HISTOIRE


DES


GIRONDINS


IV

HISTOIRE
DES
GIRONDINS




LIVRE TRENTE-QUATRIÈME


Le Temple. — Louis XVI à la barre de la Convention. — Son retour au Temple. — M. de Malesherbes. — Son portrait. — MM. Desèze, Tronchet. — Testament de Louis XVI. — Discussions sur le jugement du roi. — Lanjuinais.


I

Le roi s’accoutumait à sa captivité. Son âme, faite pour le repos et pour le silence, se recueillait à l’abri de ces murs, se fortifiait dans la méditation, s’affranchissait dans la prière, et se consolait par ses épanchements de toutes les heures avec les seuls êtres qu’il eût jamais aimés, dans ce petit cercle de tendresses que le cachot resserrait autour de lui. Oubliant aisément des grandeurs dont le poids l’avait écrasé, Louis XVI ne formait qu’un vœu : celui d’être oublié dans cette tour jusqu’à ce que l’invasion étrangère, ou le sang-froid revenu au peuple par les victoires de la république, ou les inconstantes vicissitudes d’une révolution, lui rendissent, non le trône, mais l’obscurité d’un exil plus doux et la liberté de sa famille. L’adoucissement de sa prison, l’accent de compassion et la physionomie moins irritée de ses gardiens, entretenaient depuis quelque temps en lui cette lueur d’espérance. Il croyait reconnaître à ces symptômes que la colère s’apaisait au dehors. Elle s’apaisait en effet, mais c’était par la satisfaction prochaine dont elle avait désormais la certitude. Ce n’était plus la peine de haïr une victime qu’on allait sitôt immoler.


II


Le 11 décembre, pendant le déjeuner de la famille royale, des bruits inusités se firent entendre autour du Temple. Le rappel des tambours, le hennissement des chevaux, le pas de nombreux bataillons sur le pavé de la cour, étonnèrent et troublèrent les prisonniers. Ils interrogèrent longtemps les commissaires qui assistaient au repas, sans obtenir de réponse. Enfin on annonça au roi que le maire de Paris et le procureur de la commune viendraient dans la matinée le prendre pour le conduire à la barre de la Convention afin d’y subir un interrogatoire, et que ces troupes étaient son cortége. On lui signifia en même temps l’ordre de remonter dans son appartement et de se séparer de nouveau de son fils. Il devait en être désormais privé, ainsi que de toute communication avec sa famille, jusqu’au jour de son jugement.

Bien que dans la pensée des prisonniers cette séparation ne dût être que momentanée, elle n’eut pas lieu sans déchirement et sans larmes. Le lit de l’enfant fut rapporté dans la chambre de sa mère, Le roi s’attendrit en embrassant sa famille, et se tournant, les yeux humides, vers les commissaires : « Quoi ! messieurs, leur dit-il, m’arracher même mon fils, un enfant de sept ans ! — La commune a pensé, répondit un des municipaux, que, puisque vous deviez être au secret pendant toute la durée de votre procès, il fallait que votre fils fût nécessairement confiné aussi, soit avec vous, soit avec sa mère, et elle a imposé la privation à celui que son sexe et son courage faisaient supposer plus fort et plus capable de la supporter. »

Le roi se fut, se promena longtemps dans sa chambre, les bras croisés et la tête inclinée ; puis, s’étant jeté sur une chaise auprès de son lit, il y resta en silence, le front caché dans ses mains, pendant les deux heures qui précédèrent l’arrivée de la commune. Secrètement informé par les soins de Toulan des discussions orageuses qui avaient lieu à la Convention à son égard, Louis XVI repassait son règne dans sa mémoire et se préparait à répondre devant ses juges et devant la postérité.

À midi, Chambon, nommé peu de jours auparavant maire de Paris, et Chaumette, nouveau procureur-syndic de la commune, entrèrent dans la chambre du roi accompagnés de Santerre, d’un groupe d’officiers de la garde nationale et de municipaux ceints de l’écharpe tricolore. Chambon, successeur de Bailly et de Pétion, était un médecin savant et humain, que l’estime publique, plus que la faveur révolutionnaire, avait porté par l’élection de la capitale la première magistrature de Paris. Modéré d’opinion, bon et humain de cœur, accoutumé par sa profession à la commisération pour toutes les souffrances de l’humanité, exécuteur obligé d’un ordre qui répugnait à sa sensibilité, on lisait sur sa physionomie et dans son regard l’attendrissement de l’homme et travers l’impassibilité du magistrat. Le roi ne connaissait pas le nouveau maire. Il l'examinait avec cette curiosité inquiète qui cherche à deviner le langage et les sentiments dans l’extérieur et dans l’attitude de l’homme de qui dépend une portion de notre destinée.

Chaumette, fils d’un cordonnier du Midi, tour à tour mousse, séminariste, scribe chez un procureur, novice chez des moines, journaliste à Paris, orateur de clubs, était un de ces aventuriers d’idées et de condition que la fortune et leur inquiétude naturelle ballottent aux deux extrémités de l’ordre social, jusqu’à ce qu’elles les aient portés au sommet pour les rejeter et les briser de plus haut. Sa physionomie égarée, abjecte et insolente à la fois, portait l’empreinte de toutes les situations qu’il avait traversées avant d’arriver à la seconde magistrature de Paris. Il n’avait pas la pudeur de la force devant la faiblesse. On voyait dans ses traits, on entendait dans son accent qu’il était fier de ce déplacement violent des situations dont rougissait Chambon, et qu’il triomphait intérieurement, en pensant à l’humble état de son père, d’humilier le trône devant l’échoppe et de

parler en maître à un roi tombé.

III


Chambon, avant de faire lire au roi, par le secrétaire de la commune, Colombeau, le décret qui appelait Louis à la barre, lui parla avec la dignité triste et l’accent ému convenable dans un magistrat qui parle au nom du peuple, mais qui parle à un prince déchu. Colombeau lut le décret à haute voix. La Convention, pour effacer tous les titres monarchiques et pour rappeler le roi, comme un simple individu, au seul nom primitif de sa famille, l’appelait Louis Capet. Le roi se montra plus sensible à cette dégradation du nom de sa race qu’à la dégradation de ses autres titres ; il eut un mouvement d’indignation à ce mot. « Messieurs, répondit-il, Capet n’est point mon nom, c’est le nom d’un de mes ancêtres. J’aurais désiré qu’on m’eût laissé mon fils au moins pendant les heures que j’ai passées à vous attendre. Au reste, ce traitement est une suite de ceux que j’éprouve ici depuis quatre mois. Je vais vous suivre, non pour obéir à la Convention, mais parce que mes ennemis ont la force en main. » Il demanda à Cléry une redingote de couleur brune, qu’il revêtit par-dessus son habit ; il prit son chapeau et il suivit le maire, qui marchait devant lui. Arrivé à la porte de la tour ; le roi monta dans la voiture du maire. Les glaces baissées permettaient de voir dans l’intérieur. La voiture roula lentement dans les cours : le bruit des roues sur le pavé apprit à la reine et aux princesses que le roi était parti ; les plateaux de chêne interposés entre le regard et le pied de la tour empêchaient les princesses de suivre des yeux le cortége. Elles le suivaient de l’oreille et du cœur. Elles restèrent à genoux devant la fenêtre pendant tout le temps de l’absence du roi, les mains jointes, le front sur la pierre, demandant pour lui le courage, le sang-froid, la présence d’esprit dont il avait besoin au milieu de ses ennemis.


IV


Paris, ce jour-là, était un camp sous les armes ; l’aspect des baïonnettes et du canon comprimait tout, jusqu’à la curiosité! Le mouvement de la vie semblait suspendu. Tous les postes étaient doublés. Un appel était fait toutes les heures pour s’assurer de la présence des gardes nationaux. Un piquet de deux cents baïonnettes veillait dans la cour de chacune des quarante-huit sections. Une réserve avec du canon campait dans les Tuileries. De fortes patrouilles échangeaient leur qui-vive sur toutes les places et dans toutes les rues.

L’escorte rassemblée le matin au Temple était un corps d’armée tout entier, composé de cavalerie, d’infanterie et d’artillerie. Un escadron de gendarmerie nationale à cheval marchait en tête du cortège. Trois pièces de canon avec leurs caissons roulaient derrière. La voiture du roi suivait ces canons. Elle était flanquée d’une double colonne d’infanterie, qui marchait entre les roues et les maisons; un régiment de cavalerie de ligne formait l’arrière-garde, suivie encore de trois pièces de canon. Chacun des soldats qui composaient ce jour-là la force armée de Paris avait été choisi et désigné par la commune sur les renseignements des chefs. Les fusiliers portaient seize cartouches dans leur giberne. Prêts au feu, les bataillons ou escadrons de l’escorte marchaient à une distance telle les uns des autres, qu’à la première alarme ils avaient l’espace nécessaire pour se former en bataille. Les citoyens désœuvrés étaient rudement écartés de la voie publique et renvoyés à leurs travaux. Les allées d’arbres qui encaissent les boulevards, les portes et les fenêtres des maisons étaient encombrées de têtes. Tous les regards cherchaient le roi. Le roi lui-même regardait la foule, soit que ses yeux, longtemps sevrés de la vue des hommes assemblés, éprouvassent une jouissance machinale à les revoir, soit qu’il cherchât dans la physionomie de ce peuple quelque signe d’intérêt ou d’attendrissement. Sa figure, altérée par tant de mois de souffrances et de reclusion, frappait le peuple sans l’attendrir. L'ombre du Temple avait imprimé à son teint ce ton livide qui semble un reflet des cachets. Sa barbe, qu’il avait été forcé de laisser croître depuis qu’on lui avait enlevé tous les instruments tranchants de toilette, hérissait son menton, ses joues et ses lèvres de poils blonds touffus, rebroussés, qui enlevaient toute expression et même toute mélancolie à sa bouche. Sa vue basse flottait égarée et éblouie sur la foule, comme un regard qui cherche en vain un front ami pour se poser. La grosseur précoce de sa taille ; amincie au feu de ses inquiétudes et de ses veilles, s’était changée en maigreur. Ses joues décharnées retombaient en plis sur son

collet. Ses habits, trop larges désormais pour sa taille, glissaient de ses épaules et ressemblaient at des habits d’emprunt jetés par la charité publique sur le corps d’un misérable. Tout son aspect semblait calculé par la haine ou combiné par le hasard pour présenter aux regards du peuple quelque chose de rude et de repoussant, plutôt que de triste et d’attendrissant. C’était le spectre de la royauté conduit au supplice, costumé pour laisser en passant son empreinte et son souvenir dans la foule.


