leur petit nombre et des ténèbres qui enveloppaient encore leurs doctrines, ils s’étaient associés aux obscurantistes pour combattre les maïmonistes. Mais avant la fin du siècle, ils se déchirèrent entre eux et s’attaquèrent les uns les autres avec un acharnement qui dépassait en violence celui qu’ils avaient jamais déployé contre leur ennemi commun, les philosophes.
Bien tristes furent les conséquences de ces luttes intestines, dont les maux venaient s’ajouter aux résultats néfastes des lois avilissantes que la papauté inventait contre les Juifs. Au lieu de l’humeur joyeuse, de l’activité intellectuelle et de la gaieté robuste qui avaient régné jusque-là parmi les Juifs et produit de si beaux fruits, les figures et les esprits étaient assombris par des pensées tristes et douloureuses, même dans les communautés de l’Espagne et de la Provence. Les poètes à l’esprit vif et pétillant s’étaient tus subitement, comme si le souffle glacial du malheur avait figé soudainement le sang dans leurs veines. C’est qu’on n’est guère disposé à chanter quand on est marqué du signe de l’infamie ! Aussi la poésie néo-hébraïque, qui avait jeté tant d’éclat pendant les trois derniers siècles, disparut-elle complètement. Ses dernières productions furent les satires et les épigrammes que maïmonistes et antimaïmonistes avaient dirigées les uns contre les autres. Peu à peu on cessa de s’attaquer par des épigrammes, filles gracieuses de l’esprit, pour se combattre par des argumentations lourdes et filandreuses.
Les derniers représentants de la poésie néo-hébraïque qui appartiennent encore à l’époque de Maïmonide sont : Juda Al-Harizi, partisan zélé mais traducteur superficiel de Maïmonide, Joseph ben Sabara et Juda ben Sabbataï. Par une rencontre fortuite, tous les trois créèrent simultanément le roman satirique, auquel ils donnèrent pour cadre une suite de métamorphoses, et qui offrait comme fond une phraséologie redondante. On sentait l’artifice et la recherche laborieuse dans l’esprit qu’ils essayaient de mettre dans leurs œuvres, composées sans art. Dans son roman Takkemoni, le poète Al-Harizi (1190-1240) présente Héber le Kénite sous divers déguisements et le fait converser avec l’auteur tantôt en prose rimée, tantôt en vers, où le grave se mêle au plaisant ; il y ajoute un certain nombre d’épisodes qui se rattachent plus ou moins au sujet principal. Le roman des Délices (Schasckouim) de Joseph ben Sabara (probablement médecin à Barcelone) était taillé sur le même modèle. Enfin, le troisième poète, Juda ben Isaac ben Sabbataï, originaire également de Barcelone, était compté par Al-Harizi lui-même parmi les auteurs les plus habiles ; mais ses œuvres ne méritent pas une appréciation aussi flatteuse. Son dialogue entre la Sagesse et la Richesse contient peu de tours et d’expressions poétiques, et son roman satirique L’ennemi des femmes ne vaut pas beaucoup plus.
Après la mort de ces trois versificateurs, la poésie néo-hébraïque n’eut plus de représentants vraiment sérieux pendant environ un siècle. La force créatrice paraissait épuisée parmi les poètes hébreux, et ceux qui savaient manier la langue hébraïque et avaient le désir de versifier imitaient simplement des productions antérieures. C’est ainsi qu’Abraham ben Hasdaï, de Barcelone, partisan convaincu du Guide des Égarés, remania en hébreu un dialogue arabe entre un homme d’esprit cultivé et d’habitudes mondaines et un pénitent, dialogue qu’il intitula le Prince et le Naziréen.
Un pauvre scribe, Berakya ben Natronai Nakdan (qui fleurissait vers 1230-1245), du sud de la France, essaya de remettre en honneur la composition des fables, si chère aux anciens Hébreux.
Mais comme il n’était pas capable d’inventer lui-même des dialogues entre les divers animaux, il imita en hébreu les œuvres d’anciens fabulistes. Parmi ses cent sept fables de Renard, il y en a très peu qu’il ait composées lui-même. En rééditant deux vieilles fables en langue hébraïque, Berakya voulut présenter un miroir à ceux de ses contemporains qui tournaient le dos à la vérité et offraient un sceptre d’or au mensonge, pour qu’ils pussent y contempler leurs défauts et leurs vices.
Dans le nord de l’Espagne, région où les Juifs eux-mêmes manifestaient leur prédilection pour la poésie arabe, un autre fabuliste, Isaac ibn Schoula, publia en 1244 ses Fables de l’antiquité (Maschal hakkadmoni) pour montrer que la Muse hébraïque n’était nullement inférieure à la Muse arabe. Mais il parle un langage ampoulé et s’étend beaucoup trop longuement dans ses considérations morales. Certes, ce ne sont pas ses productions qui prouvèrent que la poésie hébraïque pouvait rivaliser avec la poésie arabe. Il semble que les poètes juifs qui écrivaient en arabe avaient plus de talent, car les Arabes faisaient un très grand cas des chants d’amour du poète Abou Ishak Ibrahim ibn Sahal, de Séville, qui vivait vers 1211-1250, et en louaient la belle et douce harmonie. Cet auteur avait sans doute embrassé en apparence l’islamisme, dans le sud de l’Espagne, sous les Almohades.
Bien plus encore que la poésie, l’exégèse biblique déclina et perdit tout caractère scientifique à l’époque qui suivit la mort de Maïmonide. Philosophes et cabalistes ne cherchaient pas, en effet, à comprendre le sens véritable des Saintes Écritures, mais à l’altérer et à le dénaturer, pour faire entrer de force leurs propres idées dans le texte sacré. Pendant longtemps, David Kimhi resta le dernier exégète et grammairien sérieux. Nahmani aussi, en commentant la Bible, montre qu’il a un sentiment juste de la langue hébraïque, mais, pour lui, l’interprétation biblique n’était pas un but, mais un moyen : elle lui servait à combattre les opinions de ses adversaires. C’est ainsi que se flétrissait et s’effeuillait peu à peu la brillante couronne que les penseurs et les poètes juifs de l’Espagne avaient tressée, par leurs œuvres remarquables, dans la période précédente.