V


Le cortège suivit le boulevard, la rue des Capucines et la place Vendôme pour se rendre à la salle de la Convention. Un profond silence régnait dans la foule. Chacun semblait recueillir son émotion et sa respiration dans sa poitrine. On sentait qu’une grande heure de la destinée passait sur la France. Le roi paraissait plus impassible que le peuple. Il regardait et reconnaissait les quartiers, les rues, les monuments; il les nommait à haute voix au maire. En passant devant les portes Saint-Denis et Saint-Martin, il demanda lequel de ces deux arcs de triomphe devait être abattu par ordre de la Convention.

Arrivé dans la cour des Feuillants, Santerre descendit de cheval et, debout à la portière, posa la main sur le bras du prisonnier et le conduisit à la barre de la Convention. « Citoyens des tribunes, dit le président, Louis est à la barre. Vous allez donner une grande leçon aux rois, un grand et utile exemple aux nations. Souvenez-vous du silence qui accompagna Louis ramené de Varennes, silence précurseur du jugement des rois par les peuples. »

Le roi s’assit en face du fauteuil et dans la même enceinte où il était venu jurer la constitution. On fit lecture de l'acte d'accusation : c'était la longue énumération de tous les griefs que les factions de la Révolution avaient successivement élevés contre la couronne, en y comprenant leurs propres actes, depuis les journées des 5 et 6 octobre à Versailles jusqu’à la journée du 10 août. Toutes les tentatives de résistance du roi au mouvement qui précipitait la monarchie étaient appelées trahisons; c'était bien plus l'acte d'accusation de son caractère et des circonstances que l'acte d'accusation de ses crimes. Il n’y avait que sa nature de coupable. Mais le temps trop lourd pour tous, on le rejetait tout entier sur lui. Il payait pour le trône, pour l'aristocratie, pour le sacerdoce, pour l’émigration, pour La Fayette, pour les Girondins, pour les Jacobins eux-mêmes. C'était l’homme émissaire des temps antiques, inventé pour porter les iniquités de tous.

A mesure qu'on déroulait devant lui ce tableau des fautes de son règne, et qu'on remuait le sang du Champ de Mars, du 20 juin et du 10 août, pour en détourner la responsabilité sur lui seul, quelques-uns des conspirateurs de ces journées répandus parmi ses juges, tels que Pétion, Barbaroux, Louvet, Carra, Marat, Danton, Legendre, ne pouvaient s'empêcher de rougir et de baisser les yeux. Leur conscience leur disait intérieurement qu'il y avait pudeur à déclarer auteur de ces attentats celui qui en avait été la victime. Ils se vantaient hautement quelques jours auparavant d’avoir ourdi ces conspirations contre le trône. Mais le sentiment du droit est si fort parmi les hommes, que, même quand ils le violent, ils en affectent encore l’hypocrisie, et que les conspirateurs les plus avoués, non contents d’avoir la victoire, veulent encore avoir la légalité de leur côté.


VI


Le roi écouta cette lecture dans l’attitude d’une impassible attention. Seulement, à deux ou trois passages où l’accusation dépassait les bornes de l’injustice et de la vraisemblance, et où on lui reprochait le sang du peuple si religieusement épargné par lui pendant tout son règne, il ne put s’empêcher de trahir par un sourire amer et par un mouvement involontaire des épaules l’indignation contenue qui l’agitait. On voyait qu’il s’attendait à tout, excepté à l’accusation d’avoir été un prince sanguinaire. Il leva les

yeux au ciel et prit contre les hommes Dieu à témoin.

VII


Barère, qui présidait ce jour-là la Convention, résumant en quelques phrases chacun des textes raisonnés de l’accusation, procéda à l’interrogatoire du roi. Un des secrétaires de l’Assemblée, Valazé, s’approchant de la barre, plaçait à mesure sous les yeux de l’accusé toutes les pièces qui se rapportaient à l’affaire. Le président demandait au roi s’il reconnaissait ces pièces. C’est ainsi qu’on lui représenta tous les papiers concernant la trahison de Mirabeau et de La Fayette trouvés dans l’armoire de fer, où il les avait enfouis lui-même ; sa lettre confidentielle aux évêques pour désavouer l’acceptation de la constitution civile du clergé ; d’autres lettres accusatrices signées de lui ou écrites en entier de sa propre main ; enfin des notes secrètes de M. de Laporte, intendant de son trésor particulier, attestant l’emploi de sommes considérables pour corrompre les Jacobins, les tribunes de l’Assemblée, les faubourgs.

Louis XVI avait deux manières également nobles de se défendre la première, c’était de refuser toute réponse et de s’envelopper dans l’inviolabilité du roi ou dans la résignation du vaincu ; la seconde, c’était d’avouer hautement les efforts qu’il avait faits et qu’il avait dû faire pour modérer les grands chefs du parti de la Révolution et les ranger du côté de la royauté menacée, que son sang, son rang, son serment à la constitution, l’obligeaient de défendre, puisque la royauté faisait elle-même partie de cette constitution. Le roi le pouvait d’autant plus qu’aucune des pièces de l’armoire de fer ne prouvait directement un concert avec les puissances étrangères contre la France. Il ne trouva dans sa présence d’esprit ni l’un ni l’autre de ces deux systèmes de réponse, qui, s’ils n’eussent pas sauvé sa vie, auraient du moins préservé sa dignité. Au lieu de répondre en roi par le silence, ou en homme d’État par l’aveu hardi et raisonné de ses actes, il répondit en inculpé qui dispute l’aveu des faits. Il nia les notes, les lettres, les actes ; il nia jusqu’à l’armoire de fer, qui, scellée par lui-même, s’était ouverte pour révéler ses secrets. L’angoisse de son esprit ne lui laissa pas le temps de délibérer sur ce qu’exigeait de lui sa royauté ; peut-être l’entraînement d’une première dénégation le conduisit-il à tout nier, après avoir nié quelque chose, pour ne pas être convaincu en face de déguisement, ou plutôt pour ne pas compromettre ses serviteurs par ses aveux. Il voulut aussi sans doute réserver à ses défenseurs la liberté entière de leurs paroles. Enfin il pensa à sa femme, à sa sœur, à ses enfants, plus qu’il ne convenait peut-être dans un pareil moment. Il décolora ainsi sa défense. De ce jour il ne fut plus un roi qui luttait avec un peuple, il fut un accusé qui contestait avec des juges, et qui laissait intervenir des avocats

entre la majesté du trône et la majesté de l’échafaud.

VIII


Santerre, après l’interrogatoire, reprit le roi par le bras et le conduisit dans la salle d’attente de la Convention, accompagné de Chambon et de Chaumette. La longueur de la séance et l’agitation de son âme avaient épuisé les forces de l’accusé. Il chancelait d’inanition. Chaumette lui demanda s’il voulait prendre quelque aliment. Le roi refusa. Un moment après, vaincu par la nature et voyant un grenadier de l’escorte offrir au procureur de la commune la moitié d’un pain, Louis XVI s’approcha de Chaumette et lui demanda à voix basse un morceau de ce pain. « Demandez à haute voix ce que vous désirez, lui répondit Chaumette en se reculant comme s’il eût craint le soupçon même de la pitié. — Je vous demande un morceau de votre pain, reprit le roi en élevant la voix. — Tenez, rompez à présent, lui dit Chaumette, c’est un déjeuner de Spartiate. Si j’avais une racine, je vous en donnerais la moitié. »

On annonça la voiture. Le roi y remonta, son morceau de pain encore à la main ; il n’en mangea que la croûte. Embarrassé du reste et craignant que, s’il le jetait par la portière, on ne crût que son geste était un signal, ou qu’il avait caché un billet dans la mie de pain, il le remit à Colombeau, substitut de la commune, assis en face de lui dans la voiture. Colombeau le jeta dans la rue. « Ah ! dit le roi, c’est mal de jeter ainsi le pain dans un moment où il est si rare. — Et comment savez-vous qu’il est rare ? lui demanda Chaumette. — Parce que celui que je mange sent la poussière. Ma grand mère, reprit Chaumette avec une familiarité joviale, me disait dans mon enfance : « Ne jetez jamais une miette de pain, car vous ne sauriez en faire pousser autant. » — Monsieur Chaumette, dit en souriant le roi, votre grand’mère avait du bon sens, le pain vient de Dieu. » La conversation fut ainsi sereine et presque enjouée pendant le retour.

Le roi comptait et nommait toutes les rues. « Ah ! voici la rue d’Orléans, s’écria-t-il en la traversant. — Dites la rue de l’Égalité, reprit rudement Chaumette. — Oui, oui, dit le roi, à cause de… » Il n’acheva pas et resta un moment morne et silencieux.

Un peu plus loin, Chaumette, qui n’avait rien pris depuis le matin, se trouva mal dans la voiture. Le roi rendit quelques soins à son accusateur. « C’est sans doute, lui dit-il, le mouvement de la voiture qui vous incommode. Avez-vous jamais éprouvé le roulis d’un vaisseau ? — Oui, répondit Chaumette, j’ai fait la guerre sous l’amiral Lamotte-Piquet. — Ah ! dit le roi, c’était un brave que Lamotte-Piquet. » Pendant que l’entretien se continuait dans l’intérieur de la voiture, les hommes de la halle au blé et les charbonniers, formés en bataillons, chantaient autour des roues les couplets les plus meurtriers de la Marseillaise :

Tyrans ! qu’un sang impur abreuve nos sillons !

De longs cris de « Vive la Révolution ! » s’élevaient à l’approche du cortége du sein de la foule, et, se prolongeant sur toute la ligne jusqu’à la Bastille, ne formaient qu’un cri des Tuileries au Temple. Le roi affectait de ne pas entendre ces augures de mort. En rentrant dans la cour du Temple, il leva les yeux et regarda tristement et longtemps les murs de la tour et les fenêtres de l’appartement de la reine, comme si son regard, intercepté par les planches et les barreaux, avait pu communiquer ses pensées à ceux qu’il aimait. Le maire le reconduisit dans sa chambre et lui signifia de nouveau le décret de la Convention qui ordonnait sa séparation et son isolement absolu de sa famille. Le prince supplia le maire de faire révoquer un ordre si cruel. Il obtint du moins que l’on informât la reine de son retour. Chambon accorda ce qui dépendait de lui. Le valet de chambre Cléry, laissé au roi, eut une dernière communication avec les princesses, et leur transmit les détails que son maître lui avait confiés sur son interrogatoire. Cléry donna à la reine l’assurance de l’intervention active des cabinets étrangers pour sauver le roi ; il laissa espérer que la peine se bornerait à la déportation en Espagne, pays qui n’avait pas déclaré la guerre à la France. « A-t-on parlé de la reine ? » demanda avec anxiété Madaine Élisabeth. Cléry lui répondit qu’elle n’avait pas été nommée dans l’acte d’accusation. Ah ! répondit la princesse comme soulagée d’un poids d’inquiétude, peut-être regardent-ils le roi comme une victime nécessaire à leur sûreté ; mais la reine ! mais ces pauvres enfants ! quels obstacles peuvent faire ces vies à leur ambition ?… » Dans cette entrevue dérobée aux injonctions de la commune, Cléry convint avec les princesses des rapports furtifs que la généreuse complicité d’un gardien, nommé Turgy, ménagerait entre les prisonniers. Des vêtements, des meubles, du linge, demandés ou envoyés d’un étage à l’autre, firent les chiffres secrets de cette correspondance au moyen de laquelle le roi connaîtrait l’état de l’âme et du corps des princesses, des enfants, et les princesses, de leur côté, apprendraient les principaux actes du procès du roi. Ce prince, après ces précautions prises, qui consolèrent un peu son cœur, soupa et se coucha, mais sans cesser de tourner ses regards vers la place d’où l’on avait enlevé le lit de son fils, et de le redemander aux commissaires.


IX


Cependant, le roi à peine sorti de la Convention, Pétion et Treilhard avaient obtenu qu’on lui permît, comme à tout accusé, de se choisir deux défenseurs. En vain Marat, Duhem, Billaud-Varennes, Chasles, avaient protesté par leurs clameurs contre ce droit de la défense, demandant audacieusement une exception à l’humanité contre le tyran rebelle à la nation ; en vain Thuriot s’était-il écrié : « Il faut que le tyran porte sa tête sur l’échafaud ! » La Convention s’était soulevée presque unanimement contre cette impatience de bourreau ; elle voulait garder la dignité de juge. Quatre de ses membres, Cambacérès, Thuriot, Dupont de Bigorre et Dubois-Crancé, furent chargés de porter au Temple le décret qui permettait au roi de se choisir un conseil de défense. La loi autorisait l’accusé à le composer de deux défenseurs. Le roi choisit les deux plus célèbres avocats de Paris : MM. Tronchet et Target. Il donna lui-même aux commissaires l’adresse de la maison de campagne qu’habitait Tronchet. II. déclara ignorer la demeure de Target. Ces noms rapportés dans la même séance à la Convention, le ministre de la justice, Garat, fut chargé de notifier aux deux défenseurs le choix que le roi avait fait d’eux pour ce dernier ministère de dévouement et de salut.

Tronchet, avocat formé aux luttes politiques par les orages de l’Assemblée constituante, dont il avait été un membre laborieux, accepta sans hésiter la mission glorieuse qui tombait du cœur d’un proscrit sur son nom. Target, parole sonore, mais âme pusillanime, s’effraya du danger de paraître en complicité même avec la dernière pensée d’un mourant. Il écrivit à la Convention une lettre d’excuses dans laquelle il écartait de lui une tâche à laquelle ses principes, disait-il, ne lui permettaient pas de s’attendre. Cette faiblesse, loin de populariser Target, le rendit l’objet de la pitié de tous les partis.

Plusieurs noms s’offrirent pour remplacer Target. Le roi choisit Desèze, avocat de Bordeaux, établi à Paris. Le jeune Desèze dut à ce choix, dont il était digne, car il en était fier, la célébrité d’une longue vie, la première magistrature de la justice sous un autre règne, et l’illustration perpétuée de son nom dans sa race.

Mais ces deux hommes n’étaient que les avocats du roi. Il lui fallait un ami. Pour la consolation de ses derniers

jours et pour la gloire du cœur humain, cet ami se trouva.

X


Il y avait alors dans une solitude près de Paris un vieillard du nom de Lamoignon, nom illustre et consulaire dans les hautes magistratures de l’ancienne monarchie. Les Lamoignon étaient de ces familles parlementaires qui s’élevaient de siècle en siècle, par de longs services rendus à la nation, jusqu’aux premières fonctions du royaume, et non par les faveurs de cour ou par les caprices des rois. Ces familles conservaient ainsi dans leurs opinions et dans leurs mœurs quelque chose de populaire qui les rendait secrètement chères à la nation, et qui les faisait ressembler plutôt aux grandes familles patriciennes des républiques qu’aux familles militaires ou parvenues des monarchies. Le faible reste de liberté que les mœurs laissaient subsister dans l’ancienne monarchie reposait en entier sur cette caste. Seuls, ces magistrats rappelaient de temps en temps aux rois, dans des représentations respectueuses, qu’il y avait encore une opinion publique. C’était l’opposition héréditaire du pays.

Ce vieillard, du nom de Malesherbes, âgé de soixante-quatorze ans, avait été deux fois ministre de Louis XVI. Ses ministères avaient été de peu de durée, payés d’ingratitude et d’exil, non par le roi, mais par la haine du clergé, de l’aristocratie et des cours. Libéral et philosophe, Malesherbes était un de ces précurseurs qui devancent, dans un régime d’arbitraire et d’abus, l’application des règles de justice et de raison que les idées appellent, mais auxquelles résistent les choses. Si de tels hommes étaient toujours à la tête des gouvernements, il y aurait à peine besoin de lois. Ils sont eux-mêmes des lois, car ils sont la lumière, la justice et la vertu d’un temps.

Élève de Jean-Jacques Rousseau, ami de Turgot, qui avait porté le premier la philosophie dans l’administration, Malesherbes s’était fait chérir des philosophes du dix-huitième siècle en favorisant, comme directeur général de la librairie, l’introduction de l’Encyclopédie, cet arsenal des idées nouvelles, en France. Sous une législation de ténèbres légales et de censure, Malesherbes avait hardiment trahi les abus régnants en se déclarant le complice de la lumière. L’Église et l’aristocratie ne lui avaient pas pardonné. Il était un de ces noms qu’on accusait le plus d’avoir sapé la religion et le pouvoir en croyant saper la superstition et la tyrannie. Le fond de son cœur était en effet républicain, mais ses mœurs et ses sentiments étaient encore monarchiques. Exemple vivant de cette contradiction intérieure qui existe dans ces hommes nés, pour ainsi dire, aux frontières des révolutions, dont les idées sont. d’un temps et dont les habitudes d’esprit sont d’un autre. Le républicanisme de Malesherbes était à la république du moment ce que l’idée philosophique du sage est aux mouvements tumultueux d’un peuple. Sa théorie tremblait et s’indignait devant la réalisation. Il ne désavouait pas les doctrines de sa vie, mais il se voilait le visage pour ne pas contempler leurs excès. Les malheurs du roi lui arrachaient des larmes amères. Ce prince avait été l’espérance et quelquefois l’illusion de Malesherbes. Témoin et confident de ses vœux pour le bonheur du peuple et pour la réforme. de la monarchie, Malesherbes avait cru voir dans le jeune roi un de ces souverains réformateurs qui abdiquent d’eux-mêmes le despotisme, qui prêtent leurs forces aux révolutions pour les accomplir et les modérer, et qui légitiment la royauté par les bienfaits qu’ils font découler de l’âme d’un roi honnête homme. Ministre un moment, Malesherbes avait perdu sa place sans perdre son attachement pour le roi. Il sentait que l’influence de la cour lui avait arraché son élève, mais lui avait laissé un secret ami dans son maître. Du fond de son exil, il l’avait suivi des yeux depuis les états généraux jusqu’au cachot du Temple. Une correspondance secrète, à rares intervalles, avait porté à Louis XVI les souvenirs, les vœux, les commisérations de son ancien serviteur. A la nouvelle du procès du roi, Malesherbes avait quitté sa retraite à la campagne et avait écrit à la Convention. Le président Barère lut sa lettre à l’Assemblée :

« Citoyen président, disait M. de Malesherbes, j’ignore si la Convention donnera à Louis XVI un conseil pour le défendre, et si elle lui en laissera le choix. Dans ce cas je désire que Louis XVI sache que, s’il me choisit pour cette fonction, je suis prêt à m’y dévouer. Je ne vous demande pas de faire part à la Convention de mon désir ; car je suis bien éloigné de me croire un personnage assez important pour qu’elle s’occupe de moi. Mais j’ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître, dans le temps où cette fonction était ambitionnée par tout le monde. Je lui dois le même service lorsque c’est une fonction que bien des gens trouvent dangereuse. Si je connaissais un moyen de lui faire connaître mes dispositions, je ne prendrais pas la liberté de m’adresser à vous. J’ai pensé que, dans la place que vous occupez, vous auriez plus de moyens que personne de lui faire passer cet avis. »

Au nom de Malesherbes, la Convention tout entière éprouva cette commotion électrique que donne aux hommes assemblés le nom d’un homme de bien, et ce frémissement qui parcourt la foule à l’aspect d’un acte de courage et de vertu. La haine elle-même reconnut les saints droits de l’amitié dans la demande de M. de Malesherbes. Cette demande fut accordée. Quelques membres protestèrent contre le système de lenteurs que les formalités du procès allaient perpétuer entre le coupable et l’échafaud. « On veut par ces ajournements prolonger cette affaire pendant un mois, dit Thuriot. — Les rois, s’écrie Legendre, n’ajournent pas leurs vengeances contre les peuples, et vous ajourneriez la justice du peuple contre un roi ! — Il faut briser le buste de Brutus, continua Billaud-Varennes en montrant du geste la statue de ce Romain, car il n’a pas balancé comme nous à venger un peuple d’un tyran. »


XI


Malesherbes, introduit le jour même dans la tour où. gémissait son maître, fut forcé d’attendre dans le dernier guichet ; les commissaires de la commune chargés d’empêcher l’introduction furtive de toute arme qui pourrait soustraire le roi par le suicide à l’échafaud l’arrêtèrent longtemps dans cette pièce. Le nom et l’aspect du vieillard inspirèrent quelque pudeur aux gardiens. Il se fouilla lui-même devant eux. Il n’avait sur lui que quelques pièces diplomatiques et le journal des séances de la Convention. Dorat-Cubières, membre de la commune, homme plus vaniteux que cruel, fanfaron de liberté, écrivain de boudoirs, déplacé dans les tragédies de la Révolution, était de service dans l’antichambre du roi. Dorat-Cubières connaissait M. de Malesherbes et révérait en lui un philosophe que Voltaire, son maître, avait signalé souvent à la reconnaissance des sages. Il fit approcher le vieillard du foyer de la cheminée et s’entretint familièrement avec lui. « Malesherbes, lui dit-il, vous êtes l’ami de Louis XVI ; comment pouvez-vous lui apporter des journaux où il verra toute l’indignation du peuple exprimée contre lui ? — Le roi n’est pas un homme comme un autre, répondit M. de Malesherbes ; il a une âme forte, il a une foi qui l’élève au-dessus de tout. — Vous êtes un honnête homme, vous, reprit Cubières, mais si vous ne l’étiez pas, vous pourriez lui porter une arme, du poison, lui conseiller une mort volontaire ! » La physionomie de M. de Malesherbes trahit à ces mots une réticence qui semblait indiquer en lui la pensée d’une de ces morts antiques qui enlevaient l’homme à la fortune et qui le rendaient, dans les extrémités du sort, son propre juge et son propre libérateur ; puis, comme se reprenant lui-même de sa pensée : « Si le roi, dit-il, était de la religion des philosophes, s’il était un Caton ou un Brutus, il pourrait se tuer. Mais le roi est pieux, il est -chrétien ; il sait que sa religion lui défend d’attenter à sa vie, il ne se tuera pas. » Ces deux hommes échangèrent à ces mots entre eux un regard d’intelligence et se turent, comme réfléchissant en eux-mêmes laquelle de ces deux doctrines était la plus courageuse et la plus sainte de celle qui permet de se dérober au sort, ou de celle qui ordonne de subir sa destinée en l’acceptant.

La porte de la chambre du roi s’ouvrit. Malesherbes s’avança, incliné et d’un pas chancelant, vers son maître. Louis XVI était assis auprès d’une petite table. Il tenait à la main et lisait avec recueillement un volume de Tacite, cet évangile romain des grandes morts. A l’aspect de son ancien ministre, le roi rejeta le livre, se leva et s’élança les bras ouverts et les yeux mouillés vers le vieillard : « Ah ! lui dit-il en le serrant dans ses bras, où me retrouvez-vous ? et où m’a conduit ma passion pour l’amélioration du sort de ce peuple que nous avons tant aimé tous les deux ? Où venez-vous me chercher ? Votre dévouement expose votre vie et ne sauvera pas la mienne ! »

Malesherbes exprima au roi, en pleurant sur ses mains, le bonheur qu’il éprouvait à lui consacrer un reste de vie et à lui montrer dans les fers un attachement toujours suspect dans les palais. Il essaya de rendre au prisonnier l’espérance dans la justice de ses juges et dans la pitié d’un peuple lassé de le persécuter. « Non, non, répondit le roi, ils me feront mourir, j’en suis sûr ; ils en ont le pouvoir et la volonté. Qu’importe ? occupons-nous de mon procès comme si je devais le gagner ; et je le gagnerai en effet,

puisque la mémoire que je laisserai sera sans tache. »

XII


Tronchet et Desèze, introduits tous les jours au Temple avec Malesherbes, préparèrent les éléments de la défense. Le roi, parcourant avec eux les textes d’accusation et les différentes circonstances de son règne qui réfutaient dans sa pensée l’accusation, passait de longues heures à dérouler à ses défenseurs sa vie publique. Tronchet et Desèze venaient à cinq heures et se retiraient à neuf. M. de Malesherbes, devançant l’heure de ces séances, était introduit tous les matins chez le roi. Il apportait au prince les papiers publics, les lisait avec lui, et préparait le travail du soir.

C’est dans ces entretiens particuliers entre le prince et le philosophe que l’âme du roi s’attendrissait et s’épanchait en liberté ; l’amitié de Malesherbes changeait quelquefois ces épanchements en espérances, toujours en consolations. La rudesse des commissaires de la commune suspendait souvent ces entretiens en exigeant que la porte de la chambre du roi restàt ouverte pour qu’ils pussent entendre la conversation. Le roi et le vieillard se retiraient alors dans le fond de la tourelle, et, refermant la porte sur eux, échappaient à l’odieuse inquisition de ces hommes qui cherchaient des crimes entre l’oreille de la victime et la bouche du consolateur.

Le soir, quand M. de Malesherbes, Tronchet et Desèze s’étaient retirés, le roi lisait seul les discours prononcés pour ou contre lui la veille à la Convention. On eût cru, à l’impartialité de ses observations, qu’il lisait l’histoire d’un règne lointain. Comment pouvez-vous lire de sang-froid ces invectives ? lui demandait un jour Cléry. — J’apprends jusqu’où peut aller la méchanceté des hommes, répondit le roi. Je ne croyais pas qu’il pût en exister de semblables. » Et il s’endormit.

Un peloton de fil dans lequel était roulé un papier où des piqûres d’aiguille figuraient les lettres servaient aux princesses à correspondre avec le captif. Turgy, qui faisait à la fois le service de table chez le roi et chez la reine, cachait le peloton dans une armoire de la salle à manger. Là, Cléry trouvait et remettait à la place le peloton qui renfermait les réponses du roi. Ainsi les mêmes espérances et les mêmes craintes, glissant à travers les murs, palpitaient à la fois dans les deux étages et confondaient en une même pensée les âmes des prisonniers.

Plus tard, une ficelle, à l’extrémité de laquelle était attaché un billet, glissait de la main de la reine dans l’abat-jour en forme d’entonnoir qui garnissait la fenêtre du roi, placée directement au-dessous de la sienne, et remontait chargée des confidences et des tendresses de Louis à sa femme et à sa sœur.

Depuis qu’il était isolé, le roi avait refusé de descendre pour respirer l’air au jardin. « Je ne puis me résoudre à sortir seul, disait-il ; la promenade ne m’était douce que quand j’en jouissais avec ma femme et mes enfants. » Le 19 décembre, il dit, à l’heure du déjeuner, à Cléry, devant les quatre municipaux de garde : « Il y a quatorze ans, vous fûtes plus matinal qu’aujourd’hui. » Un sourire triste révéla à Cléry le sens de ces paroles. Le serviteur attendri se tut pour ménager la sensibilité d’un père. « C’est le jour, poursuivit le roi, où naquit ma fille ! Aujourd’hui, son jour de naissance ! être privé de la voir ! » Des larmes roulèrent sur son pain. Les municipaux, muets et attendris, semblèrent respecter ce souvenir des jours heureux qui traversait la prison comme pour la rendre plus sombre.


XIII


Le lendemain, Louis se renferma seul dans son cabinet, et il écrivit longtemps. C’était son testament, suprême adieu à l’espérance. De ce jour, il n’espéra plus que dans l’immortalité. Il léguait en paix tout ce qu’il avait à léguer dans son âme sa tendresse à sa famille, sa reconnaissance à ses serviteurs, son pardon à ses ennemis. Après cet acte, il parut plus calme. Il avait signé en chrétien la dernière page de sa destinée.

« Moi, disait en termes textuels mais plus étendus cette confession posthume où l’homme semble parler d’une autre vie, moi, Louis XVI du nom, roi de France, renfermé depuis quatre mois avec ma famille dans la tour du Temple, à Paris, par ceux qui étaient mes sujets, et privé de toute communication quelconque depuis onze jours, même avec ma famille ; impliqué de plus dans un procès dont il est impossible de prévoir l’issue, à cause des passions des hommes ; n’ayant que Dieu pour témoin de mes pensées et à qui je puisse m’adresser, je déclare ici, en sa présence, mes dernières volontés et mes sentiments. Je laisse mon âme à Dieu mon créateur. Je le prie de la recevoir dans sa miséricorde. Je meurs dans la foi de l’Église et dans l’obéissance d’esprit à ses décisions. Je prie Dieu de me pardonner tous mes péchés. J’ai cherché à les reconnaître scrupuleusement, à les détester et à m’humilier devant lui… Je prie tous ceux que je pourrais avoir offensés involontairement (car je ne me souviens pas d’avoir fait sciemment aucune offense à personne) de me pardonner le mal qu’ils croient que je puis leur avoir fait… Je prie tous ceux qui ont de la charité d’unir leurs prières aux miennes… Je pardonne de tout mon cœur à ceux qui se sont faits mes ennemis, sans que je leur en aie donné aucun motif, et je prie Dieu de leur pardonner, de même qu’à ceux qui, par un faux zèle ou par un zèle mal entendu, m’ont fait beaucoup de mal… Je recommande à Dieu ma femme et mes enfants, ma sœur, mes tantes, mes frères, et tous ceux qui me sont attachés par les liens du sang ou de quelque autre manière que ce puisse être. Je prie Dieu particulièrement de jeter des yeux de miséricorde sur ma femme, mes enfants, ma sœur, qui souffrent depuis longtemps avec moi ; de les soutenir par sa grâce s’ils viennent à me perdre et tant qu’ils resteront dans ce monde périssable…

» Je recommande mes enfants à ma femme ; je n’ai jamais douté de sa tendresse pour eux. Je lui recommande surtout de ne leur faire regarder grandeurs de ce monde, s’ils sont condamnés à les éprouver, que comme des biens dangereux et passagers, et de tourner leurs regards vers la seule gloire solide et durable de l’éternité… Je prie ma sœur de continuer sa tendresse à mes enfants, et de leur tenir lieu de mère s’ils avaient le malheur de perdre leur mère véritable… Je prie ma femme de me pardonner tous les maux qu’elle souffre pour moi, et les chagrins que je pourrais lui avoir donnés dans le cours de notre union ; comme elle peut être sûre que je n’emporte rien contre elle, si elle croyait avoir quelque chose à se. reprocher.

» Je recommande bien à mes enfants, après ce qu’ils doivent à Dieu, qui passe avant tout, de rester toujours unis entre eux, soumis et obéissants à leur mère, reconnaissants de toutes les peines qu’elle prend pour eux et en mémoire de moi… Je les prie de regarder ma sœur comme une seconde mère…

» Je recommande à mon fils, s’il avait le malheur de devenir roi, de songer qu’il se doit tout entier au bonheur de ses concitoyens, qu’il doit oublier toute haine et tout ressentiment, et nommément ce qui a rapport aux malheurs et aux chagrins que j’éprouve. Qu’il se souvienne qu’on ne peut faire le bonheur du peuple qu’en régnant suivant les lois ; mais en même temps qu’un roi ne peut faire respecter les lois et opérer le bien qui est dans son cœur qu’autant qu’il a en main l’autorité nécessaire, et qu’autrement, étant contrarié dans ses actes et n’inspirant pas de respect, il est plus nuisible qu’utile !… Qu’il songe que j’ai contracté une dette sacrée envers les enfants de ceux qui ont péri pour moi et de ceux qui sont malheureux à cause de moi !… Je lui recommande MM. Hue et Chamilly, que leur véritable attachement pour moi avait portés à s’enfermer dans ce triste séjour. Je lui recommande aussi Cléry, des soins duquel j’ai à me louer depuis qu’il est avec moi ; comme c’est. lui qui est resté avec moi jusqu’à la fin, je prie la commune de lui remettre mes vêtements, mes livres, ma montre, ma bourse et les autres petits meubles qui m’ont été enlevés et déposés au conseil de la commune… Je pardonne à mes gardiens les mauvais traitements et les gênes dont ils ont cru devoir user envers moi… J’ai trouvé parmi eux quelques âmes sensibles et compatissantes. Que ceux-là jouissent dans leur cœur de la tranquillité que doit leur donner leur façon de penser !… Je prie MM. de Malesherbes, Tronchet et Desèze, de recevoir ici tous mes remerciments et l’expression de ma sensibilité pour tous les soins et pour toutes les peines qu’ils se sont donnés pour moi…

» … Je finis en déclarant devant Dieu, et prêt à paraître devant lui, que je ne me reproche aucun des crimes qui sont avancés contre moi !… » Fait double à la tour du Temple le… janvier 1793.

» LOUIS. »

XIV


Ainsi cette âme, en s’ouvrant dans son dernier examen au jour scrutateur de l’immortalité, ne lisait rien dans ses pensées les plus secrètes qu’intention honnête, tendresse et pardon. L’homme et le chrétien étaient sans tache. Tout le crime ou plutôt tout le malheur était dans la situation. Ce papier, empreint de ses tendresses, trempé de ses larmes et bientôt de son sang, était l’irrécusable témoignage que sa conscience portait d’elle-même devant Dieu. Quel peuple n’eût adoré un tel homme, si cet homme n’eût pas été un roi ? Mais quel peuple, de sang-froid, n’eût absous un tel roi, qui savait lui-même tant pardonner et tant aimer ? Ce testament, le plus grand acte de la vie de Louis XVI parce qu’il fut l’acte de son âme seule, jugeait plus infailliblement sa vie et son règne que le jugement inflexible porté bientôt par des hommes irrités. En se dévoilant ainsi lui- même à l’avenir, Louis accusait involontairement la dureté des temps qui allaient le condamner au supplice. Il croyait avoir pardonné, et, par la sublimité même de sa douceur, il s’était à jamais vengé !


XV


Le même jour ses défenseurs vinrent lui présenter le plan complet de sa défense. Malesherbes et le roi lui-même avaient fourni les documents de fait, Tronchet les arguments de droit. Desèze avait rédigé le plaidoyer. Desèze lut cette défense. La péroraison s’adressait à l’âme du peuple et s’efforçait de fléchir les juges par le tableau pathétique des vicissitudes de la famille royale. Cette apostrophe à la nation arracha des larmes des yeux de Malesherbes et de Tronchet. Le roi lui-même était ému de la pitié que son défenseur voulait inspirer à ses ennemis. Sa fierté rougit cependant d’implorer d’eux une autre justice que la justice de leur conscience. « Il faut retrancher cette péroraison, dit Louis à Desèze, je ne veux point attendrir mes accusateurs ! » Desèze résista ; mais la dignité de sa mort appartient au mourant. Le défenseur céda. Quand il se fut retiré avec Tronchet, le roi, resté seul avec Malesherbes, parut obsédé d’une pensée secrète. « J’ai une grande peine ajoutée à tant d’autres, dit-il à son ami. Desèze et Tronchet ne me doivent rien ; ils me donnent leur temps, leur travail et peut-être leur vie. Comment reconnaître un tel service ? Je n’ai plus rien ; quand je leur ferais un legs, ce legs ne serait pas acquitté. D’ailleurs, ce n’est pas la fortune qui acquitte une telle dette ! — Sire, dit Malesherbes, leur conscience et la postérité se chargeront de leur récompense. Mais vous pouvez dès à présent leur en accorder une qu’ils estimeront plus haut prix que vos plus riches faveurs quand vous étiez heureux et puissant. — Laquelle ? demanda le roi. — Sire, embrassez-les ! » Le lendemain, quand Desèze et Tronchet entrèrent dans la chambre du captif pour l’accompagner à la Convention, le roi en silence s’approcha d’eux, ouvrit ses bras et les tint longtemps embrassés. L’accusé et les défenseurs ne se parlèrent que par leurs sanglots. Le roi se sentit soulagé. Il avait donné tout ce qu’il avait, un serrement contre son cœur. Desèze et Tronchet se sentirent payés. Ils avaient reçu tout ce qu’ils ambitionnaient le salaire de larmes d’un malheureux abandonné de tous ses sujets, le geste de

reconnaissance d’un mourant.

XVI


Quelques instants après, Santerre, Chambon et Chaumette vinrent prendre le roi et le conduisirent pour la seconde fois, avec le même appareil de forces, à la Convention. La Convention le fit attendre près d’une heure, comme un client vulgaire, dans la salle qui précédait l’enceinte de ses délibérations. L’extérieur du roi était plus décent, son costume moins délabré qu’à son premier interrogatoire. Sa figure témoignait moins de l’habitation des cachots. Ses amis lui avaient conseillé de ne pas couper sa barbe, afin que la cruauté de ses geôliers, écrite sur son visage, excitât par les yeux l’indignation et l’intérêt du peuple. Le roi avait rejeté avec dédain ce moyen théâtral d’émotion en sa faveur. Il avait placé son droit à la compassion dans son âme, et non dans ses habits. Les commissaires, sur sa demande, avaient consenti à remettre des ciseaux à Cléry pour raser son maître. Ses traits étaient reposés, ses yeux sereins. Plus fait pour la résignation que pour la lutte avec le sort, l’approche du malheur suprême grandissait Louis XVI.

Il se promena avec une attitude d’indifférence entre ses deux défenseurs, au milieu des groupes de députés curieux qui sortaient de la salle pour le contempler. Il causait sans chaleur et sans trouble avec Malesherbes. Le vieillard, en lui répondant, s’était servi du titre de Majesté, plus respectueux à mesure que la fortune était plus insolente, Treilhard entendit cette expression. S’avançant entre le roi et Malesherbes « Qui vous donne, dit Treilhard à l’ancien ministre, la dangereuse audace de prononcer ici des titres proscrits par la nation ? — Le mépris de la vie ! » répondit dédaigneusement Malesherbes, et il continua la conversation.


XVII


La Convention, ayant fait entrer le roi accompagné de ses défenseurs, écouta dans un religieux silence les discours de Desèze. On voyait à l’attitude de la Montagne qu’il n’y avait plus d’agitation parce qu’il n’y avait plus de doute. Les juges avaient la patience de la certitude. Ils donnaient une heure ce roi, à qui, dans leur pensée, ils avaient déjà enlevé une vie. Desèze parla avec dignité, mais sans éclat. Il garda le sang-froid de la raison devant l’ardeur d’une passion publique. Son plaidoyer, au niveau de ses devoirs de défenseur, ne s’éleva que dans quelques phrases au niveau de la circonstance. Il discuta quand il fallait frapper. Il oublia qu’il n’y a d’autre conviction pour un peuple que ses émotions ; que la témérité des paroles est, dans certains cas, la souveraine prudence, et qu’il n’y a dans les circonstances suprêmes qu’une éloquence désespérée qui puisse sauver tout, en risquant de tout perdre.

Ce fut une des fatalités attachées à la vie de Louis XVI de n’avoir pas trouvé pour disputer ou pour reprocher sa mort au peuple une de ces voix qui élèvent la pitié à la hauteur de l’infortune et qui font retentir de siècle en siècle les chutes des trônes, les catastrophes des empires et le contre-coup de la hache qui tranche la tête des rois, avec des paroles aussi hautes, aussi grandes, aussi solennelles que ces événements. Qu’un Bossuet, un Mirabeau, un Vergniaud se fussent rencontrés à la place de Desèze, Louis XVI n’eût pas été défendu avec plus de zèle, plus de prudence et plus de logique ; mais leur parole, toute politique et non judiciaire, eût résonné comme une vengeance sur la tête des juges, comme un remords sur le cœur du peuple ; et si la cause n’eût pas été gagnée devant le tribunal, elle était à jamais illustrée devant la postérité. Dans les causes qui ne sont pas d’un jour, c’est une faute de parler au temps ; il faut parler à l’avenir, car c’est lui qui est le véritable juge. Louis XVI et ses défenseurs l’oublièrent trop. Toutefois, il resta de ce plaidoyer un mot sublime et qui résumait en une accusation directe toute la situation : « Je cherche parmi vous des juges, et je n’y vois que des accusateurs ! »


XVIII


Le roi, qui avait écouté sa propre défense avec un intérêt qui semblait porter davantage sur son défenseur que sur lui-même, se leva quand Desèze eut fini de parler. « On vient de vous exposer, dit-il, mes moyens de défense, je ne les renouvellerai pas. En vous parlant peut-être pour la dernière fois, je vous déclare que ma conscience ne me reproche rien et que mes défenseurs ne vous ont dit que la vérité. Je n’ai jamais craint que ma conduite fût examinée publiquement ; mais mon cœur est déchiré de trouver dans l’acte d’accusation l’imputation d’avoir voulu faire répandre le sang du peuple, et surtout que les malheurs du 10 août me soient attribués. J’avoue que les preuves multipliées que j’avais données dans tous les temps de mon amour pour le peuple me paraissaient m’avoir placé au-dessus de ce reproche, moi qui me serais exposé moi-même pour épargner une goutte du sang de ce peuple ! » Il sortit après ces paroles.

Qu’on le juge sans désemparer ! demande Bazire. — L’appel nominal à l’instant même ! s’écrie Duhem ; il est temps que la nation sache si elle a raison de vouloir être libre ou si c’est pour elle un crime ! — Et moi, reprend Lanjuinais, je demande que nous rapportions le décret par lequel nous nous sommes constitués juges de Louis XVI ! Voilà ma réponse à la proposition qu’on vous fait ! Que Louis XVI soit jugé, oui, c’est-à-dire que la loi soit appliquée à son procès, que les formes salutaires protectrices réservées à tous les citoyens lui soient octroyées comme à tout autre homme ; mais qu’il soit jugé par la Convention nationale, qu’il soit jugé par les conspirateurs qui se sont déclarés eux-mêmes, à cette tribune, les auteurs de la journée du 10 août !… — A l’Abbaye ! s’écrient les voix de la Montagne. — Vous vous déclarez trop ouvertement le partisan de la tyrannie ! dit Thuriot. C’est un royaliste ! il a fait le procès du 10 août, vociférèrent ensemble Duhem, Legendre, Billaud, Duquesnoy. — Il va bientôt nous transformer en accusés et le roi en juge, observe ironiquement Julien. — Je dis, reprend Lanjuinais, que vous, les conspirateurs avoués du 10 août, vous seriez à la fois les ennemis, les accusateurs, le jury d’accusation, le jury de jugement et les juges… — Faites-le taire ! c’est la guerre civile qui parle ! je demande à l’accuser les preuves à la main ! dit Choudieu. — Vous m’écouterez, reprend Lanjuinais. — Non ! non ! à bas de la tribune ! à la barre, à la barre des accusés ! crient mille voix. — A l’Abbaye ! à l’Abbaye ! » leur répondent les voix des tribunes. Le silence se rétablit.

« Je n’ai point incriminé, reprend froidement Lanjuinais, la conspiration du 10 août. Je dis qu’il y a de saintes conspirations contre la tyrannie ; je sais que ce Brutus, dont je vois là l’image, a été un de ces illustres et saints conspirateurs ; mais je continue mon raisonnement, et je dis : Vous ne pouvez être juges de l’homme désarmé dont vous vous êtes déclarés vous-mêmes les ennemis mortels et personnels ! vous ne pouvez être juges, ayant tous, ou presque tous, déclaré d’avance votre opinion, et quelques-uns avec une férocité scandaleuse. (Des murmures de colère grondent de nouveau sur quelques bancs). Il y a une loi naturelle, imprescriptible, positive, qui veut que tout accusé soit jugé sous la protection des lois de son pays. Si donc il est vrai que nous ne pouvons rester juges ; s’il est vrai que moi et plusieurs autres nous aimons mieux mourir que de condamner à mort, en violant la justice, le plus abominable des tyrans… » Une voix s’élève : « Vous aimez donc mieux le salut du tyran que le salut du peuple !… » Lanjuinais cherche des yeux l’interrupteur comme pour le remercier du fil qu’il lui tend. « J’entends parler du salut du peuple, reprend Lanjuinais, c’est là l’heureuse transition dont j’avais justement besoin. Ce sont donc des idées politiques que l’on vous appelle à discuter, et non pas des idées judiciaires. J’ai donc eu raison de vous dire que vous ne deviez pas siéger ici comme juges, mais comme législateurs. La politique veut-elle que la Convention soit déshonorée ? La politique veut-elle que la Convention cède à l’orageuse versatilité de l’opinion publique ? Certes, il n’y a qu’un pas, dans l’opinion publique, de la haine et de la rage à l’amour et à la pitié. Et moi je vous dis aussi : Pensez au salut du peuple. Le salut du peuple veut que vous vous absteniez d’un jugement qui créera d’affreuses calamités pour la nation, d’un jugement qui servira à vos ennemis dans les horribles conspirations qu’ils trament contre vous ! » Lanjuinais descend au milieu dès murmures.

« On vous demande, répond Amar, quels seront les juges ? On vous dit : « Vous êtes tous parties intéressées ! » Mais ne vous dira-t-on pas aussi que le peuple français est partie intéressée, parce que c’est sur lui qu’ont porté les coups du tyran ? A qui donc faudra-t-il en appeler ? Aux planètes, sans doute ? — Non, une assemblée de rois, ajoute Legendre avec un éclat de rire qui retentit dans les tribunes. — Jugeons sans désemparer, répète Duhem : quand les Autrichiens bombardaient Lille au nom du tyran, ils ne désemparaient pas. — Trêve à ces déclamations, réplique Kersaint ; nous sommes ses juges et non ses bourreaux ! » Quelques membres, fatigués ou indécis, demandent l’ajournement de la discussion à une autre séance. Le président le met aux voix. La majorité le prononce. Quatre-vingts députés de la Montagne s’élancent de leurs bancs vers la tribune et menacent le président. Julien s’empare de la tribune aux applaudissements de la Montagne. « On veut nous dissoudre, dit Julien, soutenu par les signes de tête de Robespierre et par les gestes de Legendre et de Saint-Just. — Oui, mais c’est vous ! lui crie Louvet. — On veut dissoudre la république, reprend Julien, en attaquant la Convention dans ses bases. Mais, nous, les amis du peuple, nous avons juré de mourir pour la république et pour lui. (La Montagne applaudit.) J’habite les hauteurs, poursuit Julien en montrant de la main les bancs élevés du côté gauche, elles seront les Thermopyles du peuple ! — Oui, oui, nous y mourrons tous ! » répondent en masse et en se levant, la main tendue vers Julien, les députés qui siégent sur la Montagne. Julien accuse le président de partialité et de connivence avec Malesherbes. Le président se justifie. L’ordre se rétablit. Quinette présente un projet de décret qui règle le mode de jugement du roi. Camille Desmoulins, Robespierre, demandent à combattre ce projet.

Couthon se fait porter à la tribune. « Citoyens, dit-il, Capet est accusé de grands crimes ; dans ma conscience, il est convaincu. Accusé, il faut qu’il soit jugé ; car il est dans la justice éternelle que tout coupable soit condamné. Par qui sera-t-il jugé ? Par vous, car la nation vous a constitués en grand tribunal d’État. Vous n’avez pu vous créer juges, mais vous l’êtes par la volonté suprême du peuple. » Salles veut parler dans le sens de Lanjuinais ; le tumulte couvre sa voix. « Je déclare, s’écrie Salles, qu’on nous fait délibérer sous le couteau ! »

Pétion, repoussé trois fois par les vociférations de la Montagne et par les apostrophes de Marat, qui s’élance pour l’arracher de la tribune, parvient à se faire entendre. Aux premiers mots qu’il prononce « Nous ne voulons pas d’opinion à la Pétion, lui crie Duhem. — Nous n’avons pas besoin de ses leçons, ajoute Legendre. — A bas le roi Jérôme Pétion ! » hurlent ces mêmes tribunes, qui quatre mois auparavant proclamaient Pétion le roi du peuple.

Barbaroux, Serres, Rebecqui, Duperret, tous les jeunes députés amis de Roland s’élancent vers les bancs de la Montagne, d’où partent les apostrophes contre Pétion. Les gestes, les menaces, les invectives, s’entre-choquent : « Nous en appelons au peuple ! Nous en appelons aux départements ! Lâches ! brigands ! assassins ! royalistes ! » Les mots ne suffisent plus à l’explosion des colères ; les attitudes achèvent les mots. Le président se couvre en signe de détresse de l’Assemblée. La Convention s’étonne, le silence renaît.


XIX


Pétion reprend : « Est-ce ainsi, citoyens, que se traitent les grands intérêts d’un empire ? Est-ce ainsi que, pour des différences d’opinion entre nous, nous nous traitons mutuellement d’ennemis de la liberté, de royalistes ? N’avons-nous pas juré tous que nous n’aurions plus de roi ? Quel est celui qui fausserait ses serments ? Qui voudrait un roi ? Nous n’en voulons pas ! — Non, non, personne ! jamais ! s’écrié en se levant la Convention tout entière. Le duc d’Orléans, au milieu d’un groupe de députés de la Montagne, prolonge plus longtemps que ses collègues ce serment de haine à la royauté, et agite son chapeau au-dessus de sa tête pour s’associer avec plus d’évidence à l’enthousiasme qui répudie les rois.

« Mais, poursuit Pétion, il ne s’agit ici ni de prononcer sur la royauté abolie, ni sur le sort du roi, car Louis Capet ne l’est plus ; il s’agit de prononcer sur le sort d’un homme. Vous vous êtes établis ses juges, il faut que vous puissiez juger avec une pleine conviction des faits. Les vrais amis de la liberté et de la justice sont ceux qui veulent examiner avant de juger ! Plusieurs membres veulent, avec Lanjuinais, qu’on rapporte le décret par lequel il a été dit que Louis serait jugé ; d’autres veulent qu’il soit simplement prononcé sur son sort par mesure politique. Je suis de la première opinion. Mais il n’en faut préjuger aucune. Je demande que la résolution présentée par Couthon soit maintenue, mais en réservant la question soulevée dans le cours de la séance. » La Convention, ramenée au sang-froid par la voix courageuse et imposante encore de Pétion, vota la proposition de Couthon et les réserves de Pétion, qui laissaient des heures, des éventualités et des réflexions entre l’arrêt du peuple et la vie du roi.


XX


Pendant que ces agitations dans la salle trahissaient l’angoisse et l’irrésolution des juges, le roi, de retour dans la salle des inspecteurs de la Convention, se jeta dans le bras de Desèze. Il pressa les mains de son défenseur dans les siennes, essuya son front avec son mouchoir et chauffa lui-même la chemise destinée à remplacer celle que la sueur de cinq heures de tribune avait trempée sur le corps de Desèze. Dans ces soins familiers, que relevaient sa situation et son rang, le roi semblait oublier que sa propre vie s’agitait dans le tumulte de la salle voisine. On entendait le murmure continu et les éclats de voix qui partaient de l’enceinte de la Convention, sans pouvoir distinguer les paroles ni préjuger les résultats de la délibération. L’attention avec laquelle Desèze avait été écouté, les physionomies apaisées et les dispositions plus favorables de l’opinion publique qui se révélaient depuis quelques jours dans les théâtres et dans les lieux publics, rendaient quelque lueur d’espoir à Louis XVI. La rapidité avec laquelle son cortège le ramena cette fois au Temple en évitant les quartiers populeux fit penser au roi que ses amis veillaient. Le lendemain, un commissaire, nommé Vincent, qui ne cherchait dans ses fonctions que des occasions d’adoucir la rigueur du sort des prisonniers., se chargea de porter secrètement à la reine un exemplaire imprimé du plaidoyer de Desèze. Rentré au temple, le roi, qui n’avait rien à offrir, détacha sa cravate et la donna à son avocat.

Le 1er janvier, à son réveil, Cléry s’approcha du lit de son maître et lui offrit à voix basse ses vœux pour la fin de ses malheurs. Le roi reçut ces vœux avec attendrissement, et leva les yeux au ciel en se souvenant des jours où ces mêmes hommages, murmurés aujourd’hui tout bas par le seul compagnon de son cachot, lui étaient apportés par tout un peuple dans les galeries de ses palais. Il se leva, parut prier avec plus de ferveur qu’à l’ordinaire, et conjura un municipal d’aller s’informer de la santé de sa fille malade, et de porter à la reine et à sa sœur les souhaits interceptés d’un prisonnier. Jusqu’au 16 janvier rien ne changea dans l’habitude des journées du roi, si ce n’est que M. de Malesherbes se présenta inutilement à la porte de la tour. M. de Malesherbes, dans ces différentes tentatives pour revoir le roi, était accompagné d’un jeune royaliste qu’un généreux attrait vers le malheur entraîna de bonne heure, et qui fut depuis, dans de meilleurs jours, le ministre et le conseiller austère de la monarchie des Bourbons, qu’il voulait réconcilier avec la liberté. Ce jeune homme se nommait Hyde de Neuville ; il donnait le bras à M. de Malesherbes et soutenait ses pas chancelants quand le vénérable défenseur de Louis XVI se rendait au Temple ou à la Convention.

Le prince passait ses heures à lire l’histoire d’Angleterre et surtout le volume qui contenait le jugement et la mort de Charles I, comme s’il eût cherché à se consoler en retrouvant sur le trône un second exemple de ses infortunes, et comme s’il eût voulu s’exercer à la mort et modeler ses derniers moments sur ceux d’un roi décapité.


XXI


Pendant ces jours où rien du dehors ne pénétra dans sa prison, les deux partis qui se disputaient la Convention continuèrent de s’entre-déchirer en se disputant sa vie. Saint-Just reprit la parole le 27 décembre et réfuta en axiomes brefs et tranchants comme la hache la défense prononcée la veille. Il résuma son discours dans ces mots : Si le roi est innocent, le peuple est coupable ! Vous avez proclamé la loi martiale contre les tyrans du monde, et vous épargneriez le vôtre ! La révolution ne commence que quand le tyran finit ! » Barbaroux parla sans conclure, et donna par une réticence, si contraire à l’énergie de son caractère, le premier symptôme de la fluctuation d’esprit des Girondins.

Lequinio répondit à Barbaroux : « Si je pouvais de cette main, dit-il, assassiner d’un seul coup tous les tyrans, je les frapperais à l’instant ! » Des applaudissements ayant éclaté dans la salle, et le président ayant menacé d’en appeler à la force pour rétablir l’ordre, un orage de voix éclata dans l’Assemblée. Vergniaud se plaignit de ces tumultes, qui présentaient la république naissante sous la forme hideuse de l’anarchie. Il demanda que le nom des députés censurés fût envoyé aux départements. « Nous ne sommes pas la Convention de Paris, s’écria Buzot, mais la Convention de la France et des départements ! »

Dans la séance du 17 janvier, le ministre des affaires étrangères, Lebrun, communiqua des notes de la cour d’Espagne. L’ambassadeur de cette cour intercédait pour la vie de Louis XVI, et promettait à ce prix l’éloignement des troupes que l’Espagne avait rassemblées sur les frontières des Pyrénées. « Loin de nous toute influence étrangère répondit Thuriot. Nous ne traitons pas avec les rois, mais avec les peuples ! ajouta Chasles ; déclarons qu’à l’avenir aucun de nos agents ne traitera avec une tête couronnée avant que la république soit reconnue ! » L’ordre du jour répondit dédaigneusement aux tentatives de l’ambassadeur d’Espagne.

On reprit la discussion sur le jugement du roi. Buzot et Brissot soutinrent l’appel au peuple. Carra, quoique Girondin, le combattit. Gensonné, dans un discours direct, apostropha longuement Robespierre.

« Il est, dites-vous, un parti qui veut enlever la Convention de Paris et faire égorger les citoyens par les citoyens. Tranquillisez-vous, Robespierre ! vous ne serez pas égorgé, et je crois même que vous nè ferez égorger personne. La bonhomie avec laquelle vous reproduisez sans cesse cette doucereuse invocation me fait craindre seulement que ce ne soit là le plus cuisant de vos regrets. Il n’est que trop vrai, l’amour de la liberté a aussi son hypocrisie et ses tartufes. On les reconnaît à leur haine contre les lumières et contre la philosophie, à leur adresse à caresser les préjugés et les passions du peuple. Il est temps de signaler cette faction à la nation entière. C’est elle qui règne aux Jacobins de Paris, et ses principaux chefs siégent parmi nous. Que veulent-ils ? Quel est leur but ? Quel étrange gouvernement se proposent-ils de donner à la France ? Ne disent-ils pas qu’aucun républicain ne restera sur le territoire français si Louis n’est pas envoyé au supplice ? qu’il faudra alors nommer un défenseur à la république ? Quoi ! vous ne formez pas une faction, et vous vous désignez vous-mêmes sous le nom de députés de la Montagne, comme si vous aviez choisi cette dénomination pour nous rappeler ce tyran d’Asie qui n’est connu dans l’histoire que par la horde d’assassins qu’il traînâit à sa suite et par leur obéissance fanatique aux ordres sanguinaires de leur chef ! Robespierre ne vous a-t-il pas dit avec une précieuse naïveté que le peuple devait être moins jaloux d’exercer lui-même ses droits souverains que de les confier à des hommes qui en feront un bon usage ? L’apologie du despotisme a toujours commencé ainsi…… Il ne faut pas que le jugement de Louis passe aux yeux de l’Europe pour l’œuvre de cette faction ! Le peuple seul doit sauver le peuple ! »


XXII


Une accusation d’ancienne complicité avec la cour, dirigée contre Vergniaud, Guadet, Brissot et Gensonné, répondit le lendemain à l’invective de Gensonné. Une lettre de ces quatre députés, adressée avant le 10 août au peintre du roi Boze, lettre dans laquelle ils donnaient des conseils à ce prince, attestait que le républicanisme avait eu en eux ses hésitations et ses complaisances, et que la constitution de 1791, si elle ne suffisait pas à leurs principes, aurait suffi à leur ambition, pourvu qu’ils en eussent été les directeurs. Cette correspondance, très-constitutionnelle du reste, n’avait pas d’autre crime. Guadet, Gensonné, Vergniaud, s’en lavèrent facilement, à l’aide de leur éloquence ordinaire et d’une majorité qui leur appartenait encore. Néanmoins cette accusation, tombée inopinément sur eux des mains des amis de Robespierre, et les soupçons qu’elle laissa dans l’esprit du peuple, firent sentir la nécessité de répondre à ces soupçons par des actes irrécusables de haine à la monarchie, et de se signer à eux-mêmes leurs titres de républicains de quelques gouttes du sang d’un roi. De ce jour ils commencèrent à délibérer entre le sacrifice de la vie du roi et leur propre abdication. Un parti qui avait vécu du vent de la faveur du peuple ne pouvait la perdre sans mourir. Il voulut vivre. Il fallait que le roi mourût.


XXIII


Camille Desmoulins, qui mêlait toujours l’ironie à la mort et qui ne trouvait jamais. le sang des victimes assez amer, à moins qu’il ne fût relevé par un sarcasme, combattit l’appel au peuple dans un discours qui ne put être entendu, mais qu’il fit imprimer. Voici le projet de décret qui résumait ce discours : « Il sera dressé un échafaud dans la place du Carrousel. Louis y sera conduit avec un écriteau portant ces mots écrits par devant : Traître et parjure à la nation ; et derrière : Roi ! La Convention décrète en outre que le caveau funèbre des rois, à Saint-Denis, sera désormais la sépulture des brigands, des assassins et des traîtres ! »

Merlin de Thionville, Hausmann et Rewbel, commissaires de la Convention aux armées, écrivirent aussi des frontières : « Nous sommes entourés de blessés et de morts ; c’est au nom de Louis Capet que les tyrans égorgent nos frères, et nous apprenons que Louis Capet vit encore ! » Cambacérès demanda l’appel au peuple. Danton présenta un mode de délibération qui remettait en question tout ce qui avait été décrété jusque-là ; Danton semblait cacher ainsi l’intention secrète de sauver le roi à la faveur de la confusion que ces questions multipliées feraient naître. C’est une chose bien affligeante, fit observer Couthon, que de voir le désordre où l’on jette l’Assemblée. Voilà trois heures que nous perdons pour un roi. Sommes-nous des républicains ? Non, nous sommes de vils esclaves ! » Enfin, sur la proposition de Fonfrède, la Convention décréta l’appel nominal sur chacune de ces trois questions successivement posées ; la première : « Louis est-il coupable ? » la seconde : « La décision de la Convention sera-t-elle soumise à la ratification du peuple ? » la troisième : « Quelle sera la peine ? »

Sur la première question, à l’exception de Lalande de la Meurthe, de Baraillon de la Creuse, de Lafond de la Corrèze, de Lhomond du Calvados, d’Henri Larivière, d’Ysarn Valady, de Noël des Vosges, de Morisson de la Vendée, de Waudelincourt de la Haute-Marne, de Rouzet de la Haute-Garonne, qui se récusèrent en alléguant leur incom- pétence et l’incompatibilité des fonctions de législateurs et de juges, tous, c’est-à-dire six cent quatre-vingt-trois membres, répondirent : « Oui, Louis est coupable ! »


XXIV


Sur la question de l’appel au peuple, deux cent quatre-vingt-une voix votèrent pour l’appel au peuple ; quatre cent vingt-trois voix votèrent contre tout recours à la nation. Au nombre des premiers on remarquait : Rebecqui, Barbaroux, Duprat, Durand de Maillane, Duperret, Fauchet, Cambon, Buzot, Pétion, Brissot, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Grangeneuve, Lanjuinais, Louvet, Salles, Hardy, Mollevault, Valazé, Manuel, Dusaulx, Bertucat de Saône-et-Loire, Sillery, l’ami du duc d’Orléans, qui commençait à se détacher des Jacobins et de ce prince, et à pencher vers les doctrines et vers l’échafaud des Girondins.

Parmi les seconds tous les membres de la Montagne et quelques membres du parti girondin, chez lesquels la jeunesse, l’ardeur et l’enivrement révolutionnaire étouffaient tout scrupule. Le résultat de cette épreuve consterna les hommes courageux de ce parti et décida les indécis. Danton, muet et observateur jusque-là, saisit, dès le lendemain 16, la première occasion d’accentuer énergiquement l’impatience du sang qu’il n’avait pas dans l’âme, mais qu’il feignait pour rester au niveau de lui-même. On délibérait sur un ordre de fermer les théâtres, donné par le conseil exécutif. « Je vous l’avouerai, citoyens, dit Danton en se relevant et en prenant l’attitude de l’homme de septembre, je croyais qu’il était d’autres objets qui devaient nous occuper que la comédie ! Il s’agit de la liberté ! répondent quelques voix. — Oui, il s’agit de la liberté ! reprend Danton ; il s’agit de la tragédie que vous devez donner aux nations ! il s’agit de faire tomber sous la hache des lois la tête d’un tyran ! Je demande que nous prononcions sans désemparer sur le sort de Louis ! »

On vota la proposition de Danton. Lanjuinais ayant proposé ensuite que la peine fût votée aux deux tiers des voix et non à la majorité absolue, Danton reprit la parole comme un homme pressé d’en finir avec une situation qui lui pèse. « On prétend, dit-il, que telle est l’importance de cette question, qu’il ne suffit pas pour la décider des formes ordinaires de toute assemblée délibérante. Je demande pourquoi, quand c’est par une simple majorité qu’on a prononcé sur le sort d’une nation entière, quand on n’a pas même pensé à élever cette question lorsqu’il s’est agi d’abolir la royauté, on veut prononcer sur le sort d’un individu, d’un conspirateur, avec des formes plus scrupuleuses et plus solennelles. Nous prononçons comme représentants, par droit de souveraineté. Je demande si vous n’avez pas voté à la majorité absolue la république, la guerre. Et je demande si le sang qui coule au milieu des combats ne coule pas définitivement. Les complices de Louis XVI n’ont-ils pas subi immédiatement la peine sans aucun recours au peuple ? Celui qui a été l’âme de ces complots mérite-t-il une exception ? » On applaudit.

Lanjuinais ne laissa pas entraîner sa conscience à ce courant d’applaudissements créé par la parole de Danton. « Vous avez rejeté toutes les formes que la justice et certainement l’humanité réclamaient, la récusation, la forme silencieuse du scrutin, protectrice de la liberté des consciences et des suffrages ; on paraît délibérer ici dans une Convention libre, mais c’est sous les poignards et les canons des factieux ! » L’Assemblée repoussa ces considérations et déclara la séance permanente jusqu’à la prononciation du jugement. On commença le dernier appel nominal à huit heures du soir